16 Juin 2014

Un trou de lumière. D’une belle lumière. Comme j’en ai connu, avant.
Un lien, une faille dans notre bastion. Je passe des heures à le contempler. Et je contemple sans cesse la même chose, à travers ce minuscule trou de serrure : un infime morceau du jardin de mes parents, c’est-à-dire de l’herbe et la moitié du tronc d’un chêne.
Combien de fois l’ai-je escaladé ? Je discerne encore un renforcement complexe au creux de l’écorce qui me rappelle que c’était une de mes prises pour mon pied droit, quand j’étais petit. Comme pour ne pas me faire oublier que j’ai eu une vie auparavant. Une vraie.
L’herbe a poussé depuis. Beaucoup. Mais sinon, rien a changé. A l’arrière plan se trouve la clôture, à quoi succède la route, puis un petit fossé et enfin une fine rangée d’arbres, de broussailles sauvages locales, entremêlées et liées solidement par la solidarité qui les animent.
Je devine à peine le champ derrière cette frondaison épaisse de végétation, mais d’agréables souvenirs me proposent de venir compléter la fresque devenue presque imaginaire de mon village.
Voilà une partie de ce que je connais encore de l’extérieur.
Une sorte d’échantillon cruelle du monde. Ou devrais-je dire, du leur. Des Autres.

Je prends alors conscience que je commence sérieusement à battre des paupières. Je me redresse douloureusement de ma chaise en bois posé devant la porte d’entrée, pose le fusil que je tenais dans les mains contre le mur. Je saisis avec précaution la soucoupe sur laquelle est posée une bougie qui pleure une cire morbide.
Le pas frêle, je me dirige vers la cuisine. En croisant un beau miroir, je m’arrête et hésite à lui offrir mon apparence dégoûtante. Je pivote tout de même dans sa direction, et à la lueur d’un triste faisceau lumineux, je crois voir une touffe de cheveux épais surplombée une tête blanche, creusée d’hématomes et affaiblie par le manque de soleil. Les lèvres gercées, les yeux explosés, la main tremblante, cette chose détourne le regard rapidement et reprend son chemin initial.
J’attrape un sachet de café en poudre, en verse le contenu maladroitement dans une tasse sale au fond déjà noirci. J’y ajoute l’eau d’une bouteille en plastique, qui se vide déjà. En regardant dans le placard, je comprends que nos ressources en eau s’amenuisent dangereusement. Puis je remue le mélange avec une cuillère en métal qui tinte un peu trop fort à mon goût contre la paroi de la tasse.

Je retourne prudemment m’asseoir sur ma chaise, bougie dans une main, tasse dans l’autre.
Et pourtant je m’arrête à mi-chemin. Je n’ai pas encore bu une gorgée de mon café indigeste, cependant mes paupières ont totalement cessé d’osciller. Elles sont tout à fait ouvertes. Ma respiration coupée. Mes membres crispés. Ma pensée tant abîmée essaye d’interpréter le problème.
La lumière ne filtre plus à travers la serrure. Une seule explication. On l’en empêche. Autrement dit, il y a quelque chose juste derrière la porte. A l’extérieur. Un des leurs.
Un feulement de feuillage de l’autre côté de la maison. Quelques légers battements d’ailes et tout redevient calme et inlassablement silencieux. Je glisse doucement sur le sol pour regagner un autre poste de contrôle, une petite fenêtre en arc-boutant dans les escaliers. Le volet en bois est suffisamment éraflé sur son coté droit pour que je puisse apercevoir une tâche funeste du ciel ainsi que les grains de branches des deux cerisiers plantés dans le jardin. Arthur me rejoint et me demande paniqué, en se balançant sur lui-même de manière frénétique :
« Eh Jérémy ! Y a … Y a quelque chose dehors ? ».
Je ne quitte pas le morceau d’arbre des yeux et pose délicatement mon index sur mes lèvres. Je tend l’oreille pour être sûr de ne pas avoir rêvé.
Non, j’entends bel et bien des voix. Humaines. Elles se rapprochent. D’après ce que j’entends, il doit y avoir cinq ou six hommes, à une distance d’environs cent, à cent-cinquante mètres d’ici.
J’écarquille les yeux instantanément, adresse presque un sourire à Arthur, et espère en l’espace de quelques secondes que nous sommes sauvés. Mais je me réjouis trop vite. Maintenant qu’ils sont plus proches, je comprends qu’au moins deux d’entre eux gémissent horriblement. Ils semblent prendre la fuite :
« Il faut atteindre ce village, là-bas on sera en sécurité ! Aboie férocement un des hommes.
-Tiens bon ! On va s’en sortir ! Gueule un autre. »
J’observe Arthur un instant à la lueur de ma bougie, ne sachant que faire. Il faudrait aller les aider, il pourrait nous en apprendre davantage sur la situation. Mais si l’on sort et que les Autres sont toujours là, nous n’avons pas la moindre chance de survivre.
« Ils reviennent !! lâche soudain un homme.
Un autre crie. S’en suit une pluie de coups de feu dans tous les sens, mêlés à des hurlements humains, et d’autres moins compréhensibles, plus gutturaux.
Une balle vient inopinément percer la fenêtre en bois à travers laquelle j’écoute ce remue-ménage. Arthur prend peur et trébuche dans les escaliers, il dévale quelques marches, se cognant de toutes parts, et moi-même je m’effondre sur le plancher en bois, projetant dans le même temps ma bougie contre le mur qui s’éteint sur le coup. J’ai été touché au bras. Mais je ne perds pas une seconde et accoure le plus vite possible dans ce noir quasi complet aider mon frère qui parvient difficilement à se relever.
« Arthur ! Est-ce que tout va bien ?! » Je le porte en l’attrapant par l’épaule droite, et il me dit qu’il souffre à l’arcade droite. Je pose ma main sur son sourcil et constate de par le sang qui ruisselle sur mes doigts qu’en effet, il s’est fait une belle balafre à cet endroit.
« Doucement, je vais te porter jusqu’au canapé, d’accord ?
-Sont tous morts.
-Pardon ?
-Eux, les gens qui… les gens qui arrivaient. On.. on les a tué. »
Je me réjouis de l’obscurité qui cache mes yeux larmoyants et me désole de ma voix qui ne peut masquer mon dépit :
« Je crois oui. »
Je le pose avec soin et lui ordonne de se reposer. Quand à moi je retourne à la fenêtre pour vérifier s’il y aurait encore quelqu’un en vie. Mais tout ce que j’entends, c’est le souffle du vent qui berce avec délicatesse cette nature bien nouvelle. Ce monde qui semble ne plus vouloir de la race humaine. Cette Terre qui est épuisée de tolérer les actes des hommes. Cette Terre qui a décidé d’en finir avec nous.

Si un groupe d’hommes armés, probablement des chasseurs de la région, se font tailler en pièces en quelques minutes, quelles chances avons-nous de tenir à l’extérieur, moi désormais blessé au bras, et mon frère incapable d’affronter de tels adversaires, avec pour seule arme un vieux fusil corrodé ?

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