Trois heures sonnèrent. Assis à une table vide, lorgnant les grossiers détails à portée de vue, je ressentais le triste ennui du quotidien.
La demeure était tout à fait charmante, pourtant ; des tapisseries recouvraient le sol froid en pierre, réchauffant la salle de couleurs vives ; les murs en argile, soutenus par les poutres en bois d’un âge vénérable, imposaient le respect par leur banalité ; un feu de cheminée se dressait dans le fond, aux flammes crépitantes épargnant ma solitude, le doux son du brasier apaisant ma détresse. Hélas, l’éphémère illusion du bonheur me quitta au moment où ma chope se vida. Happé par ce coup du sort digne d’un coup de poing dans le ventre, je m’affalai sur ma chaise, qui se cambrait presque sous mon poids de soldat.
Cette maison n’était qu’une escale de plus avant le repos éternel que je désirais ardemment. Je n’avais pas ma place en ces lieux. Ce n’était pas mon chez-moi, cet endroit oublié, perdu, chose que jamais je n’avais détenu. Je voguais de point en point, rôdant sur les rues tel un fantôme lanciné dont la quête est de ne jamais s’arrêter, jusqu’à que…
… Jusqu’à quoi ? Avais-je un véritable but ?
Je me tuais à petit feu. Je déambulais parmi mes prochains sans songer, ne serait-ce qu’une seule seconde, que le monde était en proie aux flammes. Et c’est cette splendide alchimie, mon corps fusionné à une ère atroce, qui invitait mon corps à se laisser embraser.
Le temps ne défilait pas. Le fond sonore se soumettait aux caprices de mon organisme, les battements de mon cœur s’imposant sur un tempo lent, sur lequel dansaient mes doigts torturés par l’impatience. Puis, un long soupir.
Je fus enfin gracié par l’arrivée opportune – non, miraculeuse ! divine ! – du maître de céans. L’escalier craquant sous ses pas, je pus suivre son trajet depuis la première enjambée, la première initiative pour me rejoindre.
L’homme était vêtu d’un surcot sobre aux boutons d’argent, sa cape noire et doublée de satin rajoutant à sa tenue un certain charisme, qu’il savait porter avec aisance. Il faisait partie de cette fameuse caste de riches héritiers, dont le mérite ne résidait que dans leur sang. Je les comprenais, ces gens-là, tout en les dédaignant. Mais l’heure n’était pas au temps des reproches et des remarques cinglantes ; non, il me fallait discuter avec ce gentilhomme.
Il se rapprocha d’un pas rapide, la main tendue vers moi, les lèvres entrouvertes :
— Seigneur Doucebrise, c’est un plaisir. Excusez mon retard, une affaire… pressante, dirons-nous, m’a retenu une bonne demi-heure.
Un sourire mesquin se cachait au coin de sa bouche, tic que son esprit jugeait nécessaire d’exhiber, encore et encore, indéfiniment. Le vieil homme n’était pas un inconnu à mes yeux ; nous avions conversé à plusieurs reprises, toujours à cette même table.
Me levant, j’empoignai sa main en plongeant mon regard céruléen dans le sien, ne tâchant pas de remarquer les pattes d’oie se développant davantage d’année en année. De même, un teint grisé parsemait sa chevelure, trahissant l’éclat noir d’antan, friand de lumière au point de l’absorber. Moi, j’avais mauvaise mine ; je devais lui paraître maladif. Mais il est commun de ne pas soulever ce genre de détails en compagnie du beau monde.
Je souriais jaune et il s’en rendait compte.
— A propos, comment va votre fille ? répondis-je en me réinstallant confortablement, les deux mains jointes en dessous de la table.
— Elle grandit de jour en jour. Mon cœur se retourne à l’idée qu’elle puisse un jour prendre son envol, l’image de sa frêle silhouette ne devenant plus qu’un lointain souvenir…
— Ces petits anges finissent tous par avoir des ailes, hélas.
Le comte ôta sa cape avant de l’accrocher sur le dossier de la chaise, la paume ouverte tendue vers moi, le tout en haussant un sourcil, dévoilant sa dentition d’ivoire.
— Puis-je ? me demanda-il, à l’affut de ma réaction.
Je l’invitai à se mouvoir à son gré, puisque ce pitre était chez lui. La légèreté de notre échange prenait ses aises à mesure que le temps avançait, une bulle d’air salvatrice se développant autour de nous pour m’extirper de la dérangeante réalité. Ce précieux oxygène revigorait mon âme, m’insufflait un second souffle. L’ennui me quitta. J’en avais besoin.
Le comte s’installa. L’homme aimait qu’on l’appelle ainsi, et se donnait les airs pour justifier cette volonté égoïste. Derrière son faciès vieillissant se terrait une passion juvénile, ancrée dans les profondeurs de ses entrailles, enfouie derrière la faiblesse de son corps. Lui, il avait un véritable but – le narcissisme était tout aussi viable que le don de soi.
Il me fallait crever l’abcès.
— C’est un vrai dépotoir, là dehors. Vous débarrasser de vos pertes de cette façon est intolérable, je le crains. C’est un risque inutile à prendre, et ça, vous le savez.
La bûche, rongée par les flammes implacables, éclata dans un bruit sourd.
— Je peux vous assurer que la majorité d’entre eux ont le droit à des obsèques légales.
— Vingt-trois cadavres, comte. Et cela, rien que pour le port. Et mes talents n’ont rien à voir avec ces trouvailles ; quiconque suit les corbeaux peut mettre la main sur ces menaces potentielles…
Mon mal de crâne refit surface. Je posai ma main sur mon front, alertant mon interlocuteur de la fébrilité de mon état. Je me sentais mal. Je présumais que l’odeur en était la cause ; une fumée nauséabonde parcourait l’île de bout en bout, noirâtre, les brises côtières transportant un goût de volaille grillée. Mais la viande était différente.
— Écoutez : je me fiche de vos agissements, tant que l’île est indemne. Or, la situation ne fait que s’aggraver. Le passé est-il insignifiant, à vos yeux ?
— Ils n’atteindront pas nos côtes. Les eaux nous protègent, rétorqua-il.
— Alors, tout va bien dans le meilleur des mondes. Laissons les corps se putréfier, invoquons les pires maladies de psalmodies hurlées, et soyons irresponsables.
Le comte se leva. Je scrutai la quintessence du dédain sur son visage imberbe, sa tête levée tel un guerrier marchant sur un territoire conquis. Il se dirigea vers une commode, attrapant une bougie ainsi qu’une boîte ornée et gravée, et cela en quelques secondes.
— L’Empire ne sait pas où il va, dit-il alors en ouvrant le coffret.
Il y sortit une pipe en terre cuite, joliment façonnée, dans laquelle il se dépêcha – à l’aide de gestes soignés – d’y tasser de l’herbe et autres épices aux arômes enivrantes.
— Perdre du temps ainsi – car c’est ce qui découle de vos précautions – n’aidera pas notre nation à se renforcer. Aux dernières nouvelles, le mot d’ordre était sacrifice. Il suffit d’ajouter ces dépouilles trop mûres à la liste ; les vers s’en occuperont, de toute façon !
Il embrasa le mélange de vert et de marron à l’aide de la flammèche à ses côtés.
— Est-ce bien une raison d’enfoncer le couteau dans la plaie ? lui dis-je. Je conçois que les temps sont durs… mais votre déni est superflu.
Le comte me tendit sa pipe en décalant une bouffée opaque sur le côté, dispersant la fumée d’un revers concis de la main. Je hochai la tête de gauche à droite, incapable de le raisonner. Il haussa simplement les épaules en réponse à mon refus, me toisant du regard. Ce regard lourd, ces deux yeux globuleux posés sur moi, sans charme ni harmonie.
L’homme était disgracieux. Un crapaud vêtu de soie et d’or.
Je le fixai. Longuement. Il déglutit.
— Débarrassez-moi de ça, lui ordonnai-je finalement sans concession.
— Puis-je dire non à la Main de l’Empire ? souffla-il.
Je ne répondis pas. Ce n’était qu’une question rhétorique, après tout.
— Et ce n’est pas tout ; nous avons besoin de chair à canon, rajoutai-je à sa peine.
— Vous êtes un oiseau de malheur, Doucebrise. Mon rendement va en pâtir.
Cependant, il l’acceptait. Une fois tous les ans, je visitais sa bourgade esseulée, lui tapant sur les doigts pour son incompétence vis-à-vis d’un problème qui le dépassait à tous les niveaux. Et il acceptait. Il grognait, parfois, mais… Il acceptait. Et la raison qui pouvait pousser un homme aussi borné à se plier était la peur. L’une des raisons, du moins.
Il porta sa pipe à ses lèvres, pris d’une transe remuant son cerveau, perdu dans le néant que composait celui-ci. Les sourcils haussés, ses rides se firent plus marquantes. Malgré tout, pendant ces quatre secondes, il abandonna son costume de vieux frustré, laissant entrer la lumière en lui, sa figure s’illuminant pour adopter la naïveté d’un éphèbe.
Il voulait mettre la main sur un souvenir lointain. Très lointain, j’aurais dit.
— Ah, voilà ! fit-il en sortant de sa torpeur. Ces trous de mémoire sont un vrai fléau…
J’acquiesçai sans zèle, en croisant mes bras – une façon de, paraît-il, se fermer aux autres.
— … Des nains. Nous avons reçu une cargaison de nains.
— Votre geste est plus qu’apprécié, comte. En faisant cela, vous soutenez activement la patrie, vous vous dressez contre l’oppresseur, vous protégez vos frères et vos sœurs d’un horrible destin que personne ne devrait subir. L’Empire vous remercie.
Je caressais son ego avec brio. Une bonne manière de finir cette entrevue en beauté ; chacun repartait avec ce qu’il voulait : l’un avec les outils pour forger un avenir paisible, l’autre avec assez de baume pour remplir son manque d’amour, ce creux noir en plein buste.
— Disons… un quart de l’effectif total. Cela suffira.
Il fit une moue exemplaire. Mais encore une fois, il acceptait. C’était sa part du marché, d’accepter et d’exécuter mes ordres. Quant à moi, je devais…
Je devais me contenter de faire mon travail. Rien de plus. Rien de moins.
— Soit ! Choisissez les malchanceux, je vous y autorise.
— Comment cela ? l’interrogeai-je.
Sa remarque me frappa de stupeur. Son point de vue, son avis, m’intéressaient ; il était vrai que ces êtres trapus allaient affronter la mort à mes côtés, mais était-ce pire qu’une fin de vie à suer du sang, au large d’une île à l’odeur de charnier ? J’offrais à ces petites créatures la chance de survivre, de faire leurs preuves pour devenir quelqu’un. Redevenir quelqu’un.
— Peu sont enjoués à l’idée de faire une croix sur le repos éternel, répondit-il.
— Quel démagogue a pu convaincre les nains de se soucier de l’après-vie ?
— L’indigence.
Ils n’avaient plus rien de leur superbe. Ils ne représentaient que des amas de muscles ambulants, endurants. Des ouvriers nécessaires à la création d’un monde soudé, surpuissant. La clé de voûte du plan impérial, la force brute opérant dans les coulisses, qui restait dans l’ombre de ceux dont le sang était pur. Propre. Des êtres souillés tendant leur main vers les cieux, en quête de rédemption. Des esclaves sans âme, sans culture ; des fantômes du passé.
Le présent les vampirisait…
— Je ne peux les blâmer, marmonnai-je d’une voix basse, néanmoins audible.
Je me rappelai ces êtres exemplaires – car leur peuple avait été un modèle lors de ma jeunesse –, pour qui j’avais tué sur le champ de bataille. Une guerre couverte par un danger d’une amplitude supérieure, maintenant étouffée dans les limbes de l’Histoire. Je me souviens d’eux, ces soldats de métal, ces patriotes au grand cœur, ces frères et sœurs d’armes. Car le rôle de leurs femmes ne se mesurait pas qu’à enfanter une progéniture puissante, non ; c’était au cœur du combat, l’adrénaline bousculant les veines, qu’un embryon s’épanouissait.
Mais ils perdirent leur ultime guerre. La Guerre de l’Apocalypse.
Je me relevai en passant ma main dans ma chevelure châtaine, mon compagnon me suivant du regard. Son tabac avait refroidi, une fumée spectrale émanant du tas à moitié consumé.
— Votre chambre sera prête pour ce soir, Doucebrise. Notre amie commune également.
J’opinai, tout simplement. Je n’étais pas prêt pour me plonger de nouveau dans l’abîme onirique, je me devais de vider mon crâne – mais pas que – de mes doutes les plus ancrés.
La bûche carbonisée crépita violemment une ultime fois, fauchant mon étourderie.
— C’est toujours un plaisir, comte.
Je l’abandonnai à ses occupations précédentes, pivotant la poignée pour sortir de la demeure. Je n’avais plus rien à faire en ces lieux tourmentés, ce centre névralgique d’une île corrompue. L’homme me faisait froid dans le dos, lorsque mes pensées se tournaient vers lui.
Alors je quittai l’endroit, ouvrant la porte après avoir refusé l’aide de mon hôte.
L’escalier craqua sous les pas fulgurants d’un corps léger, suivis d’appels à la raison en provenance d’une voix féminine. La fille du comte voulait se présenter à moi.
Elle était suivie par sa mère de substitution, un bout de femme fragile dont les étoffes portées ravissaient l’œil. Elles offraient une superbe vue sur ses poumons dégagés. La suppléante était dans une course effrénée contre la montre, emboîtant les pas de la mioche, sautant les marches deux par deux, pour finalement tenter de la rattraper. En vain.
Les bras frêles de la petite se refermèrent sur mes jambes, m’embrassant de toute sa force. Cette créature avait sept ans, mais cela n’empêchait pas sa beauté d’être sans égal. Sa silhouette se reflétait dans celle de sa bonne, les deux appartenant à la même espèce, cette ethnie magnifique, féérique. Ces attraits physiques se retrouvaient toujours en ces disciples du Soleil : oreilles allongées, teint éclatant qui renvoyait la lumière dans un halo mystique et splendide, encore une fois. Ajoutés à cela une carrure maigrichonne, sans en être squelettique, en plus d’une taille que les hommes au sang pur de l’époque enviaient. Des envoyées du ciel.
La plus grande arriva à hauteur du comte ; il lui envoya sa main en plein visage. Elle tomba lourdement sur le sol, la joue ouverte, un filet de sang perlant sur la pierre glaciale. Elle convulsait de terreur, prise de panique. L’homme s’abaissa jusqu’à elle, lui agrippa sa crinière étincelante, la traina vers la table sans prendre compte de ses plaintes. Ce chant mélodieux, à travers la voix cristalline de la femme meurtrie, devenait une mélopée.
— N’es-tu pas capable de t’occuper d’elle, chienne ?! cracha-il avec véhémence.
Je ne bronchai pas. La fillette était terrorisée. Elle se cacha derrière moi, gardant prise telle une sangsue sur le mollet d’un aventurier imprudent qui patauge dans un marais profond.
Par analogie, elle aspirait ma force vitale, ma volonté. Je restais alors stoïque.
— Nous avons des invités, Bon Dieu !
Les sanglots de la femme semblaient résonner dans la salle. Le comte, laissant sa compagne recroquevillée par terre, tourna subitement sa tête vers nous deux.
La petite essaya de me faire reculer… Je sentis sa peine.
— Allons, viens par ici Nadya… l’invita le comte d’une voix étrangement aigüe.
Son sursaut de colère le faisait haleter, et le sourire nerveux au coin de ses lèvres rendait la chose encore plus gênante. Non, malsaine. La femme ne se taisait pas, grattant le sol pour tenter de ramper vers son agresseur, et peut-être lui retenir la cheville le temps de…
… Il se décala d’un pas.
Je m’accroupis vers la petite. Des vagues de sel lui montaient à ses prunelles. Mon regard fut attiré par ses cheveux de feu tombant jusqu’à ses épaules ; je lui caressai sa joue en guise de consolation, hélas impuissant. Je ne pouvais qu’accepter, à mon tour. Rien de plus.
— Ferme les yeux, petite. Pense à… lui susurrai-je.
Penser à quoi ? En sept ans d’existence, elle avait connu les pires malheurs abattus sur notre monde. Son peuple était dévasté, anéanti. Nidhwäl, leur belle capitale, était enfouie sur des monticules de terre et les cadavres de ses enfants. Il y a sept ans, le drame était déjà arrivé. Il y a sept ans, la Guerre de l’Apocalypse résonnait déjà dans les cors des soldats.
La fille n’était qu’une esclave, née elfe.
— … Pense à ta mère, la prochaine fois qu’il…
Je m’interrompis. La lanière de cuir à son cou semblait l’irriter. Un collier. C’était le premier cadeau que le comte lui avait offert, il y a trois ans, lorsqu’elle était arrivée. J’en étais le courrier, de la part de l’Empereur. Un présent politique.
La petite recula dans un coin.
Je sortis.
Dans ce genre de moment, la bonne chose à faire est, dit-on, d’inspirer de l’air frais – je humai alors pleinement la fibre particulière de la région, ce qui me donna presque la nausée.
Je me retins cependant, soutenu par l’écho d’un mot au plus profond de mon âme, l’intitulé du but dont je m’étais accoutumé au fil du temps. La bougie éclairant la pénombre, la corde du pendu qui abrège ses souffrances. Le Bien, et le Mal. Rien de moins.
— Sacrifice.

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