La Plaine des Supplices, Zénith.
Jeudi 30 août 2012
10 h 24.

Une quinzaine d’Elfes et d’Héliogiciens étaient présents, ainsi qu’une quinzaine de Vulcis. Noah descendit hâtivement de sa monture et se précipita vers Lily pour l’enlacer, très soulagé. Mais la jeune femme le repoussa aussitôt, paniquée, et s’exclama :
— Nous devons au plus vite ramener mon frère à Aurora pour le soigner ! Il perd beaucoup de sang ! Son foie est perforé !
— Ton frère ? répétèrent plusieurs membres d’entre eux à l’unisson, incrédules.
— Oui ! Victor est en réalité mon frère de sang depuis le début ! Ce n’est pas le fils de Sian Valtori, il vous a menti ! C’était un coup monté ! Mais je n’ai pas le temps de vous expliquer plus en détail… AARON DOIT SURVIVRE !
La respiration de Lily était saccadée. L’angoisse devenait insoutenable. Ne cherchant pas à en savoir davantage, Noah prit Aaron avec lui, et Lily sauta sur une créature ailée avec Kaël. L’instant d’après, ils bondirent vers le ciel en direction d’Aurora.
Chaque seconde qui défilait était un véritable supplice. Elle sentait les muscles puissants du Vulci se mouvoir sous son corps crispé. Ses yeux perçants étaient rivés sur une seule cible : son frère, qui était attaché à une monture devant eux, avec Noah qui le soutenait en toute sécurité. Pendant ce temps, ses pensées se bousculaient dans sa tête et la confondaient. La jeune femme se remémorait la longue conversation qu’elle avait entretenue avec Sian Valtori, et en analysait chaque détail. Il lui vint alors une idée.
— Kaël, tiens-moi fort ! Je vais quitter Zénith ! cria-t-elle à l’adresse de l’Elfe.
Aussitôt après, Lily sortit sa fiole et avala quelques gouttes. Une fraction de seconde plus tard, elle glissait dans un sommeil qui la transporterait vers la Terre.

Rue Mouffetard, Paris.
Mercredi 29 août 2012
22 h 32.

Lily se réveilla, regarda à droite, puis à gauche, tenta de se remémorer la raison de sa présence ici à Paris. Mais ses souvenirs resurgirent presque aussitôt. La jeune femme se leva d’un bond, changea hâtivement ses vêtements calcinés, prit la clé de son appartement et se volatilisa de chez elle. Le soleil déclinait dangereusement, le crépuscule approchait à grande allure. Elle ignorait la raison de ce sentiment obsédant, mais elle pressentait que quelque chose de grave se produirait.
Elle dévala les escaliers, sortit dans les rues ténébreuses de Paris et s’engouffra dans une bouche de métro. Là, elle attendait, s’impatientait, des sueurs froides perlant sur son front glacé. Un clochard était assis à quelques mètres, une bouteille de whisky dans ses mains sales, la dévisageant d’un regard malveillant. Mais ce vieillard ne serait jamais plus effrayant que Sian Valtori, ce spectre infâme âgé de plus d’un siècle.
Plus loin, un groupe de jeunes gens d’une vingtaine d’années titubaient, déjà ivres, et riaient aux éclats. Lily restait droite comme un piquet, le regard fixe et le cœur immobile. Elle cligna des yeux une fois, deux fois ; une larme d’un rouge vif dévala sa joue pour terminer subitement sa course sur le sol. Le vieil homme la dévorait des yeux, horrifié à la vue du sang sur son visage.
Une fraction de seconde plus tard, le métro jaillit de nulle part et surprit la fébrile jeune femme qui sursauta et poussa un léger cri suraigu. Elle pénétra à l’intérieur et resta debout, rongée par l’angoisse. Elle craignit de trébucher à chaque instant, ses jambes chancelaient, ses mains étaient moites, l’attente était insupportable. Des flashs pétaradèrent dans son esprit au rythme syncopé des secousses de la rame.
Les visions qu’elle avait eues depuis le début fusaient dans sa tête de manière décousue. Bientôt, le wagon s’ébranla, annonçant l’heure fatidique. Dès que les portes s’ouvrirent, elle sortit hâtivement. Se retrouvant seule, elle s’éclipsa à une vitesse propre aux Ombres et fonça vers l’hôpital où travaillait sa mère.
Là, elle accourut vers le couloir aux murs blanchâtres qui lui semblaient si familiers. Ayant reconnu la fille du médecin le plus haut placé de l’hôpital, le personnel médical s’était contenté de saluer poliment Aurora, sans chercher à savoir la raison de sa présence ici bien qu’Isabelle fût partie en vacances d’été. Dès lors, des souvenirs obscurs resurgissaient au fur et à mesure que les précieuses secondes défilaient :

« Quelqu’un la bouscula, la ramenant aussitôt à la réalité. Une foule de personnes paniquées filait devant elle et se précipitait dans une petite salle aux murs blanchâtres. Tout allait trop vite, elle n’eut pas le temps de distinguer clairement les lieux. La jeune femme se sentait seule, accablée, comme si le monde venait de s’écrouler.
— Il respire encore ! clama une voix.
— Il perd beaucoup de sang…
Lily ne voyait plus rien, un voile se forma devant ses yeux. Elle ignorait s’il était dû à l’effet de l’agitation ambiante ou à ses larmes.
— C’est impossible ! Qui a bien pu rentrer dans sa chambre et lui perforer le foie ? Sa blessure ressemble clairement à celle causée par une lame de couteau…
— Son cœur bat encore, quoi qu’il arrive, ne laissez jamais tomber, donnez tout ce que vous avez ! Il s’agit de son fils, vous entendez ? Du fils du D… »

L’instant d’après, dans la réalité cette fois, quelqu’un la bouscula. Une foule de médecins et d’infirmières filait devant elle et se précipitait dans une petite salle aux murs blanchâtres, exactement comme dans ses songes.
Lily se sentait affreusement seule. Son frère, qu’elle aimait depuis toujours bien qu’elle ne l’eût jamais connu, était bel et bien vivant depuis le début. Et pourtant, à l’instant même où elle avait appris cette nouvelle, il se retrouvait entre la vie et la mort… à cause d’elle. S’il mourait, elle ne se le pardonnerait jamais. La jeune femme eut la vague impression d’avoir déjà ressenti cela quelques jours plus tôt, dans la caverne lorsqu’elle s’était entretenue avec le fantôme d’Aaron. Bien qu’il n’eût été qu’une illusion, il n’avait pas eu tort : son frère était en vie. Pour le moment en tout cas.
Elle pénétrait dans la chambre où la foule de médecins était entrée : il s’agissait bien de celle du jeune homme qui l’avait intriguée des mois plus tôt lorsqu’elle avait séjourné à l’hôpital à la suite de son accident. Il ressemblait comme deux gouttes d’eau à Victor sur Zénith : il s’agissait bien de son charmant frère aux cheveux bruns, bouclés, et au teint pâle.
— Il respire encore ! clama une voix.
— Il perd beaucoup de sang…
Les yeux de Lily étaient rivés sur le ventre d’Aaron. Sa blouse était imbibée de sang, l’hémorragie semblait abondante. Elle ne perçut plus rien ensuite, un voile se forma devant ses yeux : ils furent inondés de larmes.
— C’est impossible ! Qui a bien pu rentrer dans sa chambre et lui perforer le foie ? Sa blessure ressemble clairement à celle causée par une lame de couteau…
— Son cœur bat encore, quoi qu’il arrive, ne laissez jamais tomber, donnez tout ce que vous avez ! Il s’agit de son fils, vous entendez ? Du fils du Docteur Aurora qui est dans le coma depuis vingt ans !
L’instant d’après, il fut transféré sur un brancard pour être conduit au bloc opératoire. Lily fut repoussée sans ménagement contre le mur du couloir, personne ne faisait attention à elle. Abattue, elle fit quelques pas en titubant, avant de glisser contre le mur, pleurant à chaudes larmes. Elle se sentait impuissante.
Le Destin de son cher frère était désormais entre les mains des médecins sur Terre, et des Héliogiciens sur Zénith. Elle espérait avec acharnement qu’il survécût : elle avait tellement de choses à partager avec lui, afin de reconstruire sa vie et la personne qu’il aurait dû être s’ils avaient grandi ensemble avec leur mère.
Lily Aurora se sentait trahie : tant par ses alliés que par ses ennemis. Lixi et Marius l’avaient abandonnée et s’étaient échappés avec le Sablier, la Reine des Elfes rejetait sa maladie d’Ombre, Joanna la croyait folle, Sian l’avait forcée à combattre son propre sang, et sa mère lui avait menti toute sa vie.

Alors que le Temps suivait son cours, indifférent, et que le Crépuscule touchait bientôt à sa fin, la jeune femme fermait les yeux, et embrassait avec espoir le seul Trésor qui la liait à son frère : l’Anneau de l’Avenir.

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