Noël approchait à grands pas. Encore quelques jours, Raoul rejoindrait sa famille au Nouveau-Mexique, à Albuquerque, plus exactement. Il avait besoin de s’éloigner de Boston, de la neige et de son vampire. Le jeune mexicain était agacé par la sonnerie du téléphone qui ne cessait de retentir depuis l’aube. Bien sûr, Allan refusait de répondre à sa mère. Le loup-garou sentait, comme chaque année, le conflit approcher. Il espérait juste être loin lorsqu’Arabelle MontRose, poussée à bout, débarquerait dans leur appartement.

Il lui tardait de revoir sa ville qui s’étendait aux pieds de la San Mateo mountain. Les couchers de soleil sur le désert lui manquaient plus encore que la chaleur. L’orange vif qui tapissait les parois, déjà ocre, des hautes collines, aux heures tardives de la journée, avait la faculté de lui donner le moral. Quelles que soient les circonstances, en regardant ces couleurs chatoyantes, il se sentait apaisé.

La famille Florès se considérait toujours comme appartenant au pays de Zappata. Pourtant, la Cession mexicaine avait eu lieu en mille huit cent quarante-six et depuis aucun d’entre eux n’avait franchi le Rio Grande afin de rentrer. Mais c’était ainsi.
Ils gardaient leurs anciennes traditions. Ils se réunissaient, mangeaient des tamales en buvant du cidre chaud avant de communier ensemble lors de la messe de minuit. Pour une famille de lycanthropes, puissants qui plus est, ils étaient très religieux. Dans le monde de la magie noire, ils étaient les seuls à pratiquer ce genre de culte, en y croyant du moins.

L’aîné des Florès connaissait ses responsabilités. Il serait, un jour prochain, le leader de sa meute. De plus il épouserait, comme sa mère le souhaitait, une Gonzalès de Santa Fe. Il deviendrait ainsi chef de clan. Cette idée n’était pas pour lui déplaire. Cependant, le fait de devoir s’unir avec une louve blanche pour y arriver, le contrarier beaucoup plus.
Anita Gonzalès était une jolie brunette aux yeux noirs et à la peau un peu claire. Elle avait la démarche délicate d’un félin, ce qui pour une lycanthrope, était plutôt rare. Ce que Raoul redoutait, ce n’était pas de passer quelques heures avec elle dans un lit ; il avait peur de son caractère. Elle ne s’était jamais laissée faire. Il savait que convoler, avec une forte tête comme elle, ne lui assurait en rien la place de chef.

Cependant, le fait d’avoir été convoqué par Arabelle MontRose, elle-même, afin de protéger son fils cadet, garantissait, en partie, son avenir.
Les loups-garous et les vampires ne devaient leurs mutuelles survies qu’aux accords qu’ils avaient passés. Pourtant, certaines familles de suceurs de sang avaient encore une emprise importante sur le côté obscur de la magie. Madame Carlton était de ceux-là.

Le téléphone portable d’Allan n’avait pas arrêté de sonner. Les vacances d’hiver venaient de commencer et ce carillon incessant empêchait les deux étudiants en médecine de profiter d’une matinée au calme. L’entomologiste raccrocha une fois de plus au nez de son interlocutrice avant de partir pour la cuisine afin de laver sa tasse.
Lorsque le son strident reprit, il fit signe de la tête au loup-garou. Ce dernier, tranquillement installé à table, finissait de manger son muffin aux myrtilles. Il se leva et se dirigea vers la chambre de son ami. Ce n’était pas une première, il avait l’habitude.
Raoul décrocha pour une énième fois le portable dont l’écran affichait : Arabelle MontRose.

« Monsieur Florès ! Justement, c’est à vous que je désirai parler. »

La voix de la mère d’Allan était glaçante. Le mexicain sentit cette froideur inquiétante s’immiscer au plus profond de lui. Le pouvoir de la vampire était impressionnant. Il se redressa et ses yeux prirent cette couleur ambre si caractéristique de sa vraie nature.

« Bonjour, Madame Carlton, que puis-je faire pour vous servir ?
— Mon fils doit être avec les siens pour Noël !
— Cela risque d’être… compliqué. Il n’est pas franchement facile à raisonner.
— Je vais peut-être devoir penser à changer son renifleur ! »

Raoul crispa sa main libre, laissant apparaître ses griffes. Il détestait ce terme et madame MontRose l’avait utilisée sciemment. Le loup-garou fit malgré lui monter la température de la pièce de plusieurs degrés.

« Me menacez-vous ? demanda-t-il sur les nerfs.
— En ai-je besoin ?
— Je ne crois pas qu’un repas en famille pèse bien lourd face à des siècles de paix, madame », répondit Raoul toujours à cran.

Il faisait tout pour garder son sang-froid, mais il était maintenant parcouru de tremblements. Si elle continuait, il allait se transformer sous l’impulsion de la colère. Cela ne lui était pas arrivé depuis qu’il était enfant. Cette femme avait des capacités démesurées et il ne le ressentait que trop.

Allan venait d’entrer dans la pièce. Il observa son ami un instant et comprit que sa mère avait franchi la limite qui sépare l’impolitesse et la bienséance. Il posa une main sur l’épaule du mexicain et lui retira le téléphone de l’autre.
Contrairement à l’habitude, il se sentait calme. Il se dirigea en silence vers le vivarium. Ses yeux étaient passés du bleu au noir. Ses muscles, tendus, avaient pris la froideur et la dureté de l’acier. Quant à son sourire, il avait quelque chose de carnassier. L’air, si chaud, se glaça. Le cadet des Carlton suintait la cruauté lorsqu’il répondit à sa génitrice :

« Mère !
— Allan ? C’est bien toi ? demanda-t-elle, surprise.
— Vous menacez une fois de plus mon garde et je vous tue ! dit Allan dans un souffle.
— Allan ? Aurais-tu ?
— Que voulez-vous ?
— T’inv… vous inviter à réveillonner avec nous pour Noël », répondit Arabelle MontRose.

Pour la première fois de sa vie, elle avait peur et n’était pas sûre d’elle. Elle n’avait jamais subi à telle distance le pouvoir de l’un des siens. Quelque chose avait changé son fils. Malgré ses dires avait-il fait sa première victime ? Se sentait-il menacé ? Avait-il rencontré de nouveaux vampires ? Un autre nid essayait-il de le manipuler contre les siens ? La mère d’Allan eut le temps de psychoter un moment. Elle attendit plusieurs longues minutes avant d’entendre la réponse de son fils.

« Nous serons là !
— Vingt heures trente, dit-elle soulagée.
— Dinde farcie et sauce aux airelles ?
— Bien évidemment ! »

L’étudiant de quatrième année raccrocha calmement. Pour quiconque aurait pris en cours la conversation, à ce moment-là, tout semblait parfaitement normal, ou presque. La température de la pièce retrouva ses vingt degrés habituels. Allan étira ses bras au-dessus de sa tête. Il se tourna vers son ami comme si de rien n’était. Il lui sourit et l’interrogea de son beau regard bleu clair.

Raoul haussa les épaules, impuissant, face au vampire. Il avait déjà peur d’Arabelle Carlton, alors si son fils la terrifiait, il n’allait pas le contrarier. Il annulerait ses plans. Il n’avait encore jamais vu la seconde nature de son ami s’exprimer. Pourtant ce dont il venait d’être le témoin lui laissait à penser qu’Allan était tout sauf un vampire ordinaire.

« Bien, il semblerait que je doive décommander mon repas en famille, dit le loup-garou en souriant.
— En effet, une invitation à passer un Noël chez les MontRose ne se refuse pas.
— C’est ce que j’ai cru comprendre.
— Désolé… tu sais… pour ce qu’elle t’a dit.
— Ta mère est une vraie salope, ne t’excuse pas pour elle. »

Raoul d’un signe de la tête indiqua la cuisine. Ils avaient besoin de quelque chose de plus fort que du café. Cependant, Allan déclina l’invitation. Il prit sa loupe et se mit en quête de Peu d’Âme cachée quelque part au sein des feuillages du vivarium.
Le jeune mexicain secoua la tête. Il ne comprenait pas cet attachement, mais il savait qu’il ne pourrait pas sortir son ami de là avant des heures. Lui se servirait un gin, même s’il n’était que dix heures du matin.

Tamina, au chaud dans sa prison de verre, observait la Charles River depuis une Callisia repens aux feuilles bien vertes. Les frimas de l’hiver avaient réussi à prendre dans les griffes de la glace les berges. Les cristaux de givre enfermaient les dernières herbes, les transformant en miroir. La lumière se reflétait, en scintillant, sur le peu de pelouse qui n’était pas dissimulé sous la neige.
La jeune fille n’avait jamais connu de tels hivers. Le blanc et le calme apparent lui plaisaient.

Les yeux en facettes de la libellule auraient dû lui permettre de voir avec une acuité visuelle assez réduite, mais elle n’était pas n’importe quelle demoiselle. Son regard portait loin et, sinon, son imagination faisait le reste. Par contre, comme un insecte normal de cette espèce, la jeune sudiste pouvait percevoir assez nettement tout ce qui se mouvait autour d’elle.
Cela lui était indispensable, à cause de sa vitesse de déplacement — soixante-dix kilomètres par heure au maximum de son accélération — et de ses mouvements extrêmement rapides et vifs.
À l’état naturel, cela lui aurait permis, ne pas perdre de vue ses proies, tout en échappant à ses prédateurs. Ici, en captivité et pour une humaine métamorphosée, cette capacité l’autorisait seulement à ressentir les mouvements d’Allan et de Raoul dans l’appartement.
Elle savait où ils se trouvaient et comment se dissimuler à leurs regards.

Elle appréciait sa nouvelle vision. Elle lui permettait de découvrir son environnement différemment, et ainsi, de ne pas trop s’ennuyer.

Son vivarium avait l’avantage d’être bien réglé, la température y était constante. Cependant, alors que Raoul répondait au téléphone à un autre des appels de la mère d’Allan, elle commença à avoir chaud.
Sa respiration se saccada et son corps devint de plus en plus luisant.

Même si elle ne comprenait pas pourquoi, elle était sûre que son habitacle avait un problème. Elle vola jusqu’au thermostat. Le réglage n’avait pas changé. Elle s’éloigna quelque peu de la vitre pour ne pas subir l’effet de loupe que l’épaisseur du verre donnait à sa vision.
Quelque chose se passait.
Raoul lui tournait le dos. Tout dans son attitude trahissait un grand stress. Allan entra et lui prit le téléphone du bout des doigts. Il vint se placer, comme à son habitude, à côté du vivarium.

Il regardait les plantes sans vraiment les voir. Tamina se dit qu’elle rêvait, sinon les yeux d’Allan étaient devenus noirs. Sa peau aussi avait changé de ton. Elle avait perdu son teint hâlé pour virer au blanc cadavérique en l’espace d’un instant. Et là où la chaleur l’avait incommodée, le froid la paralysa.
Elle se réfugia le plus loin possible de la fenêtre, se disant qu’un courant d’air devait être responsable d’un tel phénomène.

Elle essaya de faire bouger ses ailes afin de modérer la température de son corps frêle et long. Rien ne l’aida. Elle sentait ses élytres se bloquer et son abdomen se cristalliser.
La libellule resta prostrée là un moment. Elle eut tout à loisir d’entendre la conversation que le titulaire de l’équipe de hockey de Harvard avait avec sa mère. Elle pensait avoir des problèmes avec sa famille proche, de toute évidence, elle n’était pas la seule.

Elle se mit à réfléchir. Elle n’avait jamais eu envie de tuer son père même après qu’il se soit comporté de façon abusive avec elle. Elle le plaignait plutôt. Elle se questionna : son attitude était-elle normale ? Elle voulait le haïr. Elle se concentra sur tout ce qu’elle détestait chez lui : ses mains sur ses épaules, ce baiser incestueux.

La libellule se sentit si triste, comme si elle mourait à l’intérieur. Ce sentiment, ajouté à la froideur de l’air, lui fit peur. La haine n’avait pas sa place dans le cœur de Tamina. Elle aurait tant voulu, elle ne pouvait simplement pas. Elle comprit que cela l’aurait tuée.
Elle préféra le pardon et l’oubli et se sentit de suite mieux.

En fait, elle recouvrait réellement ses forces. Ses ailes se murent à nouveau. Son abdomen s’inclina. Elle put voler et faire le tour de l’insectarium. Elle décida cependant de rester un peu à l’écart, le temps que tout revienne comme avant. Elle se posa dans le fond, cachée par deux feuilles entrelacées.

La température de la pièce et celle du vivarium avaient retrouvé la norme. La Plactemis pennipes, depuis le fond de son logis, observait Allan. Il avait l’air si malheureux, comme si un trop-plein de rancune le faisait souffrir au-delà du supportable. Toutes les bonnes résolutions de la libellule, afin de recouvrer sa pleine forme et de rester sans bouger, s’envolèrent. Elle ne désirait qu’une chose : ôter cet air affligé du visage de l’entomologiste.

Tamina aurait tant voulu l’aider. Elle ne le connaissait que peu et pourtant elle ne supportait pas de le voir ainsi. Alors qu’il se saisit de sa loupe, elle avança doucement. Il serait probablement heureux de l’observer et elle n’était pas contre le contact du jeune homme. Sa main sur son frêle abdomen lui procurait toujours une sensation bizarre de bien-être absolue.

Elle ne comprenait pas pourquoi ni comment, mais ils étaient liés.

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