Lorsque Patrick O’Comara se réveille, il est reposé. En sortant de sa douche, il pense à Myriam. Elle commence à s’attacher à lui. Il aime bien profiter de son expérience, mais n’a aucune intention d’avoir une relation suivie avec elle. Il trouve même qu’il a déjà trop tardé. Il aurait dû se séparer d’elle plus tôt. Maintenant, il se demande comment elle va prendre les choses. Il verra cela en rentrant.

Comme à son habitude, Marcel vient chercher le capitaine. Il enclenche la demande d’accès de l’intercommunicateur, à la droite de la porte, de la cabine de son chef. Son supérieur sort immédiatement, son aspect est impeccable.
Les deux hommes se saluent d’un hochement de tête et prennent la direction des hangars. Là, Danielle les attend.

La vice-amirale Lauren Mac Ferson les observe depuis la vigie. Elle leur fait un signe presque imperceptible de la tête. Les trois militaires lui répondent par un salut respectueux.
Le capitaine O’Comara ouvre la rampe d’accès en tapant le code. Tous trois s’engouffrent dans l’EP 200.

Le vaisseau est prévu pour huit membres d’équipage et comporte quatre cabines. Toutes équipées de deux couchettes, elles sont isolées de la zone de cargaison par un sas de sécurité. Il en est de même entre la zone d’habitation et le poste de pilotage.
Lors des missions destinées à ramener des vers, le cargo est actionné par un personnel restreint afin d’éviter les trop grandes pertes. C’est une mission dangereuse.

Le seul moyen, d’obtenir des vernicula albanica mundi, est de les voler. La Résistance ne sait pas pourquoi, mais une fois par an, les portes des hangars de stockage d’un manoir ancestral s’ouvrent. À l’intérieur s’alignent de nombreuses estafettes volantes qui servent aux trajets de proximité sur terre. Cependant, sans raison apparente, les vers transitent par cette zone au mois de juin.

Les autres tentatives, celles qui ont échoué, ne sont pas arrivées à entrer dans le hangar. Certaines se sont écrasées, d’autres ont dû faire demi-tour in extremis, endommageant leur véhicule au passage. Les portes restent ouvertes durant un peu moins de deux heures. La date est tous les ans la même, le dix-sept juin. Le timing par contre est très aléatoire.
Cette faille dans la défense du Pouvoir Central a été découverte par hasard, lors d’une mission d’observation.

Ce qui est étonnant, c’est que personne sur Terre n’ait jamais réagi aux différentes tentatives. La vice-amirale Mac Ferson a bien une idée, mais elle la garde pour elle. Elle pense que le Pouvoir Central est tellement imbu de lui-même qu’il estime qu’aucune tentative ne réussira jamais. Sur le Sextant, bon nombre de gradés sont persuadés d’autre chose. Pour eux, cette partie n’étant pas surveillée, ils ne se doutent de rien et n’ont même rien remarqué.

C’est l’inconnu face à cette réponse qui rend le succès de cette mission si aléatoire.

Alors qu’il s’assied à sa place de pilote, Patrick O’Comara est bien conscient que si le Pouvoir Central a changé la donne, il risque de finir prisonnier quelque part sur Terre. Cela ne le dérange pas, il sera un héros. Par contre, il commence à se faire du souci pour ces deux subordonnés.
Ce n’est pas normal, il ne veut pas s’attacher, c’est un signe de faiblesse.
Il se pince l’arête du nez, entre le pouce et l’index, et expire. Secouant légèrement la tête afin de chasser ses pensées, il revient à ce qu’il est en train de faire.

Daniella est assise à sa droite. Elle vient de passer le communicateur dans son conduit auditif externe. Elle passe ses doigts derrière ses oreilles, comme si elle avait les cheveux longs. À ce tic, Marcel sait que la navigatrice a la gueule de bois. Il sourit. Elle prend cette mission au très au sérieux pour avoir fini dans cet état-là.

Le mécanicien, assis sur le côté gauche, se retourne vers ses écrans : les jauges sont toutes au vert. Il a prévu du carburant en supplément. Le gaz a été stocké dans la cabine numéro quatre avec l’accord du capitaine. Ce puissant combustible est le fruit de l’un des nombreux échanges que les habitants de l’Arche ont avec d’autres galaxies. S’il se souvient bien, les bonbonnes sont échangées contre des boîtes de maquereaux au vin blanc.
Les habitants, de la planète qui les fournissent, n’ont pas besoin de faire beaucoup d’effort pour obtenir le carburant : le Bay. Il coule sous forme liquide sur deux tiers de leur planète. Les commerciaux de l’Arche ont bien fait leur travail, une boîte métallique de poisson équivalant à cent gallons du précieux liquide.
Il sourit, car il sait que les maquereaux utilisés ne viennent même pas du grand bassin, mais d’une pisciculture industrielle dédiée au commerce. Les extra-terrestres sont tous très friands de ces petits poissons bleu-argenté. Lui déteste cela et n’est pas mécontent de ne pas devoir en manger.

Maintenant qu’ils sont tous les trois à leur poste, le décollage va pouvoir avoir lieu. Le capitaine enclenche les réacteurs. Les vibrations envahissent le petit cargo avant de disparaître. Daniella est en contact avec la vigie, les vents solaires sont en leur faveur, ils pourront partir un peu avant l’heure.

Les portes monumentales de la soute de l’Agricole s’ouvrent sous eux. Ils sont happés par l’appel d’air en même temps qu’une bonne trentaine d’autres vaisseaux aux tailles et aux missions différentes. Un seul, l’EP 200 de O’Comara, part à destination de la Terre.
Si cette mission est encore d’actualité cette année, c’est uniquement parce que la vice-amirale est persuadée qu’elle est indispensable. Plus haut, dans les sphères décisionnelles du Sextant, personne ne voit l’utilité des vers. Seuls les maquereaux sont primordiaux et ils n’ont pas besoin de terreau frais pour subsister.
Heureusement que la vice-amirale de l’Espérance est du même avis que Lauren Mac Ferson. Elle appuie encore aujourd’hui son amie en disant que la diversité alimentaire est indispensable au bon développement des humains dans l’espace. Malheureusement, elle avance en âge et est le seul soutien de la vice-amirale Mac Ferson. Cette mission doit réussir, l’avenir de trop de personnes est en jeu.

Le capitaine O’Comara n’a pas été mis au courant des risques que prend sa responsable, mais il s’en doute. Il stabilise l’esquif et laisse tous les autres vaisseaux s’en aller.

« Marcel, comment se comporte le Bay ?
– Le gaz est stable, patron !
– Tu peux m’appeler capitaine !
– Comme tu veux patron ! »

Il s’agit presque d’un rituel entre les deux hommes maintenant. Le capitaine demande si les combustibles sont fiables et Marcel l’appelle « patron ». Patrick O’Comara continue un rictus aux coins des lèvres. Daniella est surprise de le voir sourire, lui que ce surnom énerve tellement en temps normal. Cela étant, aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres et cette mission est différente. Pas de livraison de conserves ni de transfert de malades, aujourd’hui est leur grand jour.

Le capitaine reprend sans s’être même aperçu que sa navigatrice le fixe en souriant.

« OK, le mécano rigolo, entrée dans l’hypertemps dans trois minutes. Daniella ?
– Pas de problème, hypertemps programmé, destination planète bleue, capitaine.
– Ne progra…
– Pas de sortie de l’hypertemps programmée, j’ai pas oublié.
– OK, Marcel, pression ?
– OK !
– Température ?
– OK !
– Daniella, compte à rebours ?
– Lancé, deux minutes vingt-trois secondes avant la mise à feu des propulseurs temporels.
– Décompte en temps réel ?
– Une minute cinquante-neuf, cinquante-huit…

La jeune femme égraine les secondes jusqu’à la dernière. Celle-ci va les propulser au travers de l’espace et du temps pour dix jours.

Le trajet jusqu’à la Terre sera long, mais pas infini. Les trajets interplanétaires se sont énormément réduits depuis que l’hypertemps est utilisé sans aucun dommage.
Dix jours, pour effectuer l’aller et dix autres pour revenir, si tout se passait pour le mieux.

Presque un mois à vivre à trois, il y aurait des négociations, des mésententes et des tensions à gérer. L’aller ne poserait probablement pas de problèmes, mais le retour risque d’être différent. Ils auraient envie de rentrer, mais pas forcément au plus vite, surtout s’ils avaient échoué. À cela aussi l’équipage du EP 200 s’y était préparé.

Maintenant que le vaisseau suivait une trajectoire bien tracée dans l’hypertemps, le capitaine enclencha le pilote automatique. Il ordonna à chacun de prendre ses quartiers. La cabine numéro un pour le capitaine, la deux pour Marcel et la trois pour Daniella, ils se répartirent, comme à leur habitude, les logements à la courte paille.
La navigatrice est responsable de les faire manger. Elle prend ses tours de garde correspondant aux heures des repas, ne supportant pas les aliments informes et froids qu’ils sont capables d’engloutir par flemme de cuisiner.

Pour ce premier soir, elle a réservé une surprise à Marcel. Les plateaux sont prêts et attendent dans le couloir qui jouxte les cabines et qui sert de coin popote. Dessus, un morceau de pain grillé et aillé accompagné d’une boîte de sardines à l’huile.
Si Marcel a le maquereau au vin blanc en horreur, il adore les sardines à l’huile.

Chacun prend son dû avant de se diriger vers sa cabine. Marcel fait un sourire en coin à la navigatrice avant de la gratifier d’un baiser sur la joue. Elle sourit en retour et le chahute doucement avant de le suivre vers l’arrière du cargo.

Du café, des œufs et du bacon forment le petit-déjeuner de cet équipage dès qu’il est en mission. Personne ne sait comment Daniella réussit des œufs au plat avec un robot-minute de EP 200, mais une chose est sûre, ils sont parfaits. Le pain grillé et le lard sont toujours un peu trop grillés, mais jamais brûlés.

Le capitaine O’Comara trouve que c’est le seul avantage à faire une mission plus longue que d’habitude. Il adore les petit-déjeuners de Daniella.

Marcel n’est pas mécontent non plus, mais pas pour les mêmes raisons.
Il aime voyager à grande vitesse, car il a peu de manœuvres à effectuer. Il peut se reposer et lire la majeure partie du temps. Quant aux contrôles, ils consistent principalement à surveiller que tous les voyants lumineux restent au vert. Avec l’hypertemps, il n’avait pas besoin de descendre aux machineries.

Comme Daniella se charge de la cuisine, le capitaine O’Comara assure les communications avec l’Agricole. Même si le pilote automatique est enclenché, il reste à son poste et surveille qu’aucune anomalie ne se produise. Il a trouvé une solution à leur promiscuité.
Il a imposé des tours de garde. Ils sont inutiles. Cependant, personne n’est contre. Ils ne sont comme cela jamais plus de deux à être réveillés en même temps. Cela évite les trop longues discussions et les contacts prolongés. Et Daniella est ainsi toujours réveillée lorsqu’il faut cuisiner.

Au matin du dixième jour, les alertes se font entendre. L’équipage au complet arrive sur le pont. Pas le temps de prendre quoi que ce soit. Le tableau de bord indique qu’ils sont à proximité de la Terre. Encore quelques heures et ils auront un visuel.

Daniella envoie les dernières retranscriptions à l’Agricole. Elle va devoir couper toutes communications pour ne pas faire repérer l’EP 200. Même si le Pouvoir Central ne possède probablement pas la technologie capable de les détecter, il ne vaut mieux pas prendre de risque.

Ils viennent d’entrer en mode silence et au loin la Terre est en vue. Patrick O’Commara n’est jamais venu de ce côté-ci de la galaxie. Il doit bien admettre que cette planète, sa planète a quelque chose de fascinant vu d’ici. Daniella est comme lui, subjuguée. Marcel quant à lui se souvient d’un temps, lorsqu’il était jeune et vigoureux, où il venait par ici plus souvent. Il effectuait des missions de récupérations. Beaucoup de satellites et autres engins gravitaient autour de la Terre, il avait participé à quelques sorties destinées à collecter du matériel afin de le recycler.
Ce temps était révolu maintenant que l’Arche avait des accords avec des galaxies possédant des technologies très avancées.

Marcel sur les ordres du “patron” vérifia la pression et la température du combustible. Le Bay était stable, sa quantité plus que suffisante. Daniella vérifia les coordonnées de sortie et donna son feu vert.

Le capitaine attendit encore un peu, il suivait son instinct.

Patrick O’Comara sort de l’hypertemps quarante-trois secondes trop tard par rapport aux données de sa navigatrice et coupe les moteurs. Il laisse l’EP 200 planer quelques minutes malgré la propulsion à son maximum. Il modifie l’angle d’entrée dans l’atmosphère de trois degrés et attend. Il est toujours en pilote automatique. Il sait, ils savent tous, que le choc sera assez important. Suffisamment pour lui faire perdre sa trajectoire s’il se place en pilotage manuel. Il récupérera les commandes une fois qu’ils seront dans la stratosphère.

Sur son écran, Daniella voit un point s’allumer en rouge. C’est leur destination. Elle ne peut pas encore verrouiller les coordonnées, mais cela ne va pas tarder. Les vibrations s’installent fortement. Marcel voit les jauges diminuer. L’arrivée va consommer presque plus que le voyage en lui-même. Il ne se fait aucun souci, car il a prévu des barils de réserves. Il se dit que dès l’appareil stabilisé, il ira voir si les bonbonnes stockées dans la cabine quatre sont en bon état.

Ils viennent d’entrer dans la stratosphère, les choses sérieuses peuvent commencer.

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