Penchée au-dessus de la balustrade du premier étage, Ileana regardait les mages qui entretenaient les champs dans la zone agricole. Malgré la distance, elle voyait sans mal qu’ils n’avaient besoin d’aucune machine pour labourer la terre ou ramasser les fruits mûrs. Les premiers effectuaient des mouvements circulaires vers l’extérieur pour retourner le sol meuble, alors que les deuxièmes faisaient appel à l’air pour cueillir les pommes qui menaçaient de tomber tant les arbres en étaient chargés.

À présent qu’elle était initiée à la magie, elle réalisait qu’elle était partout à Roraima. La technologie ne constituait qu’un soutien, souvent un confort, dont la colonie pourrait presque se passer. La veille, elle avait observé avec intérêt un employé travaillant pour la compagnie des eaux inspecter les canalisations à la recherche de fuites. Il avait appelé un deuxième homme à la rescousse et Ileana était restée plusieurs longues minutes à les regarder dépaver magiquement la rue. Après quelques minutes d’inspection plus approfondie, ils avaient rebouché une fissure dans la canalisation en appliquant grossièrement la matière que l’élémentaire faisait apparaître. Son collègue, sourcier, lissa le tout et s’assura que l’ensemble était suffisamment homogène pour supporter la pression en intensifiant artificiellement le débit dans le tuyau. Satisfaits, ils avaient remis les pierres en place.

Bien que la démonstration soit moins visible, elle avait également remarqué les techniques de Janaya et Jaelyn pour tempérer leur boisson. L’une créait une mini-tornade dans son gobelet fermé tandis que l’autre appliquait sur la paroi un souffle très froid.

— Ileana ?

Le ton inhabituellement sérieux l’alerta. Janaya et Jaelyn qui s’étaient éloignées pour prendre un appel, revenaient avec une démarche trop vive pour que ce soit bon signe.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Rien de grave ! la rassura Jaelyn.

— On doit partir immédiatement en mission, ajouta Janaya, l’esprit ailleurs.

— Ah ?

La jeune femme était déstabilisée, jamais jusqu’alors elles n’avaient eu à la quitter ainsi au milieu d’une sortie. Bien qu’elle gagnait en assurance, elle avait du mal à se sentir en sécurité à l’extérieur, préférant se cantonner à l’immense bibliothèque ou sa chambre lorsqu’elle se retrouvait seule.

— Aymeric prendra le relais quand il sortira du boulot, poursuivit Janaya. Il a été informé du changement de programme. C’est l’affaire d’une ou deux heures, grand maximum ! Le connaissant, probablement moins.

— Exceptionnellement, je peux rester seule cet après-midi, suggéra-t-elle sans être vraiment sûre de le vouloir réellement.

L’idée était nouvelle. Malgré leur caractère très différent et bien qu’on lui ait imposé leur compagnie sans vraiment lui demander son avis, elle commençait à les considérer comme des amis et envisageait difficilement de sortir sans eux.

— Mouais, répliqua Janaya. Mais je crois surtout que dès qu’on aura tourné les talons, tu iras prendre un livre à la bibli et te terrer dans ta chambre !

Ileana ne pouvait pas lui donner tort mais elle ne voyait pas en quoi cela constituait un problème. Janaya le lui expliqua avant qu’elle n’ait dit un mot :

— Rester enfermée dans tes zones de confort ne va pas t’aider ! Tu n’as pas envie de voir autre chose ?

— Il n’y a pas d’urgence… Et puis, je suis juste introvertie, c’est pas un drame ! se justifia-t-elle.

Janaya partit dans un grand éclat de rire qui la vexa. Même si elle faisait bien moins référence à sa vie en comparaison à Aymeric ou Emi, la jeune colombienne n’acceptait pas réellement qu’elle soit différente de la Ileana qu’elle avait pu connaître. Pourtant, quoi qu’elle puisse en penser, la jeune femme se sentait mal à l’aise à l’idée de parler aux autres et ne ressentait pas le besoin de quitter son cocon. En fait, sa solitude lui convenait parfaitement. Bien qu’appréciant ses sorties, cela l’épuisait toujours beaucoup et c’était avec soulagement qu’elle revenait dans sa chambre. Janaya reprit la parole :

— Il faut te laisser le temps d’apprivoiser de nouveau tout ce qui t’entoure, ton corps, tes goûts… Tu redécouvres tout. Ça doit être souvent difficile, mais je pense que les choses évoluent toujours et que tu n’es pas à l’abri de te surprendre toi-même. Ça fait seulement trois mois que tu es là et juste un que tu quittes l’hôpital. Je trouve que tu progresses vite.

— Ce serait certainement plus simple si on n’essayait pas de m’imposer la personnalité et les attitudes de quelqu’un qui n’existe plus que dans vos souvenirs.

— Évite de dire ça devant lui : tu lui donnerais raison ! grogna Janaya.

Même si elle ne prononçait pas son nom, Ileana savait qu’elle faisait référence au petit frère d’Aymeric. Elle ne comprenait pas qu’il revienne si souvent dans la conversation avec les jumelles. Ce jeune homme ne semblait pas vouloir la voir ou la rencontrer et en toute honnêteté, cela l’indifférait. Elle avait suffisamment à faire avec ses quatre amis imposés par les circonstances et ne souhaitait pas s’inquiéter d’une éventuelle cinquième connaissance qui était complètement réticente à l’idée de lui faire face.

Grâce aux albums photos, elle savait qu’ils avaient été proches. Du moins autant qu’elle avait pu l’être avec Janaya, Jaelyn et Emi, Aymeric ayant eu un statut particulier. D’après ce qu’elle avait réussi à comprendre, ils auraient été partenaires magiques. L’idée de s’associer à quelqu’un la faisait systématiquement frissonner d’appréhension. Elle avait vu trop de prisonniers mourir lorsque les briseurs forçaient la création d’un lien magique entre elle et eux.

Pourtant, elle était bien obligée de reconnaître qu’elle appréciait la relation qui existait entre Janaya et Jaelyn. Les Colombiennes lui avaient expliqué qu’elles étaient Dimidiam, des âmes sœurs magiques, et cela se ressentait dans la façon dont leurs pulsations vibraient au diapason. Lorsqu’elles se touchaient, elles s’associaient si parfaitement qu’Ileana trouvait leur rythme envoûtant. Janaya l’appela d’un ton pressé :

— Ileana ?

— Quoi ? demanda-t-elle, agacée d’avoir été sortie de la sorte de ses pensées.

— On y va ?

— Où ?

— Ni à la bibliothèque ni dans ta chambre, tu peux en être sûre !

Sans plus d’explications, Janaya prit la direction de l’escalier menant à l’étage inférieur et à contrecœur, Ileana lui emboîta le pas, sachant combien il était pénible d’essayer de lui faire entendre raison. Malgré le fort caractère de la jeune femme qui la rendait parfois insupportable, Ileana l’appréciait réellement. Elle débordait de joie de vivre et sa franchise avait quelque chose de rafraîchissant : à l’inverse de beaucoup, Janaya ne craignait pas ses réactions, ne cherchant pas à l’épargner lorsqu’elle estimait devoir dire quelque chose.

En voyant la ruelle qu’elles empruntèrent à l’étage inférieur, Ileana devint suspicieuse. Elle adressa une question muette à Jaelyn qui se contenta de sourire en retour. Évidemment ! Si Janaya décidait que c’était la chose à faire, il n’y avait aucune chance que Jaelyn la contredise. À vrai dire, la jeune femme ne l’avait jamais vue s’élever contre sa sœur, paraissant très effacée et posée par rapport à elle.

Malgré cela, Ileana ne s’y trompait pas, elle ressentait ses pulsations magiques et elle savait que de vives émotions l’animaient bien plus violemment que Janaya. Elle se demandait parfois quelle forme cela prenait lorsqu’elles atteignaient leurs paroxysmes sans toutefois souhaiter être témoin d’une telle démonstration.

Une fois devant la porte en olivier, ses doutes se confirmèrent :

— Qu’est-ce qu’on fait chez Aymeric ? Il n’est pas là.

— Tu attendras là qu’il finisse son intervention à l’Agence.

Ileana ne voyait pas ce qu’il y avait de différent entre ici et sa chambre, mais préféra se taire pour découvrir ce que la Colombienne mijotait. Lorsque cette dernière frappa, elle se souvint que le jeune homme n’était pas le seul à vivre ici. Le verrou tourna et le battant en bois bascula, dévoilant un visage très proche de celui d’Aymeric. La jeune femme ne put retenir un moment de recul en ressentant sa magie particulièrement puissante et chaotique. Les pulsations liées aux quatre éléments allaient et venaient de façon irrégulière et même si celle de la terre restait de loin la plus forte, les trois autres diminuaient et augmentaient aléatoirement. Elle écarquilla les yeux en essayant de trouver des repères dans cette magie instable. Vince lui jeta un regard fatigué avant de revenir à Janaya :

— Qu’est-ce que tu fous là ?

— On a une mission urgente !

— Et ?

— Ileana va attendre ici, le temps que ton frère finisse sa journée.

— Depuis quand Ileana est une enfant qui a besoin qu’on la surveille chaque seconde ? Arrêtez de l’infantiliser !

Elle fut étonnée par une telle prise de position. Janaya au contraire, ne sembla guère surprise :

— Ne discute pas, c’est une urgence !

Il la dévisagea un instant avec insistance. Si les iris gris pâle des deux frères étaient très similaires, leur regard n’avait rien de comparable. Celui du plus jeune était bien plus inquisiteur et perçant.

— C’est juste l’affaire de quelques heures, souligna Jaelyn.

Vince inspira profondément et sa magie se calma un peu rendant sa présence moins étouffante. Il s’écarta sans un mot et Janaya poussa Ileana à l’intérieur en souriant :

— Soyez sage, s’exclama-t-elle, son entrain retrouvé.

— Faites attention à vous ! lança Vince.

— Promis.

— Janaya, je suis sérieux.

— On reviendra en un seul morceau, tu peux faire ta sieste tranquille, répliqua-t-elle, le regard pétillant de malice.

Le jeune homme leva les yeux au ciel avant de refermer la porte derrière lui. Ils se trouvèrent face à face dans le vestibule aux murs blancs et Ileana ne savait comment agir.

— Tu as mangé ? lui demanda-t-il d’une voix chargée de fatigue.

Elle secoua la tête, renouant avec son mutisme des premiers jours. Cela revenait systématiquement lors des situations de stress.

— Purée, saucisse, ça t’ira ?

Ileana acquiesça, les mains derrière le dos. Vince lui fit un signe du menton, l’invitant à le suivre et elle entra plus avant dans l’appartement.

— Fais comme chez toi, lui dit-il en bayant.

Livrée à elle-même, elle s’assit sur un coin du canapé n’osant rien toucher. La pièce à vivre servant de séjour et de cuisine était très sobrement équipée. Les murs étaient d’un blanc crème, chaque pan étant parfaitement finalisé, très droit. Pour être entrée chez Emi et les jumelles, Ileana savait que ce n’était pas le cas partout et supposait que c’était l’œuvre d’Aymeric. Les portes étaient en bois brut. La couleur était identique à celle des meubles de la cuisine et des étagères et s’associait bien à la décoration dans les teintes beiges. Le sofa, secondé par deux grands fauteuils, était recouvert d’un tissu mêlant le taupe et le crème. Au sol, un parquet aux veinures grises adoucissait la pâleur des murs.

Un bruissement à côté d’elle la fit sursauter et elle se leva d’un bond. Vince se figea, la main sur une veste noire qu’il s’apprêtait de toute évidence à récupérer. Se remettant lentement en mouvement, le jeune homme attrapa les autres affaires qui traînaient sur le canapé :

— Désolé de t’avoir fait peur ! Je voulais juste ranger mes vêtements. Je viens de rentrer et j’avais trop faim pour m’en occuper.

Ileana supposa que cela expliquait son air fatigué.

— Avec Emi ? demanda-t-elle timidement avant qu’il ne disparaisse dans l’escalier.

— Non, un de ses collègues, mais la mission était similaire.

Voyant qu’elle restait au milieu du salon, il l’interpela :

— Tu viens ?

— Pourquoi ?

— La télé est en panne et on n’a pas pris le temps de s’en occuper. Le temps va te paraître long sans rien à faire, tu pourrais récupérer un livre ou ce qui te fait envie pour patienter le temps que je finisse avec le repas…

Il n’attendit pas de voir ce qu’elle décidait, disparaissant à l’étage. Après un instant d’hésitation, elle monta quelques marches en direction des chambres. Une des portes était entrebâillée et elle entendait Vince s’agiter dans la pièce. Elle s’approcha encore, mais il sortit avant qu’elle n’atteigne sa destination. Le jeune homme referma derrière lui et en ouvrit une autre.

— Je te laisse fouiller, je vais finir de préparer le repas.

Il la planta sur place, se précipitant dans la cuisine, craignant peut-être que quelque chose soit en train de brûler. Il fallut un long moment à Ileana pour s’avancer vers l’ouverture béante. Elle savait ce qu’il y avait, Aymeric la lui avait déjà montrée. La jeune femme avait refusé d’entrer à l’époque et elle ne pensait pas qu’il en serait différemment cette fois-ci.

Ses pieds la menèrent devant cette chambre qui lui était complètement étrangère bien qu’il y ait plusieurs photos d’elle qui trônaient sur le bureau et la bibliothèque. Le style était plus coloré que dans le reste de l’appartement. Des arabesques peintes sur les murs égayaient le lieu. De même, les draps couverts de rayures vives, voire criardes, donnaient un ensemble dynamique. D’un côté, il y avait un lit deux places et de l’autre, un grand dressing occupant toute la largeur de la pièce.

La chambre aurait dû être vidée, mais personne n’avait trouvé le courage de le faire, lui avait raconté Aymeric. Seul un carton à moitié rempli par Janaya prouvait qu’il y avait eu au moins une tentative avortée. Elle ne savait pas ce qui l’avait arrêté et elle n’avait pas demandé d’explications.

— Ne te mords pas la lèvre comme ça !

De nouveau, elle ne l’avait pas entendu s’approcher, ce qui était un exploit compte tenu de sa magie assourdissante.

— Je ne me mords pas la lèvre, rétorqua-t-elle avec mauvaise foi.

— Si tu veux, mais ne râles pas si ça saigne, répliqua-t-il sans lui adresser le moindre regard.

— Je ne râle pas !

— Tu ne rentres pas ? demanda-t-il en inspectant la pièce.

Sa proximité la força à mettre un pied en avant, entrant malgré elle dans la chambre. Vince la suivit en prenant soin de la contourner :

— Il n’y a pas des trucs que tu voudrais récupérer ? Des vêtements peut-être ?

Il ouvrit en grand le dressing :

— Regarde là-dedans. Tu avais des goûts assez classiques, il y aura bien une ou deux choses qui te seront utiles. Remarque, peut-être qu’Emi pourra t’aider à faire le tri, elle est plus au fait de tout ça !

Le jeune homme poursuivit sans lui prêter la moindre attention, fouillant dans les tréfonds du placard :

— Aymeric m’a dit qu’il n’avait pas trouvé de journal intime, mais j’ai toujours trouvé ça bizarre : ça aurait été ton genre.

La moitié du corps dans le meuble, elle l’entendait déplacer caisses et papiers en soupirant ou grognant selon l’effort fourni. Elle ne bougeait pas, le laissant s’agiter seul. Il en ressortit une pochette avec un air inquisiteur. Il l’ouvrit et leva les yeux au ciel.

— Tu t’étais essayée au dessin, on dirait. C’était pas le domaine où tu brillais, si tu veux mon avis.

Elle se fichait royalement de son point de vue ! Son regard s’arrêta sur les œuvres qu’il avait extirpées de l’étagère et elle dut reconnaître qu’il n’avait pas tort : elle aurait été incapable de déterminer ce que c’était. Le laissant à son exploration, elle s’approcha du bureau. Ses doigts glissèrent sur une photo la montrant elle et Aymeric de dos, se tenant par la main. Il avait des cheveux bien plus longs que maintenant, noués en queue de cheval. Elle la souleva pour l’observer de plus près avant de la reposer. Elle remarqua alors que le cadre pouvait être basculé et découvrit une deuxième photo.

Vince et elle étaient côte à côte à la bibliothèque. Si la jeune femme était particulièrement concentrée, lui avait le nez en l’air et le regard perdu dans le vide.

— Tiens !

Ileana remit rapidement le cadre à sa place pour se tourner vers son hôte. Il lâcha un livre devant elle et elle eut tout juste le temps de le rattraper. Elle observa la couverture et réalisa que cela expliquait la magie aux enfants. Vince en rajouta un deuxième avant qu’elle n’ait pu protester. Il se justifia, l’air maussade :

— Tu n’as jamais voulu me dire pourquoi tu aimais tellement ces livres, mais tu les lisais souvent et tu les avais annotés. Ah, et il me semble que tu étais en train de lire ce bouquin.

Il plaça en haut de la pile un énorme pavé, un policier d’après le style de la couverture. Le jeune homme lui fit face et ils se dévisagèrent un instant. Son regard était distant et elle devina qu’il n’avait aucune envie d’être là. Elle, non plus.

— J’ai faim, dit-elle timidement.

Il quitta la pièce et elle le suivit avec un tel soulagement qu’elle en oublia de laisser les livres derrière elle. Lorsqu’il eut enclenché la serrure, ils entendirent un claquement de porte au rez-de-chaussée.

— Vince ? Ileana ?

Les lèvres du jeune homme s’étirèrent pour former un sourire qui n’atteignit pas les yeux :

— Je vais me coucher, je te laisse avec mon frère, lui dit-il.

— Mais…

— On est en haut, s’exclama-t-il à l’attention d’Aymeric.

— Mais le repas ? réussit-elle à demander avant qu’il n’entre dans sa chambre.

— Mange ce qui te fait envie, je me débrouillerai avec le reste ! Bonne journée, Ileana.

— Bonne journée, répondit-elle avant qu’il ne referme la porte.

Elle ne pouvait en être sûre, mais elle avait l’impression qu’il se forçait à faire usage de son prénom.

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