Le Bois de l’Aurore, Zénith.
Jeudi 18 octobre 2012.
16h05.

Cela faisait plus de trente heures qu’ils marchaient, à défaut de courir : Lily était à bout de force. Elle était plus maigre et blafarde que jamais. Malgré les litres d’eau ferreuse qu’elle engloutissait, son corps faiblissait d’heure en heure. Ses Trésors pesaient de plus en plus sur sa nuque, si bien que son dos était voûté comme celui d’une vieille dame. Des rides commençaient à apparaître sur son visage, des mèches de cheveux chutaient de temps à autre, ses cernes se creusaient encore et encore, et des gerçures recouvraient ses lèvres pâles. Des fois, elle avait des quintes de toux si fortes qu’elle devait cesser de marcher. Elle était alors pliée en deux et crachait du sang. La fin était proche. Si elle ne trouvait pas le Sablier dans les jours, voire les heures qui venaient, elle mourrait.
— Lily ! Laisse-moi porter les Trésors du Temps ! répéta Kaël pour la énième fois.
Il ne cessait d’insister pour la décharger de ces fardeaux, mais elle refusait constamment, jusqu’à devenir agressive. À présent, elle ne prit plus la peine de lui répondre. Lily se contentait de mettre un pied devant l’autre, fixant le sol et suivant aveuglément son ami tel un automate. Tout espoir reposait sur lui.
Kaël se fiait à son instinct pour avancer. Des fois, il s’arrêtait, fermait les yeux, et s’efforçait de se remémorer le temps passé dans le ventre de sa mère, lorsqu’il avait été balloté au rythme de ses pas dansants, à travers la forêt en direction des Lacs du Sud. Il se rappelait de ses conversations avec son époux, de leurs rires et de leurs larmes.
Sur ces souvenirs, Kaël était bouleversé. Jamais il n’avait fait l’effort de se figurer cette époque intra-utérine qu’il avait jusque-là oubliée. Les détails resurgissaient peu à peu et se confondaient, lui faisant perdre la tête.
Ils se trouvaient en plein coeur d’une forêt gigantesque et hostile maintenant. Ils s’y étaient si enfoncés qu’il leur était impossible de rebrousser chemin. Malgré leurs facultés hors normes propres aux Elfes et aux Ombres, leur sens de l’orientation avait leurs limites. De toute façon, cela ne leur servirait plus à rien de revenir sur leur pas car tout avait été dévasté par l’armée de Sian. La capitale des Elfes était en ruine, et la Terre elle-même était envahie.
Peut-être périrait-elle ici, sur Zénith, au milieu des Bois de l’Aurore. Dans cette forêt même où elle avait vu le jour ce fameux mardi 6 mars 2012, à 5 heures 25 du matin. Lily se remémorait parfaitement sa naissance sur Zénith. Elle ressentait encore les courants électriques la traverser de plein fouet, et son coeur cogner violemment dans sa poitrine comme s’il cherchait à s’extraire de sa cage thoracique. Elle se souvenait de la première fois où elle avait ouvert les yeux ici, se demandant s’il s’agissait d’un rêve, d’un cauchemar ou de la réalité. Elle avait ignoré à cet instant toutes les épreuves qu’elle aurait traversées.
Maintenant, elle errait avec Kaël, comme une orpheline sans parent ni logis. Bien qu’elle dispose de deux planètes, aucune d’entre elles n’était sûre. Le présent et l’avenir étaient incertains, et seul le passé était la clé.

— Lily ! s’écria soudainement Kaël. Je vois de l’eau !
La jeune femme se redressa, gémissant de douleur et le nez ensanglanté. Le terrain devenait raide et escarpé. Mais effectivement, à quelques mètres de là, on pouvait apercevoir les prémices d’un lac, un poteau, et une petite barque accrochée avec une corde recouverte d’algues vertes.
— C’est peut-être le début des Lacs du Sud ! ajouta-t-il, l’air enjoué.
L’Elfe se précipita vers son amie afin de l’aider à atteindre la barque. Celle-ci était très abîmée, la peinture craquelait et les planches en bois étaient fissurées. Après s’être laborieusement installée, Lily douta de la solidité de la barque et craignit à chaque instant de tomber dans l’eau. Elle en avait horreur, d’autant plus qu’elle se sentait très fébrile. Afin de rassurer son amie, Kaël répara les planches à l’aide d’Héliogie, créa deux solides rames et se mit aussitôt à pagayer. Ils n’avaient pas de temps à perdre.
Ils parcoururent pendant quelques minutes une large rivière au milieu d’une forêt abondante. Ils savaient qu’ils étaient sur le bon chemin grâce à l’apparence de l’eau, car elle était d’une limpidité à vous couper le souffle ; si claire et cristalline qu’on prierait pour en boire ne serait-ce qu’une seule gorgée. On apercevait très nettement les cailloux blancs et les algues d’un vert tendre ; et l’eau brillait comme des diamants. C’était fabuleux. Jamais Lily n’avait admiré pareille beauté.
Bientôt, ils débouchèrent sur un immense lac cerné par de la végétation luxuriante et des rochers démesurés, exactement comme dans ses visions.
— Tu as réussi Kaël ! dit-elle avec enthousiasme. Tu nous as emmenés aux Lacs du Sud ! Ce sont les mêmes images que l’Anneau m’a montrées !
— C’est vrai ? Je ne me suis pas trompé ?
— Non ! Tu es un génie !
— Hey, vous, là-bas ! Que faites-vous ici ? tonna une voix féminine.
Les deux intrus sursautèrent aussitôt et posèrent leur regard sur une noble Elfe à la longue chevelure rousse, escortée par deux individus en tenue de combat. Ils se trouvaient sur une autre barque un peu plus loin. L’inconnue pointait son arc flamboyant sur eux. Ses yeux verts et farouches étaient rivés sur les étrangers comme des carabines. La beauté singulière et les traits de cette Elfe leur étaient vaguement familiers.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle d’une voix tranchante.
L’Albinos cessa de pagayer et répondit en toute honnêteté :
— Je m’appelle Kaël, et voici Lily Aurora.
— Aurora… marmonna la rouquine. Aurora ? Une nouvelle Aurora est sur Zénith ?
L’Elfe sembla perdre son sang froid, sa mâchoire se contracta durement et son regard se fit plus noir que jamais.
— Gardes ! Saisissez-les ! tonna-t-elle, furibonde.
— Att… attendez ! s’écria Lily. Nous venons de nous échapper de la Capitale des Elfes ! Elle est en ruine à présent, l’armée de Sian Valtori a massacré le peuple d’Éléna ! Nous sommes les seuls survivants…
Les trois Elfes se figèrent instantanément. Les gardes dévisageaient la rouquine, attendant le moindre mot d’ordre de sa part.
— Quand est-ce arrivé ? demanda-t-elle sur un ton interdit. Personne ici n’est au courant de cela…
— La Guerre a éclaté il y a deux jours, à l’Aube du 16 octobre, le lendemain de la Fête de l’Ambre, confia Kaël. L’armée de Sian était bien trop puissante ! Les Elfes et les Humains ont résisté comme ils ont pu mais… ils sont tous morts, même les enfants je suppose. Ils ont brûlé Aurora, volé l’Ambre et envahi la Terre. Lily peut en témoigner…
L’Elfe paraissait scandalisée, sous le choc. Son regard se perdait dans le vague et sa bouche était entrouverte.
— C’est impossible… Qu’est devenue Éléna ?
Les deux étrangers baissèrent la tête de manière synchronisée.
— Elle a mis fin à ses jours lorsqu’elle a su que c’était fini, révéla Kaël.
La rouquine s’offusqua :
— Quelle lâche…
Silence.
— Que venez-vous faire aux Lacs du Sud ? demanda-t-elle après avoir récupéré ses esprits.
Kaël hésita un instant, se demandant s’il était raisonnable de dire la vérité.
— Nous savons qu’un Trésor du Temps se trouve sous ces eaux, lâcha Lily sur un ton las. Il représente notre seul espoir de changer le courant de l’Histoire, et de sauver les Elfes.
La rouquine évalua ces terribles confidences, réfléchit longuement avant de décréter :
— Venez, suivez-moi. Ici n’est pas un lieu adéquate pour converser sur ces choses-là.
Kaël ne se fit pas prier deux fois pour activer ses bras et pagayer. Plus ils avançaient, et plus ils s’approchaient de belles bâtisses construites en hauteur, sur de petites falaises. Cela correspondait exactement aux visions de Lily.
Bientôt, ils amarrèrent à un quai. Kaël sortit le premier, et aida son amie qui toussait vigoureusement. L’Elfe majestueuse se tenait debout, droite et digne. Elle les attendait et semblait intriguée par l’état de santé de Lily.
— Comment va votre amie ? demanda-t-elle à Kaël.
— Elle est mourante. Lily est à la fois détentrice de deux Trésors du Temps, et une Ombre, répondit-il. La seule façon de lui sauver la vie et de trouver le Sablier afin qu’elle récupère son humanité perdue.
L’Elfe restait silencieuse et observait les étrangers avec suspicion.
— Bon, suivez-moi, vous semblez très mal en point, jeune fille, je vais vous offrir de quoi vous restaurer un peu.
Ils marchèrent le long du quai et arrivèrent sur une vaste terrasse, ombragée, et située au bord du lac. Les lieux étaient paisibles et très fleuris. C’était un véritable havre de paix, comme elle n’en avait jamais vu sur Zénith, ni même sur la Terre. Ils gravirent des escaliers en pierre au coeur d’un jardin surchargé en arbres fruitiers, arbustes en fleurs et fontaines chatoyantes. Les parfums qui en émanaient étaient envoûtants.
Au sommet, ils arrivèrent au fameux temple rond surmonté d’un dôme et encerclé de colonnes ancestrales, qui donnait sur les multiples lacs enchanteresses du domaine.
— Prenez place sur les canapés, je vais demander à mes servantes de nous apporter quelque chose à boire et à manger, sans oublier de l’eau ferreuse.
Lily s’assit à la première place qu’elle trouva, et s’y affala, soudainement prise de vertige.
— Ça va ? glissa Kaël à son oreille, l’air soucieux.
— Je crois que je vais vomir, dit-elle.
À l’instant où la jeune femme eut un violent haut-le-coeur, l’Elfe eut le réflexe de créer un seau et de le placer devant elle. Elle y vomit aussitôt de l’eau mêlée à du sang chaud. Sa gorge était en feu et son front perlait de sueur. Kaël tâta son visage.
— Tu es bouillante…
La jeune femme ferma les yeux un instant, sourit et murmura tant bien que mal :
— Si l’Anneau ne me mène pas en bateau… je vais mettre la main sur le Sablier dans les prochaines heures, au lever du jour, comme dans mes songes…
L’Elfe aux cheveux roux revint rapidement, accompagnée de deux servantes qui avaient les bras chargés de plateaux. Elles posèrent gracieusement des bols, des tasses et de la nourriture sur la table basse, faisant saliver Kaël.
— Pardonnez mon impolitesse, mais je ne me suis toujours pas présentée, dit l’Elfe rousse. Je m’appelle Iliana, et je suis la dirigeante ainsi que la fondatrice de cette cité.
— Enchanté. Merci beaucoup pour votre hospitalité.
— Accessoirement, je suis aussi la soeur cadette d’Éléna. Nous avons 500 ans d’écart.
Les yeux de Lily s’écarquillèrent et Kaël faillit s’étouffer avec une pâtisserie recouverte de sucre glace.
— Je hais ma soeur au plus haut point, précisa-t-elle en se relevant avec adresse.
Elle se déplaça souplement au bord du précipice, le visage tourné vers le fabuleux paysage.
— Nos parents sont morts peu de temps après ma naissance au cours de la Première Guerre qui opposait l’armée d’Alexandre Valtori à celle de Jeanne Aurora, mille ans plus tôt. Ma soeur aînée a ainsi hérité naturellement du trône. Mais, vous savez, j’ai toujours pensé qu’elle n’aurait jamais dû devenir Reine.
— Nous le pensons aussi, avoua Lily sans hésiter.
— Ma soeur était… comment dire… malsaine d’esprit. Elle avait une soif incommensurable de pouvoir et de reconnaissance. Elle était paranoïaque et changeait d’humeur en l’espace d’une seconde. Parfois, elle était si douce et… pouvait me gifler la minute d’après. Je n’ai jamais réussi à la cerner malgré les siècles passés à ses côtés.
— Pourquoi ne vivez-vous pas à Aurora ? demanda Kaël, visiblement curieux par son histoire.
Il n’avait jamais entendu parlé de cette femme.
— J’ai pendant longtemps vécu à Aurora, avoua-t-elle. J’étais le bras droit de ma soeur, et participais activement à la Guilde des Héliogiciens. Mais j’ai décidé de quitter la capitale car j’étais en profond désaccord avec ma soeur et la plupart de ses sujets. Lorsque j’ai compris que je ne parviendrais jamais à changer leur mentalité, j’ai décidé de partir et de fonder mon propre royaume, avec mes propres lois.
— Quels étaient ces différends ?
— J’étais en désaccord à peu près sur tout. Sur le fait qu’Éléna se considérait, et considérait son peuple comme supérieur aux autres, qu’elle exigeait l’utilisation exclusive de l’Héliogie par les Elfes. Si les Humains, de nos jours, peuvent étudier à l’IEH, c’est en partie grâce à moi. Je me suis beaucoup battue pour cela. Et puis, je ne parle même pas de l’hostilité qu’elle ressentait à l’égard des Ombres… Le jour où j’ai soumis l’idée que les Elfes devraient établir un marché de l’Ambre avec les Ombres afin qu’ils ne périssent pas et deviennent nos alliés, je me suis fait violemment réprimandée. C’est suite à cet évènement que j’ai décidé de partir, cent ans plus tôt, en 1911 ou 1912, je ne sais plus.
Silence.
— Quelques personnes de la Guilde m’ont accompagnée, et nous avons érigé cet ville, poursuivit-elle. Nous voulions accueillir toutes les créatures Zénithiennes rejetées et qui étaient en désaccord avec la suprématie imposée par Éléna ; et bien sûr, celle imposée par Jézabel et, plus récemment, par Sian Valtori du côté des Ombres. Aux Lacs du Sud, vous croiserez des Elfes, des Ombres, des Humains, des Hybrides, et même des Grands Hommes du Nord qui veulent la paix sur Zénith.
— Mais, n’y avait-il pas un Roi des Elfes ? demanda Lily. L’époux d’Éléna n’avait-il aucune bonne influence sur votre soeur ?
— Anar ? railla-t-elle sur un ton mielleux. Pauvre Anar… Il était aussi fou amoureux qu’aveugle. Il avait si peur de la perdre qu’il se pliait à toutes ses exigences. Et puis, il n’était qu’une pièce rapportée… Elle était la seule de sang royale. C’est elle qui détenait tous les pouvoirs. Anar pouvait, au mieux, jouer un rôle de conseiller.
— Il est mort au combat pendant la Guerre de 1991, n’est-ce pas ?
Iliana rit aux éclats, d’un rire clair et cristallin.
— C’est ce qu’elle vous a dit, j’imagine ?
Kaël et Lily se regardèrent, circonspects.
— Éléna a empoisonné son époux avant qu’il se rende au champ de bataille, afin que personne ne suspecte quoi que ce soit. Il n’y a pas de preuve, mais je le sais. Anar n’était qu’un parasite pour elle, qui lui était d’aucune utilité. Elle ne l’a jamais aimé.
— Jamais je n’aurais cru ça d’elle ! s’indigna Kaël, scandalisé.
— Vous avez dû connaître Jeanne Aurora, d’après ce que j’ai compris ? demanda Lily.
Iliana resta interdite un moment, les sourcils froncés. Visiblement, elle n’appréciait guère la lignée Aurora et son histoire.
— Oui, je l’ai connue, répondit-elle d’un ton abrupte. J’étais là avant qu’elle et son amant apparaissent pour la première fois sur Zénith.
— On m’a beaucoup décrit mon ancêtre comme étant une femme très douce, gentille et bienveillante. Est-ce vrai ? Comment était-elle ?
— Comment était-elle ? répéta Iliana avec animosité. Elle ne valait pas mieux que son amant.
Sa réponse tranchante mit un froid entre elles. Un long silence plana. Lily était vaguement embarrassée et la curiosité de Kaël était à son comble.
— Écoutez, mes paroles vont sans doute vous décevoir, lâcha Iliana. J’ignore ce qu’Éléna vous a raconté au sujet de votre ancêtre et des Trésors du Temps… Mais ma soeur mentait beaucoup et passait le plus clair de son temps à manipuler ses sujets. Jeanne était aussi orgueilleuse et malsaine d’esprit qu’Alexandre Valtori. Je peux l’affirmer car je l’ai côtoyée.
Aurora ne savait plus où se mettre et ses jambes commençaient à s’agiter. Ses convictions ainsi que ses croyances étaient en train de partir en fumée. Elle réalisa qu’elle ne pouvait plus faire confiance à personne. Visiblement, on lui avait beaucoup menti.
— Votre air surpris m’étonne beaucoup, jeune fille, minauda Iliana. Croyez-vous sincèrement qu’une personne ayant l’ambition de créer des Trésors lui permettant de contrôler le Temps est saine d’esprit ?
Silence.
— Croyez-vous qu’une femme ayant l’ambition de voir l’avenir, d’arrêter le temps, de voyager dans le passé et de vivre éternellement est saine d’esprit ? Croyez-vous qu’essayer d’imiter Dieu est une chose raisonnable ?
Silence.
— Et puis, je ne parle pas d’Alexandre qui souhaitait manipuler l’Âme des êtres vivants ! renchérit-elle. En sondant l’âme de ses victimes à travers leurs yeux, en la manipulant, où bien en la subtilisant pour vivre de longs jours !
Silence.
— Jeanne et Alexandre ont reçu des dons du ciel : des intelligences hors normes et la capacité d’exploiter au maximum leur cerveau. Qu’est-ce qu’ils en ont fait ? Croyez-vous qu’ils ont aidé les autres, amélioré la médecine ou enseigné aux plus jeunes leur savoir ?
Silence.
— Non ! vociféra l’Elfe aux cheveux de feu, les joues empourprées de colère et le regard enflammé. Ils ont été terriblement égoïstes ! L’une convoitait la maîtrise du Temps, chose que seul Dieu peut contrôler. L’autre convoitait la maîtrise de l’Âme, chose totalement immatérielle, insaisissable, inconnue de tous, et dont seul Dieu connaît les mystères ! Jeanne et Alexandre ont reçu des dons, et ont agi égoïstement ! Ils se sont laissés tenter, et ont convoité la place de Dieu ! Voilà de qui vous descendez, Lily ! D’une femme orgueilleuse qui cherchait, avec son amant, à vivre éternellement et à connaître un autre monde que la Terre !
Silence.
— Valtori parvenait à maîtriser l’Âme, mais son corps se dégradait sans qu’il trouve la mort, confia Iliana. Aurora maîtrisait le Temps pour que son corps reste intact au fil des ans, mais pour elle, c’était son âme qui se dégradait ! Elle perdait la raison et devenait de plus en plus folle en possession des trois Trésors du Temps ! Que ce soit l’âme ou le corps, lorsqu’ils cherchaient à en sauvegarder un ou une grâce à leurs Trésors, ils perdaient l’autre, contre leur grès.
Silence.
— En arrivant sur Zénith, Aurora et Valtori ont perturbé l’équilibre de cette précieuse planète ! ajouta-t-elle avec véhémence. Ils ont été reçus comme des dieux. Éléna était fascinée par Jeanne, et Jézabel était tombée amoureuse d’Alexandre. Alors que les Ombres et les Elfes vivaient en paix, ces détenteurs de Trésors ont été à l’origine des conflits sanglants entre les deux peuples ! Depuis leur arrivée, les Elfes comme les Ombres ont découvert les pouvoirs de l’Ambre, leur permettant de voyager vers une nouvelle planète, et de pratiquer l’Héliogie pour ceux qui en étaient autrefois incapables…
Lily passa sa main sur son visage, les yeux exorbités. Ces révélations la confondaient. Ils étaient comme des coups de massue qu’elle recevait sur le crâne. Elle ne savait plus qui croire ou quoi penser. Alors qu’elle avait toujours pensé que les Trésors du Temps étaient une bénédiction, elle réalisait peu à peu qu’ils étaient maudits, et le fruit de deux indignes personnes aux ambitions douteuses. Perdrait-elle la raison lorsqu’elle possèderait tous ses Trésors ?
Désormais, elle ne percevait plus Jeanne comme auparavant. Elle avait été aussi imparfaite et machiavélique que l’ancêtre de Sian Valtori.
— Je dois vous avouer que je suis un peu déroutée par vos confidences, commença Lily d’une voix chevrotante. Mais sachez que je vous crois, et que je suis d’accord à peu près sur tout ce que vous venez de m’apprendre. Les Elfes auraient dû établir un lien de confiance avec les Ombres pour annihiler les conflits ; ils auraient dû commercer avec eux depuis le début, prêter leur précieuse Ambre en établissant des règles. Depuis peu, je pense aussi qu’Éléna est responsable de cela, et que si elle, son peuple, et sa capitale viennent de s’effondrer quelques heures plus tôt, ce n’est pas par hasard… Elle n’a jamais réussi à établir des relations saines avec les autres peuples de Zénith. À vouloir trop se renfermer, se cacher dans sa forteresse, profitant pleinement de l’Héliogie et de l’Ambre afin de voyager sur la Terre… votre soeur ne s’est fait que des ennemis.
Iliana sourit chaleureusement et acquiesça vivement, les yeux pétillants. Kaël, lui, était plus sur sa réserve. Lily s’interrompit et hésita à poursuivre. Puis, entre deux gorgées d’eau ferreuse, elle révéla :
— De plus en plus, je pense aussi que les Trésors du Temps comme les Trésors de l’Âme ne sont pas bons.
— Maudits, rectifia Iliana d’un ton sec.
— Oui… maudits, concéda-t-elle.
Silence.
— Mais voilà. L’un de ces Trésors m’est indispensable pour effectuer un voyage dans le passé… pour la bonne cause.
— Qui vous dit que ce sera mieux après ? Avez-vous conscience des conséquences que votre voyage pourrait engendrer ? Rien qu’une conversation échangée avec un individu du passé pourrait tout chambouler !
— Ce sera toujours mieux que la mort ! objecta Lily avec fougue. Nous sommes en train de vivre le pire des scénarios ! Tous les Elfes ont péri à Aurora ! La Terre est envahie d’Ombres manipulés par Sian Valtori ! Les Lacs du Sud ne seront pas épargnés ! Votre cité sera détruite comme toutes les autres !
Iliana baissa furtivement la tête et paraissait sérieusement réfléchir. Elle montra, pendant un bref instant, des signes de faiblesse. Mais très vite, elle redevint impassible.
— Je cherche à faire un voyage de plusieurs décennies, voire plusieurs siècles, précisa Lily sur un ton plus calme. À une époque où Sian n’est pas encore devenu le Chef des Ombres. Mon but est de l’empêcher de faire des Ombres un peuple violent et sanguinaire, et de mettre en péril les Elfes et les Terriens.
Silence.
— Ma mission sera donc d’éliminer le principal élément perturbateur du passé, enterrant avec lui tous les problèmes que connait notre époque, ajouta Lily avec détermination, le regard sombre. Sans Sian Valtori, les Ombres ne déclareraient pas la Guerre aux Elfes et n’envahiraient pas la Terre.
— C’est beau, ce que vous me dites, persifla l’Elfe. Vous êtes en train de me vendre du rêve. Mais, dites-moi, quelles sont vos chances de réussir ?
Lily s’affaissa dans le canapé, déjà accablée par la rude tâche qui lui incombait. D’autant plus qu’elle n’était pas totalement certaine que la mort de Sian suffise.
— Mes chances sont minces, répondit-elle franchement. Quasi nulles je dirais… Mais ce voyage est notre seule issue de secours, vous comprenez ? Si je réussis, le monde sera meilleur.
Silence.
— Sans Sian Valtori, le monde sera meilleur, insista Lily avec obsession.
Silence.
— Vous militez depuis toujours pour la paix, n’est-ce pas ? dit Aurora, les yeux brillants.
Sa fièvre ne cessait de s’aggraver.
— Oui, en effet.
Silence.
— Et bien, la mission que je m’apprête à effectuer est une mission pour la paix, conclut-elle avec gravité.
Iliana fit les cent pas, le regard grave et les lèvres pincées. Elle réfléchissait et semblait peser le pour et le contre.
Quelques minutes plus tard, elle conclut :
— Vous avez raison, ce voyage est sans doute notre seule option. Votre mission est suicidaire. Mais c’est notre seule option, répéta-t-elle comme pour s’en convaincre.
— Maintenant, j’aimerais que vous me disiez où se trouve le Sablier exactement ? demanda Lily, soudainement excitée à l’idée de retrouver son humanité.
— Ce n’est pas à moi de vous le dire, mais à la personne qui l’a ramené ici, dit-elle.
— Très bien, rencontra la alors.
Iliana s’absenta aussitôt. Sans doute allait-elle chercher cette fameuse personne. Kaël et Lily se regardaient en silence, à la fois impatients et circonspects.

Plus tard, Iliana revint. Une très vieille dame était accrochée à son bras, le dos voûté et ses longs cheveux gris coulant devant son visage ridé. Deux oreilles pointues émergeaient de sa chevelure. Il s’agissait de la même femme de ses visions !
Iliana la fit assoir en face de ses hôtes, avec la plus grande précaution. L’Elfe semblait très mal en point. Ses prunelles étaient d’un blanc laiteux comme si elle était aveugle. D’ailleurs, elle l’était, car son regard était vitreux, perdu dans le vague. Ses mains tremblotaient avec frénésie. Kaël parut choqué de voir une Elfe âgée pour la première fois de sa vie. Il crut rêver… ou cauchemarder.
— Bonjour, dit Aurora.
Silence.
— Lily… c’est toi ? demanda la vieille dame.
La jeune femme resta interdite, pétrifiée. Comment la connaissait-elle ? Qui était-elle ?
— Qui êtes-vous ? demanda Kaël, fronçant durement les sourcils.
— C’est… c’est moi, Lixi…

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