32 jours auparavant

Nous décidâmes de ne pas parler à Lucas de l’état de maman tout de suite et prétextâmes une grande fatigue pour expliquer la raison de son isolement dans la suite parentale. Mais mon petit frère était loin d’être idiot, nous savions que le subterfuge ne durerait pas bien longtemps.

Durant les cinq jours qui suivirent papa s’enferma avec elle afin de veiller à ce qu’elle ne se blesse pas et même s’il ne m’en dit rien, je compris que les périodes de lucidité de ma mère était de moins en moins fréquentes. Bientôt, elle ne nous reconnaîtrait plus. Je savais que si nous devions lui dire adieu, c’était maintenant ou jamais. C’est ce résonnement qui convaincu finalement papa, au matin du sixième jour, d’expliquer la situation à Lucas. Il accepta de me laisser de garde auprès de ma mère tandis qu’il s’attelait à la tâche, qu’il avait catégoriquement refusé de me déléguer.

Je lui en fus reconnaissante lorsque, dix minutes après son départ, j’entendis les premiers cris de dénis couplés de sanglots déchirants qui venaient du couloir. Je fermai les yeux et serrai les dents pour retenir ma propre dévastation, tout en resserrant ma prise sur la main moite de ma mère qui se tordait dans ses draps, inconsciente et couverte de sueur, la respiration anormalement rapide. Une demie-heure plus tard, lorsque mon père reparu, il portait sur lui le poids de la peine de son fils en plus des nôtres. Il m’informa simplement que Lucas s’était assoupi, sans aucun doute à cause du choc émotionnel, puis nous retombâmes dans le silence. Je sus que plusieurs heures s’étaient écoulées depuis le début de notre veille lorsque je vis le soleil atteindre son zénith à travers les embrasures des volets en bois clos de la chambre. Je n’avais aucun appétit, mais j’informai néanmoins mon père que j’allai nous préparer à manger, consciente que nous allions avoir besoin de toutes nos forces pour ce qui allait suivre. C’était avec une grande réticence que je séparai la paume de ma mère de la mienne avant de quitter la pièce.

Je fis décongeler la dernière baguette de pain qu’il nous restait au congélateur puis m’en servis pour préparer trois sandwichs. Seulement trois, car maman s’était avérée incapable d’avaler quoi que ce soit depuis trois jours déjà -mon père avait appelé ce phénomène dysphagie-, que je disposai sur un plateau sur lequel je rajoutai des verres remplis d’eau. J’essayai de ne pas m’attarder sur eux, leur vue seule me rappelait crûment les premiers stades de la maladie qui rongeait ma mère. Par la suite, je passai d’abord dans la suite parentale pour y déposer le plateau -que j’étais parvenue par miracle à équilibrer d’une seule main- avant de me diriger vers la chambre de Lucas, un sandwich et un verre d’eau tenus fermement contre mon torse à l’aide de mon avant-bras. En y pénétrant, mon regard fût immédiatement attiré par ce dernier, endormi en position fœtale sous sa couette, les yeux bouffis et rougis de larmes à présent taries. Je ne doutai pas qu’elles couleraient à nouveau très bientôt. J’abandonnai mon chargement sur sa table de nuit et m’assis près de lui. Pendant un long moment, je me contentai de le regarder, me demandant comment il allait pouvoir se remettre de ça. Comment nous allions nous en remettre.

Et, soudain, il commença à s’agiter dans son sommeil en poussant de petits geignements blessés et, incapable de le supporter, je portai ma main valide dans sa crinière épaisse et ondulée que je me mis à caresser pour l’apaiser. Je lui murmurai que ça allait, que tout allait s’arranger, jusqu’à ce qu’il se soit calmé. Comme mon père, des semaines plus tôt, je mentais. Lorsque je fus certaine qu’il était retombé dans un profond sommeil je le quittai, en prenant soin de laisser la porte de sa chambre entrouverte, avant de rejoindre mon père. Je trouvai ce dernier dans la position exacte dans laquelle je l’avais laissé, alors qu’il traçait du pouce avec une tendresse absente le front de sa femme, sur laquelle il avait les yeux braqués. Le plateau était toujours là où je l’avais posé, intact, mais je m’abstins de le faire remarquer. Je retrouvai simplement ma place précédente et me forçai à avaler quelques bouchées de mon sandwich, que j’abandonnai vite lorsque mon estomac commença à protester. Les minutes s’égrainèrent, mais contrairement aux heures précédentes, je fus incapable d’en supporter la lourdeur étouffante.

— Je serai en bas, j’avisai mon père même si je n’étais pas certaine qu’il m’ait entendue, avant de me précipiter hors de la pièce en silence. Je ne m’arrêtai que lorsque j’eus atteint la dernière marche de l’escalier sur laquelle je m’écroulai pesamment. J’enroulai mes bras autour de mes jambes en faisant attention à ne pas bousculer mon membre blessé et me cachai le visage entre eux ; puis je respirai. Je respirai simplement alors que la longue attente se poursuivait.

Beaucoup plus tard, du moins il me semblait, j’entendis les pas de mon père se diriger vers moi, avant d’ouïr le craquement familiers des marches qui me signalaient qu’il se rapprochait. Je déliai mes membres courbaturés d’être restés si longtemps dans la même position et me retournai pour le regarder. Il ne me dit que trois mots avant de se détourner.

— Elle est réveillée.

Je me redressai pour le suivre alors qu’il avait déjà disparu à l’angle du mur à l’étage et me dirigeai à nouveau vers la suite parentale. Là, la porte était grande ouverte et maman se tenait assise dans son lit, assistée de deux oreillers. Lorsqu’elle me vit elle m’adressa un sourire maladif mais sincère et dans son regard, pour la première fois depuis des jours, il y avait une lueur de conscience. Je dépassai mon père qui s’éloigna pour aller trouver mon frère, afin de nous laisser un semblant d’intimité.

— Salut maman, je l’abordai dans un murmure en agitant la main, amorphe et désemparée.

— Viens ici chérie, approche-toi. m’enjoignit-elle avec une invitation molle du bout des doigts et j’obéis. Je vins m’échouer à ses côtés sur le couvre-lit en laine coloré que je savais avoir été tricoté par ma grand-mère maternelle, en cadeau de mariage pour mes parents, que je me mis à tripoter nerveusement. Une expression doucereuse sur le visage, ma mère m’observait, comme voulant graver dans sa mémoire les moindres détails de mon visage. Nous partageâmes un long silence contemplatif durant lequel je fis de même, consciente de la finalité de cet instant.

— Je vais mourir Alexandra. déclara soudainement ma mère, avec une certitude désarmante et un calme souverain. J’eus l’impression de mon côté d’encaisser l’impact d’un coup de poing dans le ventre tandis qu’une boule d’angoisse vint se loger dans ma gorge, que j’ignorai comment déloger. J’aurais voulu avoir la chance de te voir devenir la femme extraordinaire que je sais que tu deviendras, poursuivit-elle, sans jamais égarer son regard loin du mien. J’aurais voulu pouvoir être là et te guider dans les épreuves que tu devras surmonter ; mais je ne le pourrai pas. Alors, à défaut, je vais te donner un conseil maintenant. (Elle fit une pause, comme pour jauger de mon niveau d’attention, avant de reprendre) Tu dois rester toi-même. Toujours. Peu importe les choix que tu devras faire et les embûches sur ton chemin . Ne laisse pas ce monde te transformer jusqu’à te réveiller un matin et réaliser que tu ne te reconnais plus. Parce que ce qu’il y a là-dedans, m’assura-t-elle avec une conviction d’acier en portant une main tremblante contre mon cœur, ce qu’il y a là-dedans est tout ce dont tu as besoin pour avancer. Tu es magnifique ma chérie, à l’extérieur et à l’intérieur. Je ne pourrais pas être plus fière de toi. Et j’ai la certitude que si tu laisses ton cœur te guider, alors ce monde n’aura pas raison de toi. Bien au contraire, non seulement tu lui survivras, mais tu y prospéreras. Je n’ai aucun doute là-dessus. Alors promets-le-moi chérie. Promets-moi de toujours rester toi-même.

Incapable de parler tant ma gorge était obstruée, je me contentai de hocher la tête et de m’allonger près d’elle, que j’enserrai de mon bras valide aussi fort que je l’osai pour ne pas la blesser plus qu’elle ne l’était déjà. Celle-ci se mit immédiatement à passer une main tendre dans mes cheveux détachés jusqu’à en faire disparaître le moindre nœud et si j’avais pu trouver le sommeil, nul doute que je l’aurais fait. Je ne sus pas combien de temps s’était écoulé avant que Lucas ne nous rejoigne mais, sans un mot, je me décalai afin qu’il puisse grimper à nos côtés. Lorsque je jetai un regard par la porte de la chambre se fût pour y trouver mon père, appuyé contre son encadrement, une émotion innommable et incommensurable de déchirement gravée sur le visage.

Nous ne dîmes rien les heures qui suivirent. Parce qu’il n’y avait rien de plus à dire.

Maman resta lucide durant presque douze heures au cours desquelles elle s’entretint en privé avec Lucas. Un aparté au terme duquel mon frère vint me trouver, le visage maculé de sillons de larmes silencieuses, à la recherche d’un réconfort dont nous avions tous deux cruellement besoin. Plus tard, lorsque son chagrin avait cessé de s’épancher, je l’encourageai à manger quelque chose et une fois cela fait, le mis au lit pour la nuit. J’espérai que, contrairement à moi, il parvienne à trouver le repos. Par la suite, je me dirigeai par automatisme vers la suite parentale, incapable de me refréner. Même si je savais que voir ma mère dans cet état ne pouvait que me faire souffrir. Quand j’entendis qu’une conversation à mi-voix était en cours entre mes deux parents je me stoppai, prête à faire demi-tour, lorsque je surpris des mots qui m’ancrèrent sur place plus sûrement que si mes pieds étaient englués dans du ciment.

— Je ne veux pas… mourir ici. Pas dans notre maison. Je ne veux pas détruire tous les beaux souvenirs que nous avons ici. Emmène-moi à l’hôpital. Je préfère que ça arrive là-bas.

— D’accord Marie, d’accord. Tout ce que tu voudras.

— Et les enfants… Jérôme tu dois me promettre… tu dois promettre de les garder en sécurité. Promets-le-moi. Promets-le-moi. Jérôme… promets-le.

— Je te le promets. Marie, je veillerai sur eux.

Lorsque mon père me trouva, bien plus tard, toujours figée au même endroit, il me demanda simplement avec une rhétorique accablée si j’avais tout entendu et j’acquiesçai. Alors, il me prit dans ses bras et m’informa que ma mère s’était rendormie avant de m’embrasser le front et de me conseiller d’aller faire de même, car le lendemain à la première heure, nous partirions pour l’hôpital.

Je ne fermai pas l’œil de la nuit.

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