Nous devrons reprendre la mer plus tôt que prévu. Dame Kerredwyn m’a confié une mission. Il faudra lever l’ancre dans quelques jours. Les quelques pirates qui sont restés sur le Déraisonné – dont les Mac Alistair – ont pris la route pour aller porter le message à leurs camarades descendus à terre pour voir leurs proches. Cette décision risque de ne pas être très populaire, mais les ordres viennent de la Matriarche. On ne peut désobéir ou se plaindre. Malgré cela, mon compte-rendu à ma tante s’est assez bien passé. Mais les manigances de l’Armada l’inquiètent. Il faut surveiller tout cela.

Je profite du temps qu’il me reste pour liquider la marchandise qui n’a pas encore trouvé preneur. Ainsi, mes hommes auront droit à un joli petit pactole pour reprendre le voyage. Cela devrait rendre ce départ précipité moins amer.

Sur le chemin du retour, j’ignore pourquoi, mais je suis resté plus d’une heure immobile sur une falaise à regarder la mer d’un côté et de l’autre les montagnes embrumées. Je ne sais quand je reverrai ce paysage familier à nouveau. Je crains que je commence à avoir le mal du pays après tant d’années à voyager sur le Golfe d’Urian. Mais un pirate – capitaine corsaire de suroît – peut-il se le permettre ? Certes, non ! Alors, comme toujours, je quitterai ces terres qui m’ont vu naître sans me retourner. La vie en mer est suffisamment agitée pour me faire oublier ces moments de faiblesse et de nostalgie.

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan
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Chapitre XIX : Un Message dans la Nuit

Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis leur départ précipité du camp Starkhar. La nuit régnait en maître absolu et le jour avait complètement disparu à son profit. C’était au tour de Lorcas de monter la garde pendant que Balram dormait et que les rennes se reposaient. Que ce soit le garçon ou le pirate, aucun des deux n’avaient oublié les histoires d’ours polaires et de voleurs sur les plaines de Birenze racontées par Aslak. Lorcas soupira, les yeux plongés dans le feu. Le guide de la caravane lui semblait tellement lointain. Comme de longues années. Pourtant, leur rencontre ne devait dater que d’un mois. Ils avaient perdu la notion du temps dans ce pays sans soleil. Distraitement, il joua avec les braises du bout de son bâton. Seuls ses yeux dépassaient des fourrures dans lesquelles il s’était enveloppé pour affronter le froid. Mais il y avait pire. Balram, endormi dans le traîneau, n’avait pas laissé un seul cheveux dépasser des couvertures. Lorcas se demandait comment il faisait pour respirer. Mais le pirate devait y parvenir sans soucis puisqu’il se réveillait toujours vivant. Les couvertures bougèrent vaguement. Le pirate avait dû se retourner. Lorcas luttait contre le sommeil, le froid l’engourdissant. Il se secoua et se força à faire quelques pas autour du feu.

Ce voyage s’éternisait. Le garçon ne pouvait s’empêcher de douter durant ces moments de calme. Ce qu’il avait vu chez les Starkhars, les Wendigos… Cette affaire l’avait plus secoué qu’il n’aurait cru. Il en voulait à Balram d’avoir laissé leurs bienfaiteurs derrière ; même s’il savait que le pirate n’avait pas eu d’autres choix. Et lui ? Avait-il fait le bon choix ? L’aventure l’avait tellement tenté. Pour elle, il avait suivi un pirate dans une chasse au trésor insensée. Sans doute, aurait-il dû rester à Propast auprès des soldats de l’Armada. Ils auraient pu le ramener chez lui. Coerleg lui manquait. Son père lui manquait. Ses camarades lui manquaient. Tous lui manquaient. Même le temps humide et venteux de son archipel lui manquait. L’air était redevenu sec et glacial sur Birenze, accompagné de fortes rafales de vent par moment. Lorcas avait de plus en plus de mal à supporter ce climat. Il se demandait comment Balram était encore vivant, lui si frileux. Une détermination sans faille, frôlant la folie, pouvait-elle maintenir en vie ? Car l’adolescent ne savait pas comment il pouvait tenir autrement.

Mécaniquement, il caressa le crane d’un des rennes. Il se demanda soudain ce qu’était devenu ceux qui étaient restés au camp maintenant que les Starkhars étaient morts. Sans doute, mourraient-il de faim ou finiraient-il dévorés par un ours. Sans personne pour s’occuper d’eux, ils ne feraient pas long feu. La liste des morts qu’ils laissaient sur leur route devenait encore plus longue. Combien encore ? Ça commençait à devenir beaucoup trop lourd pour lui. Quand il s’était engagé dans l’Armada, il y avait vu l’héroïsme, faire quelque chose de bien, voyager, un nouvel avenir. Quand il avait suivi Balram, il avait désiré l’aventure, l’imprévu, des rencontres. Il avait été tellement naïf ! Le pirate avait raison, il n’était encore qu’un gosse. Comment avait-il pu ignorer la mort et la guerre qui l’attendaient au détour ? L’Armada aussi lui aurait offert les mêmes visions d’horreur. Le monde était injuste et il se demandait s’il aurait pu changer quoique ce soit. Il n’était qu’un adolescent à peine sorti des jupes de son père. Un petit soldat sans importance. Il n’aurait pu qu’obéir aux ordres et subir. Il serra les poings. Il doutait avoir encore la force de retrouver l’Armada et sa petite vie d’avant après un tel voyage. Son monde simple et plein d’espérance s’effritait sous ses yeux. Tout ce qu’il voulait maintenant, c’était laisser tout ça derrière lui et rentrer chez lui. Pleurer un bon coup dans les bras solides de son père et oublier. Il ne voulait plus se battre, il ne voulait plus quitter Coerleg. Seulement reprendre les affaires de son père et rester bien à l’abri du monde dans son petit patelin isolé. Ne plus entendre parler de guerre, de morts, de pirates ou de soldats. C’était décidé, arrivé au port de Lüpangrev, il prendrait le premier bateau pour Valenc et démissionnerait de l’Armada. Il se doutait que son père serait déçu, mais il ne pourrait en supporter davantage.

« Ça va, Boucle d’Or ? »

Lorcas sursauta. Balram s’était réveillé et avait quitté son cocon de couvertures. Instinctivement, il eut un mouvement de recul. Le pirate représentait toutes ses désillusions et en était l’origine. À présent, il éprouvait pour lui un mélange de révulsion et de pitié. Balram vivait dans ce qu’il avait connu ces dernières semaines depuis sa naissance. Mais il s’agissait de son monde, pas du sien. Qu’il y trouve son compte, tant mieux ! Mais c’était loin d’être le cas pour le coerlège.

« Quoi ? bredouilla Lorcas.

– Ça fait au moins un quart d’heure que tu as le regard dans le vide, expliqua Balram, les sourcils froncés. Si tu continues de frictionner cette pauvre bête, elle aura plus de poil sur la tête. »

Comme honteux, le garçon enleva aussitôt sa main. À croire qu’il s’était servi du renne comme peluche vivante durant ses réflexions. Il détourna le regard de celui intrigué du pirate.

« Ça va. Juste un peu de fatigue. »

Il espérait bien clôturer ainsi la discussion. Ce n’était comme si Balram s’inquiéterait pour lui ou ne serait-ce que s’intéressait. Soudain, il se demanda pourquoi le pirate se le trimballait encore.

« Ça te travaille. » constata Balram en se rapprochant.

Lorcas s’éloigna brutalement des bêtes. Il fit mine d’aller alimenter le feu, tournant ostensiblement le dos à Balram.

« On aurait rien pu faire pour les sauver, argumenta le pirate. C’est normal que tu te sentes mal. Ça passera avec le temps.

– Fermez-la. » marmonna Lorcas entre ses dents.

Il ignorait si le pirate l’avait entendu, mais il n’ajouta rien. Lorcas gardait les yeux sur le foyer, soudain hypnotisé par les braises frémissantes et le crépitement du bois. Il se fit la réflexion que les flammes étaient vraiment fascinantes à voir, un peu comme le mouvement des vagues.

« Tu veux dormir ou on y va ? »

Lorcas hésita. Maintenant, il n’avait plus tellement sommeil. Cependant, il ignorait quand aurait lieu la prochaine pause. Il se décida finalement à faire une petite sieste. Peut-être que le sommeil viendrait de lui-même. À l’image de Balram, il alla se lover dans les fourrures du traîneau. Mais une question s’était installée dans son esprit et refusait de le quitter. Il se retourna plusieurs fois avant de se décider à parler.

« Pourquoi vous m’emmenez avec vous ? »

Balram parut surpris de la question. Il se détourna du feu devant lequel il s’installait pour son tour de garde.

« C’est toi qui m’a soûlé pour venir et maintenant tu te plains ?

– Depuis Propast, il s’en est passé des trucs, expliqua Lorcas en lui tournant le dos. Quand vous vous êtes échappé du Marioska, vous auriez pu partir sans que je m’en rende compte. Au camp Starkhars, vous auriez pu me laisser sur place.

– Qui sait ? Je me suis peut-être habitué à t’avoir dans les pattes. Je me suis peut-être attaché. Comme quand on ramasse un petit chiot perdu en se disant qu’on va le refiler à un voisin et qu’on le garde finalement dans son salon. Et toi, tu as été un chiot particulièrement collant.

– Vous me comparez à un animal errant, articula lentement Lorcas après un instant de silence. OK. » lâcha t-il sèchement avant d’enfouir la tête sous les couvertures.

Balram resta un moment à regarder la silhouette emmitouflée avant de reporter son attention sur le feu. Pourquoi ce gamin se mettait-il à poser de telles questions ? Il enfonça ses mains dans ses manches en frissonnant. Il ne s’habituerait jamais à ce climat. Il rajouta un peu de bois. S’il pouvait nourrir davantage le feu, ce serait un bien. Il releva la fourrure qu’il avait gardé et la ramena sur sa tête et le bas de son visage. À présent, c’était lui que la question hantait et perturbait. Pourquoi gardait-il Lorcas ? Il était vrai qu’il avait eu plusieurs occasions de s’en débarrasser et il n’était même pas obligé de l’emmener après Propast. Même s’il n’y avait pas à douter que le morveux l’aurait suivi.

Ce gosse représentait tout ce qu’il détestait et enviait. Il avait une famille, un avenir, la jeunesse et son innocence. Il aurait été tellement facile de le détester pour tout cela. Il avait tout ce qu’il avait toujours désiré sans l’avoir. Des parents aimants, un père fier de lui. Que n’aurait-il donné pour que sa mère le prenne dans ses bras ou que son père le regarde sans cette expression de mépris et de dégoût ! Et Lorcas avait tout eu sans avoir à le demander et sans s’en rendre compte. Il avait laissé tout ça derrière pour jouer aux aventuriers. Sa vie était tellement simple qu’il avait eu envie de la compliquer. Celle de Balram était tellement laborieuse qu’il aurait aimé ne pas naître. Alors, pourquoi, par les dieux, se trimballait-il ce môme ? Lui et ses idées préconçues et manichéennes, sans compter son sourire d’imbécile heureux. Que pouvait-il mettre ses nerfs à l’épreuve ! Et pourtant, il était encore là.

S’était-il finalement tant habitué à avoir de la compagnie, lui qui avait été si longtemps seul ? La présence d’autres humains ne lui avait jamais manqué auparavant. Mais force était de constater que si Lorcas n’avait pas été là, le voyage aurait différent et bien solitaire et morne. Sans doute serait-il mort à l’heure actuelle. C’était Lorcas qui s’était fait ouvrir la porte par la mamie, Lorcas qui était encore conscient quand les Starkhars les avaient trouvés. Ça lui faisait mal d’avouer qu’il devait peut-être la vie à ce gosse. Son orgueil en prenait un sacré coup. Mais il valait mieux que ce soit avec Lorcas qu’avec un vrai pirate ou tout autre personne qu’il se retrouve avec de telles dettes.

La solitude ne pouvait pas être la seule explication. Il la connaissait mieux que tout le monde. Alors, pourquoi restaient-ils ensemble ? Malgré leurs différences, Lorcas le touchait. Certes, Balram était jaloux, envieux et de mauvaise foi. Mais il était moins seul et se sentait responsable du jeune soldat. Comme si on le lui avait confié. Comme s’il était un petit frère à surveiller. Étrangement, sa présence l’apaisait. Il ne faisait presque plus de cauchemars et son passé le tourmentait moins. Étonnant vu qu’il était avec quelqu’un qui lui rappelait sans cesse ce qu’il n’avait pas eu ; ce qu’il rêvait d’avoir et d’être quand il était enfant. Et peut-être encore maintenant. Et pourtant, ce gosse était la seule personne depuis longtemps qui le côtoyait et ne voyait pas qu’en lui un criminel, un pirate, un monstre. Ni même comme une potentielle victime. C’était reposant.

Les flammes continuaient de danser, seule source de lumière.

Ce furent des lueurs colorées qui réveillèrent Lorcas. Les yeux encore fermés, il se questionnait. Ce ne pouvait être un lever de soleil. Lentement, il prit son courage à deux mains et parvint à s’extraire de ses couvertures après moult tentatives infructueuses. Il leva la tête et vit que des aurores boréales gigantesques les dominaient. Elles étaient plus nombreuses, plus colorées et plus lumineuses que la première fois où ils en avaient vues. Lorcas se laissa emporter par le spectacle. Il avait oublié à quel point c’était beau. Il se sentit sourire. De son côté, Balram avait détourné les yeux du ciel quand il avait entendu Lorcas se réveiller. À présent, le gamin ressemblait vraiment à un enfant et s’extasiait devant les vagues luminescentes nocturnes. Lui n’aurait jamais pu avoir une telle réaction. Certes, il avait observé et apprécié la beauté du phénomène, mais n’avait jamais été autant ébloui que Lorcas. Ni eu une telle expression ravie et enfantine sur le visage. Déjà quand il était gamin, il n’avait pas eu l’occasion d’être enfantin ou innocent. Douloureusement, il se détourna du gamin et préféra observer les mouvements langoureux des aurores boréales.

**

Les jours qui suivirent demeurèrent plongés dans le noir. Les deux voyageurs s’arrêtaient quand la fatigue se faisait trop forte, ne se souciant plus de savoir l’heure qu’il était. Ils se parlèrent le moins possible, n’échangèrent que ce qui était nécessaire. Balram ne tenta plus de parler des Starkhars ou des sentiments de Lorcas. Celui-ci se fermait de jour en jour comme une huître. Le pirate remarquait le changement d’attitude de son compagnon, mais ne fit aucun commentaire. Ce qu’il avait vécu l’avait profondément secoué. Il n’était encore qu’un enfant et n’avait pas imaginé une seconde qu’une telle horreur puisse se produire et encore moins y assister. C’était rude comme façon de voir mourir quelqu’un pour la première fois. Les rennes tenaient le choc sans soucis. Les pauses régulières que s’imposaient les deux hommes leur suffisaient. Vraiment la résistance et l’endurance de ces bêtes étaient impressionnantes. Tout comme leur résistance au froid. Balram et Lorcas passaient leur temps emmitouflés dans des fourrures épaisses et frissonnaient quand même. Les rennes se fichaient du vent glacé qui jouait dans leurs bois.

La route était interminable avec pour seul repère la boussole de Balram. Au bout d’un moment, il rencontrèrent enfin le fleuve Kyrosas ; toujours gelé. Ce fut un soulagement énorme. Ils se décidèrent à le longer. D’après le capitaine du Marioska, Lüpangev n’était pas loin de son embouchure. Il était difficile de dire combien de temps il leur fallut pour atteindre la mer. Ils comptèrent dix-huit pauses pour dormir. Ils étaient épuisés, frigorifiés, affamés. Lorcas crut qu’il allait en pleurer quand il aperçut l’étendue d’eau salée.

En suivant Kyrosas, ils avaient atterri dans une ville portuaire. Ils apprirent qu’elle se nommait Shedry. Sur place, ils échangèrent quelques fourrures contre de la nourriture. Balram se renseigna sur la direction exacte de Lüpangrev. Il leur faudrait encore longer la côte en allant vers l’est. Selon, le marchand qui les avaient renseignés, il ne leur restait que deux jours de voyage. Ses paroles donnèrent le courage nécessaire aux deux voyageurs épuisés. Leur périple arrivait enfin à sa fin. Même si Balram ne se faisait pas d’illusions. Lüpangrev n’était qu’une étape dans sa quête. Il priait juste pour qu’elle soit l’une des dernières. À force, il n’en voyait pas le bout. Quand il s’était lancé dans cette chasse au trésor, il ne s’était pas attendu à ce que l’Épine Pourpre ait fait tant de chemins sur de telles distances. Généralement, les bateaux pirates suivaient les mêmes routes. Celles qu’ils connaissaient et où ils faisaient du profit. Les routes commerciales du sud entre Chalice et les Terres d’Ædan demeuraient les plus prisées. Mais le capitaine Robinson n’avait pas suivi ces règles. Il avait traversé le Golfe en tous sens, sans vraiment de logique. Comme s’il avait voulu brouiller les pistes. Avant de remonter vers le nord et se rapprocher de la terrible Mer d’Orient. Ce n’était guère étonnant qu’il ait disparu soudainement. Il avait dû couler, subir des mutineries ou mourir bêtement en mer. Dans ses destinations, il avait pris des risques insensés. Balram ne comprenait pas ce que le terrible capitaine pirate avait voulu faire en suivant de tels itinéraires.

En utilisant les maigres économies que Balram avait pu dérober à la caravane d’Aslak, ils prirent une chambre dans un petit hôtel. Dormir dans un lit, au chaud, était devenu un luxe dont ils profitèrent allègrement. La femme de l’aubergiste fut même prise de sympathie pour Lorcas qui lui rappelait l’un de ses fils et ils se firent offrir le dîner et le petit-déjeuner par la matrone. Mais ils ne purent échapper en échange aux aventures du petit Eriksen racontée par sa mère durant leurs repas.

Au matin, Lorcas eut du mal à quitter le lit. Le visage enfoncé dans l’oreiller, il écoutait la respiration lente et profonde de Balram, endormi dans la couche voisine. Ce n’était pas seulement l’idée de quitter ce lit moelleux qui le tracassait. Il se questionnait sur ce qu’il avait à faire aujourd’hui. Balram avait pour projet de repartir pour Lüpangrev. Les bêtes étaient reposées, ils avaient refait le plein de provisions. Deux jours de route leur paraissaient bien dérisoires après la traversée qu’ils venaient d’achever. Mais le garçon se demandait s’il devait continuer à suivre le pirate. Le port de Shedry était suffisamment important pour qu’un bateau puisse le ramener à Coerleg. Il pourrait arrêter maintenant sa folie et rentrer chez lui. Mais comment serait-il accueilli à Valenc ? Il avait disparu pendant plus d’un mois – combien de temps était-il parti ? La dernière fois où on l’avait vu, c’était entre les mains d’un pirate. Serait-il considéré comme un traître ? Surtout s’il déposait sa démission. Son commandant lui poserait sans doute des questions pour savoir où se trouvait Balram. Pourrait-il dénoncer le pirate ? C’était une chose de lui en vouloir, une autre de le trahir et le jeter dans la gueule du loup. Il serait enfermé dans la célèbre prison Comminatie, là où étaient envoyés les criminels internationaux et les pirates. Combien de temps pourrait-il y survivre ? Combien d’années devrait-il y purger ? Ou alors, serait-il pendu pour piraterie ? Les poings de Lorcas se crispèrent sur ses couvertures. Il sursauta en entendant Balram se lever. Le pirate passa à côté de lui sans se douter des pensées qui agitaient le jeune homme. Sans vérifier si l’adolescent dormait ou pas, le damrique fila dans la salle de bain attenante à leur chambre. Lorcas émit un sourire. Ils ne s’étaient pas lavés depuis leur arrivée à Birenze. Un bain ne serait pas du luxe. Il ne sentait pas sa propre odeur et se dit que se devait être une chance. Trop fatigués hier soir, ils avaient renoncé aux ablutions. Il entendait l’eau qu’on versait dans le baquet. Il l’imaginait chaude comme celle de chez la tante d’Aslak. Réchauffer une dernière fois le corps avant de lui faire à nouveau affronter le froid du dehors. Il se leva brusquement quand il entendit le son d’une eau qu’on vide. Et moi alors ? se demanda t-il en fixant la porte de la salle de bain. Balram, nouant ses cheveux humides, sortit de la pièce, enfin propre.

« Je t’ai fait chauffer de l’eau, fit-il en voyant que Lorcas était réveillé. Crois-moi, il fallait vraiment la changer. »

Lorcas ne put s’empêcher de rire doucement. Bien sûr. Que ce soit lui ou le pirate, ils devaient être particulièrement dégueulasses depuis le temps. Il attendit quelques minutes avant d’aller dans la salle d’eau à son tour. Un brasero chauffait la pièce et deux sceaux d’eau reposaient dessus. Ils fumaient, mais ne bouillaient pas. Lorcas décida que la température était bonne et les versa dans le baquet qui servait de baignoire. Il prit plus de temps que Balram pour se laver et profita de ce moment de détente pour ne penser à rien. Quand il quitta l’eau devenue tiède, elle était grise de crasse. Il frissonna de dégoût à cette vue et se sécha et s’habilla en vitesse. Quand il retourna dans la chambre, Balram n’y était plus là et il remarqua que les lits avaient fait et leurs affaires emmenées. Le pirate ne perdait décidément pas de temps. Un instant, il espéra que son compagnon de voyage était parti seul, lui épargnant ainsi à devoir refaire face à son dilemme. Il descendit au rez-de-chaussée et il vit aussitôt Balram assis avec la patronne. Il l’avait attendu. À la fois rassuré et déçu, il s’installa avec eux. Ils mangèrent en écoutant d’une oreille discrète la vie d’Eriksen. Une fois, leur petit-déjeuner englouti, ils firent leurs adieux et leurs remerciements – surtout Lorcas.

Les rennes les attendaient sagement avec leur traîneau dans l’étable qui jouxtait l’auberge. Ils attachèrent l’attelage. Lorcas s’installa dans le traîneau et Balram monta derrière pour tenir les rênes. Il vérifia une dernière fois sa boussole et ils se mirent en route.

Le littoral semblait étonnamment apaiser le climat. Même si le froid persistait, ils ne firent face à aucune tempête et il neigea très peu. Ils s’étaient attendu à subir le même temps accouplé à l’humidité ambiante. Certes, l’air était humide, mais le temps plus calme. Les rennes, enhardies par ce vent plus faible, avançaient plus vite. Ils durent faire cinq pauses durant ces deux jours. Il fallait ménager les bêtes et eux devaient dormir ou manger. Avec nostalgie, Lorcas s’occupa de nourrir les rennes, de les attacher et de les détacher. Le tout à grand renfort de caresses. Il avait remarqué qu’elles aimaient beaucoup le contact. Lui-même en avait bien besoin. Et il se voyait mal faire un câlin à Balram. Cette idée incongrue lui attira un rire bref. Ce voyage fut calme et court. Ils croisèrent quelques pêcheurs et deux villages semblables au premier qu’ils avaient vu en débarquant à Birenze. Les habitants ne firent pas vraiment attention à eux. Peut-être avaient-ils l’habitude de voir des gens rejoindre Lüpangrev depuis Shedry.

Les murs de la ville leur apparurent enfin. Elle devait être très ancienne pour avoir une telle citadelle. Une partie des murailles étaient ouvertes et en ruines, devenant complètement inutiles. Balram se demanda si la cité n’avait pas moyens de faire les réparations – car de toute évidence les dégâts étaient anciens – ou si elle n’en voyait pas l’importance. Il ne devait pas avoir beaucoup de bateaux ennemis dans la Mer d’Orient et il doutait qu’une guerre atteigne cette ville si loin de la capitale. Elle était plus petite que Shedry ou Valenc. Elle paraissait bien sûre minuscule et insignifiante à côté de Propast. Les portes se montrèrent grandes ouvertes et aucun garde. Les deux voyageurs échangèrent un regard étonné avant d’entrer. Si le cœur de Lüpangrev demeurait assez calme, le port était en pleine effervescence. Une dizaine de navires y dormaient. Un chiffre immense vu la taille des quais. Balram se demanda d’où ils venaient. Ils ne pouvaient avoir traversé la Mer d’Orient. Les marins du coin longeaient-ils les rives pour atteindre ce genre de ports ?

« Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Lorcas en tenant les rênes.

– On cherche des infos sur l’Épine Pourpre,répondit Balram en fouillant les lieux des yeux. Idéalement, faudrait dénicher un bar de marins. Avec quelques verres dans le nez, ils sont bavards et on s’y raconte des tas de choses. L’escale d’un pirate comme Robinson doit faire parti de leurs histoires favorites. »

Lorcas hocha vaguement la tête. Il se rendit soudain compte qu’il n’avait jamais mis les pieds dans un bar. Dans son village, il n’y en avait pas et, à Valenc, il n’avait pas le temps étant à la base militaire. Il s’empêcha de rougir, honteux.

« Ça ressemble à ce qu’on cherche. » fit la voix de Balram.

Elle sortit Lorcas de ses pensées et il regarda ce que le pirate lui montrait du doigt. Une petite bicoque à la devanture à moitié effacée. La lumière de ses fenêtres tranchaient dans la nuit et des rires et chansons s’en échappaient.
« Il faudra qu’on consomme sur place, fit remarquer Lorcas alors qu’ils s’avançaient vers le bar.
– Il me reste quelques Couronnes, il faudra que ça suffise. »

Ils poussèrent la porte. Il s’agissait bien d’un bar. Lorcas ignorait comment il aurait réagi si ils s’étaient retrouvé chez des particuliers ou pire une maison de passes. Il fut soulagé que Balram ait eu raison. Le lieu était surchauffé et tout en bois, comme dans toutes les maisons birenziennes. L’ameublement était rustique. Une dizaine d’homme buvaient et jouaient aux cartes au centre de la pièce. Il n’y avait pas d’autres clients. Une petite serveuse plus jeune que Lorcas faisait des aller-retour entre la grande table et le bar pour apporter les commandes. Un homme d’une quarantaine d’années qui devait être son père tenait le bar. Balram fit signe à Lorcas d’attacher les rennes dehors et d’aller s’asseoir. Le pirate se dirigea vers le barman d’un pas assuré. Il ne tenait pas à montrer sa fatigue.

« Bonjour, une bière pour moi et un jus de fruit pour le gamin, commanda Balram.

– Nos bières sont plus fortes qu’ailleurs, prévint l’homme.

– C’est pas grave. »

Le birenzien disparut brièvement et revint avec un jus d’orange et une bière plus foncée que celles auxquelles le pirate était habitué. Balram paya les quatre Couronnes. Il ne lui en restait que sept à présent. Il n’irait pas loin. Il rejoignit Lorcas qui avait pris place à une table de distance du groupe. De là, ils pouvaient tout entendre ce qui se disait. Un emplacement intéressant. L’adolescent baissa le nez sur son verre en grimaçant.

« Quoi ? T’aimes pas ça ? demanda Balram.

– Pourquoi du jus d’orange ? Pourquoi pas une bière ?

– Parce que t’es mineur.

– C’est juste une bière.

– Hors de question que je te paye de l’alcool, Boucle d’Or, répondit fermement le pirate. Je t’ai assez dépravé comme ça. »

Lorcas comprit qu’il avait perdu le combat d’avance, mais continua de bouder. Première fois qu’il entrait dans un bar et il se retrouvait à être le seul à ne pas boire d’alcool dans l’établissement. Balram prit une gorgée de son verre et grimaça sous la surprise. Effectivement, c’était beaucoup plus fort que les bières qu’il connaissait. Au moins de dix pour cent.

Sur la table d’à côté, les discussion allaient bon train. Ça parlait fort, ça s’esclaffait et ça riait. On parlait presque uniquement dans la langue de la Fédération. Lorcas s’en étonna, mais Balram remarqua plusieurs hommes qui n’étaient de toute évidence pas birenziens. Quelques uns avaient même la peau plus sombre que lui, tournant vers l’ébène. Des marins des Terres d’Ædan devaient être de passage et avaient sympathisé avec quelques gars du coin. Ou alors faisaient souvent le voyage entre la Mer Naweline et Lüpangrev. Au moins, ça faciliterait les choses. Pas de soucis de compréhension et face à des étrangers les hommes se plaisaient toujours à raconter les histoires de leur patelin pour les impressionner et les amuser. Balram tendit l’oreille. Comme un signe du destin, l’un des ædanais racontaient une légende de néréide dans le port de Pèves. Il disait que la créature séduisait les marins et les attirait dans une grotte marine de laquelle ils ne revenaient jamais. L’homme jurait qu’il l’avait vue et qu’il lui avait échappé, mais c’était de toute évidence un mensonge qui fit bien rire les birenziens. Un autre ajouta qu’un de ses cousins avait disparu ainsi.

Balram se replongea dans sa bière avec plus de prudence cette fois. Il restait à attendre que les birenziens se lancent dans leurs propres légendes et vantardises pour pouvoir amener le sujet sur Robinson et son Épine Pourpre. Lorcas lui écoutait sans se cacher avec fascination les histoires de marins. Le pirate eut un sourire désabusé. Lui n’était jamais parvenu à être sensible aux histoires. Encore un autre fossé qui séparait les deux voyageurs.

Un nouveau marin prit la parole. Balram reconnut l’accent de La Mesrie. Il ne put s’empêcher de frissonner. La dernière fois qu’il l’avait entendu, c’était de la bouche de son père alors qu’il le rossait avant de l’abandonner sur une plage quelconque d’Anabella. Le marin décrivait le Homa, un oiseau légendaire dont les plumes guériraient tout mal. Il disait qu’une fois, enfant, il l’avait vu en train de survoler les montagnes de l’est pour aller vers le désert. Lorcas avait toujours cette même expression d’émerveillement. Balram ne connaissait pas cette légende – son père n’avait pas été du genre à lui raconter des contes le soir – mais n’y prêta pas plus attention que les autres.

« Hé, petit ! lança soudain l’un des marins en se tournant vers Lorcas, amusé. Ça te plaît ces vieilles histoires ? »

Avec toute la non-discrétion dont Lorcas avait fait preuve, il s’était bien entendu fait repérer. Mais le groupe d’hommes ne paraissait pas gêné. Au contraire. Sans doute, cela leur plaisait-il d’avoir un auditoire aussi enthousiaste. L’adolescent hocha vigoureusement la tête avec un grand sourire. Finalement, ce serait beaucoup plus facile de mettre les marins en confiance et de s’infiltrer dans la conversation. À cette pensée, Balram esquissa un sourire.

« Tu viens d’où ? » reprit le même homme.

Malgré ses cheveux foncés, il possédaient tous les traits des birenziens. Il ressemblait à un ours. Mais son visage restait très ouvert et sympathique.

« Coerleg, répondit Lorcas.

– J’y suis y allé encore l’année dernière, précisa le marin. C’est la première fois que tu viens à Lüpangrev ?

– Oui, même première fois que je quitte Valenc.

– Ça m’étonne pas ! »

Lorcas avait vraiment un don pour s’attirer la sympathie des gens. La preuve, même un solitaire misanthrope comme Balram s’était attaché à lui. Le pirate décida de laisser le garçon se renseigner. Ce serait un jeu d’enfant pour lui. Les marins lui demandaient si Coerleg avait aussi des légendes des mers. Lorcas approuva et raconta que les coerlèges croyaient avant qu’une île secrète se dissimulait dans les brumes et que les morts allaient y trouver le repos. De nombreuses histoires avaient un lien avec cette île. Des héros et des monstres et bien sûr de terrible sorcières en venaient.

« C’est quand même marrant ces histoires d’îles mystérieuses, commenta l’un des hommes noirs. À Thalopolis aussi, on a une île comme ça dans nos légendes. Quand Dispater a été découverte au douzième siècle, y paraît qu’y a eu un grand débat religieux et politique pour savoir si c’était la demeure des dieux ou pas. Finalement, ça a dû être non car on a tenté de la conquérir. Et on s’est pris la branlée du siècle. Et pas comme les soldats l’auraient voulue. »

Sa dernière phrase entraîna un rire unanime et puissant autour de la tablée.

« Dispater ? répéta Lorcas, étonné. C’est pas là que se trouve le siège de la Fédération et de l’Armada aujourd’hui ? s’enquit-il.

– Si, mais à cette époque, un peuple y vivait. Sait plus leur nom. Mais ils ont disparu presque trois cents ans avant l’arrivée de la Fédération. Une guerre civile ou j’sais plus.

– Et à Birenze, vous avez quoi comme histoires ? » demanda innocemment Lorcas.

Quand il voulait, il se montrait bon acteur et particulièrement efficace. Les marins de Lüpangrev ne se firent pas plus prier pour raconter leurs légendes. L’un d’eux se lança dans l’épopée d’Ovienir, le dieu protecteur de Birenze. Il raconta comment le divin guerrier avait délivré sa légendaire hache magique d’un volcan, s’attirant les foudres de son frère Ædan, le dieu forgeron. Puis comment il avait créé Birenze après avoir blessé son père, Urian, et ainsi fait geler la mer. Lorcas connaissait très mal Ovienir. À Coerleg, on priait surtout les déesses Podreva et Charisma, ainsi qu’Ædan. Quant à Balram, il ne connaissait que les quatre grands dieux principaux de nom – Urian, Guemerah, Ædan et Ovienir. Quant à leurs mythologies, il n’en savait rien. Il priait à peine Urian, le Dieu de la mer et protecteur des marins quand il en avait besoin. La religion n’était pas vraiment son truc. Un marin renchérit sur un héro local qui aurait fendu les murailles de Lüpangrev d’un seul coup d’épée. En pensée, Balram se disait que l’épée devait ressembler au moins à une catapulte pour faire de tels dégâts, surtout s’il s’agissait de ceux encore voyants aujourd’hui.

« Vous avez des légendes en rapport avec la mer ? insista Lorcas en se penchant en avant. Genre comme des bateaux fantômes ?

– Les bateaux fantômes ? Tu veux te foutre la guigne avant de reprendre la mer, petit ? s’esclaffa un birenzien au crane chauve.

– Moi, j’en connais une, intervint l’un de ses camarades. Tu connais le Caleuche ? C’est un navire du quinzième siècle qui venait de La Mesrie. Il apportait étoffes et épices contre du bois. Une nuit, il s’est échoué sur un iceberg. Depuis, il traîne le long des côtes de Birenze en cherchant sa destination. Parfois, les nuits de brouillard, on entend son équipage chanter pour fêter son arrivée à Drashlendra. »

Lorcas ne put s’empêcher de frissonner. Instinctivement, il se souvient de cet étrange bateau qui avait fait sonner sa cloche dans la brume alors que Balram et lui naviguaient non loin.

« Trop cool ! s’enthousiasma Lorcas. Et des histoires de pirates ? Vous en avez des histoires de pirates ?

– On a pas des masses de pirates dans le coin, avoua un birenziens. Fait trop froid et les conditions de navigation sont trop dangereuses. Je te rappelle que le port ouvre sur la Mer d’Orient.

– Personne n’a jamais tenté de vous attaquer ? demanda Lorcas, l’air déçu.

– Des fous, il en existe toujours. Bien sûr, certains pays du nord des Terres d’Ædan ont tenté de temps à en temps, mais le Général Hiver s’est chargé de leur sort.

– C’est à dire ?

– On s’est planqué jusqu’à ce que le froid de l’hiver et les tempêtes les tuent ou les chassent. Depuis, ils sont plus revenus. Quant aux pirates, souvent c’étaient des marins de Birenze qui ont fait une mutinerie qui voulaient s’en prendre à leurs propres ports. Quasiment aucun pirate étranger n’est arrivé jusqu’ici ou il n’y a pas survécu.

– Hé, t’oublie le plus célèbre, Nikolaï ! intervint un de ses camarades qui semblait avoir du mal à tenir en équilibre sur sa chaise.

– Non, trancha le dénommé Nikolaï. Il a disparu, donc il est mort aussi.

– Un pirate célèbre est passé ici ? profita Lorcas.

– Ouais, le célèbre Robinson ! répondit fièrement le birenzien ivre.

– Pas possible ! rétorqua Lorcas. Je vous croie pas. »

Plusieurs étrangers approuvèrent en riant les paroles du jeune coerlège.

« Igor a raison, avoua Nikolaï. Robinson est passé à Lüpangrev. C’est la dernière fois qu’on l’a vu. C’était il y a presque quinze ans. Son rafiot était dans un état pitoyable. Le fou avait tenté de traverser la Mer d’Orient. Mais même au printemps, c’est trop dangereux. Alors, il a payé le prix cher. Il a voulu le faire réparer. Mais les habitants ont refusé, tu penses ! L’Armada a été appelé. Ça a pas empêché ce salopard de buter une trentaine de personnes. Lui-même, j’entends ! Son équipage – ou du moins ceux qui tenaient encore debout – a fait des dégâts aussi de son côté. Puis ils se sont tirés en vitesse sur leur épave flottante.

– Par où ? Vers la Mer d’Orient ?

– Évidemment que non ! Ils en revenaient. Sont fous, mais pas cons. D’après, le Vice-Amiral Piertersen qu’était chargé de le poursuivre, on a perdu sa trace vers l’est de Coerleg.

– À Coerleg ? » s’étrangla Balram en se tournant vraiment vers eux depuis le début.

L’Épine Pourpre pourrait-elle à Coerleg ? Auraient-ils fait tout ce périple pour rien ? Les hommes sursautèrent, semblant avoir oublié que Lorcas n’était pas seul.

« C’est ce qui se dit. Enfin, il a disparut. Peut-être qu’il est allé plus loin. » marmonna Nikolaï.

Lorcas et Balram échangèrent un regard catastrophé. Ils étaient peut-être passé juste à côté sans voir. Le pirate espérait que le navire ne soit pas au fond de la mer, mais qu’il ait pu atteindre les terres. Sinon, tout ses recherches étaient foutues. Ainsi, le trésor de Robinson serait peut-être à Coerleg. Cette idée l’enrageait et le soulageait à la fois. Pas besoin de passer la Mer d’Orient. Mais il avait perdu plus d’un mois, peut-être deux il ne saurait dire, à courir à travers Birenze. Il lui faudrait une carte des courants marins de cette zone. Si l’Épine Pourpre était en si mauvais état, elle avait dû se faire porter par les courants jusqu’à Coerleg. Il pourrait calculer ainsi où elle était allée s’échouer. Ce qui lui éviterait de fouiller toutes les plages de Coerleg en vain.

À côté, la conversation se poursuivait. Des marins étrangers racontaient les dégâts que Robinson avait commis dans leurs pays. À les entendre, ce pirate était le diable en personne. Les côtes de la Mer Naweline avait plus subi que les autres comme à chaque fois quand il s’agissait de piraterie. Lorcas grimaçait en entendant les horribles forfaits de celui qu’on appelait monstre ou démon. Igor riait en disant à Lorcas que peut-être sa maison avait été faite sans le savoir dans le bois de la tristement célèbre frégate. L’un des marins de Thalopolis se vanta d’avoir vu l’Épine Pourpre quand il était gosse amarrée au port de la cité-état.

« Me souviendrait toujours de la gueule de c’type, racontait-il d’une voix sombre. Les cheveux roux, les joues cramées par l’soleil. Un grand maigre tout sec, mais costaud. Il puait la mort et il avait des yeux de démons.

– Comment ça des yeux de dém… ? s’interrogea Lorcas.

– Gamin, le coupa Balram en se levant, on est en retard, on ferait mieux d’y aller. Désolé qu’il vous ait accaparés, ajouta t-il aux marins.

– C’est rien, assura l’un d’eux. Il est mignon, c’gamin. Et puis c’était l’occasion de se raconter des trucs.

– Bonne fin de soirée, souhaita Balram en attrapant le bras de Lorcas. Au fait, ajouta t-il, est-ce que vous pourriez m’indiquer la capitainerie ? J’ai besoin de cartes marines.

– Tout au bout du port en allant vers l’est. Dépêchez-vous, il ferme dans une heure. 

– Merci. »

En traînant un Lorcas éberlué, Balram renfila sa cape et sortit dans les courants d’air. Les quais commençaient à se vider. Si la capitainerie fermait dans l’heure, ils devaient être le soir. D’ailleurs, les autres buvaient de tout leur soûl et n’avaient pas contredit Balram quand il les avaient salués. C’était dérangeant de voir comme le soir ressemblait au matin en hiver dans ce pays. Le traîneau et les rennes étaient toujours sagement attachés sous un préau à l’abri du vent. Balram tourna le dos au bar et sortit sa boussole. L’est était juste à sa gauche.

« Faut aller acheter des cartes. Je veux connaître les courants marins du coin, marmonna t-il en rangeant son instrument.

–Pourquoi ?

– Pour calculer la trajectoire de l’Épine Pourpre. À moins que tu souhaites passer le reste de l’année à fouiller chaque plage de ton archipel paumée.

– Vous y allez tout de suite ?

– Pourquoi perdre du temps ? répondit vaguement Balram en se mettant en route. J’espère juste qu’ils vendent pas leurs cartes à des prix exorbitants.

– Je peux rester près des rennes ? s’enquit Lorcas. Elles ont pas encore mangé.

– Si tu veux, fit Balram en haussant vaguement un sourcils. Attends-moi là alors. J’en ai pas pour longtemps normalement. »

Sans attendre de réponse, il partit dans les bourrasques. Lorcas n’y prêta aucune attention. Il était habitué maintenant. Il caressa distraitement un renne – qu’il soupçonnait d’être le même que la dernière fois – tandis que ses pensées lui revinrent. Ils retournaient à Coerleg. Il avait du mal avec cette idée. Oh, il voulait rentrer chez lui assurément. Mais pas comme ça. Il avait trop honte. Il avait suivi un pirate, voyagé avec lui, l’avait aidé dans ses entreprises et il n’avait rien tenté contre lui. Il avait plus que failli à son devoir de soldat et même de coerlège. L’archipel avait beaucoup de rancune contre la piraterie. Ne pas tuer un pirate quand on en avait l’occasion était presque une infamie.

Quand il avait compris qu’il allait rentrer à Coerleg, puisque l’Épine Pourpre en avait pris la direction, il avait ressenti autant de surprise que de soulagement. Ce n’était qu’ensuite que les circonstances de son voyage lui étaient revenues. Que dirait son père ? Comment réagirait l’Armada ? Serait-il vu comme un traître ? Maintenant, c’était le doute et la peur qui l’envahissaient. Mais il ne pouvait rester toute sa vie avec Balram et encore moins errer seul. Et par tous les dieux comme il désirait rentrer chez lui !

Cette escapade avec Balram l’avait dégoûté de l’aventure. Trop de morts avaient eu lieu. Il ne parvenait pas à oublier les visages des Starkhars. Balram n’avait rien tenté et les avait abandonnés à leur sort. Qu’il n’eut pas le choix, il le concevait. Mais qu’il paraissait n’avoir aucun remord, cela, il ne pouvait le tolérer. Comme si un village entier se faisant massacrer était monnaie courante. Comme si cela n’avait aucune forme d’importance. Toutes les nuits les fantômes des nomades hantaient Lorcas et Balram demeurait impassible. N’éprouvait-il aucun sentiment humain ?

Lorcas se souvenait parfaitement de l’avis de recherche de Balram. Du nombre de meurtres et surtout de celui où on l’accusait de barbarie. Maintenant, il se rendait compte que Balram serait parfaitement capable d’accomplir de tels actes et qu’il l’avait certainement fait. Une enfance malheureuse ou une famille déchirée et misérable n’excusaient pas tout. Surtout pas qu’on devienne un monstre ! Il avait oublié en voyageant avec cet homme qu’il était un assassin et un pirate. Mais, à Valenc, on ne l’aurait pas oublié. Cela aussi il en avait conscience.

L’adolescent regarda vers l’est. Aucune trace de Balram. Il devait encore en train de chercher ses cartes. Un autre sentiment de culpabilité lui serra la gorge. Mais avait-il le choix ? Où était la justice dans ce qu’il avait vu ? Balram pourrait-il changer de vie ? Certainement pas. Il était beaucoup trop habitué au crime pour y renoncer. Il suffisait de se rappeler comment il avait volé les marchands de la caravane alors qu’ils avaient été accueilli gratuitement parmi eux. Le pirate ne connaissait pas le regret, la gratitude ou l’honneur de toute évidence. Il était beaucoup trop tard pour qu’il puisse les assimiler. Avait-il le choix ?

Lorcas vérifia une dernière fois si Balram ne revenait pas et retourna dans la chaleur étouffante du bar. Lui aussi avait quelques renseignements à demander. On lui répondit aussitôt. Il eut une dernière hésitation sur le seuil avant de continuer. Il se demanda soudain comment aurait réagi son père en pareille situation. Mais Gaëlig ne se serait jamais retrouvé dans une telle situation.

Quelques minutes plus tard, un courageux pigeon prit son envol. Il affronta les vents glacés pour prendre la direction du sud-ouest. Parviendrait-il à sa destination et à temps ? Il l’ignorait. À sa patte, un message important était soigneusement noué et protégé dans un écrin de verre.
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On se revoit le 11 octobre pour le chapitre 20 qui sera le dernier de cette première partie. Laisser des reviews vous permet de payer moins d’impôts. Alors, profitez-en ! Ben quoi, si ça marche avec le don pour des associations, je vois pas pourquoi ça ne marcherait pas avec les reviews ?
Le prochain chapitre ? ….. L’Épine Pourpre en toute simplicité. À bientôt !

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