Lily sursauta, désorientée, Kaël réapparut, et la nuit avait envahi les lieux désormais.
— Ça va ? s’affola-t-il. Tu es restée figée pendant plusieurs minutes, je me suis inquiété…
Elle était bel et bien retombée dans la réalité. Néanmoins, elle ne comprenait pas comment cette vision avait hanté son esprit, alors que l’Anneau pendait toujours à son cou. Apparemment, l’image du Vulci avait déclenché cet étrange phénomène, car la même créature avait figuré dans son rêve éveillé.
Troublée par la vraisemblance de cette situation, elle s’interrogeait sur l’identité de ce jeune homme, dont le regard énigmatique restait imprimé dans sa mémoire. Elle ne l’avait jamais vu auparavant et cela n’avait aucun sens. Comment pouvait-on imaginer de toute pièce des visages inconnus ? Auquel cas elle ne s’en souviendrait pas aussi précisément.
— Je ne comprends pas…
Des bruissements qui provinrent de la forêt les interrompirent. Ils restèrent figés durant un instant, anxieux, et furent soulagés lorsque Marius apparut seul.
— Kaël, tu devrais t’en aller, ordonna-t-il d’un ton froid.
À contrecœur, l’Elfe bienveillant relâcha son amie, plongea ses yeux mauves dans les siens, soucieux et désolé, et disparut dans les ténèbres de la forêt. Lily se releva gauchement avant de rejoindre l’Ombre mystérieux qui l’examina.
— Qu’as-tu dans la main ? demanda-t-elle.
— Une gourde d’eau ferreuse d’un litre pour toi.
Elle s’empressa d’attraper le breuvage qu’il lui tendait, et en engloutit goulument les trois quarts. Après avoir renouvelé ses forces, ils s’enfoncèrent plus profondément dans la forêt noire de manière à s’abriter des regards et des oreilles indiscrètes. L’obscurité ne les perturbait pas, au contraire, leurs sens devenaient plus alertes.
— D’où vient cette eau ferreuse, Marius ?
— Les Elfes me la synthétisent grâce à l’Héliogie puisqu’il n’existe pas de source naturelle sur cette planète.
Silence.
— Pourquoi n’en fabriquent-ils pas pour les Ombres ? Cela résoudrait les conflits, non ? Après tout, ils veulent coloniser la Terre pour se nourrir de sang humain. Si les Héliogiciens produisaient de l’eau ferreuse, alors…
— Tu cernes la principale origine des problèmes entre nos deux peuples, Lily. Je suis moi-même défenseur de cette idée. D’autres personnes, jadis, comme Iliana — la sœur cadette d’Éléna — souhaitaient commercer et s’allier avec les Ombres. Certains Elfes voulaient fabriquer de l’eau ferreuse pour eux et leur vendre des fragments d’Ambre, en instaurant des Lois établies par les deux peuples, cela de manière très encadrée, en échange de leur amitié. Éléna, ses sujets et les Héliogiciens qui lui restent fidèles ont toujours refusé un tel marché. Au début des années 1900, Iliana a décidé de quitter Aurora pour fonder sa cité avec ses propres Lois aux Lacs du Sud, car elle s’opposait à Éléna. Certains membres l’ont suivie. Aujourd’hui, je crois qu’elle accueille dans sa ville toutes les races confondues favorables à la paix sur Zénith entre tous les peuples. Même des Hybrides et des Géants du Nord cohabitent en parfaite harmonie. Ils ne possèdent pas de fragment d’Ambre, mais les Elfes produisent de l’eau ferreuse pour les Ombres, épargnant ainsi les Humains.
— Qu’est-ce que tu en penses, toi ?
— Je rejoins assez Iliana, répondit-il en toute franchise. Mais Éléna est ma Reine et je dois me soumettre. La rébellion de sa sœur dans le passé a représenté un affront risqué, qui aurait pu déclencher une Guerre au sein d’un même peuple. Heureusement, pour cette fois, Éléna s’est montrée clémente. En revanche, elle n’a jamais rien voulu savoir de ce qui se déroulait aux Lacs du Sud, tant qu’elle gardait précieusement l’Ambre à Aurora.
Lily commençait à percevoir les effets de l’eau riche en fer sur son corps, et se sentait de plus en plus forte et revigorée. Maintenant que ses idées s’étaient éclaircies, l’envie d’en apprendre davantage sur les Ombres s’empara d’elle.
— Je veux savoir ce que je suis devenue, affirma-t-elle.
Marius s’adossa noblement contre un arbre, ses cheveux d’or scintillant sous une lune blafarde, et plissa ses yeux félins.
— Que souhaites-tu découvrir en premier ?
À la fois tétanisée et surexcitée, elle réfléchit pendant de longues secondes. Une ribambelle de questions se bouscula dans sa tête.
— Un Ombre est un Humain malade et infecté, c’est bien ça ?
— Oui.
— Notre corps a changé… mais à quel point ?
— Le virus ultrarésistant qui réside en nous, dans notre sang et nos cellules, a modifié en profondeur notre ADN, nos gènes. Nous sommes devenus très robustes, et cicatrisons instantanément. Nos capacités physiques et cérébrales sont bien plus développées, ainsi que nos sens. Nous sommes figés de manière à ce que le temps ne nous affecte plus. Un Ombre ne vieillit ni ne succombe, sauf par le feu et la décapitation.
Silence.
— En plein jour, le virus transmis par le venin ne présente plus aucun danger, poursuivit-il. Il ne peut contaminer un Humain ni tuer un Elfe lorsque le soleil est complètement levé. Ainsi, l’Ombre devient aussi vulnérable qu’un mortel.
— Pouvons-nous guérir ? demanda Lily, les joues enfiévrées et les yeux remplis d’espoir.
Marius baissa la tête, se mura dans un silence sinistre, avant d’avouer :
— Non. Pas dans ce monde en tout cas.
Silence
— L’Héliogie ne peut-elle rien résoudre ? insista-t-elle, étonnée.
Après tout, ce n’était qu’un virus, les Héliogiciens pouvaient certainement le détruire.
— Non. C’est plus complexe que cela, affirma-t-il avec une telle dureté que Lily se décomposa. De toute façon, les Elfes ne se sont jamais penchés sur la question. Tu sais, la santé des Ombres est le cadet de leurs soucis… Ils existent depuis plus de 1500 ans. Ils ont bâti leur propre civilisation dans les Pics du Crépuscule, et je ne pense pas qu’ils voudraient redevenir aussi vulnérables que les Humains. Ils ont depuis longtemps accepté leur condition.
— Et mon cœur ? demanda-t-elle, plaquant sa main sur sa poitrine. Pourquoi je ne le sens plus palpiter en moi ?
— Nos organes ne fonctionnent plus. L’estomac est incapable de digérer comme autrefois. L’appareil respiratoire n’est plus d’aucune utilité. Le cœur ne bat plus. Le rôle de notre sang se différencie de celui des Humains sains. Il contient toute l’énergie dont nous avons besoin pour vivre. Nous devons ainsi le recycler.
— Le recycler ?
— Oui. Seul le Fer de nos hémoglobines doit être renouvelé.
— Pourquoi la plupart des Ombres n’hésitent-ils pas à boire celui des Humains ?
Il soupira, à la fois songeur et désolé.
— Autrefois, nous nous contentions de sang animal. Lorsque nous avons découvert l’existence de l’Héliogie et de l’Ambre par l’arrivée d’Alexandre Valtori sur Zénith, mille ans plus tôt, nous avons réalisé que nous pouvions synthétiser nous-mêmes du sang ou de l’eau ferreuse et ainsi trouver une solution à la famine que nous subissions. Les Elfes ont refusé catégoriquement de nous venir en aide et de marchander avec nous. Alexandre Valtori avait de plus en plus d’emprise sur mon peuple, il nous a encouragés à déclarer la Guerre aux Elfes et à nous abreuver de sang, par vengeance, et par peur de voir notre race disparaître. Aujourd’hui, les Hommes sont en voie d’extinction et ils survivent comme ils le peuvent… d’où leur désir de s’emparer de l’Ambre et de coloniser la Terre.
Silence.
— Depuis combien de temps les conflits existent-ils ?
— Jadis, avant la création des Trésors, les Elfes et les Ombres vivaient chacun de leur côté, ils ne se côtoyaient jamais. Les premiers sortaient le jour, pratiquaient l’Héliogie en toute discrétion, et ne dépassaient jamais les limites de la forêt. Les autres, quant à eux, résidaient dans les montagnes des Pics du Crépuscule et se montraient que la nuit. Chacun d’eux pouvant vivre éternellement, ils ne cherchaient pas à s’entretuer.
Silence.
— C’est depuis la création des Trésors que les conflits ont débuté, poursuivit-il d’un ton grave. Alexandre Valtori, en pénétrant dans ce monde avec ses bijoux, s’est rangé rapidement du côté des Ombres : des êtres fascinants, cultivés, nobles, civilisés, et très ambitieux. Jeanne Aurora, en revanche, s’est naturellement liée d’amitié avec les Elfes : des êtres intelligents, chaleureux, mais particulièrement fiers. Grâce à la puissance illimitée de ces deux Humains et aux pouvoirs de leurs Trésors — forgés de leurs propres mains —, les tensions entre les deux camps se sont progressivement développées. Ce fut à ce moment-là que les Ombres et les Elfes ont pris connaissance de l’existence de l’Ambre, leur permettant de voyager vers un autre monde, et de pratiquer l’Héliogie pour les Ombres. Cette pierre ne se trouvait qu’à l’est de l’île, sous Aurora.
Ils faisaient demi-tour maintenant et retournaient à Aurora. Lily voulait que cet échange s’éternisât, beaucoup de questions demeuraient encore sans réponse.
— Si je récapitule, notre venin est mortel pour les Elfes et contamine un Humain, dit-elle, de plus en plus avide.
— Exactement, mais seulement la nuit, à l’aube et au coucher du soleil, lorsque les Ombres ne sont plus tellement exposés aux hélioctrons.
Marius marqua une pause, attendant d’autres questions de sa part. Une, en particulier, lui vint à l’esprit, mais elle s’abstint un long moment avant de s’exécuter. La réponse la tétanisait.
— Sommes-nous… morts ?
Sitôt, il rit aux éclats, jeta sa tête en arrière. Désarçonnée, elle le fixa avec de grands yeux ronds.
— Les Humains peuvent parfois se montrer très drôles. Désolé, je ne me suis pas encore habitué à ta transformation inattendue.
Avant qu’elle pût réitérer sa question — brûlant d’impatience —, il répondit d’un ton posé :
— Oublie toutes ces légendes et rumeurs divulguées par les Elfes. Nous ne sommes ni des morts-vivants ni des créatures diaboliques ni malfaisantes. Nous sommes bel et bien en vie. Nous possédons une âme, et ressentons des émotions. D’ailleurs, nous sommes particulièrement sensibles — comme nos rivaux — du fait de la complexité de notre cerveau. Notre perception du réel est bien plus développée que celle des Humains.
Silence.
— Tu sais, Lily, tu n’es pas devenue un être infâme, loin de là. Les Ombres ne sont pas les monstres que les Elfes dépeignent, comme la Reine s’efforce de nous faire croire. Ils font ce qu’ils peuvent pour survivre ces temps-ci. N’oublie jamais qu’ils sont dirigés, contrôlés même, par un dictateur assoiffé de vengeance.
— Pourquoi Éléna hait-elle les Ombres à ce point ? D’où vient cette animosité sans limites ?
— Personne ne le sait vraiment, répondit-il. Les rumeurs vont bon train depuis des siècles… Certains prétendent qu’un Ombre aurait tué ses parents lorsqu’elle était enfant, 1500 ans plus tôt. D’autres fantasment sur l’idée qu’Éléna serait secrètement tombée amoureuse d’un Ombre dans le passé, mais ce dernier l’aurait éconduite pour une Humaine — un être inférieur, à ses yeux. En réalité, j’ignore ce qu’il en est.
Silence.
— Quoi qu’il en soit, ajouta-t-il, je pense que chaque peuple a ses torts : les Ombres se trompent en accordant une confiance aveugle à l’égard des héritiers Valtori qui leur promettent monts et merveilles — d’abord Alexandre, puis Sian depuis près d’un siècle. Ils font l’erreur de se laisser influencer à se repaître du sang des Humains, et à vouloir envahir la Terre. En même temps, ils ont besoin de cela pour survivre… Tandis que les Elfes, eux, ont tort de garder l’Ambre pour eux, égoïstement, de voyager clandestinement sur ta planète pour leur propre intérêt, et de refuser l’alliance avec les Ombres. D’autant plus qu’Éléna nous considère comme des moins que rien.
— Et bien, j’y vois un peu plus clair à présent, soupira Lily. Merci d’avoir eu la patience de tout m’expliquer…
Ils étaient totalement plongés dans les ténèbres maintenant. Lily ignorait combien de temps s’était écoulé depuis son entretien avec Marius. Elle prit conscience d’un phénomène étrange. Quelque chose clochait. Elle réfléchit à toute vitesse et tenta de percer ce mystère. Elle se souvint qu’elle avait déjà ressenti un tel sentiment de frustration, l’ayant obsédée quelque temps plus tôt, lorsqu’elle avait compris, au fond de la bibliothèque de l’université, que son cœur ne battait plus : ce silence.
La forêt était anormalement feutrée. C’était la première fois qu’elle n’entendait pas les Hybrides hurler à la tombée de la nuit. Ils s’enfonçaient davantage dans les bois. Elle désirait retourner à la capitale, et au plus vite. Même si l’obscurité l’apaisait, ce silence oppressant ne présageait rien de bon. Leurs pas semblaient si souples et habiles qu’ils ne produisaient aucun son, et son ouïe fine n’interceptait pas la caresse de ses pieds sur l’herbe humide.
Soudain, l’Anneau qu’elle portait au cou brûla sa peau, une décharge électrique s’en échappa et courut le long de son échine. Elle sursauta, prise au dépourvu. Elle avait déjà ressenti cela auparavant, à l’hôpital, lorsqu’elle avait eu son accident. Elle s’arrêta, haletante, son cœur ne battait plus, mais elle aurait juré qu’il eut palpité pendant un court instant. Elle serra l’Anneau dans sa main moite, et regarda autour d’elle, à l’affût.
— Qu’y a-t-il ? souffla-t-il.
Il s’interrompit et renifla l’air. Elle sentit la même odeur : sucrée, exotique et raffinée.
— Jézabel, murmura-t-il d’un ton lugubre. J’ignore la raison de sa présence ici, les Ombres viennent rarement chasser dans cette partie de la forêt, aussi proche de la capitale des Elfes…
Lily paniquait, elle avait déjà entendu parler de cette femme, ou plutôt, de cette Ombre. On l’appelait l’Aveugle. Elle avait tué la sœur aînée de Lixi vingt ans plus tôt.
— Partons, balbutia-t-elle.
Marius était d’un calme inquiétant, il ne cillait pas et restait immobile. Il fronçait les sourcils, l’air intrigué, et remarqua :
— Quelqu’un d’autre l’accompagne. J’ai quelques petits doutes sur son identité.
Les intrus étaient bien plus proches qu’ils ne l’imaginaient. Ils surgirent des buissons touffus. Lily perçut aussitôt les battements de cœur de l’Humain : lents, réguliers et apaisants. La température de l’Anneau monta en flèche au fur et à mesure qu’il avançait. Ces sensations lui parurent familières.
Bientôt, sa respiration s’accélérait et son cœur s’animait de nouveau : il palpitait avec vivacité dans sa poitrine ! Son Trésor l’irradiait d’une chaleur exquise, elle se sentait vivante, puissante, pleine d’énergie, humaine !
— Marius, Marius, minauda la voix doucereuse de Jézabel. Vingt années sont passées depuis la dernière fois où nous nous sommes… entrevus.
Aurora se raidit, Marius glissa sa main vers elle et la referma délicatement autour de son poignet, l’incitant à se calmer au vu de la situation, en vain. Le ton poli et amical de l’Ombre ne fit qu’aggraver son anxiété.
Une idée néanmoins la rassura, elle se souvint que le Pacte du Temps signé entre les deux races stipulait qu’aucun combat ne pouvait être engagé en dehors de l’Aurore et du Crépuscule. Malgré l’absence d’Elfe, elle espérait seulement que ce Pacte s’appliquât également à leurs alliés.
La beauté de Jézabel capta si bien l’attention de Lily qu’elle ignorait l’Humain posté à sa droite. Une grande femme leur faisait face ; un sourire délicat animait ses lèvres grisâtres ; de longs cheveux blonds coulaient sur ses épaules blanches et nues. Un bandeau noir en dentelle ceignait ses yeux disparus, cela ne l’avait pas empêchée de reconnaître aussitôt son ancien ami, car ses autres sens devaient être bien plus développés.
Les intrus entretenaient une distance raisonnable avec eux, semblaient pacifiques et respectaient le Pacte. Jézabel releva très légèrement le nez, sentit le parfum de Lily, et se figea. Ses traits se durcirent et sa mâchoire se contracta.
— Marius, mon cher Marius, susurra-t-elle d’un ton velouté. Explique-moi la présence d’une autre Ombre à tes côtés. Aurais-tu transformé une Humaine dont tu te serais amouraché ?
Il demeura muet comme une tombe, et relâcha ses doigts autour du poignet de l’intéressée. Jézabel ne put dissimuler son bouleversement, elle comprit dès cet instant.
— C’est impossible, souffla-t-elle du bout des lèvres, abasourdie. Lily…
L’expression de son visage passa de l’incrédulité à l’ironie en passant par la stupéfaction. Soudain, elle se gaussa, d’un rire aigu et cristallin à vous glacer le sang.
— Ainsi, la dernière héritière Aurora, celle que les Elfes attendent depuis mille ans, est une Ombre ! persifla-t-elle.
Elle s’esclaffa de plus belle.
— La maladie de leur petite protégée a dû les ravir, renchérit-elle avec sarcasmes. Ou bien ne le savent-ils pas encore ?
Son large sourire se fana aussitôt. Elle se tourna vers son acolyte et affirma d’un ton grave :
— Ta tâche s’avère plus délicate que prévu, Victor.
Lily décrocha son regard de l’Ombre aveugle pour le poser sur le jeune homme. Elle fut surprise qu’il n’eût pas attiré son attention plus tôt. Il se révéla mince et grand, vêtu d’une longue cape noire. La moitié supérieure de son visage voilée par une capuche l’empêchait de croiser ses yeux. Bien qu’il ne fût pas un Ombre, l’extrême pâleur de sa peau la frappa.
Elle entrevit le deuxième Trésor du Temps qui lui était destiné au cou du garçon : une Montre à Gousset, pendant à la chaîne que son rival arborait fièrement, une fine aiguille en or rythmait les secondes. Pendant un court instant, seul le bruit des engrenages hantait la vaste forêt, rendant l’ambiance plus glaciale encore.
Ainsi, Victor Valtori, le fils de celui qui avait assassiné son père et son frère se trouvait juste en face d’elle, à quelques mètres seulement. Il possédait l’un des trois Trésors dont elle devrait un jour s’emparer. Il était son ennemi, pourtant, elle ne parvint pas à le haïr puisqu’il ne représentait rien pour elle. Mis à part le fait que le sang de Sian coulait dans ses veines, il n’avait encore jamais manifesté la moindre menace. Frappée par l’incroyable immobilité, patience, et impassibilité de Victor, elle ne présagea pas de tels évènements.
Une Aurore impromptue les submergea, le premier rayon de la journée perça la forêt. Le fils Valtori réagit aussitôt, attrapa la Montre et l’ouvrit. L’instant d’après, Marius et Jézabel se statuèrent, et un oiseau cessa de voler dans le ciel, sans chuter. La gravité n’exerçait plus aucun pouvoir sur lui : le Temps s’arrêta.
Une fraction de seconde plus tard, la main pâle du garçon s’illumina et un jet de flammes jaillit dans sa direction. Lily l’esquiva de justesse et s’élança à terre, filant sous une racine qui émergeait du sol.
Il bondit sur elle et balança un violent coup de genou dans sa mâchoire. Malgré la solidité de son nouveau corps, un filet de sang gicla et une douleur lancinante s’empara de son visage. Sous le choc, elle subit les attaques incisives qu’il assénait sans interruption. Il s’avéra plus puissant qu’un Humain, grâce à son Trésor, sans doute. Elle ne maîtrisait pas encore l’Art du Combat.
Soudain, elle se sentit soulevée. Les mains éblouissantes de Victor étaient dirigées sur elle, puis, sans prévenir, elle fut vivement projetée contre un tronc d’arbre qui craqua aussitôt. Pendant ce temps, il arrachait deux branches qui se transformèrent rapidement en deux longues épées à la lame meurtrière et enflammée. À la fois fascinée et terrifiée, Lily ne le vit pas se téléporter.
Il se retrouva au-dessus d’elle en un clin d’œil, prêt à lui trancher la gorge, sans hésitation. Aurora disparut pour apparaître derrière lui, le repoussa de toutes ses forces et le fit valser dans les airs. Il retomba lourdement à terre dix mètres plus loin.
Lily sentait l’énergie des hélioctrons l’inonder. Ses mains s’illuminaient de plus en plus et un jet de flammes vint frapper le sol. Elles gagnèrent du terrain et encerclèrent son adversaire à vive allure. Alors qu’il s’apprêtait à transformer le feu en vapeur d’eau, Lily se rua sur Victor, agrippa son cou avec les deux mains et serra sa trachée brûlante. Elle sentait son pouls s’agiter follement sous ses doigts. Il ne parvenait plus à respirer. Le fils de Sian Valtori était à sa merci. Prendre sa vie semblait si facile…
Soudain, elle prit conscience de son acte effroyable. Elle plongea ses yeux dans ceux de son ennemi, et y lut de la peur. Jamais quelqu’un ne l’avait dévisagée ainsi. Deux émeraudes imploraient sa clémence. Sa vulnérable proie étouffait, crachait, suffoquait ; son visage devenait rouge pivoine et ses prunelles se gorgeaient de sang à mesure que les secondes défilaient.
La poitrine de la jeune femme se contracta, des décharges électriques les transpercèrent tous les deux, d’une violence inattendue. Les deux Trésors du Temps s’illuminèrent, se soulevèrent, attirés l’un vers l’autre comme deux aimants, jusqu’à se frôler. Leurs cœurs battirent à tout rompre, au même rythme, à l’unisson. Dès lors, Lily desserra hâtivement les doigts de sa gorge.
— Pardonne-moi ! s’affola-t-elle, bouleversée.
Victor semblait ahuri par sa grâce inopinée. L’épargner était la dernière chose à laquelle il devait s’attendre. Il la dévisageait, abasourdi, toussant avec férocité. L’instant d’après, Lily profita de l’état de faiblesse de son adversaire pour lui arracher la Montre de sa chaîne et la referma : le Temps retrouva immédiatement son cours. Les deux Ombres reprirent vie et se retournèrent dans leur direction. Jézabel montra les dents, bondit sur Lily et lui ôta le Trésor des mains avant qu’elle pût cligner des yeux.
Quelques secondes plus tard, Victor et Jézabel disparurent. Le fils Valtori avait développé d’autres capacités comme la Téléportation à grande distance. Il était indéniablement plus puissant que Lily.
— Que s’est-il passé ? s’empressa de demander Marius, l’air inquiet.
Silence.
Tout s’était déroulé si vite ! Lily doutait même de la réalité des évènements.
— C’est Victor… Dès l’apparition du premier rayon de soleil, il s’est servi de la Montre à Gousset… Il a arrêté le Temps et… a tenté de me tuer. C’est incroyable… J’ignorais que ce Trésor conférait un tel pouvoir…
Le regard de Marius s’assombrit.
— Il a attendu le lever du jour pour pouvoir l’utiliser et t’attaquer, apprit Marius.
— Il est très puissant, admit-elle, bouleversée.
Le souvenir de ses frappes incessantes la secouait encore, la violence de ses coups et sa détermination pour la tuer la choquaient. C’était la première fois de sa vie que quelqu’un manifestait une telle animosité à son égard.
— Il était… si résolu à m’achever, bafouilla-t-elle, de plus en plus fébrile.
Elle se laissa glisser sur le sol, les membres vacillants et les joues empourprées de larmes.
— Pourquoi voulait-il ma mort à tout prix ? gémit-elle, désemparée. Je ne le connais pas ! Il ne m’a jamais vue ! Il…
Marius ne cillait pas, mais son regard trahissait une sincère mélancolie. Lentement, il s’accroupit près d’elle et essuya d’un doigt une goutte de sang qui perlait sur sa joue frémissante.
— Je suis désolé, murmura-t-il.
Il se tut, sembla tourmenté.
— Tu sauras désormais à qui tu as affaire. Victor est le fils du Chef des Ombres. Il est préparé depuis sa plus jeune enfance à accomplir la mission que son père lui a déléguée : s’emparer de tous les Trésors du Temps et éliminer la famille Aurora. Chaque jour, depuis qu’il peut marcher, Victor s’entraîne au côté de Sian Valtori pour commettre un meurtre, un seul : le tien. Ta mort représente la principale mission de sa vie.
Silence.
— Si tu veux un jour venger le décès de ton père et de ton frère, conclut-il d’un ton grave. Tu devras d’abord affronter le fils de leur meurtrier.

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