Kaël et Lily étaient pétrifiés, figés sur place, médusés. En réalité, il n’y avait pas de mot assez fort pour qualifier l’état dans lequel ils se trouvaient. Ils n’en revenaient pas. Comment se faisait-il que Lixi soit ici, en l’absence de Marius, et qu’elle ait vieilli de plusieurs décennies en l’espace de quelques semaines, bien que les Elfes ne prennent jamais une seule ride ?
Sérieusement. On se moquait d’elle ou quoi ?
— Je ne vous crois pas, dit Kaël. Vous ne pouvez pas être Lixi ! Elle est sensée se trouver aux Pics du Crépuscule, et elle est une jeune Elfe de vingt ans à peine ! C’est impossible.
— Kaël, tu es là aussi ? balbutia-t-elle, les yeux débordants de larmes.
Les fines lèvres de la vieille dame tremblotaient. Elle semblait très émue et cherchait désespérément les yeux de son ancien ami sans les trouver, avant de regarder vers une direction approximative.
— Je comprends que vous ne me reconnaissiez pas, mes chers amis, confia-t-elle d’une petite voix frémissante. Mes jours et ma jeunesse m’ont été ôtés sans que j’aie le temps de m’en apercevoir. Bien que j’aie été éternelle, ma vie m’a été aspirée en l’espace de quelques jours, quelques semaines. Mon ADN s’est dégradé, ma peau s’est flétrie, mes cheveux se sont mis à tomber et mes sens se sont éteints peu à peu. Me voilà aveugle maintenant, hier c’était mon odorat qui m’a lâchée. Demain sera mon ouïe que je perdrai aussi…
Les larmes de cette mystérieuse Elfe ne cessaient de couler sur ses joues.
— Mon Temps m’a été subtilisé, conclut-elle avec gravité.
— Je vous assure, intervint Iliana, que cette femme est bien votre amie. Lixi est ma nièce. Malgré son âge avancé, je la reconnaîtrais parmi tous les Elfes de Zénith.
Bouleversée, Lily se leva du canapé et s’assit aux côtés de la vieille dame. Elle hésita un instant, et posa délicatement sa main sur celle — squelettique — de la princesse. À cet instant, Lixi pleura de plus belle et posa sa tête sur son épaule. Lily augmenta la pression qu’elle exerçait sur sa main, de manière à manifester toute sa compassion.
— J’ai perdu mon bébé, hoqueta la princesse. Je ne peux plus pratiquer l’Héliogie. Et l’Héliogie n’a plus aucun effet sur moi malgré les tentatives d’Iliana pour me soigner…
— C’est encore ce maudit Trésor du Temps, cracha l’Elfe rousse au regard dur. Elle l’avait sur elle lorsque je l’ai trouvée à proximité des Lacs du Sud. Cette saleté de bijou a aspiré sa jeunesse ! Il a détruit la vie qui se formait dans ses entrailles. Ce Trésor est maudit !
— C’est peut-être la conséquence de ta trahison Lixi, asséna Kaël avec amertume. Le Trésor t’a peut-être punie d’une manière ou d’une autre…
— Tu ne connais pas la mésaventure que j’ai subie, se défendit-elle. Tu penses que je vous ai trahis mais c’est faux. Laissez-moi vous expliquer…
— Nous t’écoutons, encouragea Lily d’une voix douce.
La vieille princesse déglutit péniblement avant de débuter :
— Je ne sais pas si vous vous rappelez bien, mais lorsque tu es partie chercher le Sablier au lac de sang après notre périple au coeur des Marais Hurlants, Lily, les choses ont rapidement dégénéré en ton absence…
— On s’en rappelle comme si c’était hier, coupa Kaël sur un ton incisif.
— Marius a changé radicalement de comportement, poursuivit-elle comme s’il n’était pas intervenu. Ils nous a attachés, à la tombée de la nuit, et nous ne pouvions plus user d’Héliogie pour nous défaire de nos liens.
Les deux auditeurs se trémoussaient sur le canapé, impatients d’en savoir davantage.
— Il nous a assommés sans nous donner la moindre explication. Lorsque nous nous sommes réveillés, tu étais de retour Lily, attachée comme nous. À cet instant, j’ai compris que j’étais la seule de nous trois à pouvoir intervenir, et à avoir une chance de changer les choses.
Silence.
— Je voyais dans les yeux de Marius qu’il m’aimait encore, et qu’agir ainsi le torturait. Mais il avait visiblement ses raisons. L’amour de son peuple surpassait tout, même son amour pour moi. Il se sentait responsable des Ombres, voulait les sauver de Sian, et les ramener sur le droit chemin une fois les avoir emmenés sur la Terre avec l’aide de Valtori. Bien sûr, j’avais conscience de la gravité de la chose. Je savais que jamais Sian ne devait posséder le Sablier car s’il voyageait dans le passé, l’Histoire aurait pu vite devenir apocalyptique…
Silence.
— Alors, je vous ai fait croire, à vous et à Marius, que je l’aimais d’un amour si fort, que j’aimais ma liberté d’une telle intensité, que j’étais prête à venir avec lui, et à participer à ses sombres projets. Bien sûr, il m’a crue, et vous aussi. J’ai toujours su que j’avais un certain pouvoir sur lui…
Silence.
— Et ensuite ? demanda Kaël, trépidant de curiosité.
Lily la regardait avec avidité.
— Après, nous sommes partis en direction des Pics du Crépuscule au dos de la Ténébreuse pendant la nuit. Mais dès que le jour s’est levé, à l’Aurore, avant que nous arrivions à destination, j’ai usé d’Héliogie et nous avons longuement combattus. Nous sommes tombés de notre monture… de plusieurs milliers de mètres. Nous étions dans un sale état malgré notre invincibilité. Après de longues heures de combat acharné, je l’ai vaincu. Marius est mort de mes propres mains. Je me devais de l’arrêter car il était une menace pour l’enfant qui grandissait en moi…
Sur ces mots, Lixi fondit en larmes, bouleversée par la perte de son bébé. Et peut-être aussi par la mort de son grand amour. Lily la consolait comme elle le pouvait, avant de l’inciter à poursuivre.
— Je me suis donc retrouvée seule, les deux jambes brisées, au coeur de la Plaine des Supplices, avec le sang de mon bien-aimé sur les mains. J’étais bien trop affaiblie pour pratiquer l’Héliogie. J’étais donc dans l’incapacité de me soigner, ou de me téléporter à Aurora. En revanche, je possédais toujours le Sablier.
Silence.
— J’ai aperçu la Ténébreuse qui avait atterri à quelques kilomètres de là, vers le Sud. Visiblement, elle m’attendait. La seule chance que j’avais de survivre était de la rejoindre pour qu’elle m’emmène, je l’espérais, à Aurora. J’ai donc trainé ma dépouille sur plusieurs kilomètres, sous un soleil de plomb, sans boire ni manger, tandis que mon ventre s’arrondissait de jour en jour. Plus tard, j’ai rejoint la Ténébreuse qui n’avait pas bougé. Malheureusement, je ne savais pas comment dompter une telle créature. Je ne savais même pas si elle m’obéirait…
Silence.
— J’ai finalement réussi, tant bien que mal, à grimper sur elle, le Sablier autour du cou. Après, plus rien, le noir complet. Je pense m’être évanouie. À mon réveil, j’étais allongée, seule, au milieu de la forêt, visiblement très au Sud. J’ai rapidement reconnu les lieux. Je savais que j’étais plus proche des Lacs du Sud, et donc de ma tante, qu’Aurora. J’ai donc décidé de me trainer en direction des Lacs, bien que je ne puisse plus marcher. J’avais besoin de soins, et au plus vite.
Silence.
— Alors j’ai poursuivi ma route, pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines, me trainant au sol. Je me nourrissais de ce que je trouvais dans la nature, et buvais l’eau de la rivière. Je faisais du feu pour être protégée des bêtes la nuit, à la main, sans Héliogie. Et j’essayais de tenir bon, pour mon enfant, et pour ramener le Sablier à ma tante où je savais qu’il serait en sureté. Mon bébé grandissait dans mon ventre, il pompait le peu d’énergie qui me restait. J’étais épuisée et mes plaies commençaient à s’infecter.
— Ma pauvre Lixi, dit Aurora, plein d’empathie. Tu as été si courageuse. Cela a dû être si dur…
— Oh, tu sais, ce n’était pas le plus dur non. Loin de là…
— Qu’est-ce que c’était alors ? demanda-t-elle.
— Le plus dur a été incontestablement de porter ton Trésor, Lily.
Face au mutisme d’Aurora, elle poursuivit :
— Dès l’instant où j’ai porté le Sablier, j’ai aussitôt senti sa puissance que je ne supporterais pas. J’ai senti son poids sur ma nuque, et sa chaleur. Il était lourd, très lourd. Plus le temps passait, et plus mon corps faiblissait. Je me suis mise à perdre mes cheveux, mes sens se sont éteints peu à peu, et je vieillissais à vue d’oeil. Peu de temps avant que j’atteigne les Lacs du Sud, j’ai perdu mon bébé. J’ai regardé alors mon reflet dans une mare. Choquée par mon image, ma vieillesse, je me suis évanouie.
Silence.
— C’est à cet instant que je l’ai trouvée, précisa Iliana. Je l’ai aussitôt emmenée ici et j’ai tenté d’user d’Héliogie sur elle, sans succès. Alors, j’ai fait venir les meilleurs médecins traditionnels qui se sont très bien occupés de Lixi. Elle peut remarcher maintenant, mais elle ne récupérera jamais sa jeunesse et sa vitalité d’antan. J’ai aussitôt compris que le Trésor du Temps qu’elle avait sur elle était à l’origine de son état hors du commun. Je me suis empressée de le jeter au fond du lac que vous avez devant vous. Au moins, ici, personne ne risquait de mettre la main dessus et de perdre la vie.
— Ton histoire est incroyable, avoua Lily. Les mots me manquent pour saluer ton courage et te remercier de ce que tu as fait.
Kaël baissa furtivement la tête et la remercia aussi, l’air penaud.
— Je ne sais pas si tu réalises, poursuivit Lily, mais ce que tu viens de faire va nous sauver. Non pas seulement les Elfes, mais les Terriens aussi. Grâce à toi, Sian n’a pas mis la main sur le Sablier, et c’était la pire chose qui pouvait arriver. Grâce à toi, je vais pouvoir devenir la Maîtresse du Temps, retrouver mon humanité perdue, et voyager dans le passé pour éviter une telle hécatombe.
Iliana expliqua à Lixi ce que ses hôtes venaient de lui révéler un peu plus tôt, au sujet de la Guerre, de la mort des Elfes, de la destruction d’Aurora et de l’invasion de l’armée de Sian sur la Terre. Elle lui rapporta également la principale mission que Lily envisageait d’accomplir dans le passé : éliminer Valtori.
— En tout cas, concernant ton état, précisa Lily, je pense que le Trésor a un effet inverse sur les personnes qui ne sont pas des héritiers humains Aurora ou Valtori. Les Trésors du Temps permettent à son possesseur de vivre éternellement et de ne jamais vieillir. Mais toi, Lixi, comme tu es ni une héritière, ni une Humaine, ce Trésor aurait pu te tuer…

Le temps avait filé comme une flèche. Le soleil s’était déjà couché et la nuit avait enveloppé la cité des Lacs. Iliana décréta qu’il était préférable qu’ils se reposent cette nuit, et que Lily aille chercher le Trésor au lever du jour le lendemain matin. D’autant plus qu’il ne lui servirait à rien une fois la nuit tombée.
Iliana se leva souplement et annonça à ses hôtes que des servantes leurs montreraient leurs appartements, avant de s’éclipser dans l’obscurité. Kaël suivit l’une des Elfes qui lui faisait signe, mais au moment de se relever, Lily sentit une main rêche agripper fermement son poignet.
— Reste, ordonna Lixi d’un regard lugubre. Je dois te confier quelque chose.
Elles se retrouvèrent seules tout d’un coup. Un silence de mort envahissait les lieux, et l’atmosphère était glaciale, étrange et bien trop calme. Une brise fraiche vint s’abattre sur ses joues frémissantes et l’angoisse monta d’un cran. Lily voulut quitter les lieux et ne jamais revenir. Se retrouver seule avec Lixi la mit étrangement mal à l’aise. La vieille dame, qui ressemblait de plus en plus à une effrayante sorcière une fois les ténèbres tombés, plongea ses yeux laiteux dans ceux de Lily, avant de confier d’une voix rauque :
— Ton Trésor m’a rendue complètement folle.
— Co…comment ça ? balbutia-t-elle, un vif frisson galopant le long de son échine.
Lixi enfonça plus profondément ses doigts dans le bras de sa proie.
— Cela a été très progressif… Plus le temps passait, et plus des images, des visions ou des souvenirs se sont mis à envahir mon esprit, à polluer ma mémoire, jusqu’à me faire perdre la tête !
Un silence affreux plomba la pièce. Le coeur de la vieille dame battait à tout rompre, Lily pouvait aisément l’entendre. L’anxiété ne cessait de s’accentuer, la fièvre d’Aurora s’aggravait, son front perlait de sueur et son souffle était brûlant.
— Une… une idée a commencé à apparaître dans ma tête. Une simple idée, qui paraissait anodine au départ… sans importance.
Lily ne parvenait pas à la cerner, à comprendre où elle voulait en venir.
— Cette idée a pris de l’ampleur, s’est enracinée plus sournoisement dans mon esprit. Si bien qu’elle a fini par me paraître évidente quelques semaines plus tard.
— Qu… quelle est-elle, cette idée ? demanda Lily sur un ton hésitant.
Silence.
— C’est l’idée que je n’existe pas, lâcha-t-elle, les yeux exorbités.
Lily grimaça, profondément désolée de ce que son amie croyait. Oui, elle avait bel et bien perdu la raison. Lixi était devenue cinglée.
— Ou plutôt que… que je n’existerai pas à l’avenir, précisa-t-elle.
Mais Lily ne voyait toujours pas ce qu’elle entendait par là.
— Ton Trésor m’a fait voir des choses que je n’aurais pas dû voir, savoir des choses que je n’aurais jamais dû savoir. Vois-tu ?
Lily acquiesça pour lui faire plaisir, mais ses yeux trahissaient une grande tristesse de voir son amie dans un tel état de confusion.
— Le Sablier m’a montrée une autre réalité, poursuivit-elle d’une voix lugubre. Une réalité où je n’existe pas, où je ne suis jamais née. Une réalité où tout le monde est heureux. Mais moi, je n’en fais pas partie. Je n’existe pas. Je n’ai même jamais existé…
Lorsque Lily remarqua que la princesse commençait à fondre en larmes, elle la prit dans ses bras et tenta de la réconforter, sans comprendre son mal.
— Je suis dans le néant, je suis dans le néant, je suis dans le néant, répéta-t-elle sans cesse jusqu’au milieu de la nuit, sous une lune pâle et sinistre.

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