Aurora, Zénith.
Lundi 15 octobre 2012.
21h00.

C’était la dernière chose à laquelle ils s’étaient attendus ce soir là.
— Quoi ? demandèrent-ils à l’unisson, l’air totalement désemparé. À l’Aube ?
— Nous n’avons plus que cette nuit pour nous préparer, ajouta Noah sur un ton grave.
La première chose à laquelle Lily avait songé en apprenant la terrible nouvelle, était sa mère. Elle avait conscience que les Humains de la Terre n’étaient pas protégés, plus maintenant. Cent mille soldats les affronteraient demain. Eux, en revanche, n’étaient que dix mille pour défendre Aurora et l’Ambre. C’était impossible de gagner. Elle comprenait à l’expression horrifiée de Noah que leur destin était déjà scellé. La seule façon d’éviter un tel massacre, était de s’emparer du Sablier et de voyager dans le passé. Malheureusement, il était impossible de savoir où il se trouvait à l’heure actuelle.
Avant de quitter les lieux pour rassembler les troupes, Noah déclara avec fermeté :
— Il est hors de question Lily que tu risques ta vie sur le champ de bataille demain matin.
— Et pourquoi ça ? coupa-t-elle sèchement. Depuis que je suis arrivée, on me dit que je suis la plus puissante grâce aux Trésors, et que je suis votre meilleur atout afin d’arrêter Sian.
Le visage de Noah se déforma subitement, il grimaça, et son regard se fit plus noir que la nuit. Furibond, il s’écria :
— Je te l’interdis, point final ! Tu es très affaiblie ces derniers temps par ta condition d’Ombre qui est incompatible avec le pouvoir de tes Trésors. De plus, il t’en manque un. Et pour couronner le tout, si tu meurs, nos chances de changer le courant des choses mourront avec toi ! Tu es la seule qui peut voyager dans le passé car on ne peut pas compter sur ton frère…
L’Héliogicien commençait à s’en aller, mais il s’arrêta et se retourna.
— L’histoire des Elfes s’achèvera peut-être ce soir, déclara-t-il sur un ton solennel, la voix tremblante. Nous défendrons Aurora autant de temps que nous le pourrons. Vous deux, en revanche, vous partirez avant que la Guerre éclate. Votre mission est de trouver le Sablier !
L’Elfe et l’Ombre voulurent riposter, mais Noah s’était déjà téléporté afin d’assurer ses responsabilités. Kaël paraissait désemparé. Il était partagé entre son désir de protéger Lily et celui de protéger sa ville natale, Aurora.
— Qu’allons nous faire ? demanda-t-il dans un souffle.
La jeune femme resta muette pendant un instant. Tout le monde s’agitait autour d’eux. Les Elfes et les Humains couraient dans tous les sens, paniqués. Ils renversaient les tables et se bousculaient. L’atmosphère devint rapidement chaotique. Quant à eux deux, ils étaient droits comme des piquets, calmes et immobiles. Ils réfléchissaient. Lily pinçaient les lèvres et ses sourcils étaient durement froncés.
Après quelques minutes de silence, elle déclara :
— Je n’ai aucune idée du lieu où se trouve le Sablier. La personne la plus probable qui doit le posséder en ce moment est Sian Valtori. Or, il sera sur le champ de bataille demain matin. Je pense que Noah le sait, mais il veut tout simplement qu’on fuie pour épargner nos vies, sachant très bien que les Elfes perdront…
L’Elfe la dévisageait, était pendu à ses lèvres. Il attendait avec impatience son verdict. Soudain, Lily plongea ses yeux étincelants dans ceux de son ami, et affirma sur un ton grave et déterminé :
— Nous nous battrons, qu’il le veuille ou non, et je tuerai Sian de mes propres mains, quitte à ce que j’y perde la vie.
— Si tu le tues, tu meurs aussi…
— Nous sommes fichus ! s’écria-t-elle. C’est notre dernière chance. Nous mourrons quoi qu’il arrive… Ma santé se dégrade, je n’ai plus rien à perdre ! Autant que j’emmène Sian avec moi dans ma tombe…
L’Elfe fulminait. Cette alternative lui était insupportable.
— D’accord, mais je t’accompagne, affirma-t-il avec détermination. Je me chargerai de lui donner le coup de grâce.
Le visage déconfit et le regard grave, les deux amis se dévisageaient. Ils réalisèrent soudain que c’était sans doute les derniers instants qu’ils disposaient ensemble. Les larmes aux yeux, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et s’enlacèrent longuement, au milieu de l’agitation qui les cernait.
— Il nous reste plus que cette nuit pour faire nos adieux aux gens qu’on aime, confia-t-elle dans un souffle. Juste avant l’Aurore, nous nous dirigerons vers la Plaine des Supplices en cachette. Notre seul objectif sera d’atteindre Sian. Mais si d’autres ennemis croisent notre chemin, nous nous battrons.
— Retrouvons-nous à 7 heures à la Clairière Secrète, c’est sur le chemin, dit-il.
— Parfait.
Puis ils se séparèrent. Lily ne réfléchissait plus et savait qu’il fallait agir, tout simplement. Elle ne pouvait plus se permettre d’avoir peur, de songer au passé ou de craindre l’avenir. Seul le présent comptait. Étant donné qu’elle ne possédait pas le Sablier, qu’elle ne pouvait pas tuer Sian dans le passé pour éviter ce massacre, il ne lui restait plus que cette option : le tuer demain, à l’Aube, avant que son armée atteigne Aurora. Elle n’avait pas d’autre choix.

Il était déjà tard, et le soleil se lèverait bientôt. Lily devait absolument retourner sur la Terre pour faire ses adieux à sa maman et l’obliger à quitter la France. C’était sans doute la dernière fois qu’elles se verraient…

Rue Mouffetard, Paris.
Lundi 15 octobre 2012.
12h00.

La jeune femme se leva d’un bond. Elle dévala les escaliers et chercha Isabelle partout en criant son nom. Lorsqu’elle constata qu’il n’y avait personne, elle se rappela qu’elle travaillait. Lily attrapa son iPhone et l’appela. Elle mettait du temps à répondre. Pendant ce temps, Aurora faisait les cent pas dans le salon, en tapant du pied.
— Magne-toi, bon sang ! s’égosilla-t-elle. RÉPONDS !
Lily attendit encore quelques longues secondes.
« Allô ? »
— Maman ! Il faut que je te parle ! C’est URGENT !
« Qu’y a-t-il ? Aaron est de retour ? Il n’est plus emprisonné sur Zénith ? »
— Non, il est toujours emprisonné ! Il représente encore un réel danger ! La Guerre éclate entre les Elfes et les Ombres, et Aaron est dans le camp de Sian, il est contre nous !
Isabelle ne disait plus rien au bout du fil. Catastrophée, Lily poursuivit :
— Dans les prochains jours, des milliers de soldats risquent d’arriver sur la Terre grâce à Sian ! Il y a de fortes chances qu’ils y parviennent ! Ils arriveront à Paris et seront très dangereux car ils sont affamés ! Maintenant, écoute-moi bien.
Elle marqua une pause, avant de poursuivre :
— Cette après-midi, tu vas prendre un mois de vacances. Je n’sais pas, tu te débrouilles… Tu prends un vol avec Joanna et sa mère, et vous partez toutes les trois à l’étranger, dans un pays très éloigné de la France… à des milliers de kilomètres !
« Quoi ? Mais tu es folle ? Ça ne peut pas se produire, c’est impossible… Les deux mondes ne peuvent pas se mélanger… »
— SI ! Ils le peuvent, grâce à l’Ambre ! Depuis plus de mille ans les Elfes la protègent. Mais aujourd’hui, Sian s’est constitué une armée bien trop puissante ! Les Elfes ne pourront jamais résister… D’autant plus qu’ils ont face à eux un peuple enragé et affamé ! Les Ombres sont incontrôlables ! Sian les a rendus comme ça ! Il en a fait des monstres sanguinaires ! Ne t’en fais pas pour moi, je suis une Ombre aussi, tu sais ? Je suis invincible. Je ferai tout pour les arrêter grâce aux Trésors du Temps…
Isabelle resta muette comme une tombe un long moment.
— Maman ? Ça va ? Je ne t’entends plus…
« Je… je croyais que tu pouvais remonter le temps et réparer les choses… C’est encore possible ? »
Lily déglutit péniblement, avant de confier :
— Je crains fort que ce soit la seule solution. Malheureusement, je ne dispose pas du Sablier. Sian doit l’avoir… C’est pour ça que rien n’est gagné ! En attendant, tu dois partir !
« Je ne te laisserai jamais seule ! Je ne t’abandonnerai pas ! s’écria-t-elle d’une voix tremblante. Et mon fils alors ? Que va-t-il devenir ? »
— Maman… Aaron est… Il est complice de tout ça. Il est avec Sian. Ton fils est plus attaché à Zénith que la Terre, aux Ombres qu’aux Terriens. Ton fils n’existe pas ! Tu entends ? Il s’est éteint vingt ans plus tôt… Il a fait son choix.
Lily pouvait aisément deviner les larmes de sa mère. Elle parvenait même à ressentir ses émotions, sans fournir le moindre effort. L’Empathie était une nouvelle discipline d’Héliogie qu’elle commençait à développer.
— Je dois te laisser à présent, le temps presse. Promets-moi de partir dans les prochaines 24 heures. Trouve une excuse… n’importe quoi qui inciterait Joanna et sa mère à te suivre, même si elles ignorent les vraies raisons !
Silence.
— Promets-le !
« Je… je te le promets, dit-elle dans un souffle. »

Trente minutes plus tard, sa mère entra en trombe dans l’appartement, sans prévenir. Elles se firent des adieux qui durèrent toute l’après-midi. Malgré leur étreinte qui s’éternisait, Lily se sentait déjà seule.
Après le départ de sa mère, elle se laissa tomber sur le sol, prenant sa tête entre les mains. Elle éclata en sanglots et se balança d’avant en arrière, plantant ses crocs dans son bras. Elle n’avait pas de temps à perdre. Elle ferma les yeux, tenta de contrôler ses émotions, inspira longuement avant de souffler avec vigueur, et se ressaisit.
Elle réalisa soudain que si les Ombres arrivaient sur la Terre, ils pourraient à tout moment la retrouver chez elle et la tuer dans son sommeil pendant qu’elle était sur Zénith. Sian Valtori devait certainement savoir où elle habitait. Mais jusqu’à présent, il n’avait jamais pu l’approcher grâce à la surveillance des Elfes. Bientôt, ses protecteurs ne seraient peut-être plus là pour l’aider…
Une chose était certaine, elle ne pouvait pas rester ici au cours des prochains jours. La jeune femme se leva d’un bond, prit une valise, la remplit de quelques vêtements choisis au hasard et d’affaires personnelles, sans oublier le mystérieux Médaillon et le Livret où étaient inscrites les visions au sujet de l’Inconnu. Elle dévala les escaliers, se rendit dans le salon, détacha un tableau du mur et ouvrit un coffre-fort. Elle prit l’argent en liquide disponible — environ cinq mille euros — et sortit hâtivement de l’appartement, sans même prendre la peine de fermer à clé.
Lily accéléra le pas jusqu’à la bouche de métro la plus proche : Place Monge. Elle attendit sur le quai, impatiente. Les minutes défilaient, les gens affluaient, s’entassaient sur les quais. Il n’y avait toujours pas de métro. Ce n’était pas normal. Lily perdit très vite le contrôle de ses émotions. Il était 18 heures, soit 6 heures du matin sur Zénith, et elle avait rendez-vous à 7 heures à la clairière, pour trouver Sian sur le champ de bataille au lever du jour.
Certains s’impatientaient pour rentrer chez eux après une longue journée de travail. Elle, en revanche, c’était pour une toute autre raison…
Une chaleur étouffante la cernait. Plus tard, alors que Lily était à la limite de l’implosion, une voix au micro annonça une panne électrique. Aucune information ne fut donnée sur le prochain métro. Folle de rage, Lily pesta, sous les regards effrayés des personnes — elle ressemblait à un cadavre enragé, un mort-vivant — puis elle fila comme une flèche dans les rues de Paris afin de trouver un taxi. Peu de temps après, elle entra dans une voiture et annonça :
— Emmenez-moi à l’autre bout de Paris ! Je n’sais pas… Où vous voulez, à une demi-heure d’ici. Et vite !
Le chauffeur la dévisageait à travers le rétroviseur d’un air suspicieux. Il réfléchit un instant, avant de démarrer. Les entrailles de Lily étaient nouées, elle peinait à respirer convenablement. C’était comme si une personne invisible la tenait par la gorge. Quelques larmes d’un rouge vif roulèrent sur sa joue, mais elle ne fit aucun effort pour se cacher.
— Madame ? Vous allez bien ? Vous voulez que je vous dépose à l’hôpital ? Vos yeux saignent !
— Non ! s’écria-t-elle. Dépêchez-vous !

Trente minutes plus tard, le chauffeur la déposa dans une rue qu’elle ne connaissait guère. Elle lui lâcha quelques billets, sortit en trombe et marcha d’un pas soutenu à la recherche d’un hôtel. N’importe lequel, pourvu qu’il soit insignifiant et qu’il n’attire pas l’attention des Ombres. Elle finit par trouver.
Lily entra dans la bâtisse, s’approcha de la standardiste et demanda une chambre pour sept nuits.
— La chambre 1911 au premier étage est disponible, dit-elle avec le sourire.
— Très bien.
Aurora signa quelques papiers, s’empara des clés et pressa le pas dans les escaliers. Elle entra dans la pièce et s’affala sur le lit.
18 heures 50. Elle porta la fiole à ses lèvres et quitta immédiatement la Terre pour un monde bien plus sombre.

Aurora, Zénith.
Mardi 16 octobre 2012.
06h51.

Lily se leva d’un bond, la poitrine brûlante car ses deux Trésors étaient incandescents. Plus le temps passait, et plus ses bijoux devenaient hostiles et douloureux, comme s’ils n’acceptaient pas d’être liés à une Ombre. Ils paraissaient lourds, très lourds. Pourtant, elle était obligée de les garder sur elle pour pouvoir pratiquer l’Héliogie et revenir sur la Terre à tout moment.
Elle quitta sa chambre chez Noah, dévala les escaliers et sortit dans les rues d’Aurora. Elles étaient affreusement désertes. Les vieux Humains, les enfants et l’Ambre avaient été emmenés dans les cavernes de la ville. Mais les autres, hommes et femmes confondus, étaient déjà partis pour se rassembler à la Plaine des Supplices.
Victor, lui, était toujours enfermé dans les cachots. Ne possédant plus un Trésor du Temps sur lui, son corps de la Terre avait disparu. Seul celui de Zénith résidait, enfermé dans une vulgaire prison. Après tout, il était toujours fidèle à Sian. Soit les Elfes gagnaient la bataille — ce qui était fort improbable — et son avenir devrait être discuté ; soit les Ombres envahissaient Aurora, auquel cas ils libèreraient le fils de leur Maître. Quoi qu’il en soit, le sort de son frère ne la concernait plus. Il avait fait le choix de rester fidèle au pire monstre que Zénith n’avait jamais connu. Tant pis pour lui.
La jeune femme courut à vitesse d’Ombre jusqu’à la clairière, épuisée. À 7 heures pétante, elle arriva enfin. Kaël l’attendait, un sac rempli de vivres sur le dos. La jeune femme se laissa tomber dans les bras de son ami.
— Tu vas bien ? Qu’est-ce qu’il t’arrive ? demanda-t-il d’un air inquiet.
— Je suis… fatiguée. J’ai l’impression que mes Trésors aspirent toute mon énergie…
— Retire-les !
— Non ! J’en ai besoin… Je dois résister.
— Tiens, bois-ça, proposa-t-il en lui tendant une bouteille d’eau ferreuse. Ça va te revigorer un peu.
L’Elfe et l’Ombre se restaurèrent et prirent des forces avant la bataille.

Plus tard, ils continuèrent leur course vers l’Ouest, légèrement vers le Sud. Ils gravirent une colline et émergèrent enfin de la forêt. Là, un spectacle mortuaire et saisissant s’offrit à eux.
Le champ de bataille était gigantesque. Jamais Lily n’en avait vu de tel, même dans les films les plus épiques. Grâce à leur vue affûtée, l’Elfe et l’Ombre pouvaient aisément observer les moindres détails des soldats, bien qu’ils soient à des kilomètres.
Le régiment de Sian était impressionnant et très organisé. À droite, étaient positionnés les Grands Hommes du Nord. C’était la première fois que Lily les découvrait. Ils étaient plus grands que le plus grand des Elfes — environ deux mètres cinquante, trois mètres — leurs cheveux étaient d’une blancheur éclatante. Leur peau était grise anthracite, et recouverte de tatouages blancs. Leurs yeux étaient d’un blanc laiteux pour certains, bleu transparent pour d’autres. Les femmes étaient belles et athlétiques, les hommes étaient robustes et barbus. Du peu qu’ils étaient vêtus, leurs habits étaient faits de peaux de bête, de cuirs et de fourrures. Leurs armes étaient vétustes, mais pas moins meurtrières. Une cinquantaine de catapultes étaient placées à l’arrière. Certains disposaient de montures qui ressemblaient à des mammouths géants au pelage d’un gris argent. En un seul coup d’oeil, Lily compta 28 954 Hommes du Nord et 4 237 mammouths.
À leur gauche, se trouvaient les Ombres, armés jusqu’aux dents. Leurs armes avaient été trempées dans leur venin. Il leur suffisait d’effleurer la peau d’un Elfe pour le tuer sur-le-champ. 157 Ténébreuses volaient au-dessus de leur tête, attendant avec impatience le son du cor annonçant l’ouverture officielle de la bataille.
Un peu plus au Sud encore, se trouvait 30 189 Hybrides. Comme il faisait encore nuit, ils étaient sous leur forme animale — carnivore pour la plupart — et cela jusqu’à la fin de l’Aurore. Lorsque le jour serait totalement levé, ils retrouveraient leur forme humaine, frêle et inoffensive. Mais il faisait encore nuit. Lily discernait des félins redoutables, des serpents géants, des éléphants aux défenses effrayantes, des gorilles et même trois dragons.
En face, l’armée dirigée par Éléna faisait peine à voir. 12 456 Elfes seulement étaient présents. Leurs armures d’argent scintillaient sous une lune blafarde. Ils étaient équipés d’épées, d’arcs et d’armes à feu. Ils attendaient la première lueur de la journée pour recouvrir leurs armes de flammes, et pratiquer l’Héliogie. 1570 Humains les accompagnaient, ainsi qu’une centaine de Vulcis volant au-dessus de leur tête. Ils étaient si gracieux qu’ils semblaient flotter dans les airs.
7 heures 58. L’Aurore débuterait à 8 heures 14 exactement. Tout le monde était à cran, s’impatientait. Les Elfes priaient pour ne pas se faire massacrer trop vite, et résister le plus longtemps possible. Il ne fallait pas les sous-estimer après tout. Grâce à l’Héliogie, dix ennemis valaient bien un seul Elfe. S’ils n’étaient pas trop affaiblis, et s’ils étaient assez concentrés, ils pouvaient pulvériser leurs adversaires en un seul geste, en contrôlant les atomes qui les composaient.
Lily cherchait désespérément Sian du regard. Elle était venue jusqu’ici dans le seul but de l’atteindre, le combattre et récupérer le Sablier. Une fois en main, elle utiliserait le Trésor pour retourner dans le passé si les choses venaient à dégénérer. Mais à quelle époque ? Comment parviendrait-elle à choisir sa destination temporelle ? Elle l’ignorait encore.
Elle plissait les yeux. Quelques minutes plus tard, elle l’intercepta enfin, un kilomètre plus loin. Sian chevauchait une Ténébreuse posée sur une colline surplombant le champ de bataille. Il était vêtu tout de noir, et une capuche recouvrait son visage. Il était parfaitement immobile. Elle devinait qu’il jubilait au fond de lui, sentant que la victoire était imminente. Mais Lily comptait bien foutre en l’air tous ses plans !
8 heures 13 minutes et 57 secondes. La première lueur de la journée apparut. L’instant d’après, le son d’un cor retentit à trois reprises. Sian et Éléna levèrent la main de manière synchronisée, et tous les combattants se mirent à hurler en courant comme des dératés vers leurs ennemis. Des blocs enflammés furent catapultés sur les Elfes par les Géants du Nord, mais ils les évitèrent pour la plupart, filant comme des gazelles vers l’Ouest avec grâce et dextérité. Les Humains, quant à eux, étaient beaucoup moins avantagés. Leur pas était plus lourd et hésitant. Ils s’écroulaient un à un, seconde après seconde.
Les Ténébreuses hurlèrent frénétiquement, d’un cri assourdissant de manière à déstabiliser leurs adversaires. Elles fondirent sur les Vulcis et attrapèrent leur cou avec leurs puissantes mâchoires. Mais ces dernières ripostèrent avec hargne et leur plantèrent leurs griffes redoutables.
Les Grands Hommes brandirent leurs armes et combattirent les Humains. Ces derniers étaient moins puissants, mais ils avaient l’avantage d’être plus rapides.
Les Elfes les moins expérimentés en Héliogie créaient des flammes, fabriquaient des armes mortelles en un clin d’oeil, brûlaient leurs ennemis et les propulsaient dans les airs.
Mais les plus puissants Héliogiciens faisaient des choses bien plus incroyables : ils transformaient le sang des Ombres en flammes ; leur corps en pierre, en sable ou en eau, d’un geste de la main. Et cela tout en marchant calmement au milieu d’une foule agitée. Ils fendaient le sol en deux et jetaient leurs proies dans les tréfonds de la terre. Ils se téléportaient derrière leurs assaillants pour les esquiver. Ils se transformaient en serpent pour mieux les surprendre, en lion pour mieux les mordre, en dragon pour mieux les consumer. Ils lisaient les pensées de leurs adversaires pour mieux les appréhender. Ces Héliogiciens là étaient peu nombreux, mais leurs attaques étaient dévastatrices, apocalyptiques. Tous les ennemis, Ombres comme Hybrides, Grands Hommes du Nord comme Ténébreuses, s’écroulaient ou explosaient devant eux.
Les Ombres, quant à eux, usaient de leurs canines acérées ou de leurs armes empoisonnées pour infecter leurs proies. Certains profitaient du sang des Humains pour reprendre des forces, sans jamais céder à celui des Elfes dont ils étaient allergiques. Les Elfes, quant à eux, succombaient rapidement suite à une morsure d’Ombre.

Les minutes défilaient inexorablement. L’Aube ne durait jamais très longtemps. Moins d’une heure. Au prochain son de cor annonçant la fin de l’Aurore, tout le monde devrait cesser de se battre. Mais le massacre n’était pas encore terminé. Le champ de bataille devint rapidement écarlate. Des ruisseaux de sang se formaient à vive allure. Le spectacle était épouvantable.
— Viens, Lily, on doit affronter Sian Valtori, c’est maintenant ou jamais, affirma Kaël sur un ton déterminé.
Il lui prit la main et l’incita à le suivre. La jeune femme hésita un moment et une idée traversa son esprit : peut-être allait-elle mourir dans quelques minutes. Sur ses pensées, Lily s’immobilisa, contempla le fabuleux paysage une dernière fois.
Une Aurore sanglante et enflammée les enveloppait. Le spectacle était splendide. Les Pics du Crépuscule commençaient à être inondés de la douce lueur du jour. Le ciel s’éclaircissait peu à peu à l’Est, vers Aurora. Elle parvint, pendant une fraction de seconde, à oublier le boucan phénoménal de la Guerre qui faisait rage. Lily ferma les yeux un court instant, mais cela lui sembla durer une éternité, abandonnant quelques larmes sanguinolentes.
— Allons-y mon ami, lâcha-t-elle soudain. Nous devons récupérer le Sablier avant la fin de l’Aurore. Après, nous n’aurons plus le droit d’attaquer Sian jusqu’au Crépuscule.
L’Elfe et l’Ombre dévalèrent la colline en courant à vive allure. Ils foncèrent dans le champ de bataille, esquivant les attaques incessantes qui arrivaient de toutes parts. L’Elfe créa deux dagues et s’agitaient dans tous les sens, achevant férocement ses ennemis sur son passage, d’une précision chirurgicale. Lily le suivait de près.
Un Ombre se jeta brusquement sur elle, crachant comme un chat sauvage, mais elle se téléporta avant qu’il ne l’atteigne au visage pour apparaître derrière lui. Elle se concentra, s’imprégna des hélioctrons et créa une boule de flamme fulgurante qui vint s’abattre sur son agresseur. Celui-ci s’embrasa instantanément et s’éloigna en hurlant. Un autre arriva par derrière. Elle attrapa son bras et le jeta à terre. Il se releva aussitôt, lui fit un croche-patte et elle tomba à la renverse. Au moment où un autre s’apprêtait à transpercer son coeur avec une épée, elle roula sur le côté et se remit sur pied, les jambes fléchies et les poings fermés. Le sol eut vibré sous le choc de la lame. L’Héliogicienne forma un arc, le brandit et lâcha une succession de flèches enflammées qui vinrent transpercer le coeur des Ombres qui l’encerclaient.
Plus loin, Kaël était passé à l’étape supérieure. Il avait créé deux fusils à pompe au design Elfique et aux balles explosives, un dans chaque main. Les bêtes Hybrides, les Ombres et les Géants s’effondraient sous ses tirs acharnés.
Lily faiblissait de seconde en seconde. Plus elle usait d’Héliogie, et plus son énergie chutait car elle était une Ombre. Ses Trésors devenaient affreusement lourds. Son cou et sa poitrine étaient d’un rouge vif. Sa respiration s’accélérait, son front devenait brûlant et son visage était recouvert de sueur et de sang.
— KAËL ! hurla-t-elle, à bout de force. J’IGNORE SI JE VAIS TENIR ENCORE LONGTEMPS !
Soudain, elle fut cernée par un tigre, un gorille, cinq Ombres sanguinaires et trois Géants. La jeune femme était recroquevillée par terre. Ses Trésors étaient attirés par le sol tellement ils pesaient, faisant fléchir les jambes de leur Maîtresse. Elle toussait, crachait tant et plus. Du sang sorti de sa bouche gicla sur les cailloux blancs.
— Je crois que c’est la fin, murmura-t-elle dans un souffle.

Pendant ce temps, un immense dragon fondit sur l’Elfe et produisit du feu. Kaël galopa comme une antilope afin d’éviter les crachats mortels de cet Hybride qui volait au-dessus de sa tête.
— LILY ! AIDE-MOI ! hurla-t-il avec désespoir.

La jeune femme était cernée. Elle referma ses mains sur les cailloux et se concentra de manière à puiser le peu d’énergie qui lui restait. L’Aurore approchait à sa fin. Plus le soleil se levait, et plus sa puissance s’intensifiait.
Soudain, elle sentit un feu se créer eu fin fond de ses entrailles. Sa gorge lui brûla comme jamais auparavant et devint rapidement incandescente. Puis, contre toute attente, Lily se retourna vers ses assaillants, ouvrit la bouche en grand afin d’évacuer cette chaleur épouvantable, et cracha des flammes encore plus impressionnantes que celles du dragon. Elle tourna sur elle-même, carbonisant ses ennemis qui l’encerclaient. Ils eurent à peine le temps de crier avant d’être réduits en un tas de cendre.
Peu de temps après, elle s’écroula, à bout de force. Ce fut seulement à cet instant qu’elle entendit son ami appeler à l’aide. Trop épuisée, elle ne pouvait effectuer le moindre geste. Elle assistait, impuissante, à l’attaque du monstre sur l’Elfe. Découragée, il ne lui restait plus qu’une dernière option : la Montre Gousset. L’Héliogicienne attrapa son Trésor et l’ouvrit sans hésiter.
Aussitôt après, le temps cessa sa course effrénée. Le dragon s’immobilisa dans le ciel ainsi que ses flammes. Kaël se pétrifia comme une statue de pierre, ainsi que tous les êtres vivants de Zénith et de la Terre. Les planètes se figèrent et l’Aurore s’éternisait.
Lily en profita pour récupérer ses esprits. Puis elle se releva, gémissant. Elle forma une dague dans chaque main, et s’approcha de Kaël, plantant les lames acérées dans le coeur des ennemis qui se trouvaient sur son chemin — bien qu’immobiles.
Elle se trouva enfin sous le dragon, dont les flammes sortant tout droit de sa gorge béante effleuraient le visage de son ami. Elle se concentra une dernière fois. Ce qu’elle s’apprêtait à faire était d’une difficulté supérieure. Lixi était déjà parvenue à réaliser ce genre d’exploit au cours de leur périple dans le désert. Lily ferma les yeux et médita. Elle sentit la puissance des hélioctrons monter en elle. Son coeur se mit rapidement à battre dans sa poitrine, ses lèvres se gorgèrent de sang et son corps devint bouillonnant. Soudain, de l’énergie s’échappa de ses doigts.
L’instant d’après, l’immense dragon se transforma progressivement en molécules d’eau, ainsi que ses flammes. Mais il resta néanmoins figé dans le ciel puisque le temps était arrêté. Elle fut ébahie par ce qu’elle venait de faire. C’était la première fois qu’elle réussissait une transformation d’une telle envergure. À présent, la seule chose que l’Elfe risquait était une bonne douche froide.
— LILY AURORA ! tonna soudain une voix glaciale. JE SAIS QUE TU ES LÀ !
La jeune femme fut sous le choc. Qui était cette personne ? Qui pouvait résister aux pouvoirs des Trésors du Temps ?
— TU VIENS D’ARRÊTER LE TEMPS MAIS JE NE SUIS PAS AFFECTÉ COMME TU PEUX L’ENTENDRE !
Sian Valtori. Elle reconnut la voix rauque et glaciale de Sian Valtori. Elle eut le souffle coupé, terrorisée, et son sang cristallisa davantage. Pourquoi n’était-il pas affecté par la Montre Gousset comme les autres ? Cela signifiait-il qu’il était en possession du Sablier ?
— OÙ ES-TU, MA PETITE ?
Lily s’agita dans tous les sens et le chercha du regard, en vain. Elle était noyée entre les soldats immobiles. Elle se faufila au milieu de la foule, dans l’espoir d’atteindre son pire ennemi et lui soutirer le dernier Trésor du Temps.
Quand soudain, elle sentit un lien invisible lui nouer la gorge.
— Ah ! Te voilà enfin ! s’exclama-t-il.
Il se trouvait juste derrière elle, à quelques mètres seulement. La jeune femme porta ses mains à sa gorge. Elle hoqueta, toussa et cracha. Elle ne parvenait plus à respirer. Elle sentit son corps se soulever, et léviter un mètre au-dessus du sol. Elle était paralysée et impuissante. La douleur au cou était si intense qu’elle ne pouvait plus penser à rien, et encore moins se concentrer pour pratiquer l’Héliogie.
— Tu pensais peut-être que si je n’étais pas affecté par l’arrêt du temps, cela signifiait que je possédais le Sablier ? siffla-t-il avec sarcasme. Mais, figure-toi, je recherche moi aussi le Sablier. Marius n’est jamais venu me le rendre. Je ne l’ai même jamais vu depuis qu’il t’a trahie.
Les révélations de Sian la secouèrent de plein de fouet. Tous ses espoirs reposaient sur le Sablier. Elle était venue jusqu’ici, elle avait risqué sa vie, seulement pour le récupérer.
— Oh, ma petite ! Te voilà sans voix ? minauda-t-il.
Il se rapprocha d’elle, pas à pas, caché sous sa cape noire. Elle ne voyait pas son visage. En réalité, elle ne l’avait jamais vu. On lui avait toujours dit que personne ne pouvait croiser ses prunelles, sauf elle puisque leurs Trésors respectifs n’avaient pas d’effet sur l’autre. Sinon, il rentrerait dans l’esprit de sa victime et connaîtrait tout d’elle, même les choses qu’elle n’avait pas conscience à son sujet.
Sian s’approchait, d’une telle lenteur, avec une telle souplesse et prestance que cela lui glaça le sang. Il était grand, très grand ; mince et athlétique. Ses pieds étaient nus et squelettiques. Sa peau tombait en lambeaux à quelques endroits.
Soudain, il leva ses deux mains et retira sa capuche avec grâce. Là, Lily put enfin voir son visage en décomposition. Sa peau était grise, ridée et virait au bleu-pâle. Jamais Lily n’avait vu quelqu’un d’aussi atteint par le Temps. Ses traits étaient tirés, émaciés. On pouvait apercevoir les ligaments de sa mâchoire à travers sa peau d’une extrême finesse. Ses lèvres étaient tellement minces qu’elles semblaient ne plus exister. Et les os anguleux de ses pommettes ressortaient, si bien qu’ils semblaient démesurés.
Mais elle s’interdit de croiser ses yeux, par crainte que ses pouvoirs aient des effets sur elle malgré tout. La jeune femme hoquetait toujours, la gorge prise par une main invisible, et ne cessait de détourner le regard. Les larmes ne tardèrent pas à couler.
— Oh, mais pourquoi pleures-tu ? Je ne vais pas te faire de mal. Tu le sais bien que je ne pourrais jamais te blesser sans que cela m’affecte aussi un jour ou l’autre, je tiens à ma vie comme à la prunelle de mes yeux…
— Vous êtes mort ! cracha-t-elle entre deux hoquets.
Sian était si près à présent qu’elle pouvait sentir son haleine putride. Il posa ses mains rugueuses et glacées sur son visage, et la força à fixer ses yeux.
— Pourquoi évites-tu mon regard ? Serais-tu intimidée ?
Elle fermait solidement les yeux, à s’en faire mal aux paupières. Mais, contre toute attente, quelque chose l’incita à les ouvrir, comme si elle était attirée, comme si elle ne pouvait s’en empêcher.
Soudain, Lily ouvrit les yeux et croisa le regard de Sian pour la première fois de sa vie. Ses prunelles étaient d’un noir intense, un gouffre sans fond. Son bourreau prit sa frêle nuque dans sa grande main et l’approcha un peu plus de son visage décomposé pour mieux pénétrer ses yeux. La jeune femme fut hypnotisée et se sentit incapable de rien. Ni de bouger, ni de détourner la tête, ni même de penser. Elle était pétrifiée. Mais, à mesure que les secondes défilaient, les traits de Sian s’affaissaient.
Soudain, il perdit son sang froid et devint furieux.
— Pourquoi ne vois-je rien de ton âme ? s’écria-t-il, fou de rage.
Silence.
— Parce que nos Trésors ne peuvent pas agir sur l’autre, conclut-elle, satisfaite. Vous n’êtes pas affecté par l’arrêt du temps, et je ne suis pas affectée par vos pouvoirs non plus. Un lien mystérieux hérité de nos ancêtres nous lie, nous empêchant de nous entretuer.
Sian plongea une dernière fois ses yeux dans ceux de Lily. L’instant d’après, elle quitta Zénith, cette époque et la réalité pendant un instant.

— Je ne vous remercierais jamais assez de l’avoir retrouvé, madame ! C’est le plus beau cadeau que vous ayez pu leur faire, dit une voix de femme, avec douceur.
Lily toussait, hoquetait, et fermait encore les yeux. Les liens qui lui tenaient la gorge venaient de disparaître.
— Que vous arrive-t-il tout d’un coup, madame ? Vous vous étouffez ! Voulez-vous que je vous apporte un verre d’eau ? proposa la même voix.
Lily finit par ouvrir les yeux. Où se trouvait-elle ? En un seul coup d’oeil, elle remarqua qu’elle était dans une spacieuse maison, au style un peu vieillot, des années fin 1800 peut-être. Elle était accroupie, face à un petit garçon au teint pâle et aux yeux d’un noir profond et hypnotisant.
Elle le reconnut aussitôt : il correspondait à l’enfant des visions qu’elle avait eues au coeur des Marais Hurlants. Il s’était noyé dans un lac à cause d’un groupe d’adolescents. Il lisait tranquillement sous un saule pleureur avant que ses agresseurs lui arrachent le livre des mains et le noient. Il ressemblait à l’Inconnu, mais en beaucoup plus jeune. Il avait peut-être entre sept et dix ans.
Et bien, ce garçon se trouvait là, dans cette maison, debout, en face d’elle. Qu’est-ce que Lily foutait là ? Elle lui tenait les mains et le dévisageait. Le petit Inconnu la regardait avec de grands yeux. Il paraissait fasciné par elle, par ses cheveux rougeoyants. Soudainement heureuse de le voir en chair et en os, et bien vivant — car sa mort dans sa vision l’avait bouleversée — elle le prit dans ses bras et l’enlaça très fort.
— Tu es en vie, murmura-t-elle au creux de son oreille. J’ai eu peur pour toi… Tu ne méritais pas ça, dans le lac…
— Vous l’avez sauvé à temps, d’après ce que vous venez de me raconter, ajouta la même voix douce.
Lily s’écarta du garçon, et posa son regard sur la personne en question. Une grande et belle femme était debout à quelques mètres. Elle tenait un plateau en argent avec des tasses et une bouilloire fumante. Elle était vêtue d’une longe robe qui arrivait au chevilles. Et ses cheveux étaient parfaitement coiffés. Lily se serait vraiment crue dans les années 1800-1900, c’était très étrange. Les tapisseries étaient vieillottes et dessinées de fleurs un peu ternes. Mais la maison était chaleureuse et agréable à vivre. Les fenêtres étaient grandes ouvertes, et le soleil pénétrait le salon.
Dehors, une petite fille aux cheveux noirs jouait joyeusement dans le jardin avec un chien, et semblait très heureuse. On pouvait entendre ses éclats de rire. À l’inverse, le garçon était silencieux, immobile, mystérieux et vaguement arrogant. Il paraissait plutôt mélancolique.
Mais à l’instant où elle croisa de nouveau le regard du petit garçon, elle cligna des yeux une seule fois avant de réapparaître dans la Plaine des Supplices.

— Où étais-tu passée pendant ces deux minutes, ma petite ? demanda Sian, curieux et vaguement amusé.
Lily avait disparu pendant son bref voyage dans une autre époque, un autre lieu, voire une autre dimension. Elle avait échappé des mains meurtrières de Valtori, puis réapparu quelques mètres plus loin. Le temps avait repris son cours pendant son absence. Il s’était de nouveau figé à son arrivée, puisque sa Montre était encore ouverte.
L’instant d’après, une douleur atroce assomma son crâne. Elle fut si intense qu’elle hurla et du sang coula à flot de son nez. Elle toussait vigoureusement et se roulait par terre, accablée. Ses Trésors étaient incandescents, la peau en contact avec les bijoux fuma et devint rapidement noire.
— J’AI MAL, JE N’EN PEUX PLUS, cria-t-elle avec désespoir.
Sian s’approcha lentement d’elle, un sourire narquois au coin des lèvres.
— Vous allez me tuer… c’est ça ? dit-elle dans un souffle, épuisée.
L’homme s’accroupit, saisit délicatement le visage ensanglanté de Lily entre ses mains, et siffla :
— Oh non ma petite, je ne vais pas te tuer, tu le sais bien. Visiblement, tes propres Trésors du Temps sont déjà en train de le faire à ma place…
Silence.
— Mais si tu veux, je peux t’aider à supporter de tels fardeaux. Je peux te retirer tes Trésors, et alors, tu aurais la vie sauve, susurra-t-il mielleusement à son oreille, caressant ses cheveux avec son ongle noir et pointu.
— Allez-vous en ! cracha-t-elle avec le peu d’énergie qui lui restait.
Sian approcha ses doigts de la Montre Gousset et la referma. Aussitôt après, le Temps reprit son cours. Kaël était trempé jusqu’à l’os à cause du dragon transformé. Les Elfes et les Ombres continuaient de mener une bataille acharnée sous un soleil levant.
Mais au moment où Sian s’apprêtait à retirer les Trésors du cou de sa proie, une flèche transperça son bras.
— LAISSE-LA, SIAN ! ordonna une voix tonitruante.
Ils se retournèrent aussitôt et aperçurent Noah, brandissant un arc scintillant à la lumière du jour.

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