Intermède : Victor Druet

Le Cauchemar des Coffres

Les lieux étaient plongés dans un silence absolu. Albert de Carloge dormait profondément et seule sa respiration ainsi que celle de sa femme hantaient la maison. Méfiant, le Baron ne laissait pas ses domestiques loger sur place. Autant que son épouse qui se plaisait dans son intimité, l’homme avait subi une trahison doublée d’un cambriolage de la part son ancien majordome. Depuis, il surveillait étroitement ses gens et se refusait à leur offrir une chambre dans son hôtel particulier. L’esprit au calme, il s’était couché.

Un étage en dessous, une bougie éclairait faiblement le bureau du Baron. Le tableau de maître qu’il avait si soigneusement remis droit avait été enlevé du mur, révélant un coffre fort. Un jeune homme d’une vingtaine d’années posait son oreille dessus tandis que ses doigts faisaient jouer la roulette. Le crissement de la mécanique était presque inaudible, mais cela suffisait au voleur. Il émit un sourire quand il trouva le premier chiffre. Il avait déjà essayé avec des chiffres qui pourrait parler à sa victime. Cependant, le Baron s’était révélé aussi malin que prudent. Aucune date ou adresse n’avait ouvert le coffre. L’individu poursuivit. Il lui en restait cinq. Il connaissait ce modèle et le code était à six chiffres. Cela augmentait la sécurité et ils devaient être plus durs à forcer. Ce n’était pas l’avis de Victor Druet. La manœuvre prenait simplement plus de temps. Ce qui accroissait les risques. Mais Victor savait aussi se montrer prudent et avait drogué la soupe du couple. Ils dormiraient d’un sommeil de plomb pour les dix prochaines heures. Un tremblement de terre ne saurait les éveiller.

Malgré ses muscles qui se faisaient douloureux, il ne fit aucun mouvement. Le second chiffre venait de se révéler. Indistinctement, il appuya encore plus fort son oreille. Le mécanisme tournait lentement, ses doigts crispés. Victor s’efforçait de rester concentré et silencieux. Le son était minime et un rien le couvrirait. Une véritable petite fortune l’attendait derrière cette porte blindée. D’après ses renseignements, le Baron de Carloge possédait des titres dont la valeur monteraient jusqu’au million de Couronnes. Il garderait également au chaud cinq millions en liquide. Une sécurité car il n’avait guère confiance dans les banques et aussi pour ne pas payer d’impôts dessus. Le jeune homme était bien décidé à l’aider à cacher cet argent des yeux de l’État. Six millions était une jolie somme rondelette. Il savait précisément dans quoi l’investir. Quant au cambriolage, il se montrait simple et reposant. Après l’attaque du train de l’Amarante-Express avec ses hommes, il devrait se faire oublier quelques mois, mais il se savait incapable de résister à l’appel de l’argent facile. Ce petit vol le distrayait et lui rappelait ses débuts en solitaire. C’était ainsi qu’il avait débuté : quelques vols par ci et quelques arnaques par là. Il avait fait un chemin monumental depuis. Il n’y avait pas une personne en Chalice qui ignorait son nom. Il s’était bien vengé de la vie.

Et de trois. Il entendait son propre souffle se répercuter sur la cloison. Il essaya de le retenir. Il l’assourdissait. Il en était à la moitié. Oh, il n’avait pas besoin des économies du Baron ! Mais cela l’amusait trop. Il sentait l’adrénaline couler dans ses veines, accélérer son cœur. Le plaisir d’imaginer la détresse de de Carloge le lendemain, celui d’avoir tant d’argent entre ses mains. En vérité, peut-être seul le côté financier lui suffisait à toujours récidiver. C’était si facile. Il suffisait de vouloir et de tendre la main. Une once d’intelligence et de ruse lui évitait qu’on ne l’arrête. Et de recommencer encore et encore.

Quatrième chiffre. Il décolla un instant son oreille rouge et douloureuse. Une fois qu’il l’eut frottée un peu, Victor la reposa. Le mur n’était plus froid et il s’emplissait de sa chaleur. Face à lui, la fenêtre du bureau. Il voyait de là les branches d’un cerisier. Il perdait ses fleurs et des fruits encore verts apparaissaient. Le vent faisait bouger ses branches dont certaines frôlaient les vitres. La roulette coulait en tintements entre ses doigts. Et là sauta l’avant-dernier chiffre du code. Les lèvres du voleur tressaillirent. Il ignorait pourquoi il s’empêchait de sourire. Peut-être voulait-il le garder pour qu’il en soit plus intense une fois qu’il aurait fui avec son butin. Quand l’ultime se fit entendre et que le coffre s’ouvrit en silence, il y engouffra doucement sa main comme pour profiter du plaisir que lui procurait chacun de ses gestes.

Il avait soigneusement préparé un grand sac de toile où il enfouit les titres et les billets. Il ne résista pas à la tentation que représentait une montre en argent qui reposait sur le bureau. Si le Baron l’avait laissée tant en évidence, c’était un appel au vol. Pourquoi le décevrait-il ? Victor referma son sac et le jucha en bandoulière sur son épaule. Il souffla la bougie et quitta la pièce. Il ne se fatigua pas à passer par une fenêtre, le toit ou autre. Il n’y avait personne dans la maison pour l’arrêter et il était trop tard pour que les voisins guettent la rue. De plus, s’il croisait quelqu’un il lui porterait moins d’attention s’il sortait par la porte que s’il descendait le long du mur. Il prit donc l’entrée principale. Les rues étaient calmes et désertes. Les lampadaires éclairaient soigneusement les routes pavées. Victor sortit une cigarette de sa veste et l’alluma. Il aspira la fumée, la laissa imprégner son goût âcre sur sa langue avant de la recracher à la face du ciel étoilé. La capitale de l’Uderanie semblait si calme la nuit. Il paraissait impensable que des malfrats rôdent en son sein. Il en était ainsi pour toutes les grandes villes de Chalice. Trop propres, trop larges, trop droites, trop illuminées. En somme, trop parfaites. Mais cette beauté superficielle plaisait et apaisait Victor. Ce continent à la surface lissée lui ressemblait en vérité. De l’extérieur, il semblait tout d’un gentilhomme. Il portait élégamment un costume à la dernière mode, son haut-de-forme brillant. Rasé de près, sa moustache et sa barbiche étaient toujours impeccables, tout comme ses cheveux bouclés. Qui pouvait soupçonné que le terrible cambrioleur Victor Druet se cachait sous cette apparence d’honnête rentier ?

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Le soleil était haut, mais la chaleur loin d’être étouffante. La terrasse du café se retrouvait envahie par les badauds. À sa propre table, Victor dégustait tranquillement un chocolat chaud. La Grande Place de Lucrèce se montrait vraiment très agréable avec ses bâtiments hauts, propres, ses dalles blanches et ses fontaines ; bien que bondée. Il jeta un coup d’œil au paysage. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas eu l’occasion de flâner en Uderanie. Ce qui était en soi étonnant. Le pays se situait en plein milieu du continent de Chalice. L’Amarante coupait Lucrèce en deux, la transformant en plaque tournante du commerce. Il fallait avouer que lorsqu’on faisait de la contrebande et des vols, on évitait les endroits trop encadrés. Oui, ce devait être pour cela qu’il n’avait pas mis les pieds récemment en Uderanie.

Le voleur avala une gorgée, appréciant le sucre doucereux du breuvage. Il sentait le chocolat chaud coulait dans sa gorge et glisser vers son œsophage. Il abandonna brièvement sa tasse afin de s’emparer du journal du jour. À sa une, un résumé du dernier discours du roi uderanien. Il tourna la page sans s’y attarder. Il finit par atteindre la rubrique des faits divers. Il eut un sourire de fierté en remarquant dans un encadré la plainte du Baron de Carloge pour vol. Du moins, seuls les titres avaient été déclaré. Étrangement, ses économies secrètes restaient tues malgré les circonstances. Il n’y avait pas de photo au grand dommage de Victor qui aurait aimé découvrir l’air accablé du quinquagénaire. Le court article précisait que la police n’avait pour le moment aucun suspect. Pour une fois, le cambrioleur ne s’était pas amusé à laisser une carte ou un mot sur place ou autre trace de son passage. Il n’avait pas signé son crime. On ne le relierait certainement jamais à ce modeste forçage de coffre. S’il l’avait fait, Sa Majesté aurait dû se contenter de la seconde page pour son discours. Victor faisait beaucoup trop de bruits ces dernières années pour ne pas faire la une quand on le savait derrière un vol.

Son attaque de l’Amarante-Express avait fait couler de l’encre dans tout le continent pendant plus de deux semaines. Il n’était pas rare encore qu’un journal remette cette affaire au goût du jour ; ou d’autres. Victor Druet et sa bande étaient devenus le cauchemar des autorité, des riches, des banquiers, des collectionneurs et de tant d’autres. Mais de l’or pour les journalistes.

La presse avait mis quelques années avant de se pencher sur l’événement « Victor Druet ». Il fallait avouer que ses débuts s’étaient montrés aussi balbutiants que timides. Quelques coups par-ci par-là. Un temps, il avait travaillé au sein d’organisations criminelles comme avec le trafiquant Charon. Mais il avait toujours mal supporté de se plier aux ordres et à la façon de faire d’un autre que lui et avait repris la route seul. Puis il s’était fait une réputation suffisamment solide dans le monde du crime pour que de petites frappes se mettent à le suivre. Ils avaient effectué des coups de plus en plus ambitieux, de plus grandes envergures, visant de plus hautes personnalités. La police était sur les nerfs et leur déroute amusait les papiers et le peuple. Rapidement, ce furent les journalistes eux-mêmes qui firent le lien entre les différentes affaires. Pour ensuite remonter jusqu’à Victor. Ce dernier n’avait pas cherché à dissimuler son nom. Qu’importait que son identité couvre la une des journaux, du moment qu’il restait libre de ses mouvements. Son orgueil se flattait même de se savoir si connu. La bande à Druet continuait à répandre ses méfaits dans tout Chalice et s’agrandit de plus en plus chaque année. Toujours échappant aux forces de l’ordre, les poches pleines.

Ce qui impressionnait également le public était l’éventail des capacités des voleurs. Ils ne se contentaient pas d’un seul genre de crimes, d’un seul type de victime ou d’un objet précis. Ils cambriolaient des demeures, braquaient des banques ou des véhicules. Ils gambadaient aussi au sein des musées et des collections privées. Falsifiaient des œuvres d’art ou de la monnaie. Grandi de son expérience, Victor avait investi une partie de son butin personnel dans une nouvelle entreprise. Un marché parallèle spécialisé dans la revente de produit de contrebande qui s’étendaient sur tout le continent, telle une toile d’araignée. Certes avant il y avait toujours quelques commerçants malhonnêtes ou qui connaissaient certaines personnes, mais jamais cela n’avait connu d’organisation digne du commerce licite. Rapidement, il se rependit comme de la poudre et concurrença le marché et les trafiques de Thalopolis. De nombreux pirates et contrebandiers avaient déserté les Terres d’Ædan à leur profit afin de se rapprocher de l’Amarante. Au grand dam de leurs adversaires de la cité-état. Mais également de la Fédération d’Urian qui voyait sa perle pourrir de l’intérieur. Un empire poussait sous les pieds de Victor Druet et de ses associés. Et il était d’or. Malgré ce succès à la morale plus que douteuse, son ambition ne semblait jamais nourrie ni son avidité. Quand il avait quelque chose, il en voulait toujours plus. Au fond de lui, il craignait que cela ne le perde un jour. Charon – avec qui il collaborait pour maintenir les marchés noirs – se riait de lui en prétendant que ce serait son amour pour les femmes. Il était vrai qu’il était du genre volage et adorait passionnément chacune de ses compagnes avant qu’une autre ne vienne la remplacer. Il aimait trop sentir leur affection et leur corps sur lui et une seule ne lui donnait jamais assez pour couvrir son besoin de sentiments. Peut-être n’avait-il pas réussi à tomber réellement amoureux jusqu’à présent.

Le jeune homme reposa le journal et vida d’un trait le reste de sa tasse. Il jeta négligemment quelques pièces dans la coupelle prévue à cet effet avant de se lever et de quitter la terrasse. D’un pas léger, il traversa la place encombrée. Il remonta le boulevard principal jusqu’à atteindre une place beaucoup plus petite. Une petite dizaine de personnes attendaient sur le côté. Il s’y mêla. Au bout de quelques minutes, un sifflement métallique annonça l’arrivée du tramway. La rame noire et rouge s’arrêta à la hauteur du petit groupe. Les places assise étaient pour la plupart prises. Victor s’appuya contre une paroi, les mains dans les poches, image même de la nonchalante. Derrière lui, deux hommes discutaient à propos d’un article dans leur journal. Instinctivement mais discrètement, le voleur tendit l’oreille. Les individus étaient aussi gras que rougeauds le tout couplé avec les cheveux rares et trop gominés leurs donnaient l’air vulgaire malgré leurs costumes soignés. Ils se gaussaient des Terres d’Ædan. D’après ce que Victor saisissait, La Mesrie avait tenté un nouveau système d’irrigation. Malheureusement, les champs avaient été inondés suite à l’expérience ainsi que quelques villages. Les mots « attardés », « barbares » ou « incultes » revenaient en une infernale cadence dans le dialogue des deux hommes. C’était l’un des aspects de Chalice qui déplaisait le plus au voleur. Le mépris que les peuples de ce continent avait pour les autres. Cette façon de se croire supérieur.

Chalice était à part dans le Golfe d’Urian. Elle possédait un avancement technologique et industriel énorme sur ses voisins. Cela avait commencé avec la découverte de la puissance de la vapeur. Alors qu’ailleurs on se contentait des moulins, de la force des hommes ou des bêtes, Chalice s’inventait une industrie à travers la vapeur et le charbon. D’abord réservée au domaine de l’agriculture, elle s’était propagé aux transports, à l’artisanat, aux armées et partout dans la vie quotidienne. Les trains et bateaux à vapeur avaient permis de meilleures communications et accéléré le commerce entre les pays. Des usines avaient fleuri dans tout Chalice, poussant les populations vers les villes. L’armement avait évolué et mettait désormais Chalice à l’abri des menaces de ses voisins. L’Armada en avait également bénéficier pour les bateaux les plus évolués et les grandes entreprises militaires.

Récemment, une nouvelle forme d’énergie avait émergé : l’électricité. Selon les scientifiques, il s’agissait de la plus grande découverte jamais faite. Mais coûteuse et encore difficile à produire, peu pouvait se la permettre. C’était surtout les dirigeants et bâtiments officiels qui en bénéficiaient. Certains industriels tentaient de l’imposer dans leurs usines pour améliorer et accélérer leurs productions. La vie quotidienne des Chalicéens semblait hors du temps de ses voisins du Golfe. Comme un autre univers. Les vêtements, rythme de vie, mentalité n’avaient fait que de les éloigner d’avantage à chaque génération des autres peuples. Peu à peu, un mépris envers Birenze et les Terres d’Ædan s’était installé. On les jugeait stupides, arriérés car ils ne possédaient pas le même savoir ni les mêmes moyens. Pour les Chalicéens, il était évident qu’ils avaient été choisi par Guemerah, déesse du savoir et des arts, protectrice de Chalice. Certains se plaisaient même à dire que la Déesse elle-même serait descendu sur Terre pour leur offrir ces découvertes. Des voyageurs chuchotaient qu’en vérité les échanges privilégiés avec l’Océan d’Esther et notamment Trajarad avaient permis l’échange de savoirs les menant à cette brusque évolution. D’où venait les idées et le facultés techniques des scientifiques, personne le savait réellement. La vérité soigneusement gardée par les armées et les dirigeants politiques. Quant à Trajarad, ce pays mystérieux de l’ouest, tout était encore très flou. Victor avait même entendu certains de ses hommes penser que ce n’était qu’une légende. Que ce fabuleux pays qui possédait tant de ressources et de savoir n’existait pas.

Égoïste, Chalice contrôlait toute traversée de l’Amarante vers l’Océan d’Esther et ne laissait atteindre le bout que par les siens. Personne en dehors des navires sélectionnés par les chefs d’état de Chalice ne pouvaient atteindre les contrées d’Esther. Le Détroit de Mim, réputé insurmontable, brisait toute idée de forcer le passage ou de le contourner aux autres.

Chalice était à l’origine de la création de la Fédération d’Urian et la principale investisseuse de l’Armada. En réalité, c’était ce continent qui menait entièrement la danse dans le Golfe. Et arnaquait avec délice les autres peuples et les empêchait d’atteindre les mêmes connaissances qu’eux. Ainsi, Chalice conservait sa domination dans tous les domaines et faisait office de guide aux autres continents. Plutôt que de les aider à s’élever avec eux et renforcer la puissance du Golfe d’Urian en lui donnait enfin une ampleur mondiale, Chalice préférait les maintenir en bas pour garder la main mise et le contrôle sur eux. Et ce choix politique et orgueilleux, Victor le trouvait aussi méprisable qu’écœurant. Le fait de mettre des bâtons dans les roues des dirigeants et riches le satisfaisait d’autant plus.

Il quitta le tramway quelques arrêts plus tard, laissant les moqueurs derrière lui avec plaisir. Il avait donné rendez-vous à ses complices les plus proches deux pâtés de maisons plus loin. Ils avaient leur prochaine opération à préparer. Le Prince Alexandre VI d’Orgadarie avait à craindre pour sa collection d’œuvres d’art.

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