Rue Mouffetard, Paris.
Lundi 5 mars 2012
7 h 45.
Six mois plus tôt.

Lily se réveilla en sursaut, inspira à pleins poumons et se redressa, désorientée. C’était encore ce satané cauchemar ! Toutes les nuits se ressemblaient depuis aussi longtemps qu’elle s’en souvenait. Elle se trouvait accroupie au milieu d’un désert et tenait dans les bras une personne qu’elle venait de poignarder. Les sensations paraissaient très réalistes, elle ressentait toujours la chaleur du sang sur ses mains, ce qui la terrorisait depuis son enfance.
À cet instant, l’Anneau en or accroché à la chaîne qu’elle portait au cou la fit sursauter. Pendant un bref moment, il brûla sa peau. Était-ce le fruit de son imagination ? Elle n’aurait su le dire.
Ce mystérieux bijou, transmis de génération en génération depuis des siècles, avait appartenu à son père. Il aurait dû revenir à l’unique frère de Lily, plus âgé de cinq années. Malheureusement, ils eurent succombé tous les deux à la suite d’un terrible accident de voiture en avril 1991. À l’époque, Lily s’était développée dans le ventre de sa mère. Elle fut née quelques mois après ce drame : le 15 octobre 1991, à l’aube.
C’était donc Lily qui avait hérité de ce fameux Trésor familial.
De temps en temps, l’Anneau paraissait plus qu’un objet ordinaire, il semblait réagir aux émotions de la jeune femme, ou aux petits chocs physiques qu’elle subissait. Un jour, à l’âge de trois ans, elle avait pédalé à vélo dans un parc lorsqu’elle fut tombée sur les gravillons, s’ouvrant le genou. Dès lors, l’Anneau eut brièvement brûlé sa peau, ayant laissé une cicatrice qu’elle pouvait apercevoir encore aujourd’hui.
Une autre fois, elle s’était retrouvée au bord de la piscine au cours d’une sortie avec l’école. Quelqu’un l’eut poussée bien qu’elle ne sût pas nager, et elle s’était débattue de manière à rester à la surface de l’eau. Mais la panique avait tellement pris possession de son corps que l’Anneau eut vibré, faisant glisser sur sa peau un courant électrique presque imperceptible. Cela lui avait donné l’énergie nécessaire pour tenir assez longtemps avant qu’une amie lui tendît la main. Elle s’en souvenait encore, car ces rares phénomènes relevaient de l’impossible. Lily s’était toujours gardée de révéler à sa mère la singularité de son bijou, qu’il pouvait parfois se montrer « vivant », en quelque sorte.
Malgré les étrangetés de l’Anneau, elle ne l’avait jamais quitté puisqu’il constituait le seul lien qui l’unissait à son père et au jeune homme que son frère serait devenu.
Son Trésor réagissait à ses crises d’angoisse, car de telles crises, elle en avait souvent. Elles étaient dues à ses manques de repère ; à l’amputation de sa famille ; mais aussi à l’absence de sa mère qui consacrait la globalité de son temps à son travail de chirurgienne. Elle se rendait à l’hôpital parfois des nuits, des week-ends entiers. Lily se retrouvait constamment seule face à ses peurs.
Mais les causes les plus importantes de son anxiété représentaient ces idées… ces malicieuses idées qui étaient à présent ancrées en elle, s’enracinaient de jour en jour et embrouillaient son esprit. Lily était persuadée qu’on l’observait depuis sa naissance, que l’on conspirait contre elle, que sa vie était menacée et que des personnes lui voulaient du mal. Elle avait souvent l’impression d’être espionnée. Surtout, elle était convaincue qu’elle n’appartenait pas à ce monde factice et qu’on lui avait menti depuis sa tendre enfance — de quoi ? Elle l’ignorait fermement. Lily fantasmait à l’idée de s’endormir, de se réveiller sur une autre planète bien meilleure et palpitante, et de ne jamais revenir.
Jamais.

Sur ses pensées, Lily se redressa avec nonchalance, s’approcha de la fenêtre et ouvrit les volets. Le jour se levait tristement. Des nuages sombres et opaques obscurcissaient le ciel, et il pleuvait des cordes. L’Aurore se montrait bien sinistre aujourd’hui.
— Génial, murmura-t-elle avec sarcasmes.
Elle se dirigea vers la salle de bain sans grand enthousiasme, prit une douche brûlante, et laissa couler l’eau en tentant de ne penser à rien.
Lorsqu’elle eut terminé, elle enveloppa son corps gracile d’une épaisse serviette blanche, puis effaça la buée du miroir d’un geste vif.
Lily ; jeune femme de vingt ans ; deux grands yeux en amande d’un vert émeraude la fixaient sauvagement. Elle les avait hérités de sa mère, Isabelle, une jolie brune au teint hâlé. En revanche, elle tenait sa singulière chevelure rougeoyante comme le sang de son père, Thomas. Celle-ci représentait une caractéristique unique propre à la famille Aurora, d’après certaines rumeurs.
La jeune femme s’habilla en vitesse et descendit en trombe les escaliers du petit duplex qu’elle partageait avec sa mère depuis toujours. Elle la rejoignit au bar de la cuisine américaine et se fit griller du pain, se servant d’un jus d’orange.
— Bonjour ma chérie ! s’exclama Isabelle.
— Salut, marmonna-t-elle sans lui adresser un seul regard.
— Je t’ai préparé ton café…
— Merci.
Lily s’assit et entama son petit-déjeuner avec des gestes mécaniques.
— Pourquoi ce silence et cette indifférence ?
— Comme si ça pouvait t’intéresser…
— Pardon ? Qu’est-ce que tu insinues ?
— Ça fait au moins trois mois la dernière fois que tu as partagé un repas avec moi, asséna-t-elle. Tu passes le plus clair de ton temps à l’hôpital. Le soir, tu restes à peine à la maison ! Et c’est de pire en pire…
Silence.
— Peux-tu m’expliquer tes absences ? insista Lily. Tu ne peux pas travailler autant, c’est impossible… Tu me caches quelque chose.
Isabelle sembla tressaillir, posa sa main sur celle de sa fille, et confia d’une voix empruntée :
— Tu sais que j’ai changé de poste depuis trois mois et que je gère l’hôpital Cochin. Cela me demande beaucoup de travail… de temps. Je dois manager le personnel en plus de mes fonctions de chirurgienne…
— C’est étrange, minauda Lily. Pourtant, ton salaire n’a pas augmenté ces derniers temps !
Isabelle demeura interdite, fronça les sourcils et s’écria :
— Quoi, surveillerais-tu les comptes maintenant ?
— Évidemment ! Quelqu’un doit bien le faire ici ! J’ignore si tu l’as remarqué, mais c’est moi qui m’occupe de toute la paperasse. J’ai l’impression que je suis la chef de famille ! Je remplis le frigo toutes les semaines, je fais le ménage, et je suis la seule à réaliser quand les comptes virent au rouge ! Sérieusement, maman. Peux-tu me dire où va l’argent ?
Décontenancée, Isabelle resta muette, ouvrit la bouche et la referma.
— C’est toi la maîtresse de maison ici ! s’écria Lily.
Sa mère déglutit péniblement et pinça les lèvres, l’air indigné. Lily ne supportait pas de voir cette expression chez elle.
— Tu sais, ma fille, tu viens de me couper l’appétit. Je te trouve odieuse. Ça n’a pas toujours été facile de surmonter le deuil… de t’élever seule… et de travailler avec acharnement. Tu te montres si rude avec moi…
Une boule se forma dans la gorge de Lily. Elle culpabilisa et vit sa mère quitter la pièce en silence.
— Excuse-moi, murmura-t-elle, les yeux humides.
Lorsque la porte claqua, un flash blanc envahit l’esprit de Lily et l’Anneau chauffa brusquement. Un courant électrique parcourut à vive allure son corps. Elle sursauta, lâcha le verre qu’elle tenait dans la main : il se brisa en mille morceaux. Dubitative, elle se baissait pour ramasser les éclats lorsqu’un fragment entailla son pouce. Du liquide chaud ruissela entre ses doigts.
— Quelle idiote ! maugréa-t-elle.
Sonnée par le flash, elle se rinça le pouce avec maladresse, grimaçant. Elle ne supportait pas la vue du sang, ni même l’odeur. Cette aversion devait être due à ses nombreux cauchemars.

L’heure avançait, Lily devait se rendre à l’université où elle suivait des études scientifiques, elle se trouvait en troisième année de licence. La jeune femme se lava les dents en vitesse, prit ses affaires, et disparut de l’appartement.
Rue Mouffetard : malgré le temps désastreux, mille odeurs planaient : celles des croissants chauds de la boulangerie, le parfum des fruits du marché, celui des fromages traditionnels, des poulets dont la peau dorait au grill, et les douces fragrances des crêpes fumantes. D’habitude, les habitants, les touristes et les étrangers se promenaient avec nonchalance, s’imprégnaient de l’ambiance chaleureuse du Quartier latin. Boutiques, bars et restaurants défilaient sous ses yeux. Lily adorait cette rue passante.
Avant sa naissance, ses parents et son frère, Aaron, avaient partagé une petite maison à Montmartre. Ils avaient eu comme projet de quitter la région parisienne pour s’installer en province. Mais leur mort avait bouleversé leurs plans. Isabelle avait finalement choisi de vivre dans ce quartier bruyant et dynamique, en plein cœur de la capitale. Cette animation omniprésente lui donnerait la sensation d’être moins seule.
Elle accéléra le pas en direction du métro pour se rendre à l’université de Jussieu, à quelques rues de là, affichant un air peu enthousiaste à l’idée d’entamer une nouvelle journée de cours. Arrivée à l’entrée de l’établissement, elle aperçut son amie d’enfance, Joanna, qui suivait les mêmes études qu’elle. Elles avaient grandi ensemble dans ce quartier.
Les deux jeunes femmes se saluèrent et conversèrent sans s’attarder. Les flashs de tout à l’heure, l’étrange chaleur émise par l’Anneau et le courant électrique la troublaient encore. Avant son réveil, cela ne s’était pas produit depuis des années.
La voix morne du professeur qui entreprenait son cours magistral interrompit la rêverie de Lily Aurora. Comme à ses habitudes, elle prenait des notes avec nonchalance. Son esprit se mettait alors à vagabonder vers d’autres horizons à mesure que les minutes et les heures défilaient. Elle s’éloignait peu à peu de la réalité, fantasmant d’une vie plus passionnante. Toutes les journées paraissaient si semblables, maussades et répétitives, depuis trop longtemps.

Trois heures plus tard, elles s’installèrent au réfectoire pour déjeuner. Joanna avait tendance à animer les conversations. Lily, en revanche, observait sans dire un mot, l’esprit ailleurs. L’angoisse, le chagrin et l’incompréhension l’avaient gagnée. Soudain, quelqu’un lui donna des coups de coude, elle sursauta de manière presque imperceptible.
— Lily ! Est-ce que tu m’écoutes ?
Silence.
Joanna la dévisageait d’un regard inquisiteur.
— Ça ne va pas, remarqua-t-elle, les sourcils froncés.
— Je suis épuisée en ce moment. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Et ma mère m’intrigue. Je sens qu’elle me cache quelque chose depuis longtemps…

Plus tard, elles se levèrent avec précipitation et se dirigèrent vers l’amphithéâtre. Un courant électrique galopa furtivement le long de son échine. Le cœur palpitant, Lily sursauta, désarçonnée, elle eut l’étrange sentiment que quelque chose d’important se produirait aujourd’hui.

Plus tard, ce fut avec un grand soulagement que la dernière heure de la journée s’acheva. Lily rassembla prestement ses affaires et se sépara de Joanna dans la rue. Le ciel s’était éclairci et il ne pleuvait plus. Lily ne voulait pas s’enfermer encore dans une rame de métro bondée comme chaque soir. Son cœur palpitait à vive allure dans sa poitrine et sa respiration était saccadée. Son diaphragme était si contracté que cela lui donnait la nausée.
Elle décida de rentrer chez elle à pied cette fois, préférant l’air extérieur à l’atmosphère étouffante des tunnels souterrains. Son pas se pressa et devint incertain, Lily avait la sensation d’être suivie comme cela lui arrivait souvent. Elle jetait des regards furtifs derrière elle, bousculant certaines personnes au passage.
— Pardon ! s’écria-t-elle.
Elle traversa la rue avec hâte et ne prêta aucune attention aux feux pour piétons.
L’instant d’après, une voiture la percuta de plein fouet. Elle eut à peine le temps de sentir son corps s’embraser par un courant électrique avant de perdre connaissance.
Trou noir.

Pendant ce temps, le soleil finissait sa lente chute, et un Crépuscule plus sombre que jamais obscurcissait la Ville Lumière…

11