Depuis le soir où Noah l’avait sermonnée, lui rappelant ses nouvelles responsabilités, une sorte de déclic s’était opéré en elle. Lily désirait consacrer son temps et son énergie à sa formation, dans le but de la terminer au plus vite — d’autant plus que la culpabilité la rongeait de jour en jour, car elle mentait aux Elfes et leur cachait sa véritable nature. Ce qui la motivait bien davantage était le fait d’en savoir un peu plus sur son passé, ses Trésors du Temps, ses ancêtres et la famille Valtori. Noah refusait de s’étendre sur ces vastes sujets avant qu’elle terminât sa formation en Héliogie. La curiosité de la jeune Aurora avait atteint son paroxysme, elle voulait tout savoir.
Ainsi, durant les deux semaines qui succédèrent à son escapade à Paris avec les deux Elfes, Lily s’entraînait avec acharnement à pratiquer l’Héliogie. Elle progressait rapidement comme Noah s’y était attendu.
Elle parvenait à déplacer des objets sans grande difficulté. Elle apprenait à créer la matière à partir d’un modèle, puis sans. Elle produisait une flamme au creux de la main. Synthétiser des éléments impliquait le fait de pouvoir soigner des plaies en provoquant une multiplication des tissus non endommagés. Elle s’exerçait ainsi à guérir des animaux, les résultats s’avéraient parfois fascinants.
D’après les remarques de Noah, Lily était particulièrement douée dans la création du feu. Ce don représentait une arme fatale contre les Ombres. Seules la calcination et la décapitation les tuaient, et tous les Elfes s’entraînaient à produire des flammes redoutables contre leurs ennemis.
Lily Aurora se situait donc à ce stade de sa formation. Il lui restait encore à s’améliorer davantage en ce qui concernait la création de la matière, puis à développer des capacités dans l’Empathie, la Télépathie, la Téléportation et la Transformation. Ces quatre derniers domaines de l’Héliogie demeuraient inconnus pour elle. Cela témoignait du long chemin à parcourir avant de maîtriser cette Science.
En revanche, elle s’était remarquablement perfectionnée dans les différents Arts du Combat. Elle avait commencé à manier l’épée, le bâton, l’arc et toutes sortes d’instruments aussi étonnants les uns que les autres. Certains avaient particulièrement retenu son attention : une série de fusils sophistiqués, modernisés au style Elfique, ainsi que des pistolets dont elle ignorait le nom. Elles ressemblaient vaguement à des armes terriennes, réinterprétées par les Elfes. Elles s’utilisaient avec des balles spéciales qui, logées dans le corps d’un Ombre, explosaient et dégageaient une chaleur telle que l’ennemi s’embrasait.
En revanche, ces armes-ci étaient surtout réservées aux Humains d’Aurora, qui seraient alors dépourvus d’Ambre au moment du combat par crainte que les Ombres s’en emparassent. Ils ne pourraient utiliser l’Héliogie pendant une éventuelle Guerre.
Marius lui avait confié que c’était au cours des différents voyages sur la Terre que les Héliogiciens avaient effectués qu’ils s’étaient inspirés de leurs armes très élaborées. Encore une fois, les Elfes avaient espionné les Terriens, profitant de leurs savoirs et de leurs techniques.
Lily avait énormément appris sur les sciences de ce monde, l’histoire de Zénith, les différentes races qui la peuplaient, la philosophie et la géographie. On lui avait donné une carte de cette planète.
Zénith était une grande île au cœur d’un immense océan. Une longue chaîne de montagnes se dessinait à l’Ouest, à gauche. Au-delà des pics d’une hauteur de plus de 10 000 mètres, l’eau s’étendait à l’infini. En haut se trouvait la Contrée du Nord où vivaient des Géants. Juste au sud de cette région, les Marais Hurlants envahissaient l’espace. Au centre, de vastes terres étaient dessinées, un désert appelé la Plaine des Supplices. Des forêts luxuriantes, à l’Est, dévoraient la carte : le Bois de l’Aurore s’achevait par une petite chaîne de montagnes où résidaient paisiblement les Elfes. Plus à droite encore, de vertigineuses falaises surplombaient de nouveau l’Océan.

Depuis deux semaines, Lily se formait à l’Héliogie avec Noah le matin, et en Art du Combat avec Marius l’après-midi. Pendant les pauses et en dehors de ses entraînements, elle restait auprès de Kaël et Lixi. Parfois, ils se promenaient dans les vastes jardins de l’Institut, profitaient de moments paisibles sous la Grande Serre. Ils se retrouvaient régulièrement à la Clairière Secrète, déambulaient dans les rues d’Aurora, flânaient dans les nombreux marchés de la ville — riches en couleurs et en produits locaux — et profitaient de chaque instant de paix, conscients que le Crépuscule approchait dangereusement.
Grâce à son héritage exceptionnel, la Reine avait donné à Lily beaucoup de pièces d’or qu’elle gardait dans un coffre-fort chez Noah, et qui avait appartenu à Jeanne Aurora, son ancêtre, mille ans plus tôt. Ainsi, régulièrement, Lily s’achetait des vêtements finement tissés par les couturiers dont le talent rivalisait avec celui des meilleurs artisans français. Elle découvrait bien d’autres produits comme des parfums, des bijoux, des objets d’art… La seule chose dont elle ne pouvait pas profiter ici était leur gastronomie. Lily ne se nourrissait que de poudre de Spiruline mélangée à de l’eau, ce breuvage commençait sérieusement à l’écœurer.
Ces moments partagés avec l’Albinos et la princesse marqueraient son esprit pour toujours. Les liens avec eux se consolidaient chaque jour davantage, si bien qu’elle crût les connaître depuis son enfance. Plus le temps filait, et moins elle voulait retourner sur la Terre.

En parallèle, Lily poursuivait sa vie dans son monde natal sans grand enthousiasme. Dans quelques semaines, elle devrait passer des partiels pour valider sa troisième année de licence à l’université. Sa relation avec Joanna restait très cordiale, mais plus jamais Lily n’avait abordé des sujets qui sortaient de l’ordinaire avec elle. La jeune femme avait expédié son problème en assurant qu’elle était maintenant guérie de son étrange maladie, point final.
Lily évitait de se retrouver seule afin de ne pas se projeter dans un avenir incertain, sombre, et qu’elle soupçonnait dramatique. Si, par mégarde, elle s’ennuyait, isolée dans une pièce, elle retirait sa chaîne du cou et observait l’Anneau. Il arrivait fréquemment ces temps-ci qu’elle s’interrogeât sur ce mystérieux Trésor. Noah ne lui avait encore jamais rien révélé à son sujet, à part le fait que depuis l’accident, elle avait libéré son énergie pour ne former qu’une seule entité avec lui. Cela lui avait permis de voyager sur Zénith et de pratiquer l’Héliogie. En revanche, elle ne connaissait rien des pouvoirs des trois bijoux.
Plusieurs fois, elle s’était demandé ce qu’il se passerait si elle mettait l’Anneau au doigt, elle n’avait encore jamais tenté l’expérience.

Venait ensuite un sujet délicat : sa santé. Lily devinait que quelque chose clochait en elle. Elle soupçonnait les gélules insuffisantes pour ses besoins en fer, et pas assez adaptées. Elle se sentait souvent épuisée, devenait de plus en plus irritable et impulsive. Chaque son lui donnait des migraines. Parfois, sa vue se troublait, ses cernes se creusaient et s’assombrissaient, son teint pâlissait davantage, et la température de sa peau diminuait de jour en jour. La nausée engourdissait son estomac la plupart du temps et sa tête lui tournait dès qu’elle se levait trop vite.
Lorsque des étudiants, sur la Terre, lui demandaient des explications sur son état pitoyable, elle leur assurait qu’elle était insomniaque. Isabelle lui donnait d’ailleurs des somnifères qu’elle n’avalait jamais. La puissante énergie de l’Anneau lui permettait de rester debout, mais pas pour longtemps.
Pratiquer l’Héliogie la stimulait, les hélioctrons émis par le soleil semblaient vivifiants. Quand, le soir, les cours s’achevaient, elle en redemandait, le cœur encore palpitant. Elle avait toujours la sensation de guérir lorsqu’elle s’exerçait à cette Science. C’était si exaltant ! Le lendemain, dès son réveil, elle frémissait à l’idée de sentir cette chaleur des plus enivrantes s’insinuer en elle, ranimant son corps devenu froid, inerte et sans vie ; faisant de nouveau battre son cœur comme des décharges d’adrénaline.
Lily soupçonnait Noah de se douter de quelque chose à son sujet, car il voyait bien qu’elle faiblissait de jour en jour et qu’elle ne s’alimentait jamais sur Zénith. À aucun moment, il n’avait osé aborder le problème. De telles accusations étaient très graves, et si elle se confiait à lui, Éléna pourrait avoir accès à ces informations par Télépathie. On ne pouvait rien cacher à la Reine. Heureusement pour Lily, un Elfe ne pouvait pas percevoir les pensées d’un Ombre. Ce détail n’avait visiblement pas plus attiré l’attention d’Éléna que cela.
Au terme de ces deux semaines éprouvantes, Lily en vint à bout. Ce fut un mercredi, après une longue journée d’entraînement avec Noah cette fois, que Lily atteignit ses limites…

Institut Elfique d’Héliogie, Zénith.
Mercredi 25 avril 2012
17 h 15.

Noah et son apprentie se trouvaient dans la cathédrale souterraine où Marius avait l’habitude d’entraîner les Elfes et Humains. Ils menaient un combat mouvementé à l’épée depuis plusieurs heures. Chaque coup qu’il assénait au bout de sa lame se répercutait lourdement dans le bras de la jeune Ombre, endolorissant sa fébrile épaule. Chaque son résonnait dans sa tête, s’intensifiait et lui provoqua de violents maux de crâne. Ses membres flageolaient, des frissons secouaient son corps, sa gorge se noua et sa respiration finit par s’interrompre.
À bout de force, ses doigts lâchèrent prise, la lame de son épée tinta sur le sol froid, et ses jambes cédèrent. Elle se laissa tomber sur les dalles dures, Noah tressaillit et s’approcha d’elle promptement.
— Lily. As-tu besoin de repos ?
Les larmes jaillirent sans prévenir. Le sang qui coulait de ses yeux sembla cristallisé de froid sur ses joues creuses. Lily se recroquevilla sur elle-même, abattue, et éclata en sanglots, sous le regard à la fois ahuri et terrifié de Noah. Elle n’avait plus la force de se cacher.
— Je n’en peux plus, gémit-elle, éreintée.
Voyant le sang sur son visage, l’Héliogicien comprit aussitôt, resta médusée de longues secondes avant de secouer la tête. Soudainement paniqué, il ordonna :
— Sèche tes larmes et maîtrise tes émotions si tu ne veux pas mourir ici !
La jeune femme daigna le regarder, d’un air suppliant, et l’obéit sans broncher.
— Tout s’explique, murmura-t-il à lui-même, tentant de se ressaisir. Depuis combien de temps es-tu ainsi ? demanda-t-il calmement, gardant la tête froide.
— Depuis le deuxième jour où je suis arrivée sur Zénith, affirma-t-elle. Une Ombre m’a mordue et infectée…
Noah leva sèchement la main et l’interrompit avec véhémence.
— Ne prononce pas ce mot en ces lieux et reste floue dans tes propos ! Sois vague et dissimule la vérité au milieu d’informations fausses. La Reine pourrait deviner ce qui t’arrive sans que j’aie à confier les moindres paroles, la prochaine fois que je me retrouverai à ses côtés. Cacher des renseignements face à elle relève de l’impossible, dès qu’elle cherche à sonder ton esprit. Elle lit rarement nos pensées à notre insu, mais je préfère prendre toutes les précautions…
Silence.
— De quoi te nourris-tu ?
— De tout, mentit-elle.
Noah discernait la vérité du mensonge.
— Je ne suis pas ce que vous croyez. Je ne suis pas atteinte de la même maladie que les Ombres. Parfois, pour me donner des forces, j’avale des gélules riches en fer, car je pense être anémiée. Je crains qu’elles ne soient pas adaptées…
— Évidemment qu’elles ne le sont pas, dit-il d’un ton abrupt. Maintenant, écoute-moi bien.
Silence.
— Ne me confie rien, à personne, au sujet de ta maladie. Cela doit rester encore secret, car j’ignore quelles seraient leurs réactions, et surtout celles de la Reine. Va voir Marius et révèle tout à ton sujet. Les Ombres sont imperméables au pouvoir de Télépathie d’Éléna. J’espère seulement que cette conversation ne lui parviendra pas lorsque je la croiserai…
Lily restait stoïque, toujours immobile, étalée sur le sol glacé qui lui semblait brûlant. Elle fit appel à ses dernières ressources pour se relever péniblement.
— Je te fais confiance, tu vas le voir maintenant ? s’assura-t-il, inquiet.
L’Ombre hocha la tête, de manière presque imperceptible, avant de s’éclipser. Elle se dirigea vers la Tour Royale le plus rapidement possible. Arrivée au seuil, les portes s’ouvrirent et là, elle aperçut Lixi dans le vaste hall, étroitement enlacée dans les bras blancs de Marius : ils s’embrassaient avec passion.
Dès son apparition, les amants clandestins s’écartèrent et pointèrent leur regard sur elle comme des carabines, tandis que Lily eut la délicatesse de baisser la tête. La princesse se figea, et les yeux de Marius s’assombrirent à la vue d’Aurora.
— Je dois te parler, lâcha Lily, haletante.
— Laisse-nous seuls, glissa-t-il à sa dulcinée, d’un ton cassant et satiné.
Lixi s’exécuta sans protester avant de se précipiter dans les escaliers. Le bel Ombre aux cheveux dorés s’avança vers la jeune femme, d’un pas de velours. En un clin d’œil, il apparut à quelques centimètres de son visage. Elle sentit ses doigts glacés se poser sur sa joue. Il examina ses prunelles, ses paupières, ses pommettes et sa bouche.
— Tu portes des lentilles, remarqua-t-il, les lèvres pincées et les sourcils froncés. Tu as bien raison de prendre de telles précautions.
Il n’hésitait pas à toucher son visage avec ses doigts habiles. Sans dire un mot, il sortit de sa poche intérieure une petite fiole de couleurs orange et marron.
— Bois ça, ordonna-t-il sur un ton ferme.
Lily la porta à ses lèvres, incapable de lui désobéir. Elle plongea ses yeux dans les siens, hésita un instant, et avala d’un trait le breuvage qui se révéla amer sitôt qu’une goutte effleura son palais. La jeune Ombre plissa les paupières, écœurée.
— Ceci n’est qu’une mise en bouche, lui informa-t-il. Je t’en donnerai davantage tout à l’heure.
— Qu’est-ce que c’est ?
— De l’eau ferreuse, répondit-il. C’est exactement ce dont tu as besoin. Et tu dois te contenter de cela. Compris ?
Elle baissa les yeux et hocha la tête. Lily se sentait déjà un peu mieux.
— Tes lèvres rosissent, remarqua-t-il, visiblement satisfait.
— Merci…
Marius l’analysait du coin de l’œil. Le voir de si près la troublait, car son visage était si parfait, et ses yeux d’un gris si pâle qu’elle en eut le souffle coupé. Il sembla hésiter pendant un instant avant d’affirmer :
— Ne reste pas là plus longtemps et comporte-toi de la manière la plus naturelle qui soit. Ne dis rien à personne, et ne te confie qu’à moi. Si un Elfe a le malheur de te démasquer, il n’hésitera pas à te neutraliser, et alors, il attendra l’Aurore ou le Crépuscule pour t’exécuter, afin de respecter le Pacte du Temps, par ordre de la Reine. Dans la rue, tout le monde ignore que tu es l’Élue…
Silence.
— Si tu veux en savoir davantage sur nous, retrouve-moi à la fontaine devant l’Institut. Je t’emmènerai à un endroit où nous pourrons converser en toute liberté.
Ils ne purent échanger plus longtemps, les membres de la Guilde affluaient déjà, une réunion s’apprêtait à avoir lieu.
— Bonjour, Mademoiselle Aurora !
Elle les salua poliment, l’ébauche d’un sourire au coin des lèvres. Marius se tourna vers elle, agrippa ses prunelles avec les siennes et déclara :
— Je suis obligé d’y assister. Lorsqu’elle sera terminée, je te rejoindrai, d’accord ?
— OK.
Lorsqu’ils disparurent dans l’immense salle où flottait l’Ambre, elle gravit les marches et retrouva Lixi dans sa chambre.
Bien qu’elle fût en train de peindre une de ses toiles, Lily se dirigea en silence vers le lit, et s’y affala avant de souffler. Lixi ne cillait pas, restait toujours aussi absorbée par son œuvre inachevée. Pendant ce temps, Lily retira sa chaîne et joua avec l’Anneau, songeuse, elle le faisant danser entre ses doigts de porcelaine. Au bout de quelques minutes, Lixi interrompit son activité et vint s’assoir à côté d’elle.
— Tu ne m’avais pas dit que vous étiez plus que des amis Marius et toi, lança Lily d’un ton faussement accusateur.
La princesse resta muette un instant, se mordilla la lèvre inférieure.
— Cela fait quelques semaines en effet, mais ce n’est pas officiel évidemment, ma mère me tuerait si elle l’apprenait, et Marius risquerait peut-être la prison, au vu de la méfiance que les Elfes ressentent à l’égard des Ombres…
Silence.
— Notre relation doit impérativement rester secrète, tu comprends ? insista-t-elle. Je suis la fille de la Reine, seule légitime au trône, et Marius est un Ombre. Notre amour est insensé, nous risquons notre vie, mais… il vaut le coup d’être vécu. Je ne te souhaite pas de traverser ce que je vis. Et en même temps, je pense que ce serait la meilleure chose qui puisse t’arriver pour te sentir… animée. Si un jour, tu as la chance de connaître cet Amour… ce genre d’amour qui ne te fait même plus craindre la mort, alors, tu pourras succomber en toute sérénité, sans regret.
— Oh ! Je ne souhaite surtout pas vivre de telles choses ! railla Lily d’un air détaché. Ne t’inquiète pas, Lixi. Chez moi, les secrets sont bien gardés…
Cette phrase s’avérait lourde de sens. En réalité, Lily méprisait ces histoires d’amour qui représentaient une source de problèmes supplémentaires et inutiles. Elle n’avait pas besoin de cela à présent. Sa maladie, sa formation en Héliogie et sa nouvelle destinée constituaient des fardeaux déjà pesants et omniprésents. Elle n’avait ni le temps, ni l’énergie, ni l’envie de s’engager dans de telles histoires impossibles, qui n’existaient que dans les livres…
Depuis qu’elle s’était allongée, Lily n’avait pas lâché l’Anneau des yeux. Elle le contemplait d’un air suspicieux, comme si elle tentait de résoudre une énigme.
— Cela fait quelques jours déjà que j’hésite à le mettre, déclara-t-elle. Depuis que j’ai libéré son énergie un mois et demi plus tôt, je n’ai jamais essayé de l’utiliser. Jamais.
L’expression de son visage changea du tout au tout et elle se redressa vivement, animée par une force nouvelle.
— Je crois que je vais tenter l’expérience maintenant.
— En es-tu certaine ? Cela ne présente-t-il aucun risque ? Sais-tu au moins ce qui… ce qui arrivera ? balbutia la princesse.
— Non. Mais il m’appartient, je peux l’utiliser comme bon me semble, tu ne crois pas ? Mon ancêtre a dû le mettre aussi. À quoi bon posséder tous les Trésors du Temps si je n’exploite pas leurs pouvoirs ?
Lixi douta un instant. Elle hésita puis, avec enthousiasme, s’exclama :
— Vas-y alors ! Je te regarde.
Lily Aurora approcha l’Anneau de son doigt, s’interrogea un moment, tandis que leurs quatre yeux étaient rivés sur le bijou flamboyant. Elle ne se sentait pas du tout sereine. Qu’allait-il se passer ? Allait-elle disparaître ? Voyager dans le temps ? Retourner sur la Terre ? Mourir ?
Sans se poser plus de questions, Lily enfonça l’Anneau. Sitôt, un voile doré recouvrit ses prunelles, sa tête se jeta en arrière, et des images aussi claires et limpides que la réalité submergèrent son esprit :

« Lily était assise au bord d’une fontaine, au centre de la place principale à Aurora, juste en face de l’Institut. Elle avait plongé sa main dans l’eau et formait des tourbillons avec ses doigts. Elle attendait quelqu’un.
Le soleil déclinait dans le ciel et le Crépuscule approchait. Une foule d’Elfes et quelques rares Humains déambulaient sur la place. Lily les observait un à un, agitant la jambe avec impatience.
Peu à peu, des protestations et des insultes lui parvinrent. La jeune femme se redressa légèrement et chercha du regard le lieu où des gens semblaient se quereller. Là, elle intercepta deux Humains d’une cinquantaine d’années qui étaient penchés sur un adolescent penaud. L’un tenait fermement son poignet, et l’autre pointait une dague sur lui en signe de représailles.
Les Elfes passaient devant eux, mais ne s’arrêtaient pas ni intervenaient. Plus les minutes défilaient, et plus les hommes devenaient menaçants à l’égard du garçon. Craignant le pire, Lily décida d’agir, elle bondit et fonça sur les trois individus.
— Hé, vous, là-bas ! Qu’est-ce que vous lui voulez à ce gamin ? interpela-t-elle. Laissez-le tranquille !
Les deux agresseurs se retournèrent et la fusillèrent des yeux. Ce fut seulement à cet instant qu’elle regretta d’être entrée en scène : dotés de trois têtes de plus qu’elle, ils se révélèrent aussi costauds que des champions de boxe.
— Qu’est-ce qu’elle nous veut, cette pucelle ?
— De quoi tu t’mêles, ma p’tite dame ? persifla l’autre, s’approchant dangereusement d’elle.
— Ce… ce n’est pas juste de s’attaquer à plus faible que soi…
— Ah oui ? minauda l’un d’eux, le plus imposant. Et que dirais-tu qu’on fasse un p’tit jeu, toi et moi ?
L’homme s’avança vers sa proie et approcha sa grosse main de son visage. Avant même qu’il pût effleurer une mèche de ses cheveux, l’Ombre clandestine réagit au quart de tour.
Sans prévenir et sans contrôler le moindre de ses gestes, Lily attrapa le bras du bonhomme, le brisa en deux, et fit valser son corps imposant trois mètres plus loin, renversant quelques Elfes au passage.
L’instant d’après, elle montra les dents et cracha comme un chat sauvage, les jambes fléchies et les doigts crispés. Un filet chargé en venin jaillit de ses canines aiguisées et ruissela sur son menton.
Sitôt, toute la foule se pétrifia, les Elfes se retournèrent et braquèrent leurs yeux de prédateurs sur elle, tandis que l’homme hurlait de douleur. Le temps sembla figé pendant un instant très bref. Plusieurs individus pointèrent leur doigt sur elle et s’exclamèrent :
— Arrêtez-la ! Une Ombre est parmi nous !
Certains se mirent à vociférer, d’autres se ruèrent sur elle pour l’attacher comme une vulgaire prisonnière. Les gens lui crachaient au visage. Ils la bousculaient et lui arrachaient des cheveux au passage.
— TUEZ-LA ! criait la foule. TUEZ-LA, TUEZ-LA, TUEZ-LA ! »

Lily hurla.
Lixi sursauta, horrifiée par la réaction de son amie. Aurora resta immobile pendant un court instant, retombant dans la réalité. Puis, l’esprit dévasté, elle retira sèchement l’Anneau de son doigt, enfila maladroitement sa chaîne autour du cou et bondit du lit. Elle s’éclipsa, dévala les escaliers et s’enfuit, bouleversée. Elle s’échappa de la Tour Royale et esquiva Kaël de justesse. Il cria quelque chose qu’elle n’écouta pas. Sans réfléchir, elle sprinta vers la falaise et passa par la même place que l’Anneau lui avait montrée.
Le soleil se couchait inéluctablement et, choquée, Lily croisa les deux hommes qui étaient en train d’agresser le garçon, à quelques mètres de la fontaine, exactement comme dans ses visions. La jeune femme se figea, les contempla un instant, mit sa capuche et déguerpit au plus vite.
Elle dévala les escaliers qui la menèrent au pied de la falaise, et galopa à travers la forêt, terrorisée. Elle ne cessait de geindre, pleurer et se maudire. Elle découvrit rapidement l’endroit où elle désirait se retrouver seule : la Clairière Secrète.
Enfiévrée de colère contre la créature qu’elle était devenue et sa maladie, elle s’approcha d’un pas chancelant du bassin, se recroquevilla dans l’herbe humide, entoura son corps de ses bras frissonnants, et gémit de plus belle.
Ses mains sanguinolentes trempaient dans l’eau glacée, de même que ses cheveux écarlates. Le flot de larmes se déversait dans le lac limpide, produisant un étrange mélange entre le vert émeraude et le rouge grenat. Sitôt, on l’interpela.
— LILY !
Elle reconnut le parfum exotique de Kaël, suivi de près par Lixi. Aurora prit conscience du danger et bondit sur ses jambes, les cheveux emmêlés, pleins de terre et de sang. Ses vêtements étaient sales et déchirés, et des cernes violacés, virant presque au noir, assombrissaient le coin de ses yeux. Folle de rage, elle se posta devant ces jeunes innocents, entretenant une distance raisonnable, et vociféra :
— NE M’APPROCHEZ PAS !
— Lily, gémit Lixi, sous le choc. Quoi que tu aies aperçu tout à l’heure…
— TU IGNORES CE QUE J’AI VU ! hurla-t-elle de plus belle. Regardez-moi ! Je ne suis pas celle que vous croyez ! Remarquez comme je suis laide et cadavérique !
Elle foudroyait Lixi des yeux.
— Veux-tu savoir ce que j’ai aperçu ? HEIN ?
Silence.
Ses cris résonnaient dans la clairière, l’ambiance se révéla lugubre, insoutenable. Lixi pleurait à chaudes larmes et Kaël semblait complètement dépassé par les évènements.
— Ils m’auraient démasquée ! Ils m’auraient tuée pour ma maladie !
Lily s’interrompit, s’efforça de contenir ses émotions et s’écria :
— Je suis un monstre !
Son ton devenait de plus en plus démentiel à mesure que le temps passait. Kaël esquissa un geste pour l’approcher, tentant désespérément de la calmer. Elle recula aussi vite que l’éclair, sous les regards ébahis des deux Elfes, et cracha avec férocité, montrant ses dents meurtrières.
— Je vous ai menti depuis le début ! Je vous ai trahis !
Dès cet instant, alors que le soleil faisait don de son dernier rayon de la soirée, Lily sentit une énergie d’une telle ampleur la submerger qu’elle craignit de ne pas pouvoir la contrôler. Un halo de lumière doré l’encercla, l’Anneau brilla de mille feux et, une fraction de seconde plus tard, le vaste bassin s’embrasa. Des flammes aussi hautes que les rochers s’élevèrent vers le ciel. La température grimpa en flèche sans l’affecter.
À l’instant où Lily entrevit la peur dans les yeux luisants de ses amis, ses jambes fléchirent, les flammes se transformèrent en des milliards de gouttelettes d’eau qui retombèrent presque aussitôt dans le bassin, produisant un spectacle incroyable. Lily s’agenouilla, joignit les mains, baissa la tête et implora :
— Pardonnez-moi…
Lixi se précipita dans la forêt pour chercher de l’aide pendant que Kaël accourut à ses côtés. Il s’accroupit près de son amie, la soutint. Il demeurait impassible bien que ses yeux trahissent une grande détresse.
— Va-t’en, murmura-t-elle.
Il hésita, frôla ses longs cheveux dégoulinants, essuya ses joues avec des gestes habiles et souffla au creux de son oreille :
— Je ne t’abandonnerai pas, Face de Cadavre.
Lily le dévisagea, ferma les paupières, éreintée, et répéta inlassablement :
— Pardonne-moi, pardonne-moi, pardonne-moi. La première fois que l’on s’est rencontré, tu m’as confié que dès que tu croiserais un Ombre, tu le détruirais…
Lily déglutit, la gorge sèche, avant d’ajouter :
— Tu aurais toutes tes raisons de me haïr.
Kaël grimaçait. Il paraissait encore sous le choc d’apprendre que l’Élue des Elfes, la dernière descendante de la famille Aurora, l’héritière des Trésors du Temps, mais surtout, sa plus proche amie depuis plus d’un mois, était une Ombre qu’Éléna ordonnait d’exterminer ; une créature que Kaël haïssait comme tous ses confrères. Dès cet instant, il réalisa la gravité de la situation, et pensa en premier lieu à la survie de son amie.
— Tu dois te ressaisir, Lily ! Ta vie est en danger à Aurora bien que cette ville aurait dû représenter l’endroit le plus sûr pour toi sur Zénith. Depuis combien de temps es-tu ainsi ?
Après quelques secondes d’hésitation, Lily se confia enfin à son ami et déballa son secret qu’elle retenait depuis plusieurs semaines. Au fil de son récit, le visage de Kaël s’assombrissait, mais son étreinte devenait plus soutenue. Il la serra très fort dans ses bras et Lily sentit le cœur de l’Elfe tambouriner. Apaisée comme un bébé dans le ventre de sa mère, elle ferma les yeux, un silence religieux les enveloppait.
— T’en es-tu douté ? demanda-t-elle dans un souffle.
Il hésita un instant, avant d’avouer :
— Un peu au début…
Ahurie, elle s’écarta de ses bras, s’assit, et transperça son regard.
— C’est vrai ?
— C’est la raison pour laquelle j’étais si froid envers toi au départ. Mes soupçons sont vite retombés, car tu n’avais pas leurs prunelles…
— Je me camouflais grâce à du maquillage et des lentilles de contact, révéla-t-elle. Je n’avais pas le choix, si je voulais survivre ici…
— Tu as eu raison, et tu dois continuer jusqu’à ce que la Guilde soit au courant et que le peuple entier connaisse ton identité. Pour le moment, ils ne savent pas que tu es une Aurora, et donc leur Sauveuse. J’ignore comment la Reine réagirait si elle l’apprenait.
Elle le dévisageait, indécise.
— Tu resteras toujours la même à mes yeux, déclara-t-il en toute honnêteté. Tu n’as rien de ces créatures, et n’en demeures pas moins une amie.
Touchée par ses mots, Lily se jeta à son cou et l’enlaça de manière à manifester toute sa reconnaissance.
Contre toute attente, des bruits de fouettements les interrompirent. Ils se retournèrent en même temps : le spectacle qui se déroulait sous leurs yeux les ébahit aussitôt.
— Qu’est-ce que, souffla-t-elle d’un air ahuri.
L’Elfe posa ses doigts brûlants sur les lèvres glacées de l’Ombre.
— Chuuut…
Aurora accommoda sa vision. Une créature étrange et fabuleuse venait d’atterrir au bord du lac. Dotée d’un corps de lion blanc et de quatre ailes d’ange, la bête les considéra de ses prunelles laiteuses.
— C’est un Vulci sauvage, informa-t-il d’une voix feutrée.
À cet instant, un bruit de fouettement les fit sursauter. La créature venait de s’envoler avec majesté vers le ciel. La conscience de Lily fut aussitôt projetée dans un autre monde. Une vision prit possession de son esprit alors même qu’elle ne portait pas l’Anneau au doigt :

« Elle se trouvait au cœur d’un décor similaire, au bord du bassin, au milieu de la clairière. Elle crut un instant qu’elle appartenait toujours à la réalité, mais certains détails indiquaient le contraire. Le Crépuscule semblait plus avancé, et Kaël avait déserté les lieux.
C’était comme si elle s’y trouvait vraiment, mais elle ne pouvait contrôler ni ses gestes ni ses paroles. Elle habitait son corps en dépit du fait que son regard demeurait extérieur. Elle subissait, était spectatrice de la scène qui se déroulait sous ses yeux, comme dans sa précédente vision.
Debout, elle pivota. Lily aperçut cette même créature qu’elle avait contemplée quelques secondes plus tôt avec Kaël.
La nuit n’était pas encore complètement tombée. La lune ne se manifestait pas et les nuages voilaient les étoiles. Tout paraissait si semblable et si différent à la fois !
Ses pieds effectuèrent un pas devant l’autre, en silence, en direction du fabuleux Vulci. Lily approcha sa main de la créature et attendit qu’elle flairât son odeur. Elle la contempla, conquise, et caressa chastement du bout des doigts son aile majestueuse.
Lily entendit une branche craquer à la lisière de la forêt. Elle ne cillait pas, ne se retournait pas, et restait sur ses gardes, attentive à ce qui rampait derrière elle. Elle hésita pendant une fraction de seconde, le ventre noué, des sueurs froides sur le front, et fit volteface afin d’intercepter l’intrus.
Dès que son regard à l’affût se posa sur sa cible, elle sursauta, prise au dépourvu. De l’adrénaline jaillit dans ses veines et tous ses membres se crispèrent.
Un jeune homme remarquablement séduisant était adossé contre un tronc d’arbre, quelques mètres plus loin. Une ombre voilait à moitié son beau visage. Il tenait dans sa main une cigarette qu’il fumait avec grâce.
L’inconnu l’observait de ses yeux brillants dans l’obscurité, d’une perspicacité dérangeante. Deux onyx la fixaient avec concision, l’examinaient sous tous les angles, comme s’il cherchait à résoudre une énigme. Il paraissait désintéressé d’elle, une seule chose semblait l’importer néanmoins.
— Beaux bijoux, complimenta-t-il d’une voix charmante, l’esquisse d’un sourire malicieux au coin des lèvres et son regard avide fixé sur ses trois Trésors du Temps. »

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