L’EP 200 a quitté la troposphère. Ils viennent de rentrer dans la stratosphère. Il est temps de désengager l’ancre. Cette dernière manœuvre est la seule qui peut, maintenant, les empêcher de rentrer à bord de l’Agricole.
Les vents solaires sont de plus en plus puissants. Le capitaine rappelle la sonde qui se loge dans son compartiment aussi vite qu’elle en était sortie. Il enclenche la commande de rétraction des bras. Le diamant est encore enfoncé dans le sol du hangar. O’Commara passe en mode non gravitationnel et l’ensemble de l’ancre se soulève, flottant à l’autre bout de sa chaîne.
Il lance l’enroulement automatique et le tour sera joué.

La navigatrice, à ses côtés, est anxieuse. Elle a en vue la trajectoire et le niveau des jauges, sur les écrans correspondants. Elle ne cesse de bouger la tête afin de s’assurer que tout va bien. Ce n’est pas le moment d’interrompre le capitaine, elle le sait. Cependant, l’absence de Marcel commence à être longue. Elle redoute un problème.
Elle se demande si le Bay est stable ou si les réserves de la cabine numéro quatre sont suffisantes. À bien y réfléchir, le mécanicien aurait déjà poussé un hurlement s’il avait eu une avarie. Il est âgé et perclus de rhumatismes, il est normal qu’il n’aille pas vite.

Daniella se cale dans son fauteuil de façon à mieux pouvoir surveiller l’ensemble des écrans dont elle est responsable. L’ionosphère est en vue et avec elle leur prochain passage dans l’hypertemps. Marcel lui a expliqué qu’il est plus malin de remplir les jauges lorsque l’appareil est en mode accéléré, car la manœuvre ne prend alors que quelques minutes.

De toute évidence, son vieux coéquipier attend qu’ils soient dans l’espace pour faire les manipulations touchant au Bay. Le corps du capitaine se détend. Il laisse échapper un long soupir lorsqu’il enclenche la dernière commande. Ils sont dans l’hypertemps :

« Hypertemps enclenché. Comment sont les jauges ? demande O’Commara.
– Limite pour le Bay, mais nous pouvons rentrer même sans le surplus de la cabine numéro quatre”, répond Daniella.

Elle n’est pas centaine d’avoir bien interprété les courbes, indiquant le niveau des jauges. Elle voudrait vraiment que le mécanicien arrive.

“Parfait ! Que fait Marcel ?
– Il attendait que nous soyons dans l’hypertemps pour transvaser le Bay.
– OK, je vais aller l’aider. »

Lorsque Daniella observe le capitaine, ce dernier est pâle. De toute évidence, les différentes phases d’ancrage et de décollage ont eu raison de son excellente forme physique. Il est blafard et d’énormes cernes violets cerclent ses yeux.

« Capitaine, je préférerais y aller.
– Pourquoi ?
– Parce que je refuse que vous soyez de quart pour nous faire à manger ! »

Patrick sourit. C’est la première fois qu’il réalise que sous ses airs bourrus, Daniella prend soin de lui. Il est tellement fatigué. Il n’argumente pas, se lève et part en direction de sa cabine. Il ne prend ni la peine de se déshabiller ni celle de se laver, il se jette sur la couchette du bas. À peine ses paupières closes, il s’endort profondément ; le vaisseau pourrait s’écrouler qu’il ne se rendrait compte de rien.

Marcel est toujours dans la cabine numéro quatre. Indubitablement, il a peur. En fait, il ne sait pas vraiment ce qui le terrifie. Il a entrevu du sang et de longs vers gluants. Il a aperçu surtout cette espèce d’immonde bête poilue.
Il a horreur des araignées, mais elles ne le tétanisent pas. Il les tue, un point c’est tout. Mais la chose qui vit dans ce caisson a la taille de deux ballons de foot. Il respire profondément et jette un dernier coup d’œil au machin qui cohabite avec les vers. Rien ne bouge. Il remise son arme à l’intérieur de son holster et s’approche des futs de Bay.

Précautionneusement et silencieusement, il les charge sur son transpalette. Il sort de la cabine numéro quatre. Il verrouille l’accès et se dirige vers le point d’entrée aux soutes.

« Hey Marcel ! Qu’est-ce que tu fous ? Tu t’es reposé pendant tout le décollage ! le hèle Daniella.
– Da… Daniella, oui… non, rien, bredouille Marcel.
– Tout va bien ? » demande la navigatrice inquiète.

Marcel ressemble plus à un vieil homme qu’à un mécanicien de l’Agricole à ce moment précis. Il est livide et en sueur. Son regard hagard n’augure rien de bon. Il semble avoir croisé un fantôme ou pire. La jeune femme arrête le mouvement de son coéquipier en posant la main sur son épaule. Il se tourne :

« Non, ça va pas ! Il faut mettre le Bay en soute et je suis en retard !
– Il n’y a que ça ?
– Écoute, si je fais pas mon boulot, ils vont me remiser à la sardinerie. Tu sais que si je veux finir sur l’Espérance, il me faut encore deux missions.
– Sauf si celle-ci te ramène suffisamment d’argent pour un aller direct au Havre de paix, lui sourit doucement Daniella.
– Mouais, justement ! Il vaut mieux que je fasse mon job si tu veux rentrer, s’agace le mécanicien.
– OK, je t’aide, tu vas dormir et ensuite tu me racontes tout. »

Marcel grimace, la jeune femme est tenace. Elle se doute de quelque chose. Il ne pourra pas garder sa découverte secrète bien longtemps. Il se gratte la tête et fait un signe du menton. Ils prennent d’un même pas la direction des soutes.
La température a chuté dans la partie inférieure de l’EP 200. Il fait vraiment froid et heureusement l’hypertemps favorise une manœuvre rapide. Le mécanicien contrôle les jauges. Elles sont au maximum et une jolie couleur verte indique qu’aucun problème n’est à signaler.

Daniella et Marcel, toujours silencieux, regagnent l’avant de l’appareil. La navigatrice prend place au poste de pilotage. Elle s’assied sur le fauteuil du capitaine et étend ses jambes sur son siège. Le pilote automatique fonctionne correctement. Elle surveille cependant attentivement tous les voyants. Marcel, encore debout à ses côtés, s’approche. Il l’embrasse sur le front. La navigatrice est surprise. Elle se retourne. Il lui fait un clin d’œil. Décidément, son coéquipier a pris un coup de vieux. Elle fait bien d’assurer le premier quart.

En quittant le poste de pilotage, Marcel s’arrête au milieu du couloir. Là se trouve l’armoire des armes lourdes. Il sort un fusil à filet, le seul qu’ils peuvent utiliser à bord sans faire de dégâts. Il attrape aussi au passage une seringue de tranquillisant.
Ainsi équipé, il vient s’asseoir devant la porte de la cabine numéro quatre. Il serre les armes contre lui. Pourtant bien décidé à veiller, il s’endort dans les quelques minutes qui suivent. L’âge, la fatigue, la retombée du pic d’adrénaline et peut-être aussi les rhumatismes ont raison de ses bonnes résolutions.

En réalité, ils ne sont pas entrés dans l’hypertemps depuis bien longtemps. Cela fait quarante-huit minutes. Daniella a oublié de soulager sa vessie. En plus, elle a faim. Elle se décide à quitter sa place et se dirige vers le couloir. En sortant de la zone de confort où se trouvent les toilettes, son regard est attiré par une paire de bottes.
Marcel est allongé à même le sol, serrant dans ses bras un fusil à filet et une seringue de tranquillisant comme il tiendrait un doudou d’enfant. Daniella se frotte le menton et se demande : « que peut-il bien se passer ? »

Du bout du pied, elle tape sur le mollet de son coéquipier. Ce dernier sursaute et braque le fusil vers elle. Heureusement, elle est plus jeune et plus prompte. Elle a déjà dégainé son arme d’une main et tend l’autre en signe de paix :

« Tout va bien ? Marcel ? C’est moi. Je vais replacer mon feu dans mon holster et tu vas baisser les bras tout doucement.
– Désolé, Dani. » répond Marcel tout penaud.

Il ne l’a pas appelé ainsi depuis qu’elle est entrée à l’école de navigateur. Le mécanicien la nommait Dani lorsqu’elle était enfant et qu’elle traînait dans les hangars avec les ouvriers. Elle comprend qu’il se passe quelque chose de grave. Elle s’assied à côté de lui et attend.

« Y’a un truc dans les caissons, dit le vieil homme toujours sonné.
– Oui, c’est normal, ce sont des vers.
– Non, je veux dire un truc énorme.
– Tu sais, il paraît que les plus gros font quatre-vingts centimètres de long », dit-elle en joignant le geste à la parole.
Dani, ce truc est sphérique et possède des poils. Il y a du sang un peu partout et les vers baignent dedans.

Elle écarte les bras tout en dodelinant de la tête, évaluant ainsi si son estimation est juste. Marcel lui baisse doucement les poignets et se mord les lèvres avant de reprendre :

« Dani, ce truc est sphérique et possède des poils. Il y a du sang un peu partout et les vers baignent dedans.
– Quoi ? Mais comment ?
– Le caisson de la cabine numéro quatre a été endommagé lors du choc. Il était entrouvert, alors j’ai regardé.
– Merde, tu penses à quoi ?
– À une nouvelle vie sur Terre, répond Marcel maintenant qu’il y repense calmement.
– Un truc non référencé ?
– Exactement, comme les vers avant qu’on ne les découvre.
– C’est gros ? demande Daniella curieuse.
– Pas mal !
– Ça bouge ?
– Non à bien y réfléchir, j’ai l’impression que c’est mort ou que ça dort, estime Marcel en se prenant la tête dans les mains.
– Il faut réveiller le capitaine !
– Dani, non ! S’il te plaît ! supplie le mécanicien.
– Tu veux vraiment quitter l’Agricole ! dit-elle d’un air convenu.
– Si c’est moi qui le découvre, j’en retire la moitié des profits. Si…
– Si c’est lui, juste un quart. OK, de toute façon j’en tirerai pas plus que ce soit lui ou toi !
– Merci. »

Ils se lèvent. Ils décident d’ouvrir dans un premier temps le caisson. Ensuite si cette chose ne bouge pas, morte ou endormie, ils effectueront les réparations nécessaires à refermer le sarcophage. Sinon, ils sécuriseront la cabine en la condamnant pour le restant du vol.

Avant d’entrer, ils s’habillent avec des combinaisons isolantes équipées d’un système de ventilation indépendant. Marcel sait qu’il a déjà été exposé. Il espère juste que ce truc n’est ni toxique ni contagieux. De toute façon, il a compromis l’ensemble du vaisseau. Cela lui donne des aigreurs d’estomac. Il se sent responsable, cependant pour l’instant il doit agir.

Marcel a avec lui ses outils et comprend rapidement le mode de fonctionnement de l’ouverture. Malgré cela, lui faut une bonne heure pour désincarcérer le couvercle. Daniella est en retrait. Elle surveille un petit écran à sa droite qui lui retransmet, à distance, les indicateurs du tableau de bord. Elle tient le fusil. Plusieurs seringues de tranquillisant sont aussi à portée de main.
Lorsque le mécanicien se tourne vers elle, elle abandonne sa surveillance des voyants lumineux, toujours tous au vert. Filtrée par sa combinaison, il parle d’une voix mécanique :

« Tu vois ce que je vois ?
– Non, tu es devant, comment veux-tu que je voie quoi que ce soit !
– Avance-toi !
– Non, tu sais que c’est pas le protocole. J’ai enfreint suffisamment de règles pour aujourd’hui ! dit-elle autoritaire.
– OK, comme tu veux ! »

Le vieil homme lève les bras et retire son heaume protecteur. Il secoue la tête de droite à gauche comme s’il n’osait pas y croire.

« MARCEL ! hurle Daniella.
– Je ne suis pas sûr que ton arme soit utile. Va plutôt chercher la trousse de secours et des menottes !
– Quoi ?
– Prépare aussi la couchette du bas de la cabine deux et vire mes affaires dans ta cabine, je me fous que tu aies le lit du haut ou celui du bas.
– Marcel tu déconnes là ou quoi ?
– Va me chercher cette foutue trousse de secours ! MAINTENANT ! »

Daniella n’a jamais entendu Marcel crier. Elle baisse son arme et s’avance. Ce qu’elle voit lui semble impossible. Elle se tourne et part en courant, enlevant sa combinaison de protection tout en remontant le couloir.
Elle revient et pose la pochette au pied de Marcel avant de repartir aussi vite qu’elle est arrivée pour aller chercher une civière. Tout en s’acquittant de sa tâche, elle a réfléchi que le transport serait impossible. Il vaut mieux que leur découverte reste dans la cabine numéro quatre, du moins si elle est encore vivante.

Dans les trois minutes, elle est de retour au côté du mécanicien. Elle fait un passage éclair avant de rejoindre la zone de pilotage qu’elle ne peut pas délaisser plus longtemps. Il ne manquerait plus qu’ils aient un problème mécanique.
Marcel est penché au-dessus du caisson et dégage comme il peut les vers qui essayent de s’échapper. Ils les enfoncent dans la terre, mais là où il se débarrasse d’un lombric, des dizaines d’autres sortent, bouches grandes ouvertes.

Au milieu de tous ces Vernicula Albanica Mundis géants blancs et luisants, il y a deux femmes. Ce que le mécanicien a pris pour une bête, c’était leur tête accolées. Leurs cheveux hirsutes et entremêlés ont créé ce faux monstre qui a tant effrayé Marcel.
Il les regarde et décide de leur donner les premiers soins à même le terreau du caisson. Il y a du sang partout, beaucoup de sang. Et les vers s’agitent, excités par le liquide vermillon dont ils veulent se nourrir.

Marcel en est conscient, il va falloir réveiller le capitaine. Il ne sait pas si les deux femmes sont vivantes, mais il est certain qu’il va avoir des ennuis.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.

Cher lecteurs, la troisième partie est en cours de correction ainsi que la quatrième, elles seront bientôt disponibles. Merci de votre patience.

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