La permission venait de lui être accordée : soulagé de pouvoir quitter l’hôpital, Jarren se rhabillait hâtivement. Il bouclait sa ceinture en cuir quand Lila-Rose entra dans la chambre avec un enthousiasme incontestable. Elle s’empourpra bien vite en le surprenant torse nu et balbutia une excuse avant de sortir.

Le jeune homme revêtit rapidement son pull fin puis sa veste.

— C’est bon, tu peux venir.

La Chinoise réapparut, gênée par sa propre pudeur malgré trois ans de relation. D’un sourire glissé par-dessus son épaule, Jarren la rassura. Ni l’un ni l’autre n’avait quitté le cocon familial : le rythme de leur liaison en pâtissait forcément.

— Tes parents ont garé la voiture plus près de l’entrée, ils vont arriver d’une minute à l’autre, murmura Lila-Rose.

Elle se tourna vers Jarren qui avait fini de s’habiller.

— Ça ira ? demanda-t-elle avec une pointe d’inquiétude.

Le jeune homme l’enlaça par la taille et pencha la tête sur le côté.

— Pas vraiment… C’était ce soir, notre cinéma… marmonna-t-il.

— C’est gentil d’y repenser, mais tu dois te reposer.

— C’est frustrant.

Lila-Rose était plus raisonnable que lui. Si le jeune homme avait tendance à ne pas écouter les recommandations des médecins, il prenait grand soin à suivre les conseils de son amie.

— Ils arrivent, murmura-t-elle en serrant les mains de Jarren entre les siennes.

Elle n’était pas d’une nature à se confier et comme beaucoup d’Asiatiques, ses sentiments se traduisaient par une gestuelle subtile : en cet instant, ses doigts exerçaient une pression qui trahissait sa confusion. Peu s’en était fallu pour que Jarren disparût dans cet accident.

Sans plus se dévoiler, Lila-Rose tourna les talons et le devança pour regagner le hall. Jarren posa son sac sur une épaule et laissa son regard errer dans la chambre une dernière fois. Divers examens avaient ponctué cette journée : radiographies, scanner médical, prise de sang, tension artérielle : grâce à la couverture sociale que ses parents lui finançaient, tout avait été programmé afin que les résultats fussent les plus complets. Aucune lésion : le jeune homme était en parfaite santé, et en milieu d’après-midi, un médecin l’avait autorisé à sortir.

À présent qu’il se tenait debout, il ressentait les premières courbatures. Une grimace lui fit froncer les sourcils et il serra les dents jusqu’au hall où l’attendait sa famille. À la simple vue de ces visages souriants qui lui étaient chers, son cœur se fit plus léger. Il les rejoignit avec empressement et répondit à l’étreinte de Judith, sa mère. Josh, son époux, posait une main affectueuse sur l’épaule de son fils. Discrète, Lila-Rose couvait les retrouvailles d’un regard doux.

— Je reviens, déclara Jarren en quittant l’étreinte maternelle. J’ai quelque chose à vérifier.

Sur ces mots, il se dirigea vers l’accueil. La jeune secrétaire le vit s’approcher et lui adressa un sourire courtois.

— Excusez-moi de vous déranger, s’enquit-il, poliment. J’ai reçu la visite de deux personnes, ce matin. Pourriez-vous me donner leur identité ? Je suppose qu’ils se sont présentés ici.

— Bien sûr. Puis-je avoir votre nom et le numéro de votre chambre ?

— Lothamer Jarren, chambre deux cent trente-sept, répondit-il en sortant sa carte d’identité.

— Merci.

Pianotant sur son clavier, la jeune femme consulta la base de données de l’hôpital afin de retrouver sa fiche. La machine un peu surchargée semblait peiner, en témoignait le bruit du ventilateur affolé. Loin de s’en soucier, la secrétaire agitait le curseur à l’écran pour dissimuler son impatience. Enfin, la liste des visiteurs venus pour Jarren se déroula sous ses yeux clairs.

— Mademoiselle Li-Zhong Lila-Rose ?

— C’est ma petite-amie, elle est arrivée un peu avant eux.

La secrétaire se pencha vers son écran et plissa légèrement les paupières.

— Vous dites qu’ils étaient deux? Nous avons enregistré un certain Louis A. de l’Orchis… Si quelqu’un l’accompagnait, cette personne n’a pas décliné son identité, désolée…

Perplexe, Jarren acquiesça de façon machinale. Il ne s’était pas attendu à un patronyme francophone. Sans doute était-ce le nom de l’adulte, nettement plus caucasien que son protégé.

Le regard insistant de l’hôtesse d’accueil l’obligea à se ressaisir. Il la remercia et rejoignit ses parents qui l’attendaient.

— Lila, tu veux qu’on te dépose chez toi ? proposa Judith.

— Je serais gênée de causer un détour, répondit la Chinoise. Plus vite vous rentrez, plus vite Jarren se reposera. Je vais profiter de l’éclaircie pour rentrer à pied.

Ils sortirent tous ensemble de l’hôpital. D’un mouvement ample, Josh délesta son fils de son sac qu’il déposa dans le coffre de la voiture avant de s’installer au volant. Son épouse le suivit, laissant ainsi un peu d’intimité au jeune couple. Touchée par cette précaution, Lila glissa un sourire timide à son ami et fit mine d’arranger son col.

— J’ai envoyé un message à Zach ce matin, pour le prévenir.

— Il n’a pas trop grogné ?

— Non, il était soulagé de ne pas avoir à chercher un troisième chanteur…

Les deux amoureux partagèrent un petit rire complice. L’humour pince-sans-rire du guitariste était une façon bien particulière de montrer l’affection qu’il portait à ses amis. D’une nature profondément calme et mesurée, il était en tout point opposé à Gary et Matt, plus excentriques au quotidien.

Jarren serra la jeune fille contre lui.

— Fais attention à toi en rentrant…

— C’est ce que je t’ai dit hier soir, releva Lila avec amusement. Rassure-toi, j’ai la maîtrise parfaite de mes pieds, même si une biche croise mon chemin…

— Tu as fini de te moquer de moi ?

Alors qu’il effectuait un mouvement de balancier pour la déséquilibrer et l’inciter à se cramponner à lui, la demoiselle réprima difficilement un petit gloussement. Vaincue, elle consentit à l’enlacer par la nuque.

— C’est parce que je suis soulagée de savoir que tu n’as rien, avoua-t-elle avec simplicité. On se revoit lundi à la M.U. ?

Jarren hocha la tête. Rompant leur étreinte, Lila-Rose vérifia discrètement qu’elle avait toujours un petit parapluie dans sa sacoche, puis leva le nez vers le ciel mitigé. Si la pluie épargnait Ann Arbor pour le moment, la probabilité de regagner le pavillon des Li-Zhong sans goûter à une averse restait faible. Elle posa à nouveau les yeux sur son ami et se hissa pour lui voler un baiser. Ce contact léger et fugace la fit rosir. Agréablement surpris, Jarren lui retourna un sourire satisfait.

— Envoie-moi un message quand tu es chez toi ! ordonna-t-elle avec une petite moue malicieuse pour chasser son embarras.

Le jeune homme porta la main de sa belle à ses lèvres en signe de promesse, puis regagna la voiture de son père. En fermant la portière, il jeta un coup d’œil à Lila. Il éprouvait à nouveau cet étrange sentiment, comme un étau qui se resserrait autour de son cœur.

Le moteur ronronna et dans une conduite sage, Josh quitta le parking.

Lila suivit la Cadillac du coin de l’œil jusqu’à ce que le véhicule eût disparu au détour d’une rue. À présent certaine d’être seule, elle laissa libre cours à ses sanglots trop longtemps retenus. Lorsque Judith Lothamer avait téléphoné pour annoncer l’accident, l’héritière asiatique s’était appliquée à garder son sang-froid et depuis, elle n’avait pas eu l’occasion d’exprimer ses émotions refoulées.
Silencieuse, elle glissa un doigt sous ses yeux pour refréner ses larmes. Elle distingua brièvement une silhouette s’arrêtant à son niveau et pudiquement, elle détourna le regard. Mais au lieu de passer son chemin, l’individu demeura statique, forçant Lila à se ressaisir une nouvelle fois.

Lorsque sa respiration se fit plus régulière, elle jeta un regard à l’homme qui se tenait à ses côtés. Ce dernier resta un long moment immobile à fixer le parking. S’arrêter aux côtés de la jeune fille n’avait rien d’une simple coïncidence : pourtant il l’ignorait superbement.

— Dommage… murmura-t-il enfin. Je l’ai raté de peu…

Bien que léger, son accent russe surprit la Chinoise. Consentant finalement à lui accorder un peu d’attention, l’inconnu détourna les yeux pour l’observer. Elle-même le dévisagea, saisie par ses iris d’ambre. De longs cheveux châtains, parfaitement lisses et raides, soulignaient les traits fins mais prononcés de son visage au teint laiteux. Il n’avait pas encore trente ans et malgré une ligne svelte, sa grande taille le rendait impressionnant.

— Tu lui diras qu’il a tout intérêt à ne pas être trop curieux.

Lila-Rose se crispa à ces mots.

— Excusez-moi, mais je ne comprends pas vos insinuations…

Ce qui était partiellement vrai. S’il semblait évident que l’homme faisait allusion à Jarren, la jeune fille ne comprenait pas les raisons de cette mise en garde. Le jaugeant du regard une dernière fois, elle serra sensiblement les lèvres et tourna les talons. Elle brûlait d’envie de prévenir Jarren au sujet des menaces proférées par l’étranger. Mais elle savait qu’en lui touchant un mot, elle allait éveiller la curiosité de son petit-ami qui foncerait tête baissée vers les ennuis.

Elle balaya mentalement le trouble qui venait d’être semé dans son esprit et se concentra sur les précieuses minutes perdues à cause de l’étranger. Comme pour se moquer d’elle, un nuage gris se fendit dans le ciel et les premières gouttes s’écrasèrent sur le bout de son nez. Excédée, elle ouvrit son parapluie en plastique transparent et jeta un coup d’œil contrarié par-dessus son épaule.

L’inconnu n’avait pas bougé et la fixait sans sourciller malgré les premières rafales pluvieuses qui frappaient son visage. Lila ne put réprimer un frisson le long de sa nuque et pressa le pas en rivant son regard sur le sol.

• • •

Ce paysage, il l’avait déjà vu la veille au soir. Perdu dans sa contemplation, Jarren gardait le front collé à la vitre de sa portière. Revivre le voyage en tant que passager engendrait un sentiment troublant dont il ne parvenait à se défaire. Plus la voiture s’approchait du lieu de l’accident, plus l’appréhension lui tenaillait le ventre. Ses yeux scrutaient tour à tour la route, les bas-côtés et la forêt de la réserve naturelle. Contre sa volonté, son inconscient éprouvait le besoin de guetter le moindre élément anormal susceptible de surgir.

Alors qu’il reconnaissait le virage précédant sa chute, le cœur du jeune homme se mit à battre plus fort. Soudain, un frémissement caractéristique fit trembler les feuilles d’un buisson et Jarren se cramponna instinctivement à son siège.

— Attention !

Bondissant hors de son fourré, un jeune lapin crut bon de traverser la route à cet instant précis et Josh freina brusquement pour éviter de l’écraser. L’animal inoffensif se réfugia dans les bois de l’autre côté de la voie et Jarren soupira de soulagement.

— Bon sang, il a eu chaud celui-là ! s’exclama le père de famille en reprenant une allure normale.

Judith baissa le pare-soleil et profita du miroir pour observer son fils.

— Ça va aller ? Tu es tout pâle…

Le jeune homme hocha la tête et tenta de la rassurer avec un sourire un peu figé.

— Tu sais, on a évoqué le sujet hier soir avec Judith, et on s’est dit que tu ne devais pas rester sur un échec. Ça te dirait de prendre la voiture de ta mère en attendant que tu t’en trouves une autre ?

Jarren les interrogea du regard avant d’acquiescer.

— Euh… c’est vrai que ce sera plus pratique pour aller à la M.U., mais maman risque d’en avoir besoin…

— Je peux toujours m’arranger avec ton père pour le déposer au travail et garder la voiture en journée. Ou bien m’organiser pour tout faire pendant son jour de congé…

Le jeune homme remercia ses parents. Outre la chance de jouir d’une certaine aisance financière — bien qu’il n’eût jamais cherché à en profiter —, il était conscient d’être né au sein d’une famille qui avait su rester simple par-delà sa distinction sociale. Contrairement aux clichés attribués à l’aristocratie, les Lothamer étaient particulièrement soudés.

Quelque peu rassuré d’avoir dépassé le lieu de son accident, Jarren apprécia la délicatesse de ses parents de ne pas lui poser de questions. Plus il se répétait cette scène, plus le regard échangé avec la bête sur son capot de voiture lui provoquait des frissons. Ces prunelles chargées d’une haine accusatrice lui inspiraient un sentiment de culpabilité qu’il ne comprenait pas. L’accident ne s’était pas avéré mortel, mais il n’aurait eu aucune chance face à la détermination du loup.

Avec un soupir fatigué, il ferma ses paupières. Il se focalisa sur des pensées plus insouciantes et parvint à plonger dans un sommeil léger mais réconfortant. Deux heures de trajet n’étaient pas de trop pour l’aider à rattraper son sommeil. Ce ne fut qu’à la sensation d’un moteur coupé qu’il revint à la réalité.

Ouvrant les yeux, il remarqua l’allée de la propriété Lothamer. C’était une maison plutôt sobre au style colonial très marqué, au cœur d’une banlieue chic. Josh possédait deux autres résidences plus luxueuses mais, d’un commun accord, lui et Judith avaient décidé de mener une vie normale afin de ne pas se marginaliser.

Jarren poussa la porte d’entrée et ôta sa veste.

— Va prendre une douche chaude, proposa sa mère. Je me charge du repas.

Elle-même retirait son trench-coat pour le poser sur le porte-manteau. Le jeune homme ne se fit pas prier et, dans un dernier effort, grimpa l’escalier jusqu’à l’étage. Depuis le couloir, il visa le lit afin d’y jeter son sac. Dans sa hâte, il ne fit pas attention au bruit du projectile manquant sa cible de quelques centimètres.

— Jen, ne jette pas tes affaires comme ça ! retentit la voix de la Française sur un ton désapprobateur et chargé de lassitude.

Le « désolé maman » qui suivit ne fit que renforcer ce sentiment récurrent. Blasée, la mère se contenta de lever les yeux au ciel. Josh ferma la porte d’entrée et jeta un regard interloqué à son épouse.

— C’est entre lui et moi, plaisanta Judith. Tu pourrais mettre la table, s’il te plaît ? Je dois faire à manger.

— Si tôt que ça ?

— Jen est éprouvé, il a besoin de repos. Pas de prétexte fallacieux pour vous défiler, Monsieur Lothamer. Votre héritier est hors-service, c’est à vous de prendre le relais !

Amusé par l’aplomb de sa femme, Josh se dirigea sans rechigner vers le buffet et sortit les assiettes.

— Tu es un dragon quand il s’agit de gérer cette maison.

— Si je n’étais pas là pour vous surveiller, toi et Jen, cette maison ne tiendrait déjà plus sur ses piliers, rétorqua Judith.

Le couple partagea un rire qui les libéra de l’angoisse de ces dernières heures.

Après de longues minutes sous un jet d’eau brûlant pour assouplir ses muscles endoloris, Jarren les rejoignit à table. Il tenta de faire bonne figure sans trop afficher sa fatigue au cours du repas, mais sitôt le dessert terminé, il déposa ses couverts dans le lave-vaisselle et s’excusa auprès de ses parents.

— Désolé, je n’ai pas été très bavard depuis qu’on a quitté l’hôpital…

— Ce n’est rien, Jen, répondit son père avec un sourire paisible. On se doute que cet accident t’a un peu secoué…

— Aucun pépin en neuf années de permis, on peut dire que tu ne fais pas les choses à moitié, releva Judith avec un clin d’oeil complice. Ta Ford est une épave, et toi tu t’en tires avec quelques ecchymoses !

— Pardon pour la Ford, murmura le fils Lothamer en se massant la nuque.

— Il y a d’autres solutions que celle du ravin pour changer de voiture… nota Josh avec amusement.

Jarren perçut l’humour de cette coalition parentale et se mit à rire.

— J’espère que tu n’as pas mal pris notre absence à l’hôpital, s’enquit la pianiste. Mais mardi dernier, tu nous as dit que Lila et toi prépariez un week-end en amoureux…

Son époux hocha la tête et reprit :

— On s’est dit que vous seriez heureux de rester ensemble pendant les heures de visite, avant que tu ne rentres ici te reposer.

— Merci, c’est vraiment gentil d’y avoir pensé.

Ses parents aimaient beaucoup Lila-Rose, de même que Wei et Fang appréciaient énormément Jarren. L’amitié des Li-Zhong et des Lothamer datant d’une trentaine d’années, l’évocation d’un gendre de race caucasienne avait fait son chemin au fil des lettres échangées entre les deux enfants. L’attachement du jeune homme pour la Chinoise — et son statut social, il fallait l’avouer — avait fini par convaincre Wei qu’un métissage était concevable.

Les deux amoureux pouvaient donc se fréquenter avec le plein consentement de leurs parents.

— Bon, je vais m’enterrer sous la couette, conclut l’étudiant.

Après un petit signe de tête, il prit congé et s’enferma dans sa chambre.

La petite pièce aux murs peints en gris ne souffrait pas d’une décoration trop chargée. Au-dessus de son bureau trônait une photographie au format poster qui représentait le jeune homme durant le deuxième concert de Paranography. Dans le clair-obscur d’un projecteur, on ne distinguait que sa posture voûtée dans une attitude concentrée. Entre ses mains crispées, le micro maintenu par un trépied accueillait son front en sueur et ses cheveux trempés recouvraient son visage.

Ce cliché artistique avait été capturé par Lila-Rose, juste avant une épreuve vocale pour clore une chanson. Les membres du groupe avaient fait agrandir l’image pour l’offrir au jeune chanteur.
Les autres cadres accrochés à travers la chambre étaient déjà plus impersonnels mais aussi incontournables pour tout décor rock’n’roll.

En s’écroulant sur le lit, Jarren glissa un bras paresseux dans son sac étalé par terre et en extirpa le livre acheté par l’étrange garçon aux yeux verts. Le marque-page indiquait qu’il en avait lu la moitié. Plus d’une fois à l’hôpital, il avait mentalement remercié le gamin pour ce divertissement simple mais toujours appréciable dans de tels moments de solitude.

« Nous avons enregistré un certain Louis A. de l’Orchis… »

Un regain d’énergie anima le jeune homme qui se leva jusqu’à son bureau pour récupérer son ordinateur portable. Se réinstallant confortablement sur son matelas, il le démarra et ajusta l’écran. Alors qu’il patientait, le temps de la mise en route, son téléphone vibra sur la table de chevet. L’écran brisé rendait la lecture difficile, mais il parvint à déchiffrer le message malgré les fissures qui semblaient former une toile d’araignée.

« Coucou mon cœur, j’avais juste envie de t’envoyer un petit message… Repose-toi bien. Lila. »

Il avait oublié de lui envoyer un message en arrivant… Rongé par la culpabilité, Jarren lui répondit avec tendresse pour la rassurer. Cependant, la réaction de Lila le surprenait : en temps normal, elle lui aurait envoyé un texto un peu cinglant.

Une fois le message envoyé, le jeune homme ouvrit son navigateur d’accès à internet et frôla les touches du clavier d’un air pensif. Par quoi pouvait-il commencer ? Un simple moteur de recherche n’allait sans doute pas le mener bien loin. Pourtant, Jarren inscrivit le nom dans la barre. L’idée n’avait que peu de chance d’aboutir à une réponse satisfaisante, mais il souhaitait la vérifier avant de l’écarter définitivement de sa petite enquête.

Comme il s’y attendait, aucun résultat probant n’apparut : seulement quelques publicités pour des restaurants français, ainsi que la proposition d’une orthographe rectifiée. Il opta alors pour la consultation de trois réseaux sociaux. L’attitude austère de l’Eurasien ne représentait pas le profil habituel d’un utilisateur de ces services, pourtant ses vêtements insolites pouvaient laisser croire à un artiste. Une page professionnelle sur ces sites permettait de promouvoir ce genre d’activité. Mais là encore, rien de ressemblant ne s’afficha à l’écran.

Le jeune homme se gratta machinalement la tête, découragé. Il souhaitait poser des questions à ces deux individus, or la présence de Lila-Rose dans sa chambre d’hôpital ne lui avait pas permis de leur évoquer le loup.

Dans un soupir résigné, il s’affala contre son oreiller et consulta machinalement son téléphone. Un accusé de réception lui confirmait que le message était parvenu à sa petite-amie. Gagné par l’ennui, il en écrivit un second pour lancer la discussion. L’icône d’envoi se mit à clignoter et Jarren fronça les sourcils un court instant.

Et si…

Non.

Pourtant, l’idée n’était pas si idiote que ça. Se redressant un peu trop vivement pour ses courbatures, il grimaça et pianota fébrilement sur le clavier. La page internet d’un annuaire se chargea sous ses yeux. Il recopia une énième fois le patronyme français et cocha toutes les cases des divers réseaux téléphoniques du pays avant de lancer la recherche.

Durant le traitement de la demande, il se massa les tempes. La fatigue pesait sur ses paupières, mais sa curiosité l’empêchait de trouver le sommeil. Alors qu’il levait les yeux vers l’écran, son cœur bondit et il pointa le curseur sur l’unique résultat affiché.

— Parfait…

Il saisit un crayon gris qui traînait dans le tiroir de la petite table et nota le numéro sur la première page du bouquin. Le refermant, il le posa à côté de lui, satisfait d’avoir une piste pour retrouver ses sauveteurs. L’attitude de ce fameux Louis au moment de quitter la chambre lui semblait à présent trop ambiguë.

Jarren se cala plus confortablement sur son oreiller, les mains jointes sous sa tête et le regard plongé dans la contemplation de son plafond. Il éprouvait à nouveau une agréable sensation de torpeur.
Au-dehors, un vent frais se levait pour dénuder les arbres de leurs dernières feuilles jaunes. Le souffle ponctuait sa mélodie lancinante de rafales imprévisibles. Le jeune homme poussa un dernier soupir de bien-être. Focalisé sur l’appel téléphonique qu’il lui tardait de passer, il sombra dans un sommeil profond.

À l’instar des bourrasques de vent qui sifflaient entre les tuiles de la maison, la nuit de Jarren s’avéra agitée. Entre mauvais rêves et sursauts soudains, son repos s’en trouva altéré et lorsqu’il ouvrit les yeux pour de bon, l’écran digital de son réveil affichait midi moins le quart. Bondissant vite hors de son lit, il s’emmêla les pieds dans la couette et défia la pesanteur un court instant.

— Aïe ! grogna-t-il en se massant le bras qui avait amorti sa chute.

La voix un peu moqueuse de sa mère lui parvint depuis la cuisine. Ce n’était pas un manque de compassion, mais l’habitude de vivre cette scène tous les dimanches : Jarren était un lève-tard reconnu pour sa maladresse.

Après un rapide détour par la salle de bain, le jeune homme descendit au rez-de-chaussée et se glissa derrière Judith qui s’affairait autour de ses casseroles.

— Maman, je peux t’emprunter le téléphone fixe ? Mon portable ne tient plus très bien la charge depuis l’accident.

— Bien sûr. Essaie juste de ne pas rester trop longtemps, le repas sera prêt dans une demi-heure.

Remerciant sa mère d’un bisou sur la joue, Jarren récupéra l’appareil sans fil et remonta dans sa chambre. Il ferma délicatement la porte derrière lui. Saisissant le roman sur sa table de chevet, il l’ouvrit et composa le numéro inscrit la veille au soir.

Une petite moue perplexe assombrit son visage : à présent qu’il avait retrouvé leur trace, qu’il pouvait leur poser des questions, il ne savait plus par quoi commencer ni même comment se présenter. Pourtant, il avait envie de savoir et besoin de comprendre. Une boule d’appréhension naquit au creux de son ventre, engendrant une sensation peu agréable qui le confortait dans ses doutes. Fronçant les sourcils d’un air déterminé, il appuya sur la touche verte et attendit la première tonalité.

Tout d’abord, se présenter sans se démonter malgré la froideur de l’Eurasien. Ensuite, trouver une phrase accrocheuse ou faire une habile pirouette pour garder son attention. Et pour finir…

Allô ?

La petite voix claire déstabilisa complètement Jarren.

— Euh… je… je suis bien chez Monsieur de l’Orchis ?

Magnifique entrée en matière… Son interlocuteur marqua un temps d’hésitation qui apporta aussitôt la réponse à sa question.

Que v… qui êtes-vous ?

— Je suis Jarren Lothamer. J’ai eu un accident de la route vendredi soir et il est venu me secourir. J’aurais voulu le remercier, du moins si c’est possible.

Oh, c’est vous ? Vous êtes donc sorti de l’hôpital ? C’est une bonne nouvelle !

La voix restait timide, mais son enthousiasme débordant la rendait plus chaleureuse. L’aristocrate reconnut alors le timbre du garçon qui avait accompagné l’adulte énigmatique.

— C’est gentil, merci… Et merci également pour le livre.

De rien ! J’espère que ça vous a aidé à passer le temps… Ce ne doit pas être très drôle d’être enfermé entre quatre murs comme ça.

Ces mots étaient énoncés avec une naïveté touchante. Cependant, Jarren se concentra afin de ne pas perdre le fil de ses pensées.

— Je voulais appeler parce que… euh…

Oui ? encouragea l’adolescent à l’autre bout du fil.

— En fait, je ne me souviens pas bien, mais j’ai gardé quelques images de l’accident. C’est toi ? C’est bien toi qui t’es interposé entre le loup et moi ? Je sais que ça a l’air ridicule, dit comme ça, mais j’ai cette image en tête…

Sa question était plutôt maladroite, et surtout à double tranchant. Mais il était pressé d’en savoir plus. Avait-il rêvé ? Ou bien son interlocuteur s’était-il effectivement battu contre l’animal sauvage ?

C’est mon maître qui l’a fait fuir. Moi, j’étais juste là pour qu’il ne vous fasse pas de mal.

Son maître ? Cette appellation sonnait curieusement aux oreilles du jeune homme.

— Je suis désolé de t’avoir causé du souci, tu t’es mis en danger. Mais je te suis vraiment reconnaissant, il s’en est fallu de peu.

Je… je n’ai pas fait grand-chose…

L’incertitude du garçon devenait de plus en plus perceptible. Gêné, il n’osait pas écourter la discussion mais de son côté, Jarren sentait bel et bien un malaise s’installer. Le temps allait lui manquer alors que les questions se bousculaient dans sa tête. Il se pinça l’arête du nez pour reprendre le contrôle de ses idées.

— Quel est ton nom ?

Aucune réponse ne lui revint.

— Allô ?

Rain… Rain Lunesca, chuchota la petite voix.

Le prénom était aussi surprenant que le patronyme. Alors que l’étudiant recopiait la réponse sur le livre avec un sourire triomphant, il entendit soudain le téléphone raccrocher.

— Allô ? Allô ! …

La tonalité de fin d’appel acheva la communication et Jarren soupira en passant une main dans ses cheveux. Voilà qui était fait. Bien qu’il n’eût pas collecté tous les renseignements espérés, il était content d’avoir réuni quelques éléments de réponse.

— Jen, tu viens manger ? appela Josh depuis le bas de l’escalier.

— J’arrive !

Après tout, il détenait une nouvelle information.

• • •

L’homme maintenait toujours le combiné contre le socle du vieux téléphone mural, ses prunelles grises rivées sur l’appareil. Il tourna lentement le regard vers son petit protégé et marmonna :

— Rain… qu’est-ce que tu as fait ?

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