Castelcroc était une ancienne cité construite avant la Grande Guerre, conflit qui fit d’elle la capitale des Terres sauvages. Posée sur une colline, elle étendait ses bras le long des flancs rocailleux. Ses trois hautes tours centrales se distinguaient à des lieux à la ronde. Leurs sommets étaient faits de pierre d’ombre. Un minerai maintenant introuvable qui la nuit venue brillait d’une lumière douce et chaleureuse attirant les voyageurs fourbus ou égarés dans les nombreuses auberges de la ville.
Malgré sa beauté ancestrale on l’appelait la cité des larmes. Du même nom que la forêt qui la cernait. Elle était plus ancienne que les plus anciens des premiers écrits. Elle était là avant les hommes. Ses arbres pleuraient une sève aux propriétés curatives extraordinaires qui apparaissaient une fois tous les trois ans à l’automne et s’accompagnaient de murmures semblables à des sanglots comme si la forêt déversait sa tristesse et sa mélancolie dans le vent. Les bois formaient un rempart presque infranchissable.
Peu de gens s’aventuraient dans les profondeurs de la vieille forêt. Quelques téméraires venaient chercher renommée et fortune parmi les nombreuses ruines et tombeaux centenaires, derniers vestiges d’une époque révolue. Beaucoup n’en revenaient pas.
Des cheveux roux, des yeux couleur émeraude, le regard dur, Dwenn Turel vivait depuis des années dans ce labyrinthe d’écorces.
Depuis l’aube, elle arpentait les mousses humides, la lumière peinait à pénétrer le feuillage touffu et les flocons se laissaient piéger en hauteur. Quelques branches ployaient sous le poids de la neige, laissant de ci de là des petits monticules blancs. Le froid était vif.
Dwenn cherchait l’arbre, les anciens en parlaient comme d’une légende, l’arbre unique qui dispensait sa sève guérisseuse toute l’année.
Elle l’avait découvert alors qu’elle traquait un daim, l’animal était venu se réfugier à l’ombre de ses gigantesques branches. Elle l’avait épargné. L’endroit était d’une beauté surnaturelle, les verts étaient plus intenses qu’ailleurs, une lumière semblait irradier des feuilles, la sève coulait lentement, elle s’était infiltrée dans le sol. Dwenn ne tarda pas retrouver l’endroit, les lamentations éternelles de l’arbre s’intensifiaient. Une musique lancinante. A pas feutrés elle s’approcha. Le lieu était propice à l’introspection et au respect.
Elle s’agenouilla, sortit une petite fiole et récupéra la sève au pied de l’arbre. Mais le temps de la contemplation n’était pas venu, le crépuscule pointait ses longs doigts obscurs. Et elle était attendue.
Elle pressa le pas. Certaines choses sombres sortaient à la nuit tombée surtout dans cette partie de la forêt. Des horreurs attirées par la pureté, elles aimaient la souiller, leur plaisir était là. Elles se nourrissaient de la déliquescence de l’innocence. Elle hâta le pas.
Dwenn vivait dans une cabane pas loin d’un ruisselet sinueux poissonneux. Elle aimait la musique apaisante de l’eau.
Elle ouvrit la porte, une grande pièce avec une petite cheminée au centre, le feu était presque éteint, quelques braises rougissaient, attisées par le vent frais qui venait de s’engouffrer par l’entrée.
Au fond de la pièce, un lit, avec un corps. Dwenn s’approcha de la forme allongée et s’agenouilla à son chevet. Loup était étendu sur le ventre, les lacérations de son dos s’étaient infectées.
Elle plaça sa main sur son front.
Il ne réagit pas. Il respirait difficilement mais il était vivant.
Elle souleva les draps, les blessures étaient boursouflées et purulentes, elle n’était pas sûre que la sève serait efficace à ce stade. Dwenn appliqua délicatement l’onguent sur les plaies. Il fallait le faire pénétrer dans la chair pour qu’il soit efficace. Deux jours qu’il était dans cet état. Depuis qu’elle l’avait sorti des griffes des tueurs, elle n’avait vu que des ombres, mais des ombres qui pouvaient brûler. De la taverne de Yian il ne restait que des cendres. Le corps du tavernier avait disparu sans doute consumé par les flammes.
Elle s’assit près du feu, ajouta quelques rondins et la flamme reprit de plus belle, la chaleur était réconfortante. Dwenn aimait vivre ainsi. Elle avait fui la civilisation et elle essayait d’enfouir les horreurs de ses souvenirs sous la mousse des arbres, comme on cache la poussière sous les meubles. Parfois sa mémoire la laissait en paix, d’autres fois elle devait lui faire face. Comme maintenant, ses propres cris résonnaient dans son corps meurtri. Dans un passé qu’elle aurait voulu plus lointain, elle fut du côté sombre. Une mercenaire s’offrant au plus offrant. Mais elle fut capturée. On lui fit payer. On la tortura. Elle fut violée, puis sauvée. Les stigmates physiques n’étaient rien comparé à ses séquelles psychologiques. Le contact avec un homme lui était insupportable à l’exception d’un seul, celui allongé sur son lit entre la vie et la mort. Les crises d’angoisses étaient violentes et la vie citadine était devenue insupportable. Tout allait mieux depuis qu’elle était ici. La fatigue l’emporta rapidement et elle fit de mauvais rêves.
Elle s’éveilla en sursaut. Le feu crépitait encore.
– Mauvais rêve?
Elle tressaillit, Loup était assis près d’elle.
– Mes rêves sont souvent mauvais.
– Je sais. Il frissonna et se tourna vers elle.
– Merci.
– J’ai réglé ma dette.
– Tu ne me devais rien Dwen.
– Je te dois tout.
– On est quitte alors.
– Dis moi…Il la coupa
– Appelle-moi Loup maintenant
– Loup? Elle sourit. Curieux comme surnom.
– C’est celui de ma vengeance.
– A ta guise « Loup »!
– Je dois partir.
-Tu n’es pas en état. Ta vengeance peut attendre quelques jours.
Loup hésita puis il acquiesça.
– Je reste.

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