Lieu inconnu, Zénith.
Dimanche 26 août 2012
23 h 14.

— Lily ! s’écria Marius, l’air profondément soulagé.
Ce dernier lui tendait la main. Elle lui présenta d’abord le Sablier. Il l’attrapa aussitôt et l’enfila hâtivement autour du cou. Ce qui advint ensuite se déroula trop vite : elle parvint à grimper et à se redresser. Là, l’Ombre se métamorphosa. L’expression de son visage se décomposa, son regard s’assombrit, et ses lèvres se pincèrent sévèrement. Malgré la dureté de ses traits, la jeune femme put lire une grave tristesse dans les abysses de ses prunelles.
— Pardonne-moi, murmura-t-il dans un faible souffle. Je le fais pour la bonne cause.
L’instant d’après, Lily se retrouva violemment projetée contre l’Arbre Noir. Secouée, elle aperçut Kaël et Lixi solidement attachés à l’énorme tronc. Pourquoi étaient-ils neutralisés ? Elle n’eut pas le temps de réfléchir davantage, Marius fonça sur elle tel un courant d’air, l’agrippa, et l’attacha à l’arbre comme ses amis. Lily n’avait absolument rien prévu, elle avait été si surprise par la réaction de Marius qu’elle n’avait pas eu le temps de prendre conscience de la situation et de réagir.
Marius recula ensuite et demeura parfaitement figé comme une statue, le nez en l’air, évitant son regard dur qui était pointé sur lui comme une carabine. Elle ne pouvait malheureusement pas se défaire de ses chaînes. Le soleil était couché et elle ne pouvait plus faire usage d’Héliogie. L’Ombre avait tout prévu. Il semblait attendre quelque chose qui viendrait du ciel. Lily aperçut son précieux Sablier, qu’elle avait fraîchement trouvé, autour du cou de son ravisseur. Elle tourna alors la tête vers les deux jeunes Elfes et constata qu’ils étaient évanouis. Elle se focalisa sur l’Ombre et le fusilla du regard, complètement incrédule.
— Pourquoi ? lança-t-elle d’une voix fébrile, au bord des larmes.
Marius fronçait les sourcils, l’air tourmenté. À cet instant, Lixi et Kaël se trémoussèrent et reprirent peu à peu connaissance. Il leur fallut quelques minutes avant d’émerger et de réaliser qu’ils étaient prisonniers. Leurs yeux sombres se posèrent immédiatement sur Marius qui était seul, cinq mètres plus loin. Les deux jeunes Elfes n’en revenaient pas, ils paraissaient complètement désorientés.
— Qu’est-ce qui nous est arrivé ? balbutia la princesse, terrifiée.
— Est-ce toi qui nous as fait ça ? cracha Kaël à l’adresse du traître, l’air menaçant et indigné.
— Mais… pourquoi ? balbutia Lixi.
Sa respiration s’accéléra subitement, sa poitrine s’agita, elle perdit très vite le contrôle de ses émotions : la princesse eut un haut-le-cœur.
— TU ES FOU ! hurla Kaël.
— Comment as-tu pu nous faire ÇA ? Et… à MOI en plus ? hurla la princesse, le cœur brisé.
— Tu avais pour mission d’aider Lily ! vociféra Kaël, enragé.
L’Albinos devint rapidement incontrôlable et fou de rage. Il se débattit, tenta de se défaire de ses chaînes, en vain.
— SALOPARD ! renchérit-il.
Tandis que Lixi commençait à perdre la raison, Lily demeurait silencieuse, observant leur nouvel et inattendu ennemi. Ce dernier leur tournait le dos, cachant son visage. Ses poings étaient serrés, il semblait contenir ses émotions bouillonnantes. Soudain, il se retourna aussi violemment qu’une rafale :
— Je n’ai pas le choix ! explosa-t-il. C’était prévu depuis des décennies !
Silence.
Lily et les deux Elfes fixaient l’Ombre avec des yeux exorbités. Ils paraissaient tous aussi ahuris, indignés, et attristés les uns que les autres. Désolé, Marius relata d’un ton grave après une grande inspiration :
— Vous méritez au moins quelques explications. Avant la naissance de Lily, vingt ans plus tôt, lors de l’attaque de la capitale par Sian et son armée, dans le but de détourner l’attention des Elfes sur la protection de la famille Aurora, Sian m’a chargé d’une mission : gagner la confiance des Elfes afin de les infiltrer. Pour ce faire, Jézabel a joué la comédie pour que je sauve Lixi sous les yeux des Elfes, et que je gagne une confiance inconditionnelle de leur part.
Silence.
— Les années passent, les Elfes ont une confiance totale en moi. Tous les héritiers Aurora sont morts, à part toi, Lily, qui est née quelques mois après cette bataille, alors que personne ne se doutait que ta mère était enceinte. Une nouvelle mission m’a donc été donnée : t’attendre, t’accompagner le jour où tu irais chercher le Sablier, car je ne pouvais pas y aller par mes propres moyens : Éléna était la seule garante du secret de sa localisation, et tu étais la seule à qui elle le confierait.
Silence.
— Mon but, à présent, est de donner le Sablier et l’Anneau à Sian, de l’aider à obtenir les trois Trésors du Temps comme il le désire, afin qu’il soit suffisamment puissant pour s’emparer de l’Ambre, et permettre aux Ombres de connaître la Terre ! Mais vous ignorez une chose primordiale…
L’Ombre demeurait silencieux un instant, sous les regards choqués de ses anciens amis, avant de poursuivre avec toujours autant de gravité dans la voix :
— Je fais cela pour une bonne cause, contrairement à ce que vous pouvez croire. En réalité, mon but à moi est d’éliminer Sian lorsqu’il réussira à permettre aux Ombres de passer dans l’autre monde. Je n’adhère pas, et je n’ai jamais adhéré à ses agissements. Il est malsain, et nous manipule tous. Il se sert des Ombres. Or, ce sont des êtres nobles, qui ne doivent pas être trompés ! Depuis que Valtori est devenu leur Chef, il a éveillé en eux leur soif et leur vengeance contre les Elfes, comme l’a fait Alexandre Valtori mille ans plus tôt !
Marius se tut un instant, il observa ses acolytes, jaugea leurs réactions, avant de poursuivre d’un ton plus posé :
— Lorsque les Ombres parviendront à se rendre sur la Terre grâce à Sian, mon objectif sera de l’éliminer, de remettre mon peuple dans le droit chemin, de les libérer de ce bourreau et surtout, de les aider à trouver un moyen de synthétiser du sang ou de l’eau ferreuse grâce aux techniques humaines qui sont actuellement très performantes… puisque les Elfes refusent de nous aider !
— Balivernes ! beugla Kaël, fou de rage. Les Ombres ne résisteront jamais à l’envie de tuer des milliers d’innocents ! Ce sont des barbares !
— Et crois-tu que les Elfes valent mieux que nous ? interrompit Marius d’un ton haineux. En vingt ans, j’ai eu le temps de vous observer vous, les hauts Elfes vénérés, qui vous considérez comme des dieux sur cette planète ! Vous pouvez vous montrer extrêmement égoïstes et indifférents vis-à-vis des Ombres, des Hybrides et des Humains ! Sais-tu au moins pourquoi les Ombres veulent se venger d’eux, pourquoi la Guerre entre nos deux races a-t-elle éclaté mille ans plus tôt ?
Silence.
— Je vais t’expliquer, pour que les choses soient bien claires une bonne fois pour toutes : cela fait depuis plus de mille ans que les Ombres ont cherché à s’allier aux Elfes pour partager leurs savoirs, leur amitié, leur territoire. Ils font preuve d’une plus grande tolérance et ouverture d’esprit que vous. Ils vous ont également demandé un service : synthétiser du sang ou de l’eau ferreuse grâce à l’Héliogie, car les Ombres sont totalement impuissants. Les animaux disparaissent au fil des ans et nous sommes incapables de pratiquer l’Héliogie. Mais les Elfes, qui sont des êtres fiers, repliés sur eux-mêmes et égoïstes, ont toujours fermement refusé cette alliance ! Ils se suffisent à eux-mêmes ! Éléna n’a jamais cessé d’affirmer, depuis mille ans, que les Ombres sont des abominations, et que les Elfes sont des êtres supérieurs ! Après l’arrivée d’Alexandre, qui leur promettait un nouveau monde, de nouvelles cultures, de nouvelles ressources : comment pouvaient-ils refuser une telle occasion, surtout après avoir vécu tant d’injustice et d’exclusion de la part des Elfes ?
Lily, Kaël et Lixi étaient muets comme des tombes.
— Mais après avoir vécu quelques années auprès de vous, j’ai réussi à prendre du recul, et à devenir diplomate. Les Elfes comme les Ombres sont des êtres imparfaits, qui ont des peurs, des ambitions, et des failles. Ils sont sensibles, pleins de rancune. Valtori et l’existence de ces six Trésors ont dangereusement aggravé la situation et exacerbé leurs émotions. Sian se sert d’eux, il profite de la situation pour son propre intérêt ! En réalité, le véritable problème, c’est Sian Valtori. J’irai même plus loin… Les véritables problèmes sont ces foutus Trésors, ainsi que les lignées Aurora et Valtori ! Ce monde était en PAIX avant que vous arriviez ! VOUS êtes les fautifs ! Jeanne, Alexandre, Sian, Victor et toi, Lily ! Jamais les deux mondes n’auraient dû se côtoyer ! JAMAIS !
— Et moi, Marius, tout était faux ? balança Lixi avec véhémence. Nous ? Notre désir de nous marier, notre enfant ? Comment as-tu pu… ?
La princesse semblait dépitée malgré les bonnes intentions de son amant. La fin justifierait les moyens, visiblement. L’Ombre se figea, tourmenté par les prunelles si pâles et envoûtantes de sa bien-aimée. Contre toute attente, les yeux torturés de Marius se remplirent d’un fluide écarlate, puis des larmes épaisses se succédèrent sur ses joues anguleuses pour goutter de son menton pointu.
— Ne doute pas de mon amour, Lixi. Je t’ai aimé depuis le premier jour où j’ai croisé ton regard innocent, d’un bleu limpide comme des topazes. Je t’ai aimé le soir où j’ai épargné ta vie alors que tu n’avais que quelques mois. Depuis cet instant, malgré ma mission, je me suis juré de te protéger et de veiller sur toi. Je t’aime, Lixi. Depuis ces deux décennies, je suis torturé, car je savais que ce jour arriverait où je vous abandonnerai tous. C’est pourquoi j’étais si furieux que tu nous accompagnes !
— Alors, laisse-moi venir avec toi ! exigea-t-elle, soudainement déterminée.
Un silence de mort fit rage, un vent glacial fouetta les visages de Kaël et Lily.
— Quoi ? lâchèrent-ils à l’unisson, choqués.
— Marius, je t’aime, notre enfant grandit en moi, je n’adhère pas à ta manière de procéder, mais… j’ai confiance en toi. Je sais que tu n’agirais pas ainsi si ce n’était pas pour une bonne cause. Je n’ai plus rien à faire à Aurora. J’ai toujours voulu voir autre chose que cette capitale. Ils m’interdisent de visiter le monde originel de Lily alors qu’ils en ont les moyens. Nous pourrions échanger nos techniques avec les Terriens, partager nos cultures ; mais les Elfes refusent, sont fermés d’esprit, et ne s’intéressent qu’à eux-mêmes ! Je ne supporte plus qu’on choisisse mon avenir à ma place… Un avenir déjà tout tracé : devenir Reine ! Alors que ce n’était pas mon destin à l’origine, mais celui de ma sœur aînée. Je n’ai pas le profil d’une Reine, d’une dirigeante ennuyeuse qui s’occupe de tâches si formelles et inintéressantes ! Je veux vivre, découvrir le monde, les mondes ! J’apporte tant d’importance à ma liberté ! Marius, s’il te plaît, laisse-moi t’accompagner ! Je te suivrai partout où tu iras.
L’intéressé semblait sérieusement réfléchir, tiraillé entre l’idée délicieuse de garder sa bien-aimée auprès de lui, et celle de la protéger. Sans dire un mot, il s’approcha de l’arbre et détacha machinalement Lixi, sous les regards ahuris des deux autres.
— Lixi ! Qu’est-ce que tu fais ? Nous abandonnes-tu ? s’indignèrent Kaël et Lily. Détachez-nous !
À cet instant, un cri déchirant provint du ciel : une Ténébreuse ! Une créature immense se posa à quelques mètres d’eux, repliant ses immenses ailes noires le long de son corps gracile, faisant voltiger les cheveux des femmes. Aussitôt après, Marius attira Lixi vers lui et l’entraîna vers la créature. Il porta sa bien-aimée et la plaça sur le dos de la Ténébreuse.
Il s’approcha ensuite de Lily qui était incapable de bouger, approcha sa main de son cou et récupéra la chaîne où pendait l’Anneau.
— Celui-là aussi, je le récupère, dit-il froidement, le regard terne. Te voilà dépourvue de tes Trésors maintenant.
Indifférent aux cris de protestation et de rage d’Aurora, il tourna les talons avec désinvolture et s’installa à son tour sur la créature, tenant fermement les rênes. Le Sablier et l’Anneau flamboyaient autour de son cou.
Puis, aussi furtivement qu’un clignement de paupières, la Ténébreuse prit de l’élan, déploya ses puissantes ailes, et bondit dans le ciel, hurlant sauvagement. La princesse ne leur adressa pas même un regard avant de devenir une masse informe noyée dans le ciel obscur.
Impuissants, désemparés, Kaël et Lily tentaient de se défaire des chaînes, en vain. La jeune femme était bien trop affaiblie par le manque d’eau ferreuse pour pouvoir user de sa seule force physique. Ils devaient être en plein milieu de la nuit. Il leur était donc impossible de pratiquer l’Héliogie. De toute manière, Lily était à présent bien incapable de la pratiquer puisque ses Trésors du Temps lui avaient été ôtés.
Il ne leur restait plus qu’à attendre la première lueur du jour pour se libérer enfin, et quitter au plus vite cet endroit infâme afin de prévenir les Elfes que Marius et Lixi s’étaient échappés en emportant avec eux les Trésors, dans l’intention de les donner à Sian Valtori.
— C’est de la folie, Kaël, ce qui est en train de se passer ! gémit Lily, révoltée. Comment ont-ils pu nous faire ça ? Mesurent-ils la gravité de la chose ? Si Sian Valtori voyage dans le temps avec le Sablier…
Lily hurla de fureur. L’Elfe, lui, était particulièrement silencieux. Ses yeux mauves, autrefois lumineux, étaient devenus aussi sombres que la nuit. Ses poings restaient si serrés qu’ils tremblaient frénétiquement sous la pression infligée. Les deux amis trahis se turent jusqu’à l’aube…

Lieu inconnu, Zénith.
Lundi 27 août 2012
7 h 45.

Une pâle lumière perçait le col derrière eux, annonciateur de l’Aurore. Kaël se réveillait peu à peu, prenant conscience qu’il s’était endormi quelques heures. Le réveil fut cuisant, cauchemardesque. Les sombres souvenirs revinrent subitement à sa mémoire. Lily, quant à elle, avait gardé les yeux grands ouverts toute la nuit malgré l’épuisement, comme hypnotisée.
Oui, Marius les avait trahis en dérobant le Sablier, le Trésor au pouvoir le plus précieux — celui de voyager dans le temps — et le plus dangereux s’il tombait entre de mauvaises mains ; et l’Anneau, permettant à Aurora et Valtori de voir l’avenir. L’Ombre avait la ferme intention de le donner à Sian pour l’aider dans sa quête : vaincre les Elfes, percer leurs murailles, prendre possession de l’Ambre, et quitter ce monde pour un avenir meilleur. Pire encore : Lixi les avait abandonnés elle aussi pour suivre son amant. Que s’était-il passé dans sa tête pour commettre un tel acte ?
Elle l’aimait, portait son enfant ; elle tenait à sa liberté par-dessus tout ; et elle pensait que Marius agissait pour une bonne cause, certes. Mais étaient-ce des raisons suffisantes pour les abandonner là, alors qu’ils étaient accrochés à un arbre sinistre, perdus dans un site maudit ?
Ils n’avaient pas le temps de se morfondre inutilement. Kaël concentra son regard perçant sur ses chaînes, et mobilisa les hélioctrons. L’instant d’après, elles se transformèrent en eau qui s’écoula gracieusement entre ses doigts. Il fit de même sur celles de Lily. Enfin libérés, ils se restaurèrent rapidement — Marius avait eu la gentillesse de laisser leur sac et leur nourriture près d’eux. Aussitôt après, ils ne traînèrent pas : ils se mirent à filer vers le col, à l’Est. L’Elfe et l’Ombre poursuivaient leur route sans s’arrêter, animés par une force nouvelle. Ils dévalaient la raide pente, et commençaient à percevoir les hurlements des marais. Là, ils stoppèrent net leur course acharnée.
— Oh non, gémit Kaël, essoufflé. Je les avais oubliés…
Très vite, les mêmes douleurs au crâne revinrent, les assommant de plus en plus. Malgré ce désagrément qui devenait bientôt insupportable, ils s’élancèrent dans les eaux blanchâtres et les foulèrent avec réticence, tourmentés. Le périple fut moins éprouvant que les autres jours. Malgré les évènements bouleversants de la nuit dernière, Kaël et Lily contrôlaient davantage leurs pensées, leurs cauchemars, leurs hallucinations et leurs angoisses. Ils étaient préparés.
Mais cela n’empêcha pas Lily de sentir une peur dévorante s’emparer d’elle. Les souvenirs de leur trahison restaient imprimés dans son esprit, ainsi que le fantôme de son frère qui hurlait dans la grotte, son regard lugubre, ses cris démentiels et ses larmes. Tout se mélangeait, se confondait, formait une boule déchirante dans sa gorge sèche.
D’autres souvenirs s’enchaînaient : le cri de Lixi lorsqu’elle avait découvert le squelette au cœur de la nuit. À cet instant, Lily eut le réflexe de plonger sa main dans sa poche pour vérifier que le mystérieux médaillon en argent était toujours là.
La frustration était à son comble. Elle ignorait la provenance de ce sentiment obsédant et voulait que cela cessât. Les hurlements la rendirent bientôt folle, l’angoisse la dévorait, ainsi que le sentiment d’impuissance. Tous ces efforts pour rien ! Non seulement elle ne possédait plus aucun Trésor, mais en plus de cela, Marius s’apprêtait à le donner à la dernière personne envisagée. Malgré son désarroi, elle parvint à rester calme. Les doigts brûlants de l’Elfe entremêlés avec les siens régulaient son stress et l’apaisaient.

Ce fut ainsi qu’une journée entière défila, puis une nuit interminable ; une autre journée s’enchaîna, et une nuit encore. Ils avaient l’esprit si brouillé par les hurlements des marais qu’ils ne différenciaient plus la lumière de l’obscurité, le jour de la nuit. Ils avançaient, plaçaient un pas devant l’autre de manière mécanique. Leur regard était plus terne et vitreux que jamais. Leurs muscles restaient tendus, leurs dents s’apprêtaient à sauter les unes après les autres sous la pression de leur mâchoire. L’intensité de leurs émotions avait pris une envergure telle qu’ils croyaient ne plus rien ressentir.
Mais bientôt, la fameuse falaise tant attendue apparut enfin à quelques mètres, cachée derrière une végétation luxuriante. L’Elfe et Lily s’empressèrent de grimper la roche, et d’emprunter le chemin escarpé qui les menait jusqu’à l’arcade : ils allaient enfin quitter les Marais Hurlants.
Leur périple épouvantable s’achevait ici.

La Plaine des Supplices, Zénith.
Mercredi 29 août 2012
22 h 57.

Les deux voyageurs étaient totalement désorientés. Ils ignoraient l’heure, le jour, et craignaient même de se tromper de direction. La nuit était tombée, les ténèbres les enveloppaient froidement. Cela faisait des heures qu’ils marchaient dans le désert. L’air était complètement sec comparé aux marécages, et la température montait en flèche. Épuisés, ils décidèrent de s’arrêter, de se restaurer, et de dormir — cela faisait plusieurs jours qu’ils n’avaient pas fermé l’œil, surtout Lily. Silencieux, ils firent un feu avec des moyens plus classiques — ne pouvant pratiquer l’Héliogie. Lily engloutit une bouteille d’eau et Kaël mordit dans un poisson séché et du pain rassis ; ils étaient installés près du foyer.
— Qu’allons-nous faire ? balbutia-t-elle à son ami, alarmée. Sans les Trésors, je ne vaux rien, Kaël ! Éléna va me réduire en cendres ! Je lui ai promis que je possèderai les trois Trésors ! Ils vont m’exécuter, Kaël ! Tu entends ? Ils vont m’exécuter ! Je ne serai plus qu’une Ombre clandestine à leurs yeux !
Kaël déglutit difficilement, et réfléchit un long moment.
— Calme-toi. Calme-toi, temporisa-t-il tout en plongeant sa main dans sa poche droite.
L’Elfe en sortit une chaîne où était accroché l’Anneau. Interloquée, Lily fixa le bijou. Elle ne comprenait pas.
— Kaël… Qu’est-ce que… ? Comment est-ce… ? Mais… Marius me l’a volé ! Je l’ai vu de mes propres yeux !
— C’était un faux, révéla-t-il, esquissant un sourire malicieux.
Voyant son air interrogateur, il n’attendit pas plus longtemps pour lui donner des explications.
— L’autre nuit, avant que nous mentions le versant de la montagne, après que Lixi a trouvé le squelette.
— Oui.
— Et bien, je suis venu te voir près du feu, et je t’ai proposé de prendre l’Anneau avant que tu t’endormes…
Silence.
— Je n’ai jamais cessé de douter de Marius, poursuivit-il d’un ton haineux. Et j’ai eu raison ! Alors que Lixi et Marius se sont endormis quelque temps après toi, j’ai longuement réfléchi… Par précaution, j’ai voulu préserver l’Anneau… Alors, dès que le jour s’est levé, j’ai usé d’Héliogie pendant que vous dormiez, et j’ai créé une copie conforme du Trésor. Je te l’ai mis autour du cou, en espérant que personne ne s’en rende compte. Le vrai, lui, est resté dans ma poche pendant tout ce temps.
Silence.
— Le voilà sous tes yeux maintenant, termina-t-il, vaguement satisfait de sa supercherie.
— Mais… mais… Kaël…
Silence.
— Tu es un génie ! s’exclama-t-elle, folle de joie.
L’instant d’après, elle se jeta à son cou et le remercia gaiement.
— Tu nous sauves la vie ! ajouta-t-elle, aux anges.
— Maintenant, il faut vite retourner à Aurora de manière à prévenir tout le monde de ce qui s’est passé, poursuivit-il d’un ton grave. Ce qui adviendra ensuite… je l’ignore.
Les deux amis s’égaraient dans leurs pensées, leur regard se perdait dans le vague.
— Mais une chose est sûre, affirma l’Elfe avec une ferme détermination. Je retrouverai Marius, me vengerai de sa trahison, te rendrai le Sablier, et ramènerai Lixi à Aurora.
Lily baissa les yeux d’un air désolé et ajouta :
— Tu ne peux pas obliger Lixi de rester avec nous… Elle a été claire : elle refuse d’assurer son futur rôle. Elle est bien trop attachée à sa liberté. Elle a choisi de partir…
Mais Lily s’interdit de lui rappeler les sentiments sincères que la princesse ressentait pour l’Ombre. Kaël risquait de ne pas supporter de l’entendre une fois de plus. Elle l’observait discrètement, sans dire un mot, et serrait son précieux Anneau dans sa main.
Il penchait la tête, fixait ses pieds, grattait la terre sèche avec le bout d’un bâton, faisant actionner ses fins muscles saillants. Les flammes se reflétaient dans sa peau lisse et soyeuse. Quelques graciles mèches blanches recouvraient son beau visage, gâché par une grimace haineuse. Ses oreilles pointues, qui dépassaient de sa chevelure, fascinaient Lily.
Mais, sans crier gare, une larme scintillante glissa sur la joue pointue de Kaël. Lily se rapprocha de lui, passa un bras autour de son cou, caressa amicalement son dos, et posa sa tête sur son épaule.
— J’ai peur, murmura-t-elle.
— Tu devrais mettre l’Anneau pour t’assurer de ce qui adviendra les jours à venir, affirma-t-il après avoir essuyé d’un geste brusque ses quelques larmes.
Épuisés, les deux amis s’apprêtaient à s’endormir.
— Profite bien de ton appartement à Paris pour te reposer en paix, soupira l’Elfe avant de s’endormir.

Rue Mouffetard, Paris.
Mercredi 29 août 2012
11 h 37.

Lily ouvrit subitement les yeux, resta figée un instant, paisiblement allongée dans son lit. Elle eut l’impression que cela faisait des siècles qu’elle n’avait pas profité d’un tel confort. Mais très vite, les souvenirs réapparurent comme si elle se réveillait après une longue nuit hantée par des cauchemars épouvantables.
La gorge serrée et les yeux brûlants, elle se leva souplement et fila vers la salle de bain pour prendre une douche. Elle essuya d’un geste brusque le miroir embué et s’examina avec précision. Son regard s’attarda sur l’Anneau étincelant qui effleurait sa poitrine. Un désir soudain et saisissant s’empara d’elle. Lily souhaitait mettre le Trésor au doigt et apercevoir l’avenir obscur qui l’attendait.
Inspirant à pleins poumons, la jeune Héliogicienne retira délicatement la chaîne de son cou. Elle manifesta de l’incertitude pendant un moment, appréhendait ce qu’elle apercevrait, avant de l’enfiler avec détermination. Elle fut immédiatement projetée dans une autre réalité : le décor, les lieux et l’ambiance changèrent totalement.

« Lily fut d’abord désorientée par ce brutal changement. Dubitative, elle mit un certain temps avant de reprendre ses esprits. Quelqu’un la bouscula, la ramenant aussitôt à la réalité. Une foule de personnes paniquées filait devant elle et se précipitait dans une petite salle aux murs blanchâtres. Tout allait trop vite, elle n’eut pas le temps de distinguer clairement les lieux. La jeune femme se sentait seule, accablée, comme si le monde venait de s’écrouler.
— Il respire encore ! clama une voix.
— Il perd beaucoup de sang…
Lily ne voyait plus rien, un voile se formait devant ses yeux. Elle ignorait s’il était dû à l’effet de l’agitation ambiante ou à ses larmes.
— C’est impossible ! Qui a bien pu rentrer dans sa chambre et lui perforer le foie ? Sa blessure ressemble clairement à celle causée par une lame de couteau…
— Son cœur bat encore, quoi qu’il arrive, ne laissez jamais tomber, donnez tout ce que vous avez ! Il s’agit de son fils, vous entendez ? Du fils du D… »

Lily secoua vivement la tête. Les émotions ressenties pendant ces visions l’irradiaient encore. Ces images-ci étaient nouvelles. Elle ne les avait jamais vues auparavant. Alors qu’elle avait souhaité obtenir des réponses à ses innombrables questions, des nouvelles la préoccupaient dorénavant.
Elle était à cran. Laisser Kaël seul dans l’autre monde, en plein milieu de la plaine désertique, ne la rassurait pas du tout. D’ailleurs, elle songeait à se réveiller bientôt. Ils étaient pressés : ils devaient au plus vite retourner à Aurora pour prévenir Noah et la Reine du drame qui s’était produit. Ils ignoraient totalement s’ils étaient proches de la capitale ou non. Une chose était sûre : ils ne devaient pas traîner.
Paniquée, elle se précipita dans sa chambre, ouvrit la petite fiole contenant l’élixir qui lui permettait de s’endormir aussitôt, et avala une gorgée. Très vite, elle quitta son monde originel.

La Plaine des Supplices, Zénith.
Jeudi 30 août 2012
7 h.

— Nous ne devrions pas tarder ! Ça fait déjà quelques minutes que je t’attends !
La jeune femme se réveilla en sursaut, désorientée. L’Aurore approchait, elle distingua de mieux en mieux les lieux. Bientôt, les sommets des montagnes au loin furent éclairés par le lever du soleil. Ils prirent très vite des teintes rougeoyantes et orangées. Un mauvais pressentiment s’insinuait dans son esprit, mais elle en ignorait la cause. Cet air de déjà-vu la dérangeait.
— Prenons nos affaires et partons…
Mais elle fut aussitôt interrompue par un sifflement dans le ciel. Soudain, un javelot se planta lourdement devant ses pieds, entre elle et Kaël, faisant craquer la terre dure et sèche. Les deux proies se figèrent immédiatement, se lancèrent des regards ahuris, sur leurs gardes. Au loin, ils aperçurent une silhouette noire s’approcher à grande vitesse. Dès cet instant, Lily devina très clairement la situation à venir.
— KAËL ! hurla-t-elle, à la fois autoritaire et pressée. Rentre vite à Aurora pour appeler du renfort ! En te téléportant, je ne sais pas… débrouille-toi, mais fais VITE !
— Quoi… ? Non ! Je ne te laisserai jamais seule !
— TAIS-TOI ET FAIS CE QUE JE TE DIS ! Fais-moi confiance, je gagnerai ce duel ! Mais une chose est certaine, Sian Valtori n’est pas loin, il approche, je le sais ! Nous ne ferons jamais le poids ! Va-t’en chercher du renfort : Noah, les plus puissants Héliogiciens d’Aurora… et dis-leur de venir au plus vite !
L’Elfe hésita pendant un court instant, se retourna vivement et fila vers l’Est aussi rapidement qu’une rafale. Pendant ce temps, Lily faisait face au prédateur qui fonçait sur elle sans s’arrêter. Elle réfléchit à vive allure. En théorie, son prédateur était Victor qui cherchait à la tuer pour mettre fin à sa lignée. Dans ses cauchemars — qui la hantaient depuis sa jeune enfance —, elle tuait quelqu’un, et enfonçait un poignard dans son ventre. Un homme mystérieux s’approchait d’elle pour la provoquer : il s’agirait alors, en toute logique, de Sian Valtori.
Plus son adversaire s’approchait d’elle, plus elle sentait une étrange connexion s’établir entre eux. Lily perçut sa colère, sa rage, sa détermination et son excitation. Une succession de javelots furent envoyés dans le ciel dans sa direction. Elle ne réfléchit pas, se retourna et s’éclipsa aussitôt. Une fraction de seconde plus tard, les pics se plantèrent au sol. Elle n’eut pas le temps de souffler. De violentes boules de feu s’abattirent autour d’elle, qu’elle évita de justesse.
Pendant qu’elle esquivait les différentes attaques aussi mortelles les unes que les autres, Lily se concentrait pour pratiquer l’Héliogie grâce à son seul Trésor. Elle mobilisa les hélioctrons, et parvint à déplacer une gigantesque masse d’air, propulsant son rival des mètres plus loin. Elle se précipita vers l’unique arbre à proximité, arracha une branche, et s’imagina un long sabre de samouraï à la lame courbée et aiguisée. Progressivement, les électrons changèrent de trajectoires, les noyaux des atomes, et les agencements de ces derniers se modifièrent. Ce fut ainsi que la branche d’arbre se transforma radicalement en un tout autre objet, complètement imaginé par l’Héliogicienne.
Enfiévré, l’ennemi s’approcha d’elle à vive allure, tenant un sabre similaire de ses deux mains. Plus ils se rapprochaient, plus leur Trésor du Temps s’embrasait, surprenant leur possesseur respectif. Ces derniers se trouvaient bientôt à trois mètres l’un de l’autre. Le mystérieux individu retira solennellement sa capuche noire, dévoilant enfin son visage. Il s’agissait bien de Victor, le fils de Sian Valtori. Il lui était étrangement familier — elle l’avait déjà croisé dans les Bois de l’Aurore en compagnie de Jézabel. Le jeune homme était grand, mince et fort ; une vingtaine d’années, peut-être. De belles boucles brunes embellissaient son visage pâle et charmant. Ses yeux sombres étaient durement fixés sur son adversaire. Mais seule sa Montre Gousset étincelante attirait le regard de la jeune femme.
— Ravi de croiser à nouveau ton chemin, Lily Aurora, persiffla Victor, esquissant un sourire sardonique.
— Sache que je n’ai jamais voulu ta mort, enchaîna-t-elle, dissimulant son chagrin à l’idée de le tuer. Malheureusement, tu ne me laisses pas le choix.
Il rit avec sarcasmes. Une grimace gâcha très vite le charme de ses traits : il avait peur, Lily le sentait.
— Nous y sommes enfin, déclara-t-il avec gravité. Depuis deux décennies, j’attends ce moment avec impatience pour pouvoir accomplir la seule mission qui m’a été donnée par mon père : te tuer. Depuis que je suis en âge de marcher, je suis formé à me battre, à pratiquer l’Héliogie, et à supporter la douleur. Tu ne pourras rien faire contre moi, même si tu es devenue une Ombre entre temps. Grâce à notre première entrevue des mois plus tôt, j’ai pu m’y préparer davantage.
À cet instant, il retira la lame de son bel étui verni, baissant son visage à l’expression farouche, les sourcils froncés, mais ne lâchant pas sa proie des yeux. Lily l’imitait, le cœur inerte, mais l’échine inondée de frissons. Les choses sérieuses commençaient. La jeune femme connaissait pertinemment le dénouement de ce combat, mais elle ne put s’empêcher de penser que les évènements ne se dérouleraient peut-être pas comme prévu.
Victor ne pouvait attendre plus longtemps l’échéance ; pour pimenter le combat, il créa des flammes autour de la lame, la rendant fatale contre un Ombre. Aussitôt après, il fondit sur elle et frappa, l’assaillit de coups qu’elle bloqua avec adresse ; elle chargea à son tour, asséna, poussa, cogna sa mâchoire avec son coude, et balança son genou dans son ventre ; il recula, trébucha, et cracha, mais se releva souplement tel un athlète.
Le jeune homme était vif, habile, résistant et terriblement déterminé. Il n’avait peur de rien dès qu’il était lancé, et sa ferme motivation pour la tuer effraya Lily. À chaque impact, à chaque contact entre les deux ennemis, un courant électrique créé par leur Trésor parcourait leur corps pour les rendre plus puissants ; et d’intenses éclats de lumière émanaient de leur précieux bijou.
Lassé de ces acrobaties, de cette redoutable danse qui n’aboutissait à rien, Victor disparut en un clin d’œil pour réapparaître quelques mètres plus loin. Là, il transforma le sol jusqu’à un certain périmètre, et des braises fumantes se formèrent peu à peu. Des geysers de lave jaillirent de la terre et une crevasse se forma. Les lieux devinrent rapidement apocalyptiques. Lily fut fascinée par la puissance de son adversaire et ses exploits en Héliogie. Jamais elle n’aurait réussi à faire cela !
Contre toute attente, grâce à sa nouvelle force d’Ombre, la jeune femme apparut en un clin d’œil derrière lui sans qu’il s’en aperçût, et le jeta violemment dans les braises qu’il avait lui-même créées. Victor gémit vaguement de douleur, et parvint tant bien que mal à s’extraire de cet enfer avant de cicatriser à toute vitesse. Lily enchaînait les attaques : elle transforma son épée en un long fouet tressé qui s’achevait par une courte lame aiguisée. Elle le fit claquer au sol, de part et d’autre, au rythme de ses pas lents et gracieux, pendant qu’elle s’approchait dangereusement de sa proie. Chaque coup arrachait des morceaux de terre qui furent envoyés dans les airs, et Victor demeurait immobile, loin d’être impressionné, et parfaitement concentré. Soudain, elle envoya vivement son fouet vers son ennemi et la lame effleura la joue de ce dernier.
7 h 45. Victor se rappela qu’un Elfe s’était échappé pour appeler du renfort. Il roula sur le sol pour esquiver la lame envoyée par Lily, s’éclipsa en se téléportant quelques mètres derrière son ennemie, tint fermement la Montre Gousset entre ses mains et l’ouvrit. Une fraction de seconde plus tard, le temps se figea : un oiseau cessa de voler, mais demeurait fixé dans le ciel, la légère brise s’évanouit, les mèches sanguinolentes de Lily retrouvèrent leur position initiale et le bruit des feuilles disparut instantanément. Zénith, la Terre, et tous les astres du ciel étaient immobilisés. Seuls Lily et Victor, les possesseurs des Trésors, étaient encore soumis au temps. Ils étaient libres de combattre sans qu’aucune seconde défilât, tant qu’il portait la Montre autour du cou, ou que son cœur palpitait encore dans sa poitrine.
Surprise, Lily n’eut pas le temps de réagir : le fils Valtori créa une longue chaîne en acier, s’achevant de part et d’autre par un boulet couvert de pics mortels. Il la souleva de ses bras puissants et l’envoya aussitôt sur elle. La chaîne s’enroula autour du cou de la jeune femme de plusieurs tours, et le boulet finit par se planter dans son épaule. Il tira brusquement sur la chaîne et les jambes de Lily fléchirent, tandis qu’elle agrippait les fers pour s’en libérer, en vain.
Elle tenta de hurler, sans succès.
Sans manifester la moindre hésitation, Victor se retourna et marcha lentement sur les braises fumantes, traînant sa proie derrière lui comme s’il s’agissait d’un déchet, d’un vulgaire gibier. Brûlée, Lily souffrait le martyre et criait jusqu’à cracher ses poumons. Les jets de lave s’abattirent sur elle, la lancinant davantage. Sans aucune pitié, le monstrueux Valtori attira sa proie calcinée vers la vertigineuse crevasse d’une profondeur abyssale : il désirait en finir avec elle pour pouvoir enfin être reconnu par son père. Il la traîna alors jusqu’au bord du précipice et récupéra l’Anneau.
— Il ne t’appartient plus ! cracha-t-il sauvagement.
Impuissante, Lily ne pouvait bouger au cours de sa cicatrisation. Pendant ce temps, le jeune homme enfilait l’Anneau avec avidité ; son esprit fut immédiatement envahi d’images de son propre avenir, mais il le retira quelques secondes plus tard, sous le choc.
— C’est impossible, murmura-t-il, encore abasourdi.
À cet instant, il poussa la jeune femme dans la crevasse. Le boulet de l’une des deux extrémités se planta dans la terre sèche au bord du précipice, la chaîne se déroula à toute vitesse de son cou ; elle dégringola le long des fers, mais dès que l’autre boulet se détacha de son épaule, Lily l’attrapa de justesse. Ça ne devait pas se passer ainsi. Dans ses songes, c’était elle qui remportait le duel.
Victor se précipita sur le boulet pour le retirer de la terre, en vain. Pendant ce temps, grâce à sa force surnaturelle, Aurora gravit rapidement les maillons jusqu’à atteindre Victor. Là, elle détacha sa main droite qu’elle approcha de Valtori tout en créant une dague qui s’enfonça brutalement dans le ventre de son adversaire.
Dès lors, les braises, la lave, les chaînes et la crevasse disparurent ; le temps reprit son cours, elle récupéra l’Anneau et remit la chaîne autour du cou.

Ainsi, Lily Aurora se trouvait au milieu du désert le plus aride de Zénith, affalée sur un sol sec et rocailleux. Son visage ruisselant de larmes était tourné vers l’horizon. Elle contemplait le soleil levant qui teintait les Pics du Crépuscule de sang et de flammes. Ces vertigineuses montagnes pointaient vers le ciel comme des dents-de-scie.
L’heure qu’elle appréhendait depuis des mois approchait dangereusement. Elle tenait une dague dans la main, la lame enfoncée dans les entrailles de sa victime, et du sang brûlant dégoulinait abondamment entre ses doigts.
Dans quelques minutes à peine, sa proie succomberait et quitterait les deux mondes pour toujours…

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