Rue Mouffetard, Paris.
Mardi 10 avril 2012
19 h 30.

Cela faisait désormais un peu plus d’un mois que sa vie avait changé. Depuis le lundi 5 mars 2012 à 17 h 25 précisément, Lily s’était liée à son Trésor et voyageait vers de nouvelles contrées dès qu’elle s’endormait.
Abandonner l’Anneau représentait la seule solution pour empêcher que ces phénomènes se reproduisissent. Elle ne pouvait pas se le permettre, au risque qu’il tombât entre les mains de la famille Valtori. Elle pouvait aussi le détruire, mais elle ignorait comment elle devrait s’y prendre et surtout, il avait une valeur inestimable aux yeux d’un peuple.
Zénith lui manquait après chaque réveil sur la Terre. Elle s’était si bien acclimatée à sa nouvelle vie qu’elle voulait de moins en moins retourner dans son monde originel au fil des semaines. À Aurora, son amitié avec Kaël et Lixi s’était consolidée de jour en jour, et sa formation auprès de Noah et Marius se déroulait bien. Elle apprenait des choses passionnantes, se perfectionnait en Héliogie et s’améliorait en Art du Combat. Elle appréciait de plus en plus la compagnie des Zénithiens, car sur Terre, sa seule amie la croyait folle. Lily avait pris ses distances avec Joanna, elles se parlaient à peine à présent.
Noah lui avait donnée un élixir contenu dans une fiole verte, qui lui permettait de s’endormir aussitôt. Cela facilitait les voyages entre les deux mondes.
Sur Zénith, elle parvenait à cacher sa nature aux Elfes en prenant soin de se maquiller, et s’était acclimatée à ce mode de fonctionnement. Un jour sur trois, elle mixait une boîte entière de Spiruline, mélangeait la poudre à de l’eau, et se contentait d’un litre de cette mixture verdâtre. Son corps semblait supporter ce régime bien que sa vitalité s’amenuisât au fil des semaines.
Lily ne devait rien révéler aux Elfes si elle voulait survivre plus d’une journée, et surtout à la Reine qui avait horreur des Ombres. Éléna manifestait une haine sans limites et quasi obsessionnelle envers ce peuple. Était-ce fondé ? Lily l’ignorait. Malgré le fait qu’elle était atteinte de la même maladie que « ces monstres », elle ne ressentait pas l’envie de tuer des innocents de façon bestiale, de se montrer cruelle, ou d’envahir une planète. Elle se sentait humaine, voire plus sensible et émotive qu’autrefois. Elle avait conservé ses valeurs morales, sa conscience du bien et du mal et ne détestait personne — à part Sian Valtori, sans doute, qui avait assassiné son père et son frère.
Serait-elle la seule et unique Ombre à se comporter de manière civilisée ? Pourtant, Marius, qui en était un depuis des siècles, s’avérait très poli, avenant et sympathique. Correspondaient-ils véritablement aux monstres que les Elfes dépeignaient comme tels ?

Ce fut sur cette pensée que Lily réalisa qu’elle regardait dans la vague depuis un moment, bien que sa mère vînt de lui poser une question. Elles étaient installées au bar de la cuisine, devant deux assiettes remplies de spaghettis. Les dîners qu’elles partageaient ensemble se présentaient rarement. Depuis l’accident de Lily, Isabelle s’était décidée à passer plus de temps auprès de l’enfant qui lui restait.
— Tu ne manges toujours pas, ma chérie ? demanda-t-elle d’un air soupçonneux.
Encore une fois, Lily dut inventer un prétexte à son nouveau régime hors du commun.
— Non, maman. Plus le soir.
— Tu es déjà toute maigrichonne, rétorqua-t-elle, inquiète.
— Je me rattrape le midi, mentit-elle sans ciller.
Sa mère resta immobile encore quelques minutes, avant de paraître un peu moins tendue. Elle entama son plat sous le regard insistant de Lily. Cette dernière eut l’envie soudaine d’en savoir davantage au sujet de son frère, Isabelle n’avait jamais parlé de lui ni de son défunt mari. Lily hésita de longues minutes, observant avec avidité chaque bouchée qu’avalait sa maman, avant de se lancer enfin.
— Comment était-il, Aaron ?
Ses yeux scintillaient, c’était la première fois qu’elle osait aborder ce sujet. Elle ignorait la raison, mais son absence l’avait toujours affectée, bien plus que celle de son père. Pourquoi être chagrinée de la mort d’une personne que l’on ne connaissait pas ? Lily n’avait jamais compris ce sentiment étrange. Isabelle triturait machinalement ses pâtes avec sa fourchette, la tête baissée. Elle prenait soin de ne pas regarder sa fille dans les yeux.
— Pourquoi t’intéresses-tu à lui 20 ans plus tard ? demanda-t-elle d’un ton cassant.
Lily ne lui en tint pas rigueur, elle avait conscience de la difficulté que cela représentait pour elle, de ressasser cet épisode traumatisant.
— Je ressens en ce moment le besoin de le connaître. Ça va te paraître bizarre, mais… je veux savoir qui il était, maman. Vraiment.
Isabelle soupira, lâcha sa fourchette avec nonchalance. Elle se remémora les cinq années passées auprès de son fils adoré, un sourire authentique fendit son visage pendant un instant. C’était la première fois que Lily la voyait ainsi, aussi rayonnante. Elle avait conscience qu’elle rouvrait des plaies à peine cicatrisées.
— Ton frère était… beau.
La lueur dans ses yeux disparut brièvement, Isabelle parut fébrile tout d’un coup. Son cœur cognait contre sa cage thoracique, ses battements résonnaient dans la tête de Lily, et cela en devenait même douloureux.
— Petit, ses cheveux étaient blonds, poursuivit-elle, charmée au souvenir de son enfant absent. Il avait ma peau mate. En fait, vous ne vous ressembliez pas du tout. Aaron avait hérité plus de moi, et toi plutôt de ton papa. Vous aviez une seule chose en commun.
Elle s’interrompit, plongea ses prunelles dans celles de sa fille, et souffla :
— Vos yeux.
Une larme perla et glissa lentement sur sa joue. Les suivantes succédèrent rapidement à la première, qu’elle s’empressa d’essuyer avec des gestes fébriles.
— Tu possèdes les mêmes que les siens, reprit-elle d’un air fiévreux. Quand je te regarde, j’ai l’impression de le voir.
— Comment était son tempérament, me ressemblait-il ?
Elle se redressa.
— Ah ! Là aussi, vous étiez assez différents. Déjà à son âge, il était bienveillant, souriant, gentil et très affectueux. Il riait beaucoup. C’était un enfant très gai et plutôt extraverti. Tu sais, ses traits de caractère auraient pu changer avec le temps…
Pensive, Lily entortillait avec nonchalance sa chaîne autour de son index. Sa mère considéra l’Anneau d’un air songeur.
— Est-ce que mon frère possédait lui aussi un bijou d’une telle valeur, transmis de génération en génération dans notre famille ?
Isabelle pencha la tête, la releva, fixa Lily, et avoua d’une voix hésitante :
— Oui.
— Où se trouve-t-il ? Comment était-il ?
Bien sûr, Lily connaissait la moitié de la réponse. Elle ignorait tout au sujet de ses Trésors, excepté qu’elle en portait un, Victor Valtori détenait celui que Sian avait récupéré du cadavre de son frère, et le troisième était caché sur Zénith, dans un lieu secret. Lui mentirait-elle ?
— C’était une montre à gousset, je crois. Ton père possédait l’anneau que tu portes en ce moment.
— Où est passée cette montre, alors ? insista Lily bien qu’elle sût la réponse.
Isabelle commençait à s’agiter sur sa chaise et à perdre patience.
— Je l’ignore ! Pourquoi t’intéresses-tu à ce bijou ?
C’était impossible qu’elle ne s’en souvînt pas. Le Trésor avait appartenu à son fils chéri, elle n’aurait pu l’oublier.
— Je ne me rappelle plus, insista-t-elle, le regard sombre.
Silence.
— Tu ne m’as jamais appris quand mon frère est né…
— Le 15 octobre 1987, répondit-elle du tac au tac.
Lily resta interdite un instant, fronça les sourcils et dit :
— Le 15 octobre ? Comme moi ? Quelle coïncidence…
— Oui, ça arrive. C’est pourquoi je fais toujours une tête d’enterrement le jour de ton anniversaire, dit-elle d’une voix sans timbre.
Sa mère ne sembla pas vouloir en révéler davantage. Évoquer ce drame la confondait sérieusement. Alors que Lily s’apprêtait à s’excuser, l’horloge la coupa dans son élan. Elle sursauta et se retourna : elle indiquait 20 heures. La jeune femme devait s’endormir au plus vite afin de se réveiller vers 8 heures sur Zénith. Elle devait poursuivre sa formation en Héliogie avec Noah pour 9 heures.
— Qu’est-ce qui t’arrive tout d’un coup ?
— Euh… Je viens de réaliser que je devais rappeler Joanna pour l’aider à faire un devoir, mentit-elle. Je vais m’enfermer dans ma chambre. Bonne nuit !
Plus tard, Lily s’assit sur son lit, souleva l’oreiller et attrapa la petite fiole verte. À cet instant, son ouïe aiguisée lui permit d’entendre la porte du hall d’entrée se refermer. Sa mère partirait toute la soirée. Où ? Elle l’ignorait, mais cela ne l’étonnait guère. C’était devenu une habitude chez elle. Sans doute sortait-elle avec des collègues ou travaillait-elle jusqu’à tard dans la nuit ? En réalité, elle n’avait rien d’autre dans sa vie que l’hôpital.
Haletante et surexcitée, Lily ouvrit fébrilement la fiole et déposa sur sa langue une goutte dont les vapeurs l’étourdirent rapidement. Elle la referma et prit la précaution de la mettre dans sa poche afin de la garder sur elle durant son voyage. Elle s’allongea, et dès que sa tête frôla l’oreiller, sa conscience quitta aussitôt le monde réel pour atterrir dans un autre, tout aussi palpable.

Aurora, Zénith.
Mercredi 11 avril 2012
8 h 5.

Aux anges, Lily bondit. Contrairement à Paris, ici le temps était radieux, les rayons intenses et brûlants du soleil inondaient la pièce circulaire. Là, depuis son lit, et comme chaque matin, elle put admirer la vue. Blanche, et verdoyante — à cause de la mousse qui recouvrait la pierre des bâtisses de manières irrégulières —, Aurora se révéla sublime. Lily distinguait toutes les tours, de hauteurs différentes, qui s’étendaient au loin jusqu’en haut de la montagne. Les ponts en bois qui reliaient les demeures, les lianes fleuries qui s’écoulaient à quelques endroits, et les majestueuses cascades, rendaient le paysage absolument merveilleux. Elle apercevait les vastes jardins, la Grande Serre de l’Institut, et l’océan de forêt à l’ouest.
Lily ressentait toujours de l’impatience à l’idée de vivre une nouvelle journée sur Zénith. Elle prit un bain, savoura chaque instant passé dans cette eau douce et parfumée, se maquilla, posa ses lentilles de contact, s’habilla sereinement et descendit au rez-de-chaussée. Là, elle aperçut Kaël assis à la table du salon, torse nu, en train de manger des fruits. Elle s’empressa de s’installer en face de lui, un sourire radieux accroché aux lèvres.
— Bonjour, l’Albinos !
Il inclina la tête, baissa les yeux, lui présenta son verre de jus d’orange en guise de salutations, et lança sur un ton désinvolte :
— Face de Cadavre, ravi de te voir.
Il but une longue gorgée avec des gestes détendus, et la regarda enfin.
— As-tu mangé un Hybride cette nuit ?
Le sourire de la jeune femme s’élargit davantage.
— J’imagine que je suis heureuse, devina-t-elle d’un air jovial. Je le suis dès que je retourne à Aurora.
Il lui présenta à nouveau son verre et ajouta :
— Tu as raison ! Cette ville merveilleuse procure ce même effet chez beaucoup de gens…
Le visage lumineux de Lily s’éteignit brièvement.
— Que se passe-t-il sur Terre, pour que tu apprécies tant Zénith ? demanda l’Elfe.
— Et bien, mes études m’ennuient, ma meilleure amie a pris ses distances avec moi, et ma mère ne me dit pas toute la vérité, elle me ment sur quelque chose, mais j’ignore quoi…
— Ah bon ? Qu’est-ce que qui te fait penser cela ?
— Hier soir, j’ai eu une conversation avec elle. Pour la première fois de ma vie, j’ai osé aborder le sujet de mon défunt frère que je n’ai jamais connu. Je lui ai parlé des Trésors, lui ai demandé si elle se souvenait de quelque chose. Elle m’a semblé agacée et a éludé mes questions. J’ai l’impression qu’elle me cache quelque chose. Peut-être qu’elle en sait beaucoup plus qu’il n’y paraît. Je n’ose pas rentrer dans le vif du sujet. J’ai déjà essayé avec Joanna, elle me fuit comme la peste maintenant. Elle me croit cinglée…
L’Elfe l’écoutait attentivement, sa présence l’apaisait. Lily avait le sentiment qu’elle pouvait lui parler librement sans qu’il la jugeât ou la présumât folle. Sa maladie représentait le seul sujet tabou entre eux.
— Ou peut-être élude-t-elle tes questions parce qu’elle souffre, non ?
Le regard de l’Elfe se révéla doux et rassurant, c’était assez rare de le voir ainsi. À l’instant où il s’apprêtait à frôler les doigts de Lily avec les siens, Noah dévala les escaliers.
— Bonjour, tous les deux ! Vous n’êtes toujours pas à l’Institut ?
Kaël retira précipitamment sa main et la cacha sous la table, grimaçant comme s’il venait de se brûler. Impassible, il grimpa à l’étage et se dépêcha de se préparer avant de rejoindre Lily. Ils sortirent ensemble et empruntèrent le chemin vers l’IEH, riant de bon cœur, sous un soleil éclatant qu’elle supportait et appréciait de plus en plus.
Son Anneau étincelait sur sa peau blanche, elle le cacha aussitôt sous son débardeur. Ils contournèrent la majestueuse fontaine au centre de la place et entrèrent dans la bâtisse. Les Elfes et les Humains se dirigeaient avec nonchalance vers la grande arcade. Les jeunes mortels prenaient chacun un collier où était accroché un fragment de l’Ambre, comme Lily, et voilà qu’une nouvelle journée de formation enrichissante commençait…

Huit heures plus tard, Aurora rejoignit Kaël et Lixi à la sortie de l’Institut, là où ils l’attendaient tous les soirs.
— Pourquoi ne pas en profiter pour flâner un peu ? proposa Lixi d’un air enjoué.
Elle réfléchit, son doigt de fée posé sur ses lèvres. Son visage s’illumina, elle s’enthousiasma :
— Oh ! La Clairière Secrète ! Kaël, te souviens-tu quand nous étions petits ? Ça fait si longtemps…
— Pourquoi pas ? concéda-t-il.
Lixi sautilla et applaudit des mains, ses cheveux noirs dansant autour de son beau visage. La princesse attrapa les deux acolytes par le bras et emboîta le pas vers les escaliers qui menaient à la sortie de la ville et au pied de la falaise. Lily était ravie de voir les deux anciens amis d’enfance réconciliés. Leur complicité à tous les trois se consolidait de jour en jour. Jamais elle n’avait connu cela auparavant.
Ils s’enfoncèrent dans la forêt verdoyante et lumineuse, et arrivèrent à destination après une bonne demi-heure de course, en refaisant les mondes.
Lily crut reconnaître cet endroit. Au cours de son premier voyage sur Zénith, elle avait atterri dans un lieu semblable à la recherche d’un point d’eau pour se désaltérer : une clairière où se trouvaient un lac émeraude et une belle cascade.
— Je suis déjà venue ici, confia Aurora. Le soir, un énorme lion s’est jeté sur moi.
— C’est vrai ? dit Lixi comme si c’était parfaitement normal. Les Hybrides rôdent dans les parages qu’à la tombée de la nuit. Donc en attendant… nous sommes tranquilles !
— Que sont ces créatures exactement ? demanda-t-elle.
— Ils ont une apparence humaine le jour et se transforment en animal au coucher du soleil, jusqu’à l’aube. Ils commencent leur première mutation à l’âge adulte et ne possèdent qu’une seule identité au cours de leur vie, qu’ils ne choisissent pas. Si ce sont des prédateurs, ils chassent. Si ce sont des herbivores, ils ne présentent aucun danger durant la nuit. Ce sont des êtres en général très discrets le jour et neutres par rapport aux Elfes et aux Ombres. Ils sont relativement proches des Humains, répondit Kaël.
Pendant ce temps, sans la moindre gêne, la princesse se déshabilla sous leurs yeux, ne gardant sur elle que ses sous-vêtements. L’Albinos détourna aussitôt le regard.
— Oh ! Kaël, je t’en pris, ne fais pas l’innocent ! Ce n’est pas comme si c’était la première fois que tu me voyais ainsi, minauda-t-elle, un sourire coquin au coin des lèvres.
Lixi grimpa le rocher jusqu’au point culminant, fit le saut de l’ange sans hésitation. Ce fut parfait, gracieux, et sans égratignure.
— Venez ! Elle est chaude !
Lily agita la tête de droite à gauche d’un air réticent.
— J’ai peur de l’eau, avoua-t-elle en toute honnêteté, mal à l’aise.
Pendant longtemps, elle n’avait pas su nager. Elle avait d’ailleurs failli se noyer dans une piscine à l’âge de sept ans.
Kaël, quant à lui, ne se fit pas prier, il se déshabilla à son tour avec des gestes élégants et plongea dans le bassin. Lixi se précipita sur lui et le coula, il riposta aussitôt et l’éclaboussa, riant de bon cœur. Lily les regardait, songeuse, le sourire aux lèvres. Pour la première fois depuis longtemps, elle se sentait bien… vraiment bien.
Une idée ingénieuse lui vint à l’esprit. Aurora caressa son Anneau, s’avança un peu, s’accroupit juste au bord de l’eau, et y plongea son bras. Elle ferma les yeux et se concentra. L’énergie qui provenait des hélioctrons monta peu à peu en elle. Une chaleur des plus exquises s’insinua dans son corps. Son Trésor chauffa, ses mains s’illuminèrent, son cœur palpita. Elle perçut le mouvement des électrons autour de chaque atome qui constituait l’eau du bassin, et provoqua une agitation moléculaire. Elle sentit la température monter en flèche, et contrôla son action de manière à limiter l’évaporation. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, le lac fumait. Kaël et Lixi s’enthousiasmèrent et la félicitèrent. Satisfaite, Lily y trempa simplement ses pieds, les deux jeunes Elfes la rejoignirent en restant dans l’eau.
— Tu as fait des progrès, remarqua Lixi.
La princesse s’accrochait aux pieds froids d’Aurora, et se balançait d’avant en arrière, les entraînant avec elle. Ses longs cheveux noirs suivaient ses mouvements, donnant l’effet étrange d’une fumée sombre qui se répandait dans les eaux claires. Kaël sortit et s’étendit sur l’herbe, à côté de Lily qui le lorgnait. Elle ne s’était pas encore habituée à la beauté de ces Elfes.
— À quoi ressemble-t-il, ton monde ? interrogea-t-il, soudainement curieux.
Lixi cessa de s’amuser avec les pieds de Lily, s’immobilisa, et devint très attentive à ce que la Parisienne s’apprêtait à dire.
— Noah ne vous en a jamais parlé ?
— Non, jamais.
— Et bien… Ça dépend du lieu où on se trouve… Certaines régions sont très sauvages, et d’autres moins. La technologie y est très développée. Là où j’habite, l’air est moins pur qu’ici. Je n’ai pas beaucoup voyagé, mais il existe dans mon monde des endroits aussi paradisiaques que la Clairière Secrète…
Elle leur raconta un maximum de choses qui lui venait à l’esprit. Ils la fixaient avec de grands yeux ronds, comme des enfants qui découvraient la vie. Elle en profita pour détailler son quotidien à l’université, ce qu’elle étudiait. Elle leur dépeignit Paris le plus fidèlement possible. À la différence d’Aurora, des voitures parcouraient les rues. Ils lui demandèrent ce que c’était, elle leur expliqua calmement, faisant preuve de beaucoup de patience comme avec des enfants. Elle leur révéla l’existence d’Internet, de la télévision, du cinéma… Ils semblaient fascinés. Cela lui rappelait la première fois qu’elle avait découvert l’Héliogie.
— Bien sûr, dans mon monde, nous sommes incapables de pratiquer l’Héliogie, nous ignorons que l’Ambre et les hélioctrons existent. Du moins, on n’a pas encore prouvé ni cherché leur présence… Il n’y a pas non plus d’Ombre ni d’Elfe là-bas.
— J’aimerais tellement y aller ! s’exclama Lixi.
Un silence de plomb s’installa entre eux. La même idée les traversa, Lily le savait. Ils s’échangèrent des regards entendus, bien que leurs espoirs disparussent bien vite.
— Nous n’avons pas le droit, rappela Kaël avec sagesse.
Lixi se moquait de la Loi instaurée par sa mère et les membres de la Guilde. Elle attendait qu’une seule chose : les enfreindre. Lily n’avait pas tellement d’avis sur la question. Au fond d’elle, la jeune femme trépidait à l’idée de leur faire visiter une infime parcelle de la Terre. Elle chassa la pensée que Noah, la Reine et les Héliogiciens eussent misé tous leurs espoirs sur elle. Il serait très inconvenant d’enfreindre leur Loi, bien qu’elle fût arrivée sur Zénith un mois plus tôt seulement. Lily devait se comporter de manière irréprochable, sachant sa condition. Lixi remarqua qu’elle hésitait et se précipita vers elle pour la persuader.
— Allez, s’il te plaît ! implora-t-elle, usant de son pouvoir dévastateur de séduction. Tu connais les deux mondes, et nous non…
L’Albinos prit soin de ne pas regarder la princesse, auquel cas il cèderait aussitôt.
— Kaël ! Dis quelque chose ! Je sais que tu en meurs d’envie toi aussi, insista-t-elle. C’était notre rêve d’enfant. Nous n’avons jamais osé. Nous sommes adultes maintenant et avons le choix !
— D’enfreindre les règles, encore et toujours ? riposta-t-il, à la fois ardent de curiosité et enfiévré de colère.
Un combat entre le désir et la raison semblait torturer son esprit.
— Je te rappelle que tu deviendras Reine, un jour, et ce n’est pas ainsi que tu assureras ton rôle…
— Je m’en fiche, Kaël ! Tu sais très bien que je rejette ces responsabilités, cracha-t-elle d’un ton incisif. Je veux être libre ! Libre, tu entends ?
Il soupira longuement et sembla compatir.
— Et puis… personne ne le découvrira, renchérit-elle, flairant la victoire à plein nez.
Kaël demeurait silencieux et Lily ne se prononçait toujours pas. Elle mourrait d’envie de les emmener avec elle, car entreprendre le voyage toute seule la déprimait. Pourquoi ne pas profiter d’une telle occasion ?
— D’accord, lâcha-t-il enfin, à bout de force.
— Comment allez-vous vous y prendre ?
Les deux compères s’échangèrent un clin d’œil complice qui en disait long sur leurs frasques passées.
— Nous possédons ce qu’il faut, déclara la princesse d’une voix mielleuse.
Ils se comprirent par le regard en l’espace d’une seconde. L’instant d’après, Kaël se leva d’un bond et partit en vitesse.
— Kaël et moi avons réussi à nous emparer de deux fragments de l’Ambre à l’âge de 13 ans, confia Lixi, un sourire malicieux au coin des lèvres. Nous avions planifié ce vol pendant de longues années. Notre rêve à tous les deux était de voir la Terre de nos propres yeux ! Elle incarnait pour nous un mythe, une légende, un mystère que nous voulions percer ! Nous n’avons jamais eu le courage… Avec le temps, ce rêve nous est passé. Maintenant que nous te connaissons, ça change tout !
Le fait que sa propre planète suscitât de telles passions et fît l’objet de tels fantasmes l’étonnait beaucoup. Zénith n’avait rien à envier de la Terre. Cependant, l’anxiété l’envahit rapidement : et si Noah l’apprenait ?

Plus tard, Kaël réapparut, se précipita vers elles, visiblement excité, et donna à Lixi un fragment de l’Ambre. Chacun des deux Elfes accrocha la chaîne à son cou, et s’assit à côté de Lily.
— Êtes-vous certains de vouloir le faire ?
Les deux amis d’enfance acquiescèrent, sûrs d’eux, brûlant d’impatience.
— Bon, lâcha Lily. Quelle heure est-il ?
Kaël regarda aussitôt sa montre à gousset.
— 17 h 30.
— OK. Cela signifie qu’il est 5 h 30 du matin chez moi. Nous allons arriver dans ma chambre. En ce moment, il n’y a pratiquement personne dans les rues et les métros commencent tout juste à redémarrer. Je vous préviens, nous n’allons pas rester longtemps. Je vais uniquement vous faire visiter la Tour Eiffel. Les cinémas seront fermés, ainsi que les restaurants, les bars… tout. Mais ça vaut mieux. Les gens vous auraient remarqués. Vous êtes trop beaux pour être humains, et vos oreilles sont… différentes.
— Hé ! contesta la princesse.
— Je vous préviens, dans mon monde, c’est moi qui commande. Je suis le patron. OK, Lixi ?
Ils hochèrent la tête comme des enfants sages et innocents, les yeux brillants — leur plus grand rêve se réaliserait bientôt. Lily attrapa la fiole verte, l’ouvrit avec des gestes fébriles, en donna une goutte à chacun. Ils s’allongèrent les uns à côté des autres, se tinrent la main et fermèrent les yeux. Pour la première fois, Aurora quitta Zénith accompagnée de deux précieux amis.

Rue Mouffetard, Paris.
Mercredi 11 avril 2012
5 h 32.

Lily se réveilla en douceur et resta immobile jusqu’à ce qu’elle réalisât leur manège. Sitôt, elle bondit et s’empressa de regarder les alentours avec affolement. Lixi et Kaël se trouvaient à moitié sur le lit, et au sol, étalés n’importe comment. Elle fut à la fois soulagée de constater leur présence à ses côtés, et déconcertée de voir deux créatures inhumaines chez elle. Ils émergèrent lentement, hébétés, et mirent un certain temps à se relever avec des gestes chancelants.
— Wouah ! C’est…
— Sensationnel, acheva Kaël, désorienté.
— Voici ma chambre, chuchota Lily. Chut ! Ma mère dort…
Kaël et Lixi regardèrent autour d’eux, les yeux exorbités, comme s’ils renaissaient. Lily avait arboré la même expression la première fois qu’elle avait découvert Zénith. Elle les entraîna en catimini vers le salon.
— Quel est l’intérêt d’accrocher un tableau noir au mur ? murmura la princesse, dubitative.
Lily se retourna pour comprendre, et pouffa dans la manche de son gilet de manière à étouffer le bruit.
— C’est une télévision, articula-t-elle comme si elle s’adressait à un enfant qui apprenait à parler.
— Tu ne m’avais pas dit qu’on pouvait voir des images défiler ? Il est tout noir ! riposta-t-elle.
La Parisienne leva les yeux au ciel et attrapa avec nonchalance la télécommande. Elle appuya sur le bouton rouge et s’empressa de couper le son. C’était une rediffusion d’un documentaire où l’on pouvait voir des paysages fabuleux. Les jeunes Elfes paraissaient fascinés, le nez collé contre l’immense écran. Soudain, elle éteignit la télévision et les deux compères se retournèrent aussitôt, l’air surpris.
— Ça suffit les enfants, gronda-t-elle, un sourire en coin. Nous n’avons pas de temps pour ces choses-là ! Allez, sortons…
Arrivés dans la rue, les deux étrangers contemplaient les alentours, les rares passants, les façades des appartements et des boutiques, les lampadaires… et même les poubelles.
— C’est moins joli qu’Aurora, affirma Lily.
— C’est ça, une voiture ?
Lixi montra du doigt un taxi garé dans la rue.
— Oui ! s’affola-t-elle. Venez, nous ne devons pas le rater ! Cachez vos oreilles sous votre capuche !
Lily s’approcha du véhicule, frappa la vitre, et présenta un billet. L’homme hocha la tête, puis ils entrèrent tous les trois dans la voiture — après que Lily leur ouvrit la portière.
— La Tour Eiffel, s’il vous plaît ! indiqua la jeune femme au chauffeur qui toisait les deux intrus assis à l’arrière, dans le rétroviseur. Ces deux individus lui semblaient particulièrement grands.
Pendant le trajet, il demeurait silencieux, ses mains crispées sur le volant. Lily regretta soudain de s’être installée à la place de devant, au côté du conducteur. Celui-ci la toisait d’un air suspicieux et la tension dans l’habitacle était palpable. Elle se colla le plus possible contre la portière, tourna la tête vers la droite et se focalisa sur la rue qui défilait. Le chauffeur fronçait les sourcils : entre les deux personnes assises à l’arrière et ratatinées par le manque d’espace, et celle de devant qui était crispée, il commençait sérieusement à se poser des questions, d’autant plus qu’aucun des trois ne prenait la parole. Afin de détendre l’atmosphère, il alluma la radio. Les deux Elfes sursautèrent et se regardèrent dans les yeux, l’air ahuri. Ils s’abstinrent d’émettre la moindre remarque.
Heureusement pour eux, aucune voiture ne freinait leur cadence ce qui leur permit d’arriver plus vite que prévu à destination. Lily fila un billet au conducteur et sortit hâtivement. Lorsqu’elle se retourna, Kaël et Lixi étaient toujours coincés à l’intérieur du véhicule, se débattant misérablement avec la poignée. Si le chauffeur ne les avait pas dévisagés ainsi, la situation aurait paru comique.
— Je crois que vos amis rencontrent quelques difficultés, avec la…
Lily s’empressa de leur ouvrir.
— Excusez-les… Ils sont souls, mentit-elle avant de lui adresser un sourire contrit.
— Quoi ? souffla Lixi, dubitative, sortant du véhicule avec maladresse.
— Évite de me parler sous mon nez, tu pus l’alcool ! s’exclama Lily, suffisamment fort pour que le chauffeur l’entendît.
Elle agrippa leurs bras et les entraîna vers le trottoir.
— Bon, cela n’a pas été facile de passer inaperçus, soupira Aurora, l’air abattu. Je crois qu’il était loin d’imaginer le pauvre monsieur qu’il avait dans sa voiture deux Elfes et une Ombr… Humaine.
Heureusement pour Lily, ils ne l’écoutaient déjà plus. La tête levée au ciel, ils semblaient subjugués par ce monument gigantesque. La Tour Eiffel était bien plus haute que la plus grande tour d’Aurora.
— C’est magnifique ! s’exclamèrent-ils à l’unisson.
— Ce n’est qu’un tas de ferraille, remarqua Lily, un sourire en coin.
— Peut-on grimper tout là-haut ?
— Si vous en avez le courage…
Impatients, ils coururent à une vitesse incroyable jusqu’au pied de la tour et commencèrent à l’escalader. Vifs, rapides et souples, ils ne fournissaient aucun effort pour sauter d’une poutre à l’autre. Lily espérait seulement que les rares personnes présentes ne remarqueraient rien. La jeune femme opta néanmoins pour les escaliers.
— On se retrouve au sommet ! s’écria-t-elle.
Elle profita du fait de ne pas se trouver dans leur champ de vision pour augmenter la cadence, une vitesse bien supérieure à celle d’un Humain ordinaire. Elle perdit la notion du temps jusqu’à se retrouver à une hauteur maximale. Lorsqu’elle arriva à un étage où elle devait prendre un ascenseur afin de poursuivre, elle imita ses deux camarades et escalada les poutres. Aucune de ses acrobaties ne lui semblait difficile, et sa peur du vide avait disparu. Elle avait la sensation de fournir peu d’effort par rapport à la prouesse physique qu’elle effectuait, et se délectait de ses nouvelles capacités.
Quinze minutes plus tard, elle atteignit le sommet. Elle profita de l’absence de ses amis pour contempler le panorama exceptionnel. Lorsqu’ils la rejoignirent enfin, le ciel commençait à s’éclaircir peu à peu.
— Comment es-tu arrivée si vite ?
— L’ascenseur, mentit-elle. Vous sembliez si absorbés par votre escalade que je ne vous l’ai pas proposé.
Le vent fouettait leurs visages. Fascinés, Kaël et Lixi se précipitaient aux quatre coins de la tour afin d’admirer Paris.
— Ta capitale est bien plus vaste qu’Aurora ! s’écria Lixi, ébahie.
Ils étaient seuls, ensemble, dominant Paris. Avec leur présence à ses côtés, ses deux mondes se mélangeaient, s’entremêlaient, s’unissaient. Lily était née dans l’un et y avait grandi. Elle y avait perdu des membres de sa famille et surmonté maintes épreuves auprès de sa mère.
Elle avait trouvé un but, un sens, et une destinée dans l’autre. Elle y avait rencontré deux Elfes extraordinaires, un guide qui lui enseignait l’Héliogie. Elle y avait découvert une partie de son passé, son histoire, et un avenir clair et obscur à la fois. Sur Zénith, elle avait changé de vie, de corps. Elle y avait contracté une maladie, et cela pour toujours.
Alors que ses pensées tourbillonnaient dans sa tête, le soleil se levait lentement. De nouveau, comme chaque matin, une Aurore flamboyante embrassait Paris. Le ciel se teintait d’or, d’ambre et de sang. Ils avaient tous les trois leurs yeux brillants rivés vers l’est. Lily devinait qu’à l’inverse, au même instant, le Crépuscule envahissait peu à peu Aurora.
— Quelle heure est-il ? s’exclama-t-elle soudain.
Kaël dut fournir un effort considérable pour décrocher son regard du paysage et vérifier sa montre à gousset.
— Oh oh… Il est déjà 7 h 10 du matin…
— Et merde ! pesta Lily. Il est 19 h 10 sur Zénith ! Je devais me rendre chez toi ce soir à 18 heures !
Les trois compères redescendirent sur Terre. Elle prit soudainement conscience de leur délit et son insouciance s’évapora. Noah était certainement en train de l’attendre. Inquiet de leur absence, il les chercherait, jusqu’à les retrouver cachés au cœur de la forêt. Ils étaient plongés dans un sommeil profond alors que les deux Elfes portaient à leur cou un fragment de l’Ambre — ou plutôt, Lily était seule puisqu’ils ne pouvaient appartenir aux deux mondes simultanément comme elle.
Ils redescendirent en vitesse la Tour Eiffel, ne réfléchissant plus. Arrivés en bas, ils coururent chercher un taxi, en vain. Ils se dirigèrent alors vers une bouche de métro. Pendant ce temps, les gens affluaient. Lily avait redouté de fréquenter ces tunnels bondés, accompagnée d’Elfes. Ils les dévisageaient tous, sans exception. La pointe des oreilles des deux étrangers dépassait. Les cheveux de Kaël se révélèrent d’une blancheur impeccable malgré son jeune âge.
Lily, en revanche, suscitait la peur. La pâleur de son teint et de ses lèvres attirait toute l’attention. Ses prunelles luisaient dans l’obscurité comme celles d’un chat, malgré le fait qu’elle portait des lentilles de contact. Des cernes violacés soulignaient son regard inquiétant, elle avait l’air d’une toxicomane au bord de l’anorexie. Avec l’enchaînement de ces évènements, Lily avait omis d’ajuster son maquillage de camouflage.
Les quinze misérables minutes passées dans ce wagon furent un supplice. Ils s’empressèrent de sortir à la station Place d’Italie pour changer de ligne, se frayant un chemin parmi la foule.

Plus tard, enfin arrivés dans sa rue, ils coururent jusqu’à son appartement. Mouffetard se réveillait doucement, les poissonniers préparaient les étalages, ainsi que les maraichers. Un grand calme régnait en ces lieux, et voir trois fous filer comme des dératés intriguait les commerçants.
Isabelle était déjà partie au travail, ce qui ne les empêcha pas d’entrer en catimini dans sa chambre. Ils s’allongèrent sur le lit et chacun engloutit une goutte de liqueur. L’instant d’après, ils quittèrent Paris, sachant que les corps des deux Elfes n’appartiendraient plus jamais à la Terre. Lily devrait, à l’avenir, entreprendre ces voyages seule.

Aurora, Zénith.
Mercredi 11 avril 2012
19 h 50.

Ils se réveillèrent les trois en même temps, complètement agités. Le Crépuscule était déjà bien avancé sur Zénith. Ils bondirent et s’enfoncèrent dans la forêt. Durant leur course effrénée, on pouvait entendre au loin les hurlements de loups et d’ours affamés : les Hybrides.
Enfin arrivés à la capitale, Lixi se sépara d’eux et se dirigea vers la Tour Royale, tandis que Kaël et elle retournèrent, penauds, à la maison. Ils croisèrent en chemin Noah qui semblait les chercher depuis un moment.
— Et bien ! Vous voilà, lança-t-il d’une voix faussement aimable. Où étiez-vous, tous les deux ? Et…
Noah s’interrompit lorsque ses yeux fixèrent quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir. Son regard s’obscurcit et ses lèvres se pincèrent durement. Il parut un instant incrédule.
— Qu’est-ce que tu portes au cou, Kaël ? Comment te l’es-tu procuré ? Et ne me dites pas que vous…
L’Albinos ne savait plus où se mettre. Il avait oublié de retirer le fragment de l’Ambre. Les yeux électriques du puissant Héliogicien dévièrent sur une nouvelle proie : elle.
— Non, ce n’est pas ce que tu crois, balbutia le jeune Elfe, alarmé.
C’était la première fois que Lily le voyait aussi confondu. Noah plissa ses paupières et se focalisa sur le garçon.
— Arrête, ne fais pas ça ! protesta Kaël, enfiévré. Tu n’as pas le droit de le faire sur moi !
— Tu as désobéi, constata Noah. Je viens le lire dans ta tête.
Malgré le calme de sa voix, on devinait aisément sa fureur.
— Vous y êtes allés tous les trois ! Des Terriens vous ont vus !
Son regard se posa de nouveau sur Lily. Celle-ci était si embarrassée qu’elle en devint nauséeuse. Noah tendit la main vers son fils et lui ordonna d’un ton froid et cassant :
— Donne-moi le fragment.
Kaël s’empressa de le retirer de son cou et de le lui rendre avec des gestes maladroits.
— Maintenant, dépêche-toi d’aller récupérer celui de Lixi. TOUT DE SUITE !
L’Albinos fut ravi de quitter les lieux sur-le-champ. Du coup, Aurora se retrouvait seule face à celui qui la terrifiait le plus en ce moment, bien plus encore que les Hybrides, les Ombres, et Sian Valtori.
— Rentrons. Nous en reparlerons à l’intérieur.
Lily déglutit, le cœur au bord des lèvres, et s’efforça de ne pas pleurer au risque d’être démasquée.
— Assieds-toi, ordonna-t-il sur un ton calme.
Elle s’exécuta sans dire un mot, bouleversée, fixant ses mains tremblantes. Elle n’osait pas s’exprimer. À quoi bon s’excuser ? C’était impardonnable. Elle les avait entraînés avec elle dans ce voyage qui leur était interdit, pour son propre intérêt. Elle avait désiré être accompagnée pour une fois, et elle ne s’était pas souciée de ce qu’ils risquaient, même s’ils l’avaient autant souhaité qu’elle. Lily aurait dû s’opposer à Lixi.
— Tu es plus pardonnable que tes deux amis, commença-t-il d’un ton placide. Eux, ils ont intégré depuis leur enfance la gravité de cet acte. J’avoue ne pas avoir toujours approuvé le voyage sur la Terre de certains membres de la Guilde, dans le passé. Mais lorsque j’y suis allé, c’était dans un but précis : te protéger, toi et ta famille, et non pas pour m’amuser !
Un silence pesant plomba la pièce. Lily tordait ses doigts dans tous les sens, ne sachant plus où se mettre.
— J’imagine que votre escapade n’était pas à des fins honorables, supposa-t-il d’un ton plus froid.
— J’en suis responsable. Je n’ai pas réfléchi sur le moment… C’était impulsif et… idiot.
— Tu as le droit de faire des erreurs, admit Noah d’une voix plus chaleureuse. Tu appartiens à Zénith depuis seulement un mois, et tu ne te rends pas encore trop compte des choses. Je tolère pour une fois.
Silence.
— Réalises-tu les conséquences que ces voyages engendreraient ? Comment les Terriens réagiraient-ils s’ils croisaient des Elfes dans la rue, provenant de nulle part ? Ils deviendraient fous. Ils seraient effrayés. Les personnes qui peuvent passer d’un monde à l’autre sans enfreindre la Loi sont Sian, son fils et toi. Vous êtes tous les trois de sang Aurora ou Valtori. Vos Trésors vous le permettent et vous êtes nés sur la Terre. Seuls des membres de la Guilde peuvent exceptionnellement voyager sur ta planète, dans un cas extrême, et pour une mission bien précise et préparée.
Silence.
— C’est davantage Kaël et Lixi que je devrais sermonner, poursuivit-il. Ton comportement me surprend tout de même.
Lily détestait le fait de décevoir quelqu’un, surtout lorsqu’elle éprouvait du respect pour cette personne.
— Néanmoins, reprit-il d’un ton plus aimable, je te comprends. Tu es perdue, et c’est normal dans ton cas de réagir de manière déraisonnable quelques fois. Je te demande simplement que cela ne se reproduise plus.
— C’est promis. Je redoublerai mes efforts et achèverai ma formation au plus vite, annonça-t-elle avec assurance.
Un sourire triste naquit sur ses lèvres. Les yeux du puissant Héliogicien s’illuminèrent, il parut ému pendant une fraction de seconde et se ressaisit presque aussitôt.
— Tu es courageuse comme nous l’avions espéré… Tu ressembles beaucoup à ton ancêtre, Jeanne Aurora.
Lily ne dit pas un mot, jugeant qu’il valait mieux qu’elle se tût. Après quelques minutes de silence, Noah décréta enfin :
— Bon, je crois qu’on en a fini pour aujourd’hui. Tu auras appris au moins une chose ce soir : l’importance de respecter la Loi instaurée par les Elfes. On ne plaisante pas avec elle. La Reine est intransigeante. Tu as de la chance pour cette fois, je ne lui révèlerai rien.
Lily acquiesça de la tête comme une fillette qui se faisait sermonner par ses parents, et demanda d’un air penaud :
— Puis-je retourner dans mon monde ?
À l’instant où Noah lui fit signe d’y aller, Lily se précipita dans sa chambre pour s’affaler lourdement sur le lit. Elle s’abandonna dans ses pensées. Elle s’en voulait, désirait être seule et s’isoler. Elle se promit de ne plus jamais les décevoir à l’avenir, et réalisa la place que Noah commençait à occuper dans son cœur. Il incarnait la figure paternelle qu’elle n’avait jamais eue.
Sian Valtori le lui en avait privé.
Elle gagnait ici les parties qui lui avaient toujours manqué chez elle : un père, un frère par l’image que Kaël lui renvoyait, mais également une véritable amie comme Lixi.
Lily réalisa qu’un seul monde ne lui avait jamais suffi en fin de compte. Les deux, Zénith comme la Terre, semblaient complémentaires…

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