Les Bois de l’Aurore, Zénith.
Jeudi 26 avril 2012
7 h.

Lily peinait sérieusement à suivre les pas pressés de Marius au cœur de la forêt en direction de la capitale. Leur rencontre prématurée avec Jézabel et le fils du Sian avait visiblement accéléré la course qui la menait vers une destinée confuse. Tout son corps irradiait de terreur, ses membres se raidirent et son sang se glaça davantage. Elle ne s’était toujours pas remise du choc. Bien que la douleur eût totalement disparu à la suite de sa cicatrisation instantanée, la répétition et la violence des coups que Victor lui avait assénés résonnaient encore dans son crâne.
— Nous devons impérativement informer les membres de la Guilde et la Reine des évènements. Tu leur en confieras tous les détails.
La jeune femme demeurait muette comme une tombe. Confondue, elle ne trouvait plus les mots pour s’exprimer et tressaillit.

Peu de temps après, ils arrivèrent à Aurora et croisèrent Noah qui paraissait à la fois intrigué et inquiet par la cadence de leurs pas — et surtout par l’air horrifié de Lily. Noah et Marius échangèrent quelques phrases entrechoquées, dont elle ne saisit pas le sens. On lui adressa la parole. Elle ne répondait pas, bien trop déconnectée de la réalité. Son interlocuteur sembla le remarquer, car il ne réitéra pas sa question.
Elle suivait passivement leurs pas précipités en direction de la Tour Royale. Lorsqu’ils entrèrent dans la demeure, ils aperçurent les membres de la Guilde et la Reine — Noah avait certainement dû les prévenir en chemin par Télépathie. Ils se dirigèrent aussitôt vers la salle de réunion où flottait l’Ambre, paisible et rayonnante. Baignée de sa lumière d’or et de miel, son angoisse s’atténua, Lily se détendit un peu.
On lui présenta une place au bout de la longue table ovale, tandis que tout le monde s’installait sur les côtés. Elle était seule, exposée aux regards paniqués et compatissants d’une dizaine d’hommes et de femmes. L’agitation se dissipait peu à peu, plongeant la salle dans un silence religieux. La Reine posa ses yeux de rapace sur chaque personne, avant de s’attarder sur l’Élue clandestine.
— Marius nous a informés de l’incident dans la forêt, commença-t-elle placidement. Explique-nous.
Lily se trémoussait sur sa chaise. Elle haïssait se retrouver au centre de l’attention. Elle profita de quelques secondes pour récupérer ses esprits, avant de se lancer enfin. Elle leur relata dans les moindres détails les évènements passés avec Victor dans la forêt, à l’aube, bien que le temps se fût arrêté.
— Plus rien ensuite, termina-t-elle d’un air abattu.
En revanche, elle se garda bien de leur révéler qu’elle l’avait gracié. Elle aurait pu lui prendre la vie et récupérer la Montre à Gousset. Mais elle s’en était sentie bien incapable. Lily ne pouvait pas tuer, cet acte s’avérait abject. Pourtant, c’était ce que les Elfes et la Reine exigeaient d’elle pour obtenir tous les Trésors du Temps. Si Éléna apprenait qu’elle avait volontairement laissé passer sa chance, elle s’emporterait.
Lily acheva son récit dans l’indécision totale. Elle était bouleversée, la violence de Victor l’obsédait encore. Elle fixait ses mains posées sur ses genoux grelottants, dans un silence mortuaire.
— Il est plus puissant que nous l’avons imaginé, confia Éléna d’un ton grave.
Tous les membres de la Guilde regardaient dans sa direction, les visages déconfits.
— Son père l’entraîne depuis qu’il a l’âge de marcher, poursuivit-elle. Au-delà du fait qu’il soit extrêmement doué en Héliogie, il détient la Montre à Gousset, lui conférant le pouvoir d’arrêter le Temps quand il le désire.
Silence.
Malgré l’habituelle maîtrise de soi caractéristique des Elfes, Aurora sentit une certaine agitation s’emparer d’eux.
— L’apparition de Jézabel et de Victor dans les parages n’est pas anodine, ma Reine, intervint l’un des membres.
Encore secouée, Lily ne prenait pas la peine de lever la tête et se contentait d’écouter.
— Ils préparent quelque chose…
— Je les soupçonne d’être venus dans le but de rassembler les Hybrides, affirma un autre.
Silence.
— En effet, ajouta Marius, lorsque Lily et moi nous trouvions dans la forêt, nous n’en avons croisé aucun malgré la tombée de la nuit. Ceci est assez rare…
— De surcroît, nous avons découvert ces temps-ci de nombreux villages calcinés. La soif des Ombres devient incontrôlable. Tuer aussi sauvagement ne leur ressemble pas — malgré ce que l’on pourrait croire, ils sont très civilisés, à l’origine. Certes, ils se nourrissent de sang humain, mais ils n’auraient jamais agi de manière si barbare auparavant…
— Sian Valtori les manipule, les influence, les pousse à bout. Il attise leur soif et les encourage à commettre de tels actes… comme Alexandre Valtori mille ans plus tôt.
— La Guerre approche de plus en plus.
La Reine se leva avec majesté et considéra chacune des personnes ici présentes. Tout le monde se tut.
— Valtori est malin, confia-t-elle avec gravité. Il tire la faiblesse des Ombres à son avantage. À l’heure qu’il est, il a sans doute promis aux Hybrides de voyager sur la Terre s’ils l’aidaient à nous détruire et à s’emparer de l’Ambre. Alors que ces créatures étaient autrefois neutres et indépendantes, elles sont probablement devenues nos ennemies. Nous nous trouvons dans une très mauvaise position. J’espère qu’il n’a pas convaincu les Grands Hommes du Nord de les rejoindre aussi, auquel cas tous les Zénithiens s’opposeraient à nous.
Silence.
— D’autant plus que Sian possède les trois Trésors de l’Âme qui lui sont destinés, ainsi que la Montre à Gousset par l’intermédiaire de son fils, précisa Noah d’un ton lugubre. Ce qui en fait quatre sur les six existants.
— Lily n’en détient qu’un seul, murmura la Reine, visiblement troublée. Il lui en reste encore un à trouver, en plus de celui qu’elle doit récupérer des mains de Victor. Elle devrait s’atteler à la tâche une fois son apprentissage achevé. De toute évidence, nous n’avons plus beaucoup de temps…
Un silence inquiétant régnait dans l’immense salle. La chaleur que dégageait l’Ambre empêchait Lily de perdre pied.
— Je pense, ma Reine, que la formation de Lily doit être accélérée, affirma Noah d’un ton sec.
Sa nervosité étonna l’Ombre clandestine, bien qu’il fût d’ordinaire quelqu’un de calme et posé.
— Quand aura-t-elle terminé ? demanda Éléna.
— Quatre ou cinq mois tout au plus.
Éléna réfléchissait et semblait soucieuse. Son beau visage était plissé, c’était la première fois que Lily la voyait aussi tourmentée.
— C’est un peu juste, murmura-t-elle. Mais nous n’avons pas le choix.
Elle se redressa fièrement, et d’une voix plus assurée, elle déclara :
— Nous allons au plus vite mettre en place des systèmes de défense autour de la capitale. S’ils préparent une Guerre, et s’ils viennent à peine de rassembler les Hybrides, ils n’attaqueront pas immédiatement. En toute logique, nous disposons de quelques semaines, voire quelques mois, mais rien n’est certain. Sian reste imprévisible.
Noah et la Reine s’échangèrent un regard qui en disait long sur leur ancienne complicité.
— Pendant ce temps, Lily, tu t’entraîneras auprès de Marius et Noah. Ensuite, tu viendras me voir et je te révèlerai le lieu où se cache le troisième bijou. Tu devras le récupérer. En possession de deux Trésors du Temps, ton potentiel en Héliogie et ta puissance dans tous les domaines seront doublés, te laissant plus de chances de vaincre Victor et de récupérer la Montre. Enfin — en espérant que la Guerre n’aura pas éclaté d’ici là — en possession des trois Trésors du Temps, tu deviendras presque aussi puissante que Sian. Il te manquera néanmoins un siècle d’expérience. Tu nous seras d’une grande aide afin de protéger Aurora et surtout… l’Ambre.
Tant de choses reposaient sur ses frêles épaules, c’était à présent officiel. Chaque membre de la Guilde la dévisageait avec des yeux pleins d’espoirs. Elle n’aurait jamais la force de satisfaire leurs attentes. Elle se sentait si petite, si faible et insignifiante. Pourquoi elle ? Lily voulait bien croire qu’elle était l’unique héritière des Trésors du Temps, et qu’elle représentait la seule Aurora depuis mille ans à voyager dans l’autre monde. Mais elle n’avait aucune expérience, elle ne savait pas se battre et ne connaissait rien de Zénith. Elle ne souhaitait que découvrir son passé, ses origines, comprendre les motivations de Sian et se venger. Le reste n’avait pas d’importance.
En revanche, elle désirait au plus profond d’elle-même croiser le regard de celui qui avait tué sa famille de sang-froid, le défier, lui demander des explications. Regrettait-il son geste ? Avait-il de la compassion pour elle et pour sa mère ? Possédait-il un cœur, une âme en lui ? Pouvait-il aimer ? Lily s’était toujours évertuée à voir le bon chez les gens. Elle craignit de ne jamais y parvenir pour Sian Valtori, le monstre de ses pires cauchemars.

Plus tard, la réunion s’achevait et Noah lui permit de se reposer aujourd’hui. Elle s’échappa dans l’escalier de la tour et rentra dans la spacieuse chambre de Lixi. Pensive, elle était allongée sur son lit, les yeux grands ouverts, pendant que Lily s’asseyait près d’elle en silence.
— J’ai entendu ce que Marius a dit à Noah lorsque vous êtes revenus, confia la princesse. Comment te sens-tu ?
L’Elfe se redressa et la considéra. Lily baissa la tête et entortilla ses doigts.
— J’ai peur.
— Ne t’inquiète pas, on ne laissera jamais Victor te faire du mal. Ni qui que ce soit d’autre.
Lily fronçait les sourcils.
— Ce garçon ne fera jamais le poids face à nous tous, assura Lixi.
Aurora esquissa un maigre sourire, touchée par sa douceur, réconfortée par ses mots, et observa la princesse.
— Toi aussi tu m’as l’air un peu perturbée…
Lixi hésitait, se trémoussait sur son lit. De toute évidence, elle cachait quelque chose.
— Ma mère m’en veut de ne jamais assister aux réunions, lâcha-t-elle, agacée. Elle n’arrête pas de me sermonner ces dernières semaines, surtout depuis que la Guerre menace d’éclater…
Lily posa sa main blanche et froide sur la sienne, chaude et halée.
— Elle me rappelle sans cesse que je suis destinée à devenir Reine un jour. Sauf que… c’était le rôle qui incombait à ma sœur, Lÿan ! Je rejette toutes ces responsabilités ! Tu comprends ?
Elle retira sèchement sa main et bondit de son lit aussi souplement qu’une panthère, prête à attaquer.
— Je veux choisir mon avenir ! Je refuse qu’on me l’impose ! Ma plus grande frayeur est…
Elle marqua une pause durant laquelle une expression horrifiée déformait son visage.
— De perdre ma liberté.
Aurora ne sut trouver les mots pour réconforter son amie aussi bien qu’elle.
— Sache que tu n’es pas la seule à risquer de perdre ta liberté. Je suis aussi concernée. Nous le sommes tous, mais de manières différentes.
Un bref silence régna dans la pièce.
— Raconte-moi comment ça s’est passé avec Marius, exigea-t-elle d’une autorité insoupçonnée.
Un sourire malicieux naquit sur les lèvres de la princesse. Lily lui relata les détails des évènements : la conversation entretenue avec lui sur les Ombres, la rencontre avec Victor et Jézabel, leur premier duel, et le déroulement de la réunion dès leur retour précipité. Les deux amies échangèrent longuement sur ce que Lily traversait, les épreuves qui l’attendaient, et ce qu’elle ressentait.
Au bout de quelques heures, elles en vinrent à Lixi, à son union secrète avec Marius, et à ses craintes que cela se sût un jour.
— Il est vraiment extraordinaire.
— Tu as raison, confirma Lily. C’est quelqu’un de posé, qui fait preuve de patience. Il est très tolérant à l’égard des Elfes comme des Ombres. Il affirme qu’aucun des deux peuples n’est supérieur. Il reconnaît les torts de chacun. Il est impartial et ouvert d’esprit. Et malgré sa froideur apparente, il cache une grande sensibilité.
À la fois fière et charmée, Lixi se tenait droite sur son lit. Elle mordillait sa lèvre inférieure, glissa ses yeux séducteurs sur Lily, et forma entre ses mains un courant électrique qui claqua en produisant des éclairs rougeoyants.
— Quel effet cela te fait-il d’être unie à un Ombre, alors que vos deux races sont en Guerre Froide depuis plus de mille ans ?
— Je m’en fiche, trancha Lixi sans hésiter. En réalité, je trouve cela plutôt excitant. Ma mère ne s’en remettrait probablement jamais si elle l’apprenait… Ça choquerait. Marius me connaît depuis que je suis bébé, il m’a vue grandir…
Lily secoua la tête, inquiétée par leur relation clandestine. Elle ignorait si c’était une saine et bonne chose qu’ils cachassent leur union. Ce fut à cet instant qu’elle réalisa qu’elle aussi mentait à la Reine pour éviter ses foudres.
— Toujours rien avec Kaël ? minauda Lixi d’un air coquin. Il est resté avec toi lorsque je suis partie chercher Marius…
— Rien, Lixi. Rien du tout. Nous vivons sous le même toit et je le considère comme un frère à présent. Je suis certaine que c’est réciproque. Ces choses-là ne m’intéressent pas.
Son ton frôlait l’agacement, Lily n’appréciait guère ce genre de conversation, contrairement à la princesse qui paraissait plus naïve.
— Je préfèrerais qu’il ait le béguin pour toi, j’aurais alors la conscience tranquille, marmonna-t-elle. Kaël a toujours été amoureux de moi, mais il ne se l’est jamais avoué.
Aurora leva les yeux au ciel, exaspérée, mais au même instant, des flashs impromptus pétaradèrent dans sa tête. Elle cligna des paupières à plusieurs reprises et revit ce regard inconnu, noir et hypnotique, dans la forêt, après qu’un Vulci s’envola vers les ténèbres.
— Lixi. Je dois te confier quelque chose.
Elle hésita, se mordilla à son tour la lèvre inférieure, et intima :
— J’ai eu de nouvelles visions, après que tu es partie chercher Marius.
— As-tu remis l’Anneau au doigt ?
— Non, justement.
L’Elfe semblait perplexe.
— Comment est-ce possible ?
— Je ne sais pas… Peut-être est-ce en rapport avec mon Trésor ? En exploitant son pouvoir pour la première fois, je l’ai peut-être réveillé en quelque sorte…
— Et qu’as-tu aperçu avec moi ?
Lily lui relata sa vision qui concernait l’agression de l’adolescent, son intervention et la découverte de sa vraie nature par les Elfes.
— Lorsque je me suis échappée, j’ai croisé les mêmes personnes qui ont figuré dans mes songes ! C’était prémonitoire, j’en suis certaine !
— L’Anneau te permettrait donc de voir l’avenir, c’est bien ça ?
— Sans doute… Noah doit m’apprendre beaucoup de choses au sujet des Trésors du Temps, je ne sais presque rien sur eux, mis à part que j’en suis héritière, qu’ils me permettent de voyager sur Zénith et de pratiquer l’Héliogie.
— Tu peux peut-être avoir des visions de l’avenir sans forcément porter l’Anneau, désormais.
— Sans doute.
— Qu’as-tu vu cette fois-ci dans la forêt ? demanda Lixi, brûlant de curiosité.
Lily fronça les sourcils, feignit de fouiller dans sa mémoire. En réalité, elle n’avait pas besoin de chercher, elle se souvenait parfaitement de chaque détail. Comment pourrait-elle oublier son visage ?
Elle se rappela ses prunelles singulières : deux onyx qui scintillaient dans la nuit. Il l’avait fixée avec avidité, comme s’il avait tenté de résoudre une énigme, de percer un mystère. Elle avait deviné son intelligence remarquable, celle-ci s’était manifestée dans son regard calculateur.
— Je me trouvais dans la clairière, au Crépuscule. Je pensais être seule jusqu’au moment où j’ai entendu un bruit. Un homme m’espionnait…
— Son visage te disait-il quelque chose ? Décris-le-moi ! exigea-t-elle avec impatience et autorité.
Après s’être exécutée, Lily ajouta :
— Je veux le rencontrer. Il m’aidera à éliminer Sian Valtori et son fils. Je le sens.
La jeune femme aux cheveux de sang avait lâché ces mots contre son grès. La fermeté de son ton et l’ardeur de son regard ne lui ressemblaient pas. Un sentiment d’impatience l’envahit et Lixi fronça les sourcils, intriguée par sa réaction inhabituelle.
— Je n’ai jamais croisé cet homme de ma vie, poursuivit Lily. Et pourtant… je ne saurais dire l’effet…
Elle s’interrompit.
— Dites-moi, Mademoiselle Aurora, seriez-vous en train de tomber sous le charme d’un inconnu ?
— Non, Lixi, trancha-t-elle avec fermeté. C’est indescriptible. Il attire toute ma curiosité, comme il… m’inquiète. Je voudrais vraiment que tu le voies, tu comprendrais alors. Il dégage quelque chose de… spécial.
— Est-il un Ombre ?
— C’est un Humain. Je le sais.
— T’a-t-il dit quelque chose ?
Le souvenir de ses visions se révéla aussi clair et limpide que si elle l’avait réellement vécu quelques minutes plus tôt.
— Il a remarqué mes trois Trésors du Temps.
Silence.
— Tes trois Trésors ? Tu les avais tous ?
Elle acquiesça, indécise.
— Lily, ce sont forcément des songes de l’avenir ! Tu les possèderas tous ! T’en rends-tu compte ?
— Peut-être que ce ne sont que des fantasmes insignifiants…
— Impossible, affirma-t-elle avec détermination. Tu rencontreras sans doute cette mystérieuse personne dans un futur proche — ou lointain. Il est peut-être destiné à t’aider, à t’accompagner dans ta mission. Ces visions ne sont pas apparues par hasard !
Lily soupçonnait sa poitrine de palpiter. Son cœur ne battait plus, mais autrefois, il aurait littéralement explosé. Des frissons électriques secouèrent son échine.
— Lixi, ceci reste entre nous, d’accord ?
Le sourire coquin de l’Elfe s’élargit et ses prunelles scintillantes la dévoraient avec malice.
— Fais-moi confiance, les visions de l’Inconnu demeureront secrètes !

Plus tard, Lily quitta la chambre, laissant la princesse se reposer un peu. Elle parcourut la passerelle illuminée par les puissants rayons du soleil et s’empressa d’emprunter les escaliers, vaguement irritée par la lumière du jour.
Là, elle s’arrêta aussitôt, car une mélodie enchanteresse l’hypnotisa sur-le-champ : un virtuose du piano manifestait ses talents. Subjuguée, elle descendit les marches, une à une, lentement, et se retrouva au grand hall d’entrée. L’intensité de la musique s’accentuait à mesure qu’elle s’approchait de la salle de réunion. Des frissons saisissants galopèrent le long de sa colonne vertébrale jusqu’en bas de ses reins. Sa poitrine se contracta et ses yeux s’humidifièrent.
Charmée, la jeune femme contourna la grande table ovale au-dessus de laquelle flottait l’Ambre, et remarqua une porte plus petite et entre-ouverte au fond. Hésitante, elle s’approcha de l’endroit où émanait la mélodie. Elle s’immobilisa au seuil, posa sa main sur la poignée, et la tira vers elle.
Elle aperçut la Reine de dos. Un magnifique piano à queue noir trônait au centre d’une pièce circulaire. Quelques étroites fenêtres filtraient une lumière pâle et poussiéreuse. Rapidement, elle reconnut le morceau qu’elle était en train d’interpréter : une Gnossienne n° 3 d’Érik Satie, l’une de ses préférées. Comment une Elfe de Zénith pouvait-elle connaître les compositions d’un pianiste français natif de la Terre ?
Dès lors, des visions impromptues inondèrent l’esprit de Lily, la projetant dans un avenir confus :

« La même mélodie résonnait contre les parois de la salle. Ce musicien-là y mettait plus d’entrain. Son interprétation se révéla moins douce que celle de la Reine, et plus sombre aussi.
Intriguée, elle s’approcha en silence comme hypnotisée, jusqu’à se retrouver au seuil de cette même salle. Deux personnes étaient assises sur le tabouret en face du piano à queue noir. Elle reconnut Éléna, à droite, qui observait le talentueux interprète avec avidité, comme une jeune élève assidue, émerveillée par son professeur. La chaude lumière du soir se reflétait sur les parois lisses de l’instrument.
Le virtuose s’agitait sur les notes. Elle l’aperçut de dos, à gauche d’Éléna. Ses gestes à lui paraissaient plus amples encore, plus souples et plus gracieux.
Lily frissonna d’émotions, et parcourut des yeux la courbe de sa nuque pâle. Ses cheveux d’un noir corbeau s’entremêlaient sur sa tête, de manière désordonnée, mais élégante. Soudain, il s’arrêta et dit d’un ton posé :
— Voilà comment tu dois le jouer, Éléna. Vous devez y mettre plus d’entrain, voyez-vous ? Vous vous montrez trop douce avec les notes. N’ayez pas peur de les brutaliser !
La Reine gloussa en balançant sa tête en arrière. Lily ne l’avait jamais connue aussi guillerette. Le jeune homme la dévisagea, un sourire charmeur au coin des lèvres. Elle reconnut aussitôt son profil. C’était le même individu de ses visions qu’elle avait croisé l’autre soir dans la forêt !
— Ce n’est pas facile, ajouta-t-elle d’un air jovial. J’évolue à mon rythme. Je ne suis pas aussi douée que toi, mon cher ami. Mais… combien de fois devrais-je te rappeler de me tutoyer ? Tu es bien trop poli avec moi…
— On m’a appris les bonnes manières, vous savez ?
La Reine agita la tête avant de demander :
— As-tu d’autres morceaux à m’enseigner, à part du… Érik Saly ?
— Érik Satie, rectifia-t-il poliment. Oui, j’en connais d’autres… Les Nocturnes de Frédéric Chopin sont encore plus mélancoliques.
— J’aurais tellement voulu vivre dans ton monde, intima-t-elle. Votre culture semble si riche ! Et vos musiques… bien plus belles que celles que les Elfes n’ont jamais créées.
Soudain, Lily sentit ses trois Trésors irradier sa peau.
Oui, ses trois Trésors.
Une étrange connexion les lia l’Inconnu et elle. Hypnotisée, elle s’avança d’un pas.
Dès lors, une explosion se produisit au creux de ses entrailles, le jeune homme sursauta, la Reine se retourna avant de s’exclamer :
— Tien, Lily, tu es là ! »

Elle émergea instantanément de ses songes.
— Tien, Lily, tu es là ! Que fais-tu ici ?
L’Inconnu avait disparu et au même instant, la gorge de Lily se noua. Éléna, quant à elle, s’essuya les yeux humides avec des gestes malhabiles.
— Oh, je suis désolée, s’excusa Lily, confuse. Je ne voulais pas vous déranger… La musique m’a attirée… Vous la jouiez si bien…
Le visage de l’Elfe s’éclaira aussitôt.
— Ce n’est rien… Le connais-tu ?
— Qui… qui ça ? balbutia Lily, doutant un instant si elle faisait référence au jeune homme ou au morceau de piano.
De toute évidence, ses songes la troublaient encore.
— Eh bien le morceau, persifla la Reine.
— Oh oui ! Gnossienne d’Érik Saly, euh… Satie.
Lily s’était volontairement trompée de termes comme Éléna dans la vision, désireuse de savoir comment elle réagirait. L’Elfe se contenta de froncer les sourcils, le visage impassible.
— Où avez-vous appris ce morceau ? Celui qui l’a écrit est un compositeur français du 19e siècle. Or, vous habitez Zénith…
Là, Éléna se mit à cligner des yeux plusieurs fois, elle tressaillit pendant un bref instant, suffisamment pour que Lily pût y lire un profond chagrin.
— Une vieille connaissance, se contenta-t-elle de répondre platement. Cette personne s’est éteinte, à mon plus grand regret.
— Oh, toutes mes condoléances…
Lily ne comprenait plus rien. Elle ignorait si les images concernant l’Inconnu correspondaient au futur ou au passé, au fantasme ou à la réalité. Éléna y apprenait le morceau avec lui, car elle ne savait pas encore le jouer. Aujourd’hui, elle le maîtrisait parfaitement. Cet élément portait à croire qu’il s’agissait d’une vision du passé. Or, Lily y apparaissait, les trois Trésors du Temps sur elle. Elle adressait la parole au jeune homme dans la forêt. Ces détails évoquaient davantage un songe du futur. En revanche, Éléna venait de sous-entendre que cette personne était décédée.
Confuse, elle ignorait si elle devait se fier à ces visions. Elle s’efforça de les chasser de sa mémoire embrouillée.
— Je dois y aller, annonça-t-elle. En tout cas, vous jouez très bien, la personne qui vous a enseigné le piano était un excellent professeur.
Après s’être volatilisée de la Tour Royale, la jeune Aurora croisa Noah.
— Lily ! Tu ne te reposes pas ?
Dubitative, elle resta muette et se contenta de le regarder, l’esprit ailleurs. Il fronça les sourcils tout en la dévisageant.
— Quelque chose ne va pas ?
Elle se ressaisit immédiatement.
— Rien ! Tout va bien.
Sous ses yeux électriques qui la déstabilisèrent, Lily baissa la tête.
— Retournons à la maison. Kaël travaille à l’Institut, nous pourrons converser tranquillement. Ce qui s’est passé avec Victor et Jézabel dans la forêt a confirmé nos craintes. J’ai donc décidé de ne pas attendre davantage avant de tout d’apprendre sur les Trésors du Temps.

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