Le crépuscule s’apprêtait à grignoter lentement le jour, et la fraicheur de la nuit adoucirait bientôt la fournaise des sables des Terres Brûlées.

Un aigle affamé s’élança des falaises d’Auxane dans la tiédeur des vents de fin de journée. La faim le taraudait depuis plusieurs jours. L’animal profita d’une langue de chaleur pour planer quelques instants au dessus du mortel désert des Maelstroms nommé ainsi à cause de ses redoutables tourbillons de sable qui engloutissaient régulièrement les malchanceux voyageurs et les caravanes commerciales qui le traversaient.

Plus loin, à l’est, une grande cité blanche rayonnait au soleil. Des volutes de fumées noires, soutenues par les vents brûlants, fuyaient la ville. Au centre du labyrinthe tortueux d’artères encombrées, un imposant globe lactescent finissait une grande tour d’où provenait une litanie entêtante qui s’égarait dans le ciel. Le brouhaha des ruelles commerçantes achevait de transformer Cyryul en un haut-lieu de cacophonie. La ville qui ne dormait jamais.

Les odeurs d’épices et de viandes faisandées portées par les brises attirèrent le rapace vers la ville. Mouvements rapides dans les rues: Des rats, la promesse d’un bon festin. L’aigle piqua, les ailes repliées, vers une petite venelle proche du grand marché. Ce fut son dernier vol. Il ignorait malheureusement qu’un dôme invisible protégeait la cité depuis des centaines d’années. Un vagabond évita de peu l’oiseau qui s’écrasa sur les pavés sablonneux. Une aubaine pour l’affamé. D’un geste vif, il ramassa le volatile encore fumant de son passage à travers la barrière et se mit à courir, son repas sous le bras. Quelques enjambées plus loin, il percuta un obstacle inattendu.

Un mur! Songea-t-il.

Ce fut sa dernière pensée. Il était mort avant de percuter le sol, un trou béant dans la poitrine. L’aigle roula dans la poussière, aussitôt un chien famélique s’enfuit avec la dépouille.

– Saleté, rugit une voix presque féminine.

Des muscles saillants sous une armure de cuir poussiéreuse, une chevelure brune, un visage anguleux, des yeux bleus froids et une main fraîchement ensanglantée. Une rencontre avec Lodith Mithis, fléau des Terres Brûlées, était souvent fatale.

– Ca pullule ces temps-ci ces putains de rats!

Elle se mit à rire et donna un coup de botte dans le corps inerte du vagabond au cœur écrasé. Elle lécha le sang coulant sur sa main sans aucune once de dégoût dans les yeux.

– Ta réputation de finesse n’est pas usurpé! Ricana Grys sortant de l’ombre de la géante suivi de près par deux hommes, aussi larges que grands, aux visages tatoués. Poussiéreux de plusieurs heures de marche dans le désert dans le silence, Grys était fourbu. Son arrivée, en un seul morceau, après son voyage instantané dans le portail de Trieste, était très attendue. Le comité d’accueil était présent. Son employeur avait envoyé sa tueuse préférée, Lodith. Ce qui laissait facilement imaginer son état de colère.

– Grys tu es un flatteur mais tes trucs de séducteur ne marcheront pas avec mon patron.

– Je sais.

– Il n’est pas très satisfait.

– Je sais.

– J’espère que tu as une bonne excuse.

– Pas d’excuse mais une explication.

– Tu aimes jouer avec les mots toi! Elle lui donna une grande tape dans le dos. Le mercenaire tituba. Elle ricana bruyamment. J’aime les hommes de petite taille comme toi!

– Tous les hommes sont petits pour toi Lodith.

Elle s’esclaffa de nouveau.

– Et tu as de l’humour! Faudra qu’on aille boire un verre mon Grys. Enfin si je n’ai pas ordre de te tuer!

A la pensée d’un tête à tête avec la géante, le mercenaire se demanda si la mort ne serait pas préférable . Il enjamba le cadavre et baissant les yeux, observa son visage bloqué dans une expression d’incompréhension. Ses yeux étaient encore ouverts. Son regard le troubla, une étrange impression d’une présence qui l’observait derrière les pupilles inertes. Il secoua la tête et continua sa route.

La dépouille de l’homme resta ainsi pendant de longues heures, la foule vaquait à ses occupations, indifférente. Un jour comme les autres à Cyryul. La brigade mortuaire et son grand chariot passerait avant la nuit ramasser les cadavres. La vie continuait, placide face à l’ombre de la mort embusquée au coin de chaque venelle, chaque ruelle de la ville.

L’infortuné s’appelait Thozen Caril et n’avait pas toujours été un errant. Sa femme l’attendait depuis plusieurs heures dans une petite cahute qui leur servait d’abri. Elle savait qu’il ne reviendrait pas. Elle regarda son fils et lui sourit. Le sourire d’une mère, sans espoir, rassurant son enfant que tout irait bien tandis que leur monde se détruisait peu à peu. Elle se demanda comment ils en étaient arrivés là. Une belle maison, une famille heureuse et une fille qui avait fait voler en éclat les apparences d’une vie parfaite. Elle avait vendu leur maison pour une place dans ce maudit mausolée blanc. Selenn était devenu une adepte. Une Auxe. Une entrée dans cette tour était sans retour. Jamais ils ne l’ont revu. Et ce jour où son mari mourrait dans la poussière de Cyryul, leur fille aurait eu vingt ans.

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