2 Juin 2014

Il fait nuit. Mon corps chaloupe dans une forêt. Une main sur les troncs d’arbres pour m’y appuyer, l’autre sur mon abdomen, pour ralentir l’hémorragie qui m’épuise depuis une heure. Mais je ne dois pas ralentir le pas. Les Autres se rapprochent. Ils sortent des profondeurs de la terre. De la Terre. Apparaissant un peu partout.
Ils m’ont pris par surprise, alors que je parcourais la lisière du bois en vélo. Puis il m’ont traîné. Secoué. Blessé. A aucun instant je n’ai vu leur visage, ni même leur corps, à cause de l’obscurité. Le seul souffle de leur gueule m’est parvenu. Un son guttural. Pareil à celui d’une hyène affamée. Enfin ils m’ont finalement abandonné quelque part, comme un simple trognon de pomme dont on se débarrasse. Peut-être pour voir ma réaction. Pour tester mon courage. Pour juger de mon intelligence.
Je ne sais strictement pas où ils sont allés. Je m’en fiche éperdument, du moment que ces choses ne me menacent plus. Prenant la fuite, malgré le peu d’énergie qu’il me reste après avoir passer un bon bout de temps à me débattre, je n’ai aucune idée ver où je vais Il faut juste partir. Loin.
Alors que j’erre désormais entre de grands sapins écorchés par les tempêtes, j’entends à nouveau le bruit de leurs pas sur le sol feuillu. Ils reviennent. Et vite.
C’en est fini, ils vont me rattraper et m’abattre. La partie de rigolade est terminée. Je veux mourir le plus vite possible. Pour quitter ce monde.
Ce monde qui n’est qu’un rêve. Un mauvais rêve. Je vois déjà la lumière du paradis venir vers moi. Ou plutôt la lumière de mon réveil qui m’éclaire pour me ramener au monde réel, bientôt accompagnée d’une douce mélodie.
Je mis tout de même quelques minutes à réaliser que tout cela s’est juste passé dans ma tête, puis quelques autres minutes pour vaincre la fatigue qui me cloue au lit. Pas de blessures à l’abdomen. Ouf.

Il est 5h45. Je me lève, ouvre mes volets et découvre avec stupeur le froid mordant, pour un mois de juin, qui sévit dehors. Celui-ci vient geler mes joues toujours tièdes et rouges. J’ai à ce moment là un frisson. Non pas à cause de la température, mais en devinant la forêt qui s’étend devant moi, au-delà des prairies. Semblable à celle de mon rêve, dans laquelle grouillent des choses dont on ne soupçonnerait même pas l’existence.
Je m’apprête à vite refermer la fenêtre lorsque soudain, je perçois un bruit singulier et rythmique, qui provient certainement du village de Persquen. Ce son redondant qui agace les tympans comme pour appeler à l’aide. Je reconnais finalement la cloche de l’église qui émet des cris lourds et graves. Une mélodie qui m’intrigue, jusqu’à ce que je finisse par comprendre de quoi il s’agit : c’est le tocsin. Cette sorte d’alarme que l’on fait résonner tout en suivant un rythme rapide et ininterrompu et qui vous dit qu’il y a un sérieux problème.
Sans plus attendre, je termine de me préparer et passe d’abord devant la porte entrebâillée de la chambre de mes parents, dans laquelle le noir est total, puis devant celle de mon frère, fermée. Je descend ensuite l’escalier prudemment, pour regagner le garage.

Tout en pestant intérieurement, j’enfile mon horrible gilet jaune rétro réfléchissant.
Je règle ensuite la musique de mes écouteurs, enfourche son vélo, après l’avoir brièvement inspecté, puis m’élance dans le mur opaque et glacial posté devant moi, à l’entrée du garage.

Ma lampe torche de fortune, qui vibre terriblement sur le guidon, dessine d’inlassables spectres d’ombres et de lumière, à la fois sur le bitume brut et sur la végétation qui borde les talus. Une sorte d’enchaînement d’images vives qui scandent la peur et l’inconnu. Les tressautements des pneus sur les multiples vallons goudronneux entraînent le grésillement de la chaîne sur le pignon et le couinement de la selle sur le cadre. Ce singulier orchestre symphonique mobile n’hésite nullement à imposer sa mélodie dans cet environnement sonore si apaisé.

Je me crispe tout à coup sur son vélo. J’ai entendu quelque chose à travers mes écouteurs. Mais je n’en suis pas certain. Je ne sais pas si ce son provient des oreillettes ou d’ailleurs. Je m’arrête instantanément de pédaler. Je quitte l’univers rock que projetait mon portable et tends l’oreille afin de déterminer laquelle des deux hypothèses est la bonne.
Glaçant.
Stupéfiant.
Paralysant.
Une plainte sordide et douloureuse. 3000 Volts me parcoururent le corps de part en part en une demi seconde. Ca vient de la forêt. Je n’arrive pas à distinguer si l’auteur de cet abominable hurlement est humain ou non. Les quelques grammes de courage qui me composent font désespérément bataille au tsunami de lâcheté qui retourne mon estomac, mes intestins, et tout ce qui va avec. Je ne prends même pas le peine de remettre mes écouteurs, je choisis plutôt de foncer à toute vitesse.
Durant les minutes qui suivent, je n’entends pas d’autres cris d’accablement et de souffrance, comme si la peur avait eu pitié de moi.

L’horizon du village se présente enfin devant moi, ou du moins, elle aurait dû se présenter. Le bourg ne dégage pas la moindre lumière. Tous les lampadaires sont anormalement éteints. La pénombre noie les lieux. Le mystère a pris le pouvoir.
Dans ce désert terriblement obscur, je me sens totalement étranger. L’ombre des bâtiments, soulignés par le cruel sourire de la Lune, m’écrase contre le sol. La route m’endort, les virages me procurent des vertiges. La nuit, la ville se transforme. Anesthésiante.
Pourtant, un soupçon, une lueur d’éclairage me parvient, tel le guide inattendu d’un musée dans lequel on tient absolument à ne pas se perdre. Cette lumière projette des figurines sur la place gravillonnée.
En effet l’antre de l’église du village est faiblement éclairée, et chaque éclat, chaque rayon de sa précieuse lumière vient percer les mosaïques de ses vitraux, afin d’en déverser toute la magie dans cet endroit si funeste.
J’hésite. En temps normal c’est tout l’inverse : le village est lumineux tandis que l’église se tait dans l’ombre. Puis je me rappelle le tocsin que j’ai cru entendre en me levant. Il s’est peut-être passé quelque chose de grave cette nuit. Peut-être que des villageois se sont réunis dans l’église. Je dois entrer. C’est une évidence. Tous les éléments passés se lient à cette conclusion. C’est le choix du destin.
La lourde et impérieuse porte fait grincer le bois. Je me glisse le plus discrètement possible à l’intérieur de la formidable architecture.

Je n’ai que rarement foulé le pavé des églises, et d’ailleurs je ne m’en plains pas, cependant j’éprouve un sentiment étrange à l’égard de l’endroit. Il n’y a personne, à ma grande surprise. Ne patientant pas davantage, je m’élance de manière solennelle dans la large et brute allée. Tout est en ordre et parfaitement symétrique. Les imposants piliers rigoureusement taillés et finement sculptés percent les rangées de bancs. Je passe prudemment sous l’une des arches en marbre, un peu usée par le temps. Devant moi, une belle rosace surplombe l’autel autour duquel, courtes et longues bougies enflammées réchauffent la pièce. Le silence est tel qu’on croit entendre le froissement des flammes.
J’arrive à hauteur des premières rangées de bancs en bois. Je balance alors ma tête à gauche. Puis à droite.
Quelque chose me fait tiquer. L’extrémité du banc est cassé, des copeaux de bois jonchent la pierre sur plusieurs mètres et un morceau pend encore du dossier.
Suspect.
C’est à ce moment précis que je remarque le vitrail situé juste au-dessus, brisé à la base et fissuré de long en large. Cette église est en très mauvais état, je me chuchote pour me rassurer. Les bourrasques de vent gelées s’y engouffrent et engendrent l’inexorable oscillation des flammes. Des pans de mur se mettent alors à remuer dans tout les sens, régis par les mouvements du feu.
Le lieu n’a rien de rassurant. Mes genoux tremblent un peu.
Pourtant ma curiosité m’emporte au large : je veux explorer le monument plus en profondeur.
Une porte basse, cloîtré entre deux immenses poutres sur le côté gauche, m’intrigue. Son chêne massif est gravé de fins sillons et autres formes symétriques, sur lesquels du vernis a sûrement été appliqué il y a quelques années, étant donné que les rebords ont tendance à s’écailler. Le loquet de la poignée en acier patiné est abaissé et la porte est entrebâillée. Alors que je m’en approche, je crois entendre un léger tintement de verre dans mon dos. Rien.
Derrière moi, seuls les murs s’agitent dans une danse macabre autour de l’autel du sacrifice illuminé.
J’observe à nouveau le trou béant du vitrail. Je ne sais pas si c’est mon œil qui regarde dehors, ou celui des ténèbres qui se glisse à travers cette verrerie et qui me fixe.
Ne sachant quel bord contrôler du regard, j’entame une insoutenable alternance visuelle entre le vitrail éventré et la porte entrouverte.
Finalement, j’empoigne la reliure de la porte et la tourne doucement. Un simple escalier se dresse devant moi, munis tous les dix marches environs d’une bougie aux couleurs semblables à celles que j’ai déjà rencontré. J’hésite à gravir les marches. Je dois avoir le temps de monter, le bus n’arrive que dans dix minutes, me dis-je en jetant un coup d’œil à ma montre. Les marches en pierre sont irrégulières, mais tout de même robustes. J’atteins un premier seuil, effectue quelques pas puis regagne un second escalier, en colimaçon cette fois-ci. Ici, quelques fenêtres incrustées dans la roche offrent diverses vues sur le village grâce à la lumière traître de la Lune, la complice des craintes.
La fin du tourbillon s’amorce. Je regagne bientôt un pauvre plancher en bois étroit qui craque fortement sous mon poids, duquel on peux commander manuellement les trois cloches qui me surplombent, à l’aide de trois cordes.
Je distingue difficilement les poutres en bois qui soutiennent l’ensemble, tandis qu’une échelle arbore le pourtour du clocher, permettant d’accéder aux hauts-plafonds.
Une gouttelette liquide chaude vient soudainement s’écraser sur mon poignet. Je sursaute au même instant, puis m’empresse de la retirer en frottant ma main sur mon jean. Après avoir reculer de quelques pas et lever à nouveau les yeux vers le haut, j’émets l’hypothèse qu’il doit y avoir une fuite dans la toiture.
Je décide d’inspecter au plus vite les trois cordes, car il ne me reste plus beaucoup de temps. Lorsque ma main entre en contact avec la fibre, je sens à nouveau de l’humidité. La substance colle un peu.
J’approche mon nez :
« De la transpiration, je lâche, un peu dégoûté. Et toute fraîche on dirait, enfin, si on peut dire. Quelqu’un s’est servie de cette corde il y a peu et assez vigoureusement à en croire l’odeur forte qu’elle dégage. Le tocsin que j’ai entendu il y a tout juste une heure n’était donc pas le fruit de mon imagination. »
Je regarde justement ma montre, puis file dans le dédale de marches, concluant qu’il est largement temps d’y aller. Sur le chemin du retour, je plonge dans mes songes, en vue d’examiner les indices récoltés. C’est alors que je longe à nouveau l’autel. Et m’arrête.
Je viens de poser mon pied sur une matière glissante. Je fais demi-tour et scrute le sol. Une empreinte de semelle se dessine dans la cire de plusieurs bougies tombées parterre.
De la fumée s’échappe encore de leur extrémité.
Je lève les yeux en amont. Un des supports de bougies est renversé sur le meuble en marbre et quelques unes ayant évitées la chute continuent à se consumer. C’est bizarre mais, je n’ai pas souvenir que c’était renversé lorsque je suis passé il y cinq minutes.
Panique à bord.
Je m’enfuis dans l’allée centrale, dégomme la porte en face de moi, saute sur mon vélo, manquant de m’écrouler sur la route, puis regagne en toute vitesse l’arrêt du car.
Le cœur moteur s’emballe, il tourne trop vite ; les commandes du cerveau hurlent aux jambes de se mettre en marche ; les poumons batteries s’épuisent rapidement.
Je sens une présence, une personne m’espionne, me surveille. Me suit.
Je suis enfin arrivé. Je meurs d’envie de monter dans le car, et, comme par magie, j’entends déjà son moteur typiquement grincheux ronfler au loin. En deux temps trois mouvements, je mets l’antivol sur son vélo et accours jusqu’à l’arrêt de bus. Warren, un autre lycéen du village, est déjà là.
Je traverse la route… les phares du véhicule projettent déjà des spots infinis de lumière jaune… je regarde le bus s’approcher, soulagé… je tourne une dernière fois la tête sur le côté au moment où je franchis la porte coulissante…
Une silhouette. Immobile. Sur le trottoir. Peut-être humaine. Peut-être pas.
« Eh oh, tu montes ou quoi ? J’ai pas toute la journée moi ! Scande la conductrice, frustrée. »
J’acquiesce d’une mine blanche, noyé dans la détresse et l’incompréhension, sans même pouvoir émettre un son.
Les lumières aveuglantes au plafond éblouissent mes yeux. Malheureusement, elles ne peuvent pas éblouir ma mémoire. Ni l’image confuse de cette personne.
De cette chose.

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