Loup rêvait. Ses jambes le menaient dans une forêt lumineuse aux senteurs d’humus, de fleurs et d’écorces qui affolaient ses sens. La terre respirait. Il l’entendait. Il la voyait.

Ses pieds, nus, s’enfonçaient dans un tapis de mousse vert émeraude.

Près de lui, Dwenn et Tili, ses parents et ses grands parents étaient réunis. La gorge de Loup se serra à cette vision impossible mais il manquait une personne dans ce tableau fantasmé.

– Arcis! appela t-il.

Son cri fut happé par le silence. Il frissonna.

A cet instant, la forêt se fit sinistre, la lumière disparut jusqu’à n’être plus qu’une étincelle vacillante entre les feuilles. Ses jambes s’engluaient dans la mousse, chaque pas était un effort incommensurable.

Une pluie froide vint lui marteler le visage.

De chair, sa famille devint cendres et disparut, avalée par une bourrasque glaciale.

Un cri s’éleva alors semblant provenir des profondeurs des bois. C’était la voix de son fils qui l’appelait à l’aide. Loup tenta de courir mais le sol se mua en mélasse. Plus il se débattait, plus il s’enfonçait dans la mousse devenu vase. Rapidement sa bouche fut envahi par la boue verdâtre, il s’éveilla en sursaut.

Il cligna des yeux plusieurs fois. Le cri continuait comme un écho provenant de son cauchemar. Loup se leva d’un bond et courut vers les escaliers, au passage il attrapa une épée au mur. En quelques enjambées, il avait atteint l’étage d’où provenait les cris de son enfant. Le couloir était illuminé par une faible lumière qui projetait des ombres chaotiques sur les murs. A quelques mètres de lui Arcis se débattait, étendu sur le dos, une créature immonde s’agitait violemment sur lui.

Loup se rapprocha prestement avec l’intention de décapiter le monstre, il leva son bras armé, prêt à frapper mais il fut projeté vers l’arrière par une force invisible.

– Non! Cria une voix qu’il connaissait bien.

Il tomba lourdement sur le dos mais releva la tête instantanément. Devant lui se tenait Ereïm, la main tendu.

– Elle n’est pas maléfique! Ses yeux étaient devenus aussi noirs que les profondeurs d’un cachot.

Le vieil homme abaissa le bras, se retourna et prit la créature dans ses bras, délivrant Arcis des griffes du monstre.

Avec une grande douceur, il la déposa contre le mur du couloir. Elle gémissait pitoyablement comme un animal blessé.

L’enfant se releva les larmes aux yeux et courut vers son père toujours étendu sur le sol, incapable de bouger.

– Que m’as tu fait vieux fou! Qu’est ce que c’est que ce monstre? La voix qu’il voulut pleine de colère se perdit en murmures gutturaux tant le souffle lui manquait.

– C’est, c’est ta grand-mère. Bredouilla le vieillard, semblant soudain sentir son âge peser sur ses épaules.

Loup écarquilla les yeux.

– C’est impossible. souffla t-il

– Je t’assure que c’est possible. Sa voix était empreint de résignation et de tristesse.

– Mais comment… Ereim le coupa.

– Je ne sais pas, il y a cinq ans maintenant elle est revenue de Castelcroc dans cet état. Je l’ai retrouvé errante au pied du Mont Noir.

– Mais comment as tu su que c’était elle?

– Comme toi j’ai failli la tuer mais j’ai croisé son regard et j’ai su.

– Elle a attaqué Arcis!

– Non ce n’était pas une agression, elle voulait juste de l’aide. Elle ne voulait pas lui faire de mal.

Loup retrouva soudain son souffle et l’usage de son corps. Il se releva lentement et serra son fils contre lui.

– Tu pensais qu’Arcis avait besoin d’un autre traumatisme?

Il chuchota à l’oreille du petit garçon.

– Ca va aller fiston. Tout va bien, je vais régler ça avec ton grand-père. Tu veux bien aller m’attendre en bas?

Arcis fit non de la tête, les yeux toujours en larmes.

– Je n’en ai pas pour longtemps. Tu es en sécurité maintenant. Fais ça pour ton vieux père. On parlera de tout ça tout à l’heure.

Le jeune homme embrassa son père et partit vers les escaliers, la tête baissée.

Ereim reprit.

– Je suis désolé, vraiment, mais je l’avais mis en garde.

– C’est un enfant grand-père. Tu ne te souviens pas de ton enfance et des interdits?

Le vieillard ne répondit pas.

Loup jeta un oeil derrière lui. Arcis avait disparu. Lentement, il s’approcha de la créature.

C’était une parodie d’être humain. Elle gémissait et tremblait. Elle leva les yeux vers Loup. Son regard plongea dans le sien. Il sentit la douleur et le désespoir de cet être et reconnut celle qui avait bercé son enfance de sa voix si douce.

Il s’agenouilla et il posa les mains sur son visage.

– Je suis tellement désolé pour toi grand-mère.

« Tue moi »

« J’ai mal »

Des murmures dans son esprit.

– Ne le fais pas. Ereïm posa sa main sur l’épaule de son petit-fils.

-Tu l’entends aussi?

Le vieil homme acquiesça de la tête.

– De temps à autre, une de ses pensées vient à moi.

– Elle souffre. Je ressens sa douleur. On ne peut pas laisser comme ça!

– Non, n’y pense même pas! Je suis sûr qu’il y a un moyen de la guérir.

– En cinq ans, tu n’y as pas réussi. Ne te voile pas la face. Pour une fois dans ta vie, ne sois pas égoïste.

Ereim baissa les yeux.

– Jamais je ne pourrais le faire.

– Alors je le ferais.

– Tu tuerais ta grand-mère?

– Oui. Tu ferais mieux de partir.

– Tu veux le faire là maintenant?

– Oui. Tout ça n’a que trop tardé.

Ereïm tomba à genoux devant sa femme, il la prit dans ses bras. Elle cessa un instant de trembler.

« Ne t’inquiète pas mon bel époux. Tout ira bien. »

– Je suis tellement désolé Alliane. J’ai échoué.

« Non tu n’as pas échoué. C’est moi qui ait échoué. Un jour je te raconterai pourquoi je suis devenu ainsi, mais pas aujourd’hui.

Il l’embrassa sur le front puis se redressa, les yeux larmoyants, il regarda un instant son petit-fils et partit sans se retourner.

Loup s’accroupit aux côtés de sa grand-mère, il lui chuchota quelques mots qui restèrent secret. Puis il l’enlaça, comme on entoure un trésor précieux. Il dégaina une dague de son ceinturon et l’enfonça en plein cœur sans aucune hésitation.

« Merci »

Un dernier mot qui resta résonner dans son esprit pendant de longues minutes.

Le corps tressauta à peine, se tendit une seconde puis se relâcha. La vie s’était échappée. Elle était morte. Une expression de soulagement dans le regard.

Loup demeura ainsi pendant quelques instants, la dépouille de sa grand-mère contre lui.

Il la serra.

Les larmes ne vinrent pas.

D’un geste de la main, il lui abaissa les paupières dissimulant ses yeux, seul vestige d’humanité qui lui resta jusqu’à sa mort.

Il venait de tuer sa grand-mère.

Pourquoi cela avait été facile?

Qu’était-il en train de devenir?

Qu’était-il devenu?

Au moment où il se posait ces questions, la lumière d’un nouveau jour illuminait les deux corps enlacés. L’un était un homme au milieu de sa vie, l’autre une femme dont les années n’avait pas terni la beauté des traits. Les deux êtres paraissaient sans vie, mais seule la femme l’était vraiment.

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