Institut d’Héliogie Elfique, Zénith.
Samedi 10 mars 2012
12 h.

Midi. Lily était assise au bord de la fontaine dans le hall d’entrée de l’IEH, elle attendait que Kaël la retrouvât. Les Elfes descendaient les escaliers, parcouraient la salle et se croisaient avec adresse. Leurs gestes témoignaient d’une habileté et d’une légèreté sans pareilles. Leur allure paraissait si gracieuse qu’ils semblaient planer au-dessus du sol.
Certains Humains, plus bourrus, marchaient à leurs côtés, un collier autour du cou, comme celui que Lily portait de manière ostentatoire afin qu’ils crussent qu’elle ne possédait aucun don particulier. Lisse et rond comme une perle, ce pendentif flamboyait.
Désarçonnée, Lily attendit que les lieux se vidassent un peu avant de se mêler à la foule. Elle prit soin de cacher l’Anneau et de baisser la tête. Malgré cela, certains tentaient de capter son regard fuyant, intrigués par son teint trop pâle et ses cheveux trop rouges — concernant ce dernier détail, cela était héréditaire, elle ne put le mettre sur le compte de sa nouvelle nature clandestine. Désarçonnée, elle cligna des paupières à plusieurs reprises avant de détourner la tête, à la recherche de Kaël.
La sublimité des lieux, qui semblaient figés dans le temps, la subjugua. Aussi fascinants les uns que les autres, les Elfes étaient plus grands que le plus grand des hommes. Leurs oreilles pointues émergeaient de leur soyeuse chevelure, et leurs yeux irradiaient, témoignant d’une vivacité d’esprit sans égale. Leurs beaux vêtements étaient cousus dans des tissus souples et fins.
Une idée dérangeante la tourmenta soudain. Que penserait Kaël lorsqu’il verrait qu’elle ne mangerait rien ce midi ? Douterait-il de sa nature ? Il devait deviner son secret. Cela se lisait sur son visage. Dès leur première rencontre dans la forêt, il lui avait fait remarquer sans détour qu’elle ressemblait aux Ombres. Attendait-il le bon moment pour informer la Reine afin qu’elle subît son châtiment ?
Lily se trouvait dans une situation délicate : elle était contrainte de cacher au peuple Aurora sa réelle identité et sa maladie. Elle devrait rester discrète, se fondre dans la masse. C’était malheureusement perdu d’avance, car grâce à son ouïe fine, des bribes de mots lui parvinrent :
— Qui est-elle… ?
— Elle est étrange…
— Crois-tu que c’est une Ombre ? Elle n’a pourtant pas les mêmes yeux qu’eux !
— Chut…
Elle aurait préféré n’avoir rien entendu. Son malaise monta d’un cran, elle se sentit seule et les regards insistants des jeunes Elfes la confondirent.
— Lily !
Elle se retourna, le cœur un peu plus léger, et intercepta l’Albinos qui s’approchait d’elle d’un pas félin.
— Comment s’est passée ta première matinée de formation ? demanda-t-il.
— Et bien, soupira-t-elle, j’ai fait exploser un verre…
Il se figea et la dévisagea, la bouche entre-ouverte.
— Déjà ?
Le visage de Lily s’éclaira. De toute évidence, l’air impressionné de l’Elfe la flatta.
— Où se trouve la Grande Serre ?
— Suis-moi.
Ils se dirigèrent vers une vaste arcade ancestrale à l’autre bout du hall d’entrée. Tout le monde s’y conduisait. Arrivée au seuil, elle s’immobilisa, émerveillée par le décor somptueux. Un gigantesque dôme en verre recouvrait l’espace, laissant pénétrer la vive lumière du jour. Heureusement pour elle, plusieurs zones d’ombre subsistaient, car des arbres aussi démesurés les uns que les autres semblaient les envahir de l’extérieur comme de l’intérieur.
Un bassin émeraude et limpide se situait au milieu. Des statues d’Elfes séduisantes y faisaient couler de leur jarre une eau claire, où trônait, au centre, un temple romain circulaire, aux colonnes sculptées. Un ruisseau afflua depuis le lac jusqu’à l’extérieur de la serre, dont le bruit chatoyant résonnait avec harmonie.
Des arbres de mille variétés avaient poussés. Cette salle était construite en s’adaptant à la nature, et non l’inverse. Lily se crut dans un monde féérique, ou mieux encore : au paradis. Il suffisait de lever la tête pour contempler le ciel bleu. Lorsqu’on regardait au-delà des arbres, vers la droite, on distinguait les falaises vertigineuses, surmontant un océan de forêts. À gauche, la montagne les encerclait et les protégeait de ses grands bras rocheux. Des dalles recouvraient le sol à quelques endroits, ponctué d’herbe onctueuse, de terre et de fleurs.
— Viens, on va s’installer sur un banc, annonça Kaël. Je t’ai pris quelque chose à manger.
Elle le suivit docilement et se prépara à mentir. Ils s’assirent à l’ombre d’un saule pleureur. Pendant que Kaël ouvrait son sac en lin, elle lâcha en toute innocence :
— Je n’ai pas faim.
Il mordit dans un sandwich, tandis qu’elle contemplait le bassin, songeuse. Elle prit soin de ne pas le fixer, car elle sentait son regard inquisiteur lui brûler la peau.
— Tu ne manges rien, vraiment ? Pratiquer l’Héliogie creuse l’estomac, s’enquit-il, l’air soupçonneux.
Elle hocha la tête, les yeux fuyants.
— Non. Ce changement de monde me coupe l’appétit. Je préfère de loin la gastronomie française, ajouta-t-elle en esquissant un faible sourire.
Il fronça les sourcils et haussa les épaules.
— Je te conseille de reprendre des forces pour cet après-midi. L’entraînement au combat avec Marius n’est pas de tout repos.
— Bonjour, Petite Humaine !
Au même instant, une créature au parfum de violette s’assit à leur côté, se trémoussant sur le banc comme une fillette impatiente. Kaël soupira et ajouta d’un air blasé :
— Lily, voici Lixi. Lixi, Lily…
La princesse se redressa avec vivacité et leur adressa un large sourire.
— Pas la peine de nous présenter, coupa-t-elle. Nous nous sommes déjà croisées hier soir.
Une certaine tension régnait entre les deux anciens amis.
— Hum hum, l’interrompit Lily, mal à l’aise. Alors comme ça, nous allons nous entraîner au combat avec Marius, qui est-ce, exactement ?
— Il est le seul Ombre qui vit auprès des Elfes sans être réduit en cendres, répondit Kaël d’un ton abrupte. Il appartient à la Guilde des Héliogiciens, et il est par conséquent très présent à la Tour Royale…
Il tourna aussitôt la tête vers Lixi, l’air vaguement fâché, tandis que les joues de cette dernière s’empourprèrent rapidement.
— Les Elfes lui accordent une confiance aveugle et inconditionnelle, ajouta-t-il avec amertume, sans lâcher la princesse des yeux. Mais je suis le seul ici à me méfier de lui. C’est certain, il nous cache quelque chose.
Lixi réagit au quart de tour, furieuse.
— Tu ne vas pas recommencer ! Quand vas-tu comprendre qu’il est innocent ? Son comportement a toujours été irréprochable ! Il m’a sauvée de Jézabel lorsque j’étais bébé, 20 ans plus tôt, quand les siens nous ont déclaré la Guerre en 1991 ! Il a trahi les Ombres pour se rallier à nous. Comme les Elfes, il pense que Sian Valtori est un dictateur infâme !
Ce sujet semblait épineux et causait de nombreux conflits entre les deux jeunes gens.
— Tu es aveuglée, Lixi, insista-t-il. Tu le perçois comme un héros, mais il reste un Ombre ! Ce sont des créatures mauvaises, malades, des vermines, des rats qui se répandent comme un poison, un fléau, une infection ! Ils se repaissent du sang des vivants et obéissent à Sian Valtori comme des esclaves écervelés !
La princesse bondit et gifla Kaël d’un geste vif. La colère déformait son beau visage félin.
— Je ne supporte pas que tu parles des Ombres et de Marius ainsi, cracha-t-elle avec véhémence. Tu penses comme tous les idiots qui obéissent sans réfléchir à la Reine. Comment peut-on juger quelqu’un par sa race ? Comment peut-on vouloir exterminer des êtres seulement parce qu’ils sont ce qu’ils sont ? Les Elfes ne valent pas mieux que Sian en pensant ainsi ! On doit changer nos mentalités ! Ça ne peut plus durer…
Puis elle fila avec souplesse, ses longs cheveux noirs dégoulinant dans son dos. Lily avait assisté à la scène avec beaucoup d’intérêt et de stupéfaction.
— Traîtresse, marmonna-t-il, le regard sombre. Je devrais révéler aux membres de la Guilde ce qu’elle vient de me confier.
— Cela semble vous diviser, tous les deux, remarqua Lily.
— Souvent en effet. Plus elle fréquente Marius, plus sa façon de penser change. J’ai l’impression qu’il l’embrigade peu à peu, et use de ses charmes d’Ombre pour la séduire. Je suis convaincu qu’il manipule tout le monde ici, et qu’un jour, il rejoindra les siens.
Lily perçut les battements affolés du jeune homme, ainsi que sa fureur, jusqu’à la ressentir elle-même.
— Elle paraît forte et redoutable, mais au fond, Lixi est si naïve et vulnérable, souffla-t-il. Sa grande sœur, Lÿan, est morte en même temps que mes parents, lors de la dernière Guerre entre les Elfes et les Ombres en 1991, à l’âge de 101 ans. Comme elle te l’a bien dit, c’est à ce moment-là que Marius a trahi les siens, sauvé la vie de la princesse et gagné la confiance des Elfes…
Silence.
— Je cherche simplement à la protéger de cet Ombre, insista-t-il.
— Peut-être… peut-être qu’elle n’a pas tort finalement, balbutia-t-elle d’un ton hésitant. Peut-être que Marius n’est pas mauvais au fond, et que ses intentions sont bonnes et sincères, non ? Après tout, ce n’est pas parce qu’il est un Ombre que…
Kaël émit un rire sardonique.
— Te mets-tu à raisonner comme elle et comme tous les traîtres qui désobéissent à la Reine, maintenant ?
Silence.
Lily se trémoussa sur le banc et déglutit avec difficulté. Elle désirait s’échapper, retourner sur la Terre, se débarrasser de l’Anneau et ne plus jamais revenir au risque d’être démasquée. Elle prit conscience que de grands dangers la menaçaient.
Soudain, elle eut la vague impression d’être une juive allemande cachée en 1945. Si elle poussait plus loin cette réflexion, la Reine des Elfes, Éléna, pourtant si douce et avenante, s’apparentait à un dictateur dont elle tairait le nom.
— Comment est-ce possible qu’elle fasse confiance à Marius après ce que tu viens de m’apprendre ? demanda-t-elle.
— Parce qu’il a sauvé la princesse, sa future héritière. Une Ombre, Jézabel, a assassiné sa fille aînée, Lÿan. Éléna ne pouvait que lui être redevable après son geste héroïque. Elle est aveuglée comme tout le monde. Mais, je le répète, Marius est la seule et unique exception à la règle. Éléna ne tolèrerait jamais un second écart…
L’Elfe planta ses yeux furieux dans ceux de Lily.
— Quoi qu’il en soit, poursuivit-il, j’ai le sentiment que Marius et Lixi se fréquentent, qu’ils sont plus que des amis depuis quelque temps. Auquel cas leur relation serait insensée ! Je le soupçonne de l’aimer d’une manière ou d’une autre depuis qui l’a sauvée dans son enfance. Son regard sur elle a changé au fil des années jusqu’à ce qu’il devienne ambigu. Un Ombre ne peut pas ressentir de telles choses envers une Elfe, et inversement. Cela ne s’est jamais vu auparavant et ce serait contre nature.
Kaël ferma les yeux, avant de poursuivre, l’air torturé :
— Il la fera forcément souffrir un jour ! Elle mérite bien mieux. Il est plus âgé qu’elle de plusieurs siècles et… Nos races ne peuvent pas se mélanger. Marius a un sombre passé. La future Reine des Elfes est innocente et pure. Leurs destins ne sont pas compatibles, comprends-tu ?
Silence.
— Écoute, j’ai toujours eu le sentiment que Marius était un traître, comme il l’a déjà été envers les siens, dit-il. Peut-être était-ce un complot de s’allier aux Elfes ?
L’Albinos s’interrompit, se pencha un peu plus vers Lily, accrocha davantage son regard, et intima d’un ton grave :
— Je suis le seul ici à penser cela, mais… Et si… et si Marius avait fait semblant de se retourner contre les siens dans le seul but de tromper les Elfes ? Qu’y a-t-il de plus malin et judicieux que de sauver la future Reine pour gagner une confiance totale de la part de son adversaire, hein ?
Lily réfléchit un instant. Elle ne savait plus qui croire ni quoi penser. Soit il était plus futé que tous les Elfes réunis, soit il était complètement paranoïaque.
— Je l’ignore, Kaël. Je suis ici depuis si peu de temps…
Ils s’échangèrent un regard pendant un long moment, avant que Kaël esquissât un sourire contagieux. Lily fut surprise de leur soudaine complicité. Il baissa les yeux avec fugacité et reporta son attention sur elle.
— Au fait, je suis désolé si je me suis montré désagréable avec toi ces derniers temps, mais je me méfie des étrangers.
— Ne t’en fais pas. Je comprends, assura-t-elle en élargissant son sourire.
— Je ne t’ai toujours pas demandé comment tu vivais tout ça.
Kaël était la première personne qui se souciait vraiment de ce qu’elle traversait. Pantoise, elle ne sut quoi répondre dans l’immédiat.
— C’est peut-être un peu tôt pour m’exprimer. C’est tellement incroyable et… extraordinaire.
Le regard de Kaël, pétillant de malice, devint plus insistant. Il demeurait silencieux, l’incitant à poursuivre.
— Je ne trouve pas les mots pour dire ce que je ressens sur ce qui m’arrive. Apprendre du jour au lendemain que je change de monde dès que je m’endors, et que je suis attendue depuis des siècles pour défendre les Elfes d’une armée d’Ombres… C’est absurde. D’un côté, je suis soulagée, car j’arrive enfin à trouver une explication à mes voyages entre les deux mondes. Les premières fois ont été vraiment déroutantes. J’étais seule au début… mais plus maintenant.
Elle se surprit elle-même à lui révéler ce qu’elle avait sur le cœur depuis un moment. Lui confier un petit fragment de ce qui la tourmentait l’apaisait un peu.
— Ta vie sur Terre, comment est-elle ? Je ne me suis jamais posé la question jusqu’à présent. C’est la première fois que je rencontre quelqu’un qui vient véritablement de l’autre monde. Je n’ignorais pas son existence. Mais maintenant que j’ai la chance de croiser le chemin d’une personne qui est née là-bas, je suis très curieux.
Lily soupira en pensant à sa routine. Elle lui sembla si lointaine, comme un vieux souvenir qui resurgit sans crier gare. Toutes les merveilles de ce monde lui faisaient oublier sa Terre d’origine. Elle lui relata sans grand enthousiasme son quotidien, et se sentit très vite mal à l’aise.
— Viens, on va prendre l’air, proposa-t-il. Tu n’es pas bien ici avec ces gens qui te dévisagent. Suis-moi.
Lily s’exécuta docilement, encore décontenancée par sa soudaine gentillesse. Beaucoup de regards étaient rivés sur l’étrangère. On ne la lâchait pas des yeux, et cela devenait réellement gênant.
L’Elfe sortit de la Grande Serre par une ouverture à l’autre bout, qui donnait sur le parc naturel de l’Institut. Le soleil les baigna de sa lumière vive et chaude. Sans étonnement, Lily se sentit pâlir davantage et une sensation inconfortable l’envahit. Kaël ne s’arrêta pas et se dirigea vers le bassin, quelques mètres plus bas. Il s’allongea au bord de l’eau à l’ombre d’un chêne, et soupira. Gênée, la jeune femme s’assit contre le tronc et le considéra.
— Je n’apprécie pas non plus la foule, confia-t-il. J’ai pour habitude de m’isoler dès que je le peux.
— As-tu des amis ici ?
— Peu, seulement quelques Elfes avec qui je m’entraîne à me battre, le soir. Avant, j’avais Lixi… mais c’est devenu compliqué entre nous.
Bizarrement — cela était peut-être trop tôt pour penser cela —, elle avait la ferme intuition qu’elle et lui ne seraient jamais plus que de véritables amis. Elle ne connaissait pas la raison de cette soudaine prise de conscience. Lily ignorait pourquoi elle songeait à cela ni pourquoi elle en avait la certitude, mais ils ne partageraient jamais le même destin.
Vivre cet amour, impliquant un homme et une femme, ne lui correspondait pas. Alors qu’elle n’y avait jamais réfléchi auparavant, désormais, sa vie avait basculé. Venger sa famille représentait sa seule mission. Troublée par sa sombre détermination, elle confia :
— J’ai également peu d’amis dans mon monde. Je suis assez solitaire comme toi…
Il haussa un sourcil, mais n’ouvrit pas les yeux pour autant.
— Cela ne m’étonne guère. Je me doutais bien que tu étais aussi bizarre que moi.
Lily lui tapa l’épaule du poing. Leurs rires complices s’entremêlèrent un bref instant, avant que Kaël redevînt sérieux et demandât :
— Sais-tu comment ton père et ton frère sont décédés ?
Lily se tut un moment avant de répondre :
— Je croyais jusqu’à hier soir qu’ils étaient morts dans un accident de voiture. Mais Noah m’a appris que Sian Valtori les avait froidement éliminés, sur Terre, la nuit où la Guerre avait éclaté à Aurora. J’ignore encore quelles avaient été ses motivations. Ton père m’a promis des explications à ce sujet.
Ils ne s’en rendaient pas compte, mais le temps filait à toute vitesse. Lily appréciait la compagnie de Kaël bien plus qu’elle ne le laissait croire ; et réciproquement. Ils se ressemblaient en fin de compte. Lorsque ce fut enfin l’heure, ils se dirigèrent vers l’Institut.
— Je suis désolé, souffla-t-il en chemin.
— Pourquoi ?
— Pour ce qu’a fait endurer Valtori à ta famille.
On entendait l’eau du ruisseau s’écouler dans le bassin éclatant. Des oiseaux piaillaient joyeusement au-dessus d’eux, ignorant les drames qui secouaient ce monde.
— Nous avons un point commun, ajouta-t-il d’un ton grave. Sian Valtori est responsable de la mort de nos proches à tous les deux.
Une grande tristesse envahit Kaël. Néanmoins, un sourire étrange anima son visage. Il tendit la main vers Lily et plongea ses yeux dans les siens :
— Promets-moi que nous allons, ensemble, les venger.
Décontenancée par sa soudaine détermination, elle accepta et affirma avec certitude, sans ciller :
— Je te le promets.
Dès cet instant, une amitié de bon augure naquit entre l’Elfe et l’Ombre clandestine.

Institut d’Héliogie Elfique, Zénith.
Samedi 10 mars 2012
14 h.

Ils se dirigèrent vers la Grande Serre qui était maintenant déserte, leur indiquant qu’ils devaient accélérer le pas. Kaël ouvrit une porte et lui fit signe d’approcher tandis que d’autres suivaient la même direction qu’eux. Ils dévalèrent un étroit escalier en colimaçon qui menait à un sous-sol. Ils mirent du temps à atteindre la dernière marche qui donnait sur une gigantesque salle au plafond vertigineux.
Elle ressemblait à une cathédrale, à l’architecture sobre et sublime. Dépourvu de fenêtre, cet édifice était sombre, éclairé par des torches.
Des instruments divers et variés destinés à des exercices physiques étaient installés à quelques endroits. Plusieurs cibles en paille de forme humaine étaient alignées, et des armes étaient rangées sur des étagères : des arcs, des flèches, des épées, des bâtons, des haches meurtrières, et même des fusils au style elfique.
Lorsque son regard fasciné se posa vers le centre de l’immense salle d’entraînement, un frisson parcourut son échine à vive allure. Une cinquantaine d’Elfes et d’Humains étaient déjà assis sur les dalles glacées. Kaël et Lily rejoignirent Lixi au dernier rang bien que les regards leur fussent destinés. Des murmures crispants lui parvinrent de toutes parts, ainsi qu’une myriade de cœurs qui battaient de manière saccadée.
Sitôt qu’ils furent installés, quelque chose fusa à une vitesse irréelle dans l’allée centrale laissée par les apprentis. Un courant d’air à peine perceptible fit virevolter les longs cheveux des jeunes filles, avec légèreté.
Soudain, un homme apparut en face du premier rang sur une estrade en bois. Il provint de nulle part, surgit des ténèbres comme par magie. Lily devina que c’était lui qui avait causé ce bref courant d’air. Son déplacement d’une rapidité incroyable avait provoqué un silence religieux.
— Bonjour à tous ! s’exclama le mystérieux personnage, d’une voix mélodieuse.
La jeunesse de ses traits contrastait avec la maturité et la sagesse de son regard. Il semblait avoir 30 ans tout au plus. Il était doté des caractéristiques propres aux Ombres : la mâchoire plus robuste, les joues creuses, les lèvres grises, la peau blanche aux veines bleuâtres. Ses cheveux blonds tombaient en cascade jusqu’à frôler ses épaules, et une pâleur troublante animait ses prunelles, comme si un fin voile les recouvrait. Cet Ombre âgé de plusieurs siècles semblait aussi repoussant qu’attirant, il n’inspirait pas confiance au premier abord.
La jeune femme ne put décrocher son regard de ce spécimen, personne ne le put, d’ailleurs, mis à part Kaël. Lily l’observa un instant : une expression de dégoût se lisait sur son visage. La détesterait-il autant le jour où il découvrirait que la même maladie l’avait atteinte ?
Perdue dans ses songes, Aurora ne remarqua pas que l’Ombre la toisait, penchant sa tête de prédateur sur le côté, un sourire de bienvenue accroché aux lèvres.
— Une nouvelle apprentie serait-elle parmi nous ? constata-t-il de sa voix envoûtante. Comment t’appelles-tu ?
Elle crut rougir, sentant des flammes corrosives lui lécher les pommettes. Mais elles demeuraient aussi pâles qu’un cachet d’aspirine. Elle détestait se trouver au centre de l’attention, d’autant plus qu’elle était clandestine. Un silence de mort plombait la salle et tout le monde la lorgnait. L’arrivée d’un nouvel Humain à Aurora ne les laissait jamais indifférents, et attisait leur curiosité du fait de la rareté de l’évènement. Là, Kaël pinça Lily et lui souffla à l’oreille :
— Au fait, ne dis surtout pas ton vrai nom…
— Lily Gilbert ! mentit-elle sans tressaillir.
— Très bien, Lily. Bienvenue à Aurora.
Silence.
— Les présentations faites, nous pouvons commencer l’entraînement, décréta-t-il avec autorité.
Il rappela les instructions et frappa des mains avec vivacité, comme à l’armée, et tous se levèrent d’un bond. Lily imita Kaël et Lixi qui se mirent à courir comme l’avait indiqué Marius.
Ces exercices auraient dû l’épuiser, comme pour n’importe quel être humain. Elle dut feindre d’être essoufflée. En revanche, elle ne rougissait pas, ne suait pas, et ne pouvait pas se désaltérer. Kaël lui proposa à plusieurs reprises sa gourde qu’elle acceptait la plupart du temps, simulant d’en boire quelques gorgées. Elle espérait seulement que personne ne comprendrait sa supercherie. Heureusement pour elle, l’obscurité avait envahi les lieux, ce qui diminuait les chances que quelqu’un distinguât des détails qui pourraient la trahir.

Les trois heures d’entraînement s’étiraient indéfiniment. Même si cela lui demandait peu d’effort, elle en déployait davantage pour cacher son infection.
Les Humains manifestaient bien plus de difficultés à l’ensemble des exercices que les Elfes. Ces derniers se montraient extrêmement doués. Leurs mouvements étaient très lents et d’une grâce somptueuse, avant de devenir rapides et précis à l’instant le plus inattendu. Lily les contemplait avec envie et fascination. Elle ne pouvait pas pratiquer certaines acrobaties qui exigeaient davantage de technique.
— Tu arriveras à faire comme eux, bientôt, assura une voix chaleureuse. Tu seras bien meilleure, Lily Aurora.
Elle tourna la tête vers la droite et constata la présence de Marius à ses côtés. Elle plongea ses yeux dans les siens et se sentit aussitôt apaisée. Son cœur restait aussi silencieux que le sien, à la différence de ceux des autres qui la harcelaient. L’Ombre clandestine réalisa qu’elle n’était pas seule. Elle ignorait tellement de choses sur sa maladie.
Cet homme pouvait l’aider à résoudre l’énigme de sa nouvelle et terrifiante personne. Lily put lire des expressions de surprise, de tristesse et de colère dans les yeux gris de Marius, ce qui la confondit. Il sut dès cet instant que l’Élue des Elfes était en réalité une Ombre. Comment ne pas reconnaître quelqu’un comme lui ?
Troublée, la jeune femme s’écarta de lui et rejoignit ses amis en silence. Lily se promit alors une chose : dès qu’elle se sentirait prête à entendre la vérité, elle se renseignerait auprès de Marius sur la race des Ombres. Après tout, pour mieux se défendre, elle devrait en apprendre davantage sur ses ennemis…

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