Rue Mouffetard, Paris.
Jeudi 8 mars 2012
18 h 30.

Lily se leva d’un bond, attrapant l’Anneau avec adresse. Elle était de retour dans sa chambre à Paris, elle venait de quitter l’Elfe qui s’était endormi à côté du feu. Elle renifla ses cheveux et remarqua qu’ils sentaient la fumée. Ceci prouvait qu’elle était bien partie sur Zénith, car il n’y avait pas la moindre flamme aux alentours, pas même un poêle, ou une cheminée. Elle se souvint de la conversation qu’elle avait entretenue avec l’Albinos aussi parfaitement que si elle l’avait eue quelques minutes plus tôt.
Elle se rappela chacune de ces précieuses informations, se déroula le film mille fois dans sa tête afin de ne pas en perdre une seule miette. Sa nouvelle condition d’Ombre représentait le détail le plus important qui restait encore imprimé dans sa mémoire. Lily refusait d’y croire, c’était impossible. Cette réalité l’assommait comme si elle avait pris un coup de massue sur le crâne.
Dans les bois, avec l’Elfe, Lily avait été si excitée de comprendre les évènements que l’information ne lui avait pas procuré plus d’effet que cela. Maintenant qu’elle se retrouvait seule dans sa chambre, sur la Terre, et que son cœur ne battait plus, elle comprit que c’était du sérieux.
Elle tint sa tête entre ses poings, et les serra si fort que ses doigts craquèrent un à un. Ne contenant plus sa rage et sa fureur, elle hurla et cracha comme un chat sauvage. L’instant d’après, elle sentit deux canines pointues jaillir de ses gencives. Elle sursauta et resta figée un instant, avant de se précipiter devant la glace.
Lily ouvrit la bouche, attrapa sa lèvre supérieure et l’étira avec ses doigts tremblants. Horrifiée par son reflet, elle cria au point que le miroir se fractura en deux avant d’exploser. Elle gémit et sanglota de plus belle après avoir vu ses deux dents étrangères retourner spontanément dans sa mâchoire pour s’y cacher.
— C’est impossible.
L’affolement qu’elle ressentait atteignit son paroxysme. Ses membres tremblaient, elle craignit à chaque instant de tomber à la renverse. L’instant d’après, ses jambes cédèrent.
Elle restait assise par terre, se balançant d’avant en arrière pendant un long moment, quand une sonnerie de téléphone retentit. Lily mit un certain temps avant de daigner se traîner sur le sol pour atteindre son bureau, prendre son sac à main, et y sortir son iPhone.
— Allô ? grogna-t-elle.
« C’est Joanna. Je n’ai pas eu de nouvelle depuis ce matin, ça va ? Es-tu allée voir un médecin ? »
Sa gorge se noua à ce souvenir. Un long silence plomba la pièce plongée dans les ténèbres.
— Je suis désolée d’être partie comme ça de la bibliothèque, dit-elle d’une petite voix.
Lily désirait tout lui confier. Par où commencer ? Les évènements qui l’assaillaient depuis ces derniers jours n’avaient aucun sens. Elle ne trouva pas les mots pour qualifier ces chimères.
Elles restèrent silencieuses durant un instant sans qu’aucune se décidât à raccrocher. Joanna attendait avec impatience qu’elle acceptât son aide. En revanche, Lily réfléchissait sur la façon de lui confier ses tourments. Lassée, la jeune Aurora lâcha :
— Viens chez moi, ma mère est partie pour le weekend. Je dois t’apprendre certaines choses…
Lily ressentit son excitation à travers le téléphone. Joanna acquiesça aussitôt, et elles raccrochèrent en même temps. Ses membres chancelèrent, elle était très affaiblie. Elle n’avait rien avalé depuis plus d’un jour. D’ailleurs, ce détail complétait la longue liste de ses problèmes. Elle ne parvenait pas à manger normalement, son nouveau corps rejetait toute nourriture.
La solitude lui pesait, elle avait plus que jamais besoin d’une amie en qui se confier. Sa mère avait laissé un mot, qui lui indiquait qu’elle devait participer à un colloque à Lille, et qu’elle s’absentait quelques jours. Encore une fois, elle se retrouvait seule malgré son désarroi.
Lily sortit de sa chambre et attendit devant la porte d’entrée, appréhendant la réaction de Joanna lorsqu’elle lui dirait la vérité. Au bout de quelques minutes qui lui parurent durer des heures, l’interphone sonna.
— Rentre, indiqua-t-elle à son amie, appuyant sur le bouton avec fébrilité.
Lily s’empressa à la cuisine pour rincer énergiquement ses joues inondées de son propre sang séché. Plus tard, Joanna entra, tout essoufflée. La belle rousse évita avec soin son regard lorsqu’elles s’assirent sur les canapés dans un silence mortuaire. La grande baie vitrée offrait une vue imprenable, et filtrait une chaude et intense lumière d’un soir de printemps.
Le long silence s’éternisait, ce qui rendit l’atmosphère plus pesante encore. Lily sentait le regard de son amie fixé sur elle et cela la déstabilisait. Joanna scrutait, observait, analysait chacun de ses gestes et chacune de ses réactions.
— Bon, écoute, se lança-t-elle d’une voix hésitante. Par où commencer ?
Elle se racla la gorge, se tint droite et confia :
— Ce que je m’apprête à te révéler est absurde. Tu ne vas pas me croire…
La lumière du soleil se mêlait à sa chevelure flamboyante. Un silence de mort persistait encore. Lily prit son visage entre les mains pendant un court instant, cherchant fiévreusement ses mots, avant d’entamer son interminable récit.
Elle relata les phénomènes étranges concernant l’Anneau, ses impressions d’être espionnée, sa paranoïa. Puis elle décrivit, tourmentée, les évènements ayant succédé à son accident : les mystérieuses brûlures causées par son bijou ; la sensation violente de se faire électrocuter ; ses rêves. Elle lui confia les détails les plus infimes de ses aventures sur Zénith. Elle ne manqua pas de lui révéler sa morsure, sa maladie incurable inconnue des Terriens, sa rencontre avec l’Elfe et le fait qu’elle fût devenue une Ombre.
Au fil de son récit, les yeux de son amie s’agrandissaient bien que son visage s’assombrît de plus en plus. Joanna semblait dubitative, partagée entre l’envie de la croire sur parole, et celle de se fier à sa raison. Après tout, pourquoi un Anneau en or se mettrait-il à chauffer de lui-même ? Comment des rêves aussi réalistes pouvaient-ils la hanter ? Comment une telle maladie, responsable de transformations si importantes sur le corps, pouvait-elle l’atteindre ? C’était scientifiquement impossible.
— La suite, tu la connais.
Joanna paraissait perdue, bouleversée, et incrédule.
— Donc… dès que tu t’endors, tu voyages sur cette planète que tu appelles…
— Zénith.
— Zénith, répéta Joanna en prenant bien soin d’articuler chaque syllabe. Et tu serais devenue une… Ombre, c’est bien ça ?
— Oui, la fillette m’a infectée. Un virus particulier est responsable de ma transformation irréversible. L’Elfe me l’a dit. Tu l’as bien vu au réfectoire… je n’ai rien pu avaler, mon apparence a changé et mon cœur ne bat plus. Tu l’as toi-même senti.
Les membres de Lily flageolaient encore, ses lèvres frémissaient et de violents courants électriques parcoururent son échine. L’Anneau qu’elle portait devint brûlant : ses émotions s’intensifiaient. Son amie la dévisageait avec avidité, les yeux plissés et la mâchoire contractée. Lily ne trouvait plus la force de pleurer.
— Je suis perdue.
Silence.
— Écoute… Je sais que ton monde te paraît réel à toi, mais tes rêves coïncident avec ton accident, dit Joanna d’un ton calme et détaché.
Elle ne semblait pas la prendre au sérieux. Au fil de ses mots, Lily se décomposait, tous ses espoirs partaient en fumée. Personne ne pouvait donc la soutenir sur cette planète ? Ne pouvait-on pas la croire ? Ni sa mère ? Ni les médecins ? Ni même son amie la plus proche ? Si Joanna doutait d’elle, Lily ne pouvait faire confiance à personne ici.
— Ta paranoïa, tes hallucinations, tes moments d’absence, tes blessures aux poignets, ta prétendue « transformation »… ressemblent à des symptômes d’une rare infection ou… de toxicomanie…
Lily s’affaissait de plus en plus dans son siège, et se décalait de manière à prendre ses distances vis-à-vis de son amie qui venait de trahir sa confiance. Joanna s’approcha, posa sa main sur la sienne, et s’adressa à elle comme si elle était aliénée, internée et droguée au Xanax :
— Je pense que tu dois voir un spécialiste, Lily. Un professionnel qui sera en mesure de t’aider parce que là… ça me dépasse.
— Va-t’en, ordonna Lily d’un ton cinglant et glacial, son regard noir rivé sur elle.
Elle se sentait trahie. Joanna, quant à elle, parut surprise. Lily retira sa main, bondit et répéta d’un air menaçant :
— Si tu me prends pour une folle comme tous les autres, va-t’en ! Tu ne vaux pas mieux qu’eux !
Joanna se leva gauchement et se dirigea vers le hall d’entrée, lui adressant un dernier regard plein de pitié.
— Je pensais pouvoir te faire confiance, mais je me suis trompée, de toute évidence, cracha Aurora.
Puis elle claqua la porte, le moral au fond du trou.

Les minutes défilaient et Lily comprit qu’elle devrait se débrouiller seule pour apprendre à vivre avec sa maladie. Elle ne pouvait pas se permettre de retourner à l’hôpital, de se faire ausculter, ou de se rendre chez le dentiste pour une radio, sans qu’on s’interrogeât sur son état de santé. Peut-être l’étudierait-on comme un rat de laboratoire ?
Finalement, elle se ressaisit, prit une douche rapide, se vêtit, attrapa son sac à main et quitta son appartement. Elle marcha à vive allure dans la rue, prit soin de se cacher sous sa capuche et entra dans la première pharmacie qu’elle croisa.
Elle s’approcha du comptoir et attendit comme tout le monde. La salle était bondée et une chaleur étouffante régnait à l’intérieur. Lily manifestait des signes d’impatience : sa jambe s’agitait et ses doigts tapotaient son sac à main. Elle se sentait très affaiblie et elle avait affreusement soif. La proximité avec autrui lui devenait insupportable, et la lumière des halogènes l’éblouissait, accentuant son malaise.
Quand son tour arriva, elle garda la tête baissée, protégée de sa capuche, et dit d’un ton abrupt :
— Je voudrais des gélules très riches en fer, s’il vous plaît.
— Très… très bien.
Lily jeta un furtif coup d’œil à la pharmacienne et remarqua qu’elle semblait intriguée par son comportement singulier. Mais la jeune femme n’avait pas la force d’affronter son regard. Elle devinait déjà l’expression de son visage lorsqu’elle verrait son teint blafard, ses yeux limpides comme le verre et ses cernes grisâtres.
Une minute plus tard, la dame revint.
— J’ai de la Spiruline en 500 mg, 200 comprimés. Cela vous convient-il ?
— J’en voudrais dix, s’il vous plaît.
— Je ne peux pas vous vendre dix comprimés, vous devez prendre la boîte entière…
— Dix boîtes, précisa-t-elle.
— Ah, d’accord… Êtes-vous enceinte ? Anémiée ?
— Non… oui… je ne sais pas.
Lily ne dévoilait pas son visage. La dame souhaitait obtenir plus d’informations afin de pouvoir mieux l’aider, mais elle ne se montrait pas du tout coopérative.
— Bon, très bien. Cela vous fera un total de… 200 euros.
Lily tiqua, c’était horriblement cher ! Son nouveau régime allait la ruiner.
— Êtes-vous sûre d’en vouloir autant ?
— Oui.
— En tout cas, la consommation est limitée à deux gélules par jour, une le matin et une le soir…
— Vendez-vous des lentilles de contact de couleur marron, aussi ?

Plus tard, Lily retourna chez elle et posa ses affaires sur le bar de la cuisine américaine. Elle ouvrit une boîte de Spiruline qu’elle vida entièrement dans le mixeur. Elle broya les 200 comprimés et déversa la poudre dans une bouteille d’un litre, qu’elle remplit d’eau. Elle mélangea, espérant que cette boisson fût adaptée malgré le fait qu’elle ne fût pas uniquement composée de fer, et avala le contenu avec avidité. Le goût était infect, mais elle se sentit revigorée.

23 h 30. Lily devrait songer à retourner sur Zénith. L’Elfe avait bien précisé qu’il dormirait quelques heures seulement avant de se rendre à la fameuse capitale. Elle était partagée entre l’envie d’y aller, et de ne plus jamais y remettre les pieds.
Elle risquait sa vie puisqu’elle fonçait droit dans l’arène au milieu des Elfes, qui avaient le devoir d’éliminer les créatures comme elle. Mais si elle enfermait l’Anneau dans une boîte pour ne jamais voyager là-bas, elle passerait à côté d’une grande histoire, sans doute l’Histoire de sa vie. Elle fut convaincue qu’elle obtiendrait des réponses à ses questions : au sujet de son Trésor, de sa famille, de la créature qu’elle était devenue, d’autant plus qu’elle se sentait seule et marginale ici, sur Terre. Zénith avait probablement bien plus à lui offrir.
Si elle voulait retourner auprès de l’Albinos ce soir et se mêler aux Elfes, elle devait masquer tous les détails sur son corps qui pouvaient la trahir. Elle s’approcha du miroir et s’examina avec concision.
Elle commença par se laver les mains, et s’appliqua les lentilles de contact sur ses prunelles étranges. Puis elle s’enduisit la peau de fond de teint pour cacher ses cernes, sa pâleur et ses fines veines bleuâtres qui serpentaient sur son visage. Elle ajouta un peu de poudre sur les joues, lui procurant des pommettes rosées, et n’oublia pas de se mettre généreusement du rouge à lèvres. Lily attrapa son sac à dos, y introduisit son maquillage, ses lentilles et quelques boîtes de Spiruline pour le voyage, en espérant qu’il l’accompagnât sur Zénith.
Lily monta dans sa chambre et s’allongea sur le lit. Elle ferma les yeux, attendit, sa main froide recouvrant l’Anneau. Il commençait à réchauffer ses doigts. Plus elle sentait son esprit quitter la réalité, plus la température s’intensifiait. Elle peinait à s’endormir. Les minutes, les heures défilaient, l’Elfe devait s’impatienter.
Bientôt, elle soupirait une dernière fois avant de voyager vers un autre monde, une nouvelle vie…

7