Les trois compagnons traversèrent la grande voie noire sous une pluie battante. S’il avait pu, Jehim aurait fait des kilomètres pour pouvoir y échapper ; mais les voies des Grandes Gens ne se contournaient pas, on les traversait, ou bien on restait de son côté. Avec l’aide de Cyrcléa, il aurait peut-être pu passer dessous, et encore, il ne s’y serait peut-être pas risqué. On ne savait jamais quel genre de danger pouvait être caché là.

Fort heureusement pour eux, avec la pluie, les véhicules étaient devenus moins nombreux, et ils roulaient avec bien plus de prudence. Grâce à cela, ils parvinrent sans encombre de l’autre côté. Naltya jeta un dernier regard lugubre vers la route, puis elle se secoua pour égoutter son poncho.

— Ne nous arrêtons pas.

Pirma semblait avoir perdu toutes ses belles couleurs, et elle hocha la tête en frissonnant. Le mauvais temps avait permis qu’une trêve se mette en place, et la souris et la fée s’entendaient pour le moment parfaitement bien.

Jehim de son côté se sentait misérable. C’était la première fois de sa vie qu’il se retrouvait sous une pluie aussi violente et pendant autant de temps. L’avantage de sa cité souterraine était qu’il échappait toujours aux rigueurs du temps. Pluie, neige, vent… Il s’en moquait, il était toujours à l’abri.

— Là-bas !

Tout en s’exclamant, la guerrière indiqua soudainement une direction. Le jeune gobelin la suivit du regard et plissa les yeux pour mieux voir. Sa vue mit plusieurs secondes à s’ajuster, et il discerna alors de minuscules lumières qui se balançaient dans le lointain.

— Des lanternes ? demanda la fée d’un ton méfiant.

— Ça, ou des torches. Mais en tout cas, nous pouvons peut-être trouver refuge là-bas pour la nuit.

Il fallut plusieurs minutes à la souris pour parvenir à convaincre ses compagnons de prendre cette direction : Jehim craignait qu’il ne s’agit que d’une illusion ou d’un jeu de l’esprit, et Pirma pensait de son côté que ce pouvait tout aussi bien être les lumières d’un village de trolls, voire pire.

Alors qu’ils s’étaient décidés et qu’ils avançaient avec lenteur, abattus et trempés, ils se rendirent compte que les lumières étaient un mélange de torches et de lanternes qui se déplaçaient en une lente procession. Les silhouettes étaient voûtées, trempées, et le chagrin qui s’en dégageait était presque palpable. Ils s’approchèrent avec méfiance, mais lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques mètres, Naltya se dressa de toute sa hauteur, son petit nez s’agitant frénétiquement alors qu’elle humait l’air.

— Non !! s’écria-t-elle.

La petite souris bondit sur ses quatre pattes en direction de la tête du cortège. Ses deux amis la rejoignirent le plus vite possible, et ils la retrouvèrent toute recroquevillée, couchée près de ce qui semblait être un corps inanimé, caché sous un drap blanc cassé. Tout autour d’elle se tenaient d’autres souris semblables à Naltya, seuls les tatouages sur leurs queues et leurs oreilles les différenciaient. Certaines avaient un anneau à l’oreille, d’autres portaient de petits arcs, mais toutes affichaient la même tristesse dévastatrice.

— Naltya ?

Jehim s’approcha et posa doucement une main sur le dos de sa nouvelle amie. Cette dernière se redressa finalement avec dignité et tourna vers lui un regard abattu.

— C’était mon maître…

Sans rien ajouter de plus, elle caressa le tissu avec douceur.

— Qui a fait ça ?

Le ton de sa voix avait brutalement changé. Naltya s’était adressée aux autres souris présentes, et Jehim ne put retenir un frisson en voyant la lueur de rage dans son regard.

— Le clan Telmuij. Une attaque surprise sur la crèche.

Les petites mains griffues de la souris se crispèrent et elle leva la tête vers le ciel, laissant la pluie couler le long de ses grandes oreilles. Jehim la soupçonna d’avoir en réalité fait cela pour cacher ses larmes, mais garda soigneusement cette pensée en son fort intérieur.

— Nous l’emmenons à la Grande Horloge.

La souris qui avait parlé ne portait aucun tatouage, à l’exception d’une toute petite lune au creux de l’oreille droite, et Jehim fut surpris de constater qu’elle semblait être celle avec le plus d’autorité. Elle l’observait calmement en attendant sa réponse.

— Je ne peux vous accompagner. J’ai une dette à payer.

Le jeune gobelin fut à la fois touché et accablé de voir que son amie préférait l’aider lui plutôt que d’accompagner son maître pour ce dernier voyage. Il s’apprêtait à lui dire qu’il pourrait finir la route seul, mais Naltya se tourna une nouvelle fois vers le corps.

— Maître… Vous aurez votre vengeance. Cette attaque ne restera pas impunie, et jamais votre bravoure ne sera oubliée.

Sur ces mots, les autres souris présentes entonnèrent une étrange litanie en chœur, qui s’acheva brutalement alors le silence retombait avec violence.

— Allons-y. Nous ne trouverons pas de refuge pour cette nuit.

Le ton de Naltya était sans appel ; Pirma et Jehim ne discutèrent pas et lui emboîtèrent le pas alors qu’elle s’éloignait sans un seul autre regard.

Ce ne fut que quelques heures plus tard que la fée osa lui adresser la parole, en lui demandant quelle était cette Grande Horloge dont les autres souris avaient parlée.

— C’est un très vieil objet de Grandes Gens qui a été abandonné dans un bosquet non loin de là. Nous vivions là-bas avant d’en être chassé par un clan ennemi. Néanmoins, nous continuons à amener nos guerriers morts au combat là-bas, afin d’être sûrs qu’ils trouveront le chemin pour rejoindre la place à laquelle ils ont le droit auprès des ancêtres.

Aucune autre parole ne fut échangée jusqu’à ce que le jour se lève. A ce moment-là seulement, Naltya se décida à reprendre la parole.

— Il était mon maître, mais également notre chef. Dès que je serai sûre que tu pourras rentrer sain et sauf chez toi, je retournerai de mon côté défendre les miens.

— Je me chargerai de veiller à ce qu’il termine la route en entier, la rassura Pirma.

La souris hocha silencieusement la tête et remercia la fée d’un petit sourire.

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