Aurora, Zénith.
Vendredi 31 août 2012.
20h15.

Lily se réveilla en sursaut dans sa chambre. Une vive lumière de fin d’après-midi pénétrait la pièce. Quelques minutes plus tôt, dans son monde originel, elle avait visionné des images terrifiantes juste avant de s’endormir. Son corps avait été dans un état pitoyable et meurtri ; la nuque gravement blessée et les membres paralysés. L’angoisse qu’elle avait ressentie à l’idée de ne plus pouvoir bouger, de ne plus être maîtresse de son propre corps, et d’en être prisonnier l’obsédait encore.
Sur ces souvenirs, elle eut le souffle coupé un bref instant. Lily commençait à en avoir plus qu’assez de ces visions qui envahissaient son esprit à l’improviste, alors qu’elle ne mettait pas l’Anneau au doigt.
Elles avaient été nombreuses ces derniers mois : le Vulci et l’Inconnu dans la clairière ; Éléna apprenant à jouer du piano aux côtés de l’Inconnu ; ce même homme se mettant en colère au bord des falaises, à la vue du Médaillon sur lequel les lettres A.V. étaient inscrites ; un petit garçon se noyant dans un lac ; et cette dernière vision.
Ces songes semblaient étrangement liés à ce mystérieux individu. Qui était-il ? Pourquoi l’obsédait-il ? Elle n’en avait pas la moindre idée, elle ne l’avait jamais rencontré auparavant. D’après Éléna, cet homme n’existait plus, il était mort. Quelle importance avait-il alors ?
Elle décida de s’entretenir avec Noah pour lui confier l’existence de ces étranges visions. D’autant plus qu’ils ne s’étaient pas vus seul à seul depuis son départ pour les Marais Hurlants. Elle avait tellement de choses à lui dire !
Elle se prépara rapidement et descendit en trombe les escaliers. Elle le chercha du regard, le front perlant de sueur, et ne mit pas longtemps à l’intercepter. Il était assis à une table sur la terrasse, sirotant calmement une tisane fumante, le regard rivé sur un paysage fabuleux. Il semblait méditer. Lily hésita un instant, craignant de le déranger, avant de s’approcher silencieusement de lui.
— Il faut profiter d’un tel spectacle, confia-t-il, ne décrochant pas ses yeux de l’horizon. Je crains fort que cette ville brûle bientôt dans les flammes. Les heures sombres approchent dangereusement…
— Puis-je m’asseoir ? J’aimerais vous parler un peu, intima-t-elle, soucieuse.
Noah se désintéressa aussitôt du paysage pour la dévisager.
— Oui, bien sûr ! Assieds-toi.
— Écoutez… Voilà, ça fait quelques mois déjà que…
Elle se racla la gorge.
— Que j’ai des visions…
— Avec l’Anneau, j’imagine, des visions de l’avenir ? coupa-t-il. J’espère que tu l’utilises à bon escient ?
— En fait non, il ne s’agit pas de visions de l’avenir comme vous l’entendez, précisa-t-elle. Ce qui est étrange c’est… c’est qu’elles me viennent d’un coup, sans prévenir, et sans que je mette l’Anneau au doigt…
Noah fronça les sourcils.
— C’est-à-dire ? Que vois-tu ?
— Et bien, c’est plus que de simples images. Je vois à travers mes yeux, je sens les odeurs, je ressens la douleur, j’entends ce qui se passe autour de moi, je peux… je peux même sentir le goût du sang dans ma bouche parfois. C’est comme… comme si j’y étais vraiment. Néanmoins, je ne peux rien contrôler. Je suis purement spectatrice, et… je subis les évènements.
— Mmmh, c’est étrange en effet. Et en même temps, ça ne l’est pas. Souviens-toi ce que je t’ai dit au sujet des Trésors du Temps et de tes pouvoirs…
Lily tiqua.
— Me souvenir de quoi ?
— J’ai t’ai appris quelques mois plus tôt que tu peux, grâce aux Trésors, voir l’avenir, arrêter le temps et voyager dans le passé… Mais je t’ai également confié que tu développerais peut-être d’autres pouvoirs avec le temps. En revanche, je n’en ai aucune connaissance. Je sais juste que Jeanne Aurora, autrefois, avait développé d’autres facultés temporelles. Je n’en sais pas plus malheureusement. Je n’ai jamais connu ton ancêtre.
Lily semblait vaguement déçue. Noah se redressa et demanda :
— J’espère que ce n’est pas trop indiscret, mais que vois-tu ?
La jeune femme sentit ses joues s’empourprer même si elles demeuraient toujours aussi blanches. Elle ignorait la raison, mais elle avait honte ; honte de décrire ce qu’elle voyait, qui elle voyait. Ces songes étaient intimes. Elle hésita un instant avant de confier :
— Et bien, rien de spécial en réalité. Mais elles ont toutes une chose en commun.
— Laquelle ?
— Un homme. Le même homme, à chaque fois ou presque…
— Le connais-tu ?
— Non.
— Peux-tu me le décrire ?
Silence.
— Il est grand. Il doit avoir… je n’sais pas, une vingtaine d’années peut-être. Il a le teint pâle, des cheveux corbeaux, et des yeux noirs. Bien que je ne l’aie jamais rencontré, chaque détail de son visage m’est très clair. Il a peu parlé dans mes visions. De toute mon existence, je crois n’avoir jamais vu un Humain aussi charmant, confia-t-elle sans détour.
Noah s’enfonça un peu plus dans sa chaise, le regard sombre. Le soleil déclinait et le Crépuscule enveloppait peu à peu Aurora.
— Le connaissez-vous ?
Il demeura silencieux et impassible. Lily se retrouva soudain face à un mur. C’était la première fois qu’il lui paraissait aussi froid. Sans dire un mot, l’Héliogicien se leva et partit dans une pièce de l’autre côté du séjour.
Plus tard, il revint à la terrasse, se rassit, et lui tendit un objet. Il s’agissait d’un petit livret en cuir, relié de fins fils d’or.
— Pourquoi me donnez-vous cela ?
— Il appartenait à Jeanne Aurora. D’après la Reine, ton ancêtre avait pour habitude d’y reporter toutes les choses concernant ses pouvoirs et les Trésors du Temps, confia-t-il. Il s’agissait en quelques sortes de son journal intime.
Lily le prit dans ses mains, enchantée de pouvoir lire les confidences de son ancêtre. Jeanne était la seule personne qui avait vécu les mêmes choses qu’elle. Mais lorsqu’elle ouvrit le livret, des pages avaient été déchirées et celles qui restaient étaient vides. Rien n’était inscrit dedans.
— Mais elle a visiblement retiré certaines feuilles, précisa-t-il d’un air désolé. Mon but n’est pas que tu lises son journal intime, mais plutôt que tu écrives ta propre histoire. Les visions que tu viens de me décrire par exemple… Et bien, je te conseille fortement de les décrire dans les moindres détails. Cela pourra sans doute t’être utile dans le futur…
Silence.
Lily feuilletait fiévreusement les pages jaunies et usées par le temps.
— Merci beaucoup, Noah. Je suivrai votre conseil. Je tâcherai de tout écrire au sujet de ces mystérieuses visions.
Un long silence plana, durant lequel chacun s’égarait dans ses propres pensées. Le soleil était couché, mais la lumière persistait vers l’Ouest. Les grillons se réveillaient progressivement et une brise douce et tiède caressa ses joues, faisant virevolter ses cheveux. Un doux parfum de violette et de jasmin planait. La ville était d’un calme envoutant. Noah en profita pour allumer des bougies d’un geste de la main. Depuis cette terrasse, elle avait une belle vue panoramique d’Aurora. Lily ferma les yeux et se sentit bien, en paix, pendant un bref instant.
— Nous n’avons pas encore eu l’occasion de parler de ton frère, lâcha-t-il. En tête-à-tête du moins.
Ce moment parfait où Lily ne s’était pas sentie aussi sereine depuis bien longtemps se brisa trop vite. Elle ouvrit aussitôt les yeux et son cœur se serra dans sa poitrine.
— Alors comme ça, Victor est ton frère ?
Lily acquiesça d’un faible mouvement de la tête, le regard perdu dans le vague.
— Sian Valtori m’étonnera toujours, s’enquit-il. Il est très fort, très, très fort… Pour avoir berné tout le monde à ce sujet, Victor le premier…
— Tellement fort que j’ai même failli tuer mon propre frère, coupa-t-elle froidement.
Noah baissa gravement la tête, et fit tournoyer plusieurs fois l’eau infusée dans son bol avant de l’avaler d’un trait. Il se resservit presque aussitôt.
— Je me suis toujours demandé… commença-t-elle, troublée. Pourquoi… pourquoi Sian cherche tant à anéantir les Aurora, à dominer les deux mondes, à… enfin. Comment un monstre pareil peut-il exister ? Comment est-ce possible de faire autant le Mal ? Comment est-il devenu ainsi ?
Noah soupira et ferma les yeux un moment.
— Tu sais, il n’a pas toujours été ainsi…
Il se racla la gorge et dit :
— Sian Valtori est arrivé sur Zénith en 1894 à l’âge de 7 ans. Il s’est allié aux Elfes au départ. Jézabel était folle de rage qu’il se soit approché de nous en premier. En réalité, cela a été un pur hasard. Je l’ai moi-même recueilli dès son arrivée dans la forêt. Sian était jeune. Il est resté 18 ans auprès des Elfes et il a appris l’Héliogie de manière très assidue. Je me suis occupé de son apprentissage comme d’autres Héliogiciens. Il était extrêmement talentueux et apprenait très vite. Il était d’une maturité troublante à un si jeune âge. Sian était obsédé par son ancêtre Alexandre Valtori, et il passait le plus clair de son temps à la bibliothèque, en quête de ses origines. Néanmoins, à ses 25 ans, dans la nuit du 15 octobre 1912 — pendant la Fête de l’Ambre — il s’est volatilisé au Crépuscule et a quitté les siens, emmenant avec lui un groupe d’Humains qui lui étaient entièrement dévoués. À mon avis, il avait soigneusement préparé son coup avant de passer à l’acte, méticuleux qu’il est.
Lily l’observait pendant son récit. Les traits de Noah étaient sévères mais ses yeux trahissaient une tristesse qu’elle n’avait jamais décelée auparavant.
— Vous avez l’air si triste lorsque vous parlez de lui…
Noah but une gorgée de son breuvage, le regard fuyant. Il était fébrile.
— Tu ne peux pas imaginer le choc que cela a été, à l’époque, lorsqu’il nous a quittés et trahis… pour moi, pour la Reine et pour nous tous…
Silence.
— Sian était… Sian était aimé, adoré, poursuivit-il d’un ton plus bas, si bas que Lily devait tendre l’oreille. Il était gentil, très poli et respectueux… Mais je réalise aujourd’hui qu’il était aussi un grand manipulateur, particulièrement intelligent, qui maîtrisait parfaitement l’art de la séduction, pour pouvoir berner autant de monde, même les plus infaillibles. Il était… il est redoutable.
— Il a brisé ma famille, continua-t-elle, la tête baissée. Il a tué mon père, manipulé mon frère, il a dû lui faire vivre un vrai cauchemar pendant toutes ces années… Victor s’est réveillé à l’hôpital où travaille ma mère hier soir. Il est toujours aussi déterminé à me faire du mal.
— Il s’est déjà réveillé ? reprit-il, l’air surpris.
— Oui… Mais j’aurais préféré qu’il ne se réveille jamais, confia-t-elle. Si seulement vous aviez vu le regard de ma mère ! Elle était très bouleversée ! Si elle savait le monstre qu’il est devenu… D’ailleurs, il s’est enfuit, je l’ai rattrapé et lui est proposé de venir loger chez moi, mais il refuse de voir ma mère.
— Il faut lui laisser le temps. N’oublie jamais qu’il est victime de Sian Valtori. Ce dernier a encore une emprise sur lui.
— Je sais…
— C’est très bien qu’il réside chez toi à présent, tu vas pouvoir lui parler et le raisonner.
— Il me fait un peu peur quand même. Je crains qu’il me fasse du mal pendant mon sommeil, avoua-t-elle, anxieuse.
Noah hésita un peu avant d’ajouter :
— Je sais que cela te déplaît, mais il faudra aussi que tu tisses un lien de confiance avec lui pour lui soutirer un maximum d’informations sur les agissements de Sian. Son armée risque d’attaquer Aurora à tout moment, Victor devient un réel atout en notre faveur !
Lily souffla, agacée, et dit :
— Je crains que mon frère soit bel et bien mort. Aaron n’existe plus, je ne l’ai jamais connu de toutes façons. En réalité, c’est surtout pour ma mère que je suis embêtée. Pour le moment, Victor est Victor. Il est à mes yeux le fils de Sian, mais certainement pas Aaron ! Il ne peut pas être mon frère ! Il est tellement violent et dangereux… Je n’hésiterai pas à le manipuler pour vous aider, avoua-t-elle sans ciller.
Son avis au sujet de son frère avait bien changé depuis qu’elle s’était confrontée à lui après son réveil. L’idée qu’Aaron soit sous ses yeux n’était qu’une vaine illusion. Ce garçon était un criminel, un psychopathe. Elle devait le traiter en tant que tel à présent.
— Comment comptes-tu t’y prendre avec lui ? J’imagine qu’il ne doit pas être très coopératif…
— Je ne sais pas trop encore, avoua-t-elle, l’air abattu. Quoi qu’il en soit, il est coincé dans mon appartement à Paris. Il est dans le coma sur Zénith, et donc condamné à rester sagement dans son monde originel. Il ne connaît rien de la Terre. Je l’ai vu lorsqu’il s’est échappé de l’hôpital. Il était terrorisé par ce qui l’entourait. Pour le moment, il ne présente pas une grande menace.
— Bien. J’espère qu’il te révèlera des informations importantes. Nous en avons plus que jamais besoin. Le peuple des Elfes est terriblement menacé, et nous n’avons aucun allié. Tous les Zénithiens sont ligués contre nous maintenant, confia-t-il d’un ton grave.
— Comment Sian a-t-il réussi à les convaincre de le rejoindre ? Éléna n’a-t-elle jamais réussi à entretenir de bonnes relations avec d’autres clans ?
Noah baissa la tête car il avait décelé un soupçon de reproche dans le ton de sa voix à l’égard de la Reine. Oui, Lily était en colère contre Éléna. Elle la trouvait de plus en plus froide et manipulatrice. Si les Elfes n’avaient aucun allié à ce jour, c’était peut-être pour de bonnes raisons. C’était sans doute la conséquence de leur égoïsme. Les Elfes étaient totalement centrés sur eux-mêmes. Ils avaient le pouvoir d’user l‘Héliogie à l’instar des autres créatures Zénithiennes, et voyageaient sur la Terre de manière clandestine. Ils se suffisaient à eux-mêmes. Seule leur race importait. Ils avaient toujours refusé une quelconque alliance avec les Ombres, bien que ces derniers aient bien voulu collaborer avec eux, jadis.
Face au mutisme de Noah, Lily sentit qu’il était temps pour elle de quitter les lieux. Elle songea aussitôt à son ami.
— Savez-vous où se trouve Kaël en ce moment ?
— La dernière fois que je l’ai vu, il s’entrainait au bord du lac de l’Institut, répondit-il. Il y a environ une heure de cela.
Lily inclina légèrement la tête en guise de remerciement, et s’éclipsa, laissant Noah seul avec ses tourments.

Elle déambula dans les rues sinueuses et calmes de la cité. Il faisait nuit à présent, une brise fraîche lui donna des frissons. L’automne commençait à se faire sentir, et l’angoisse aussi. La ville était déserte car tous les habitants de la ville étaient cloitrés chez eux, et les combattants s’entraînaient sans relâche au sous-sol de l’Institut.
Arrivée à la place principale, elle s’avança vers l’IEH, franchit le parvis et se dirigea vers la Grande Serre. Là, elle s’approcha du lac, et aperçut une belle et singulière créature au torse nu effectuer des mouvements complexes avec son corps. Une dague à la lame acérée dans chaque main, il semblait se battre contre de multiples ennemis invisibles, les yeux fermés. Lily dû le reconnaître, Kaël était un redoutable adversaire. Plus d’un Ombre pâlirait davantage en le voyant manier la dague ainsi. Elle ne souhaitait pas l’interrompre, alors elle s’assit contre le saule pleureur et l’observa un instant.
Quelques minutes plus tard, bien que Kaël ne cesse de s’entraîner, encore et encore, sans jamais s’arrêter, avec de plus en plus de rage et de vigueur, elle ouvrit le fameux Livret que Noah venait de lui donner. Elle méditait sur l’Inconnu et s’en souvenait parfaitement, dans les moindres détails.
Sur la première page du Livret, elle écrivit en grosses lettres « Mes visions sans l’Anneau » ; sur la suivante, elle inscrivit « Le Vulci et l’Inconnu ». Elle décrivit les images qui lui venaient à l’esprit. Lorsqu’elle eut terminé, elle rajouta une remarque. Lily précisa que dans cette vision, elle était parfaitement spectatrice de ce qui s’offrait à ses yeux. Elle voyait mais ne ressentait rien d’autre. La vue était essentiellement le sens qui se manifestait.
Sur la page suivante, elle écrivit « Éléna, le Piano et l’Inconnu ». Ici néanmoins, elle se souvint avoir ressenti la mélodie la transcender. Elle ne voyait pas seulement avec ses yeux, mais elle était sensible aux sons les plus subtiles. Elle sentait encore sa poitrine palpiter aux rythmes des notes jouées avec tant de passion par l’Inconnu. Elle sentit son cœur bondir lorsqu’il se retourna pour la regarder droit dans les yeux. Dans cette seconde vision, elle était sensible à ce que son ouïe lui offrait en plus de la vue.
Elle intitula son troisième songe « La Falaise, le Médaillon et l’Inconnu ». Aux sensations fortes que lui procuraient sa vue et son ouïe, s’ajoutait la sensation de l’herbe douce sous ses cuisses, de la brise caressant sa peau et de la chaleur du soleil…
Quatrième vision : « La Mort du Garçon ». Dans celle-ci, ce détail ne l’avait pas autant frappée, mais maintenant qu’elle s’en rappelait, elle remarqua que les odeurs lui étaient parvenues : le parfum des fleurs au bord du lac, l’odeur du vieux papier du livre que l’enfant avait tenu dans les mains, les relents de transpirations des adolescents qui l’eurent agressé…
Puis vint son dernier rêve éveillé qu’elle avait eu quelques heures plus tôt, le plus funeste : lorsque sa dépouille traînait au milieu d’un désert, la nuit, bien que sa nuque soit tranchée et ses membres paralysés. En plus de la vision terrifiante du désert à perte de vue et de la lune blafarde ; du son assourdissant du vent sifflant dans ses oreilles ; de la douleur insoutenable qu’elle ressentait au niveau de sa nuque meurtrie ; et de l’odeur putride de son corps rongé par la gangrène ; la saveur âpre et insupportable de son sang envahissait sa bouche, lui donnant la nausée. La totalité de ses sens étaient sollicités cette fois-ci, aussi clairement que dans la réalité. Ceci lui donnait la sensation d’y être. Dès qu’elle fermait les yeux, elle avait la sensation de véritablement se trouver dans ce désert !
C’était comme si… comme si plus ces phénomènes se produisaient, et plus ses sensations y étaient développées, les rendant davantage réelles.

— Lily ! Tu es là depuis longtemps ? Je n’avais pas remarqué ta présence, excuse-moi…
Elle sursauta et referma aussitôt le Livret dans un bruit sourd, ayant totalement oublié la présence de l’Elfe. Celui-ci fronça les sourcils à la vue du mystérieux livre qu’elle tenait dans les mains.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Oh, rien…
Intrigué, l’Elfe s’approcha prudemment d’elle, hésita un instant et s’assit à ses côtés, contre le saule pleureur.
— Tu sembles avoir écrit beaucoup de choses dedans… C’est ton journal intime ? demanda-t-il, d’un air curieux et espiègle.
— En quelques sortes, oui.
— Et qu’écris-tu de si intéressant ?
Lily baissa furtivement les yeux, embarrassée.
— Je te taquine, dit-il. Ça ne me regarde pas…
— C’est Noah qui m’a donné le Livret qui appartenait à Jeanne Aurora pour que je décrive mes visions.
— Tes visions ? Celles avec l’Anneau ?
— Non, celles sans l’Anneau. Noah prétend que ça me servirait peut-être, à l’avenir…
Ils demeurèrent silencieux quelques instants, le cœur lourd. Lily se retenait d’évoquer Lixi ou Marius. Elle avait conscience que ce qu’il s’était passé dans les Marais Hurlants avait bouleversé Kaël à tout jamais. Elle ne souhaitait pas remuer le couteau dans la plaie. Néanmoins, l’Elfe osa courageusement évoquer Victor. Lily en profita pour lui raconter dans les moindres détails ce qu’il s’était passé à Paris : l’attente à son chevet, son réveil, sa fuite…
— Je veux que tu fasses attention à toi, déclara-t-il, inquiet.
Kaël massacrait la terre avec un bout de bois et regardait droit devant lui, sa mâchoire très contractée. Il paraissait anxieux.
— Qu’y a-t-il ? se soucia-t-elle.
L’Elfe leva la tête et plongea ses yeux mauves dans les siens.
— J’ai peur qu’il te fasse du mal. Il est peut-être ton frère de sang mais… il reste le fils de Sian Valtori ! Savoir que tu seras seule, que tu es seule, en ce moment même, avec ce monstre chez toi…
— Ne t’inquiète p…
— Personne n’est là pour te protéger ! Je ne suis pas là pour te protéger !
— Ça va aller…
Le regard de Kaël devint plus dur. Il s’écria :
— Non, ça ne va pas ! J’ai déjà perdu Lixi, je ne supporterai pas de te perdre aussi !
Contre son grès, l’Elfe rougit et détourna le regard. Il parut soudainement vulnérable. Lily l’avait rarement vu ainsi. Les Elfes manifestaient jamais de telles faiblesses, ils étaient généralement très fiers et ne dévoilaient pas leurs émotions. Un flux d’adrénaline jaillit dans les artères de Lily, faisant battre de manière presque imperceptible son cœur d’Ombre.
La vue de cette dernière se brouilla et une brève image envahit ses pensées : elle visionna le regard noir et transperçant du fameux Inconnu. Dès lors, un deuxième flux d’adrénaline jaillit à nouveau. Mais celui-là était bien plus puissant et vivifiant. Elle sentit son cœur cogner très fort dans sa poitrine, ses pupilles se dilater, ses lèvres se gorger de sang et ses mains devenir moites. Un nœud se forma au creux de ses entrailles. Ce nœud-là n’était pas désagréable du tout. Il n’était pas comme ces nœuds que l’on ressent lorsqu’on angoisse. Des frissons stimulant galopèrent dans son corps, électrisant chaque cellule. Jamais, ô grand jamais elle n’avait ressenti de telles émotions auparavant. Jamais elle ne s’était sentie aussi vivante qu’à cet instant. Mais elle se ressaisit rapidement, avant que le désir ne se transforme en frustration.
Une fraction de seconde plus tard, l’image de l’Inconnu se volatilisa aussi rapidement qu’elle était apparue. Kaël était en train de la dévisager. Lily pouvait déceler dans les yeux de l’Elfe la même chose que dans ceux de l’Inconnu : le désir. Elle comprit alors que cela faisait déjà quelques longues secondes qu’ils se contemplaient ainsi, dans un silence anormalement prolongé, bien que les pensées de Lily soient pour une tout autre personne. Lorsqu’elle réalisa le malentendu, elle brisa immédiatement cet échange gênant et incongru, se leva maladroitement et s’éclipsa dans la nuit…
L’esprit embrumé et le cœur encore palpitant.

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