La vie coulait paisiblement au château de Hautes-plaines. La Citadelle, comme il était de coutume de le nommer ce lieu, avait non seulement la réputation d’être imprenable, mais également celle d’avoir inventé la douceur de vivre. Dans les contrées aussi rudes que reculées du royaume de Grubens, c’était en soi un vrai paradoxe.

La Reine Erianor y était pour beaucoup. Elle avait marqué profondément la vie courante de son empreinte. Elle avait ouvert les portes du pays aux réfugiés d’Erum, sa terre natale, après la dernière guerre des Elfes. Ainsi, elle avait su dépasser son rôle de souveraine et fait preuve de bonté.
Donnant un nouvel élan à la culture et à la cuisine, elle en avait même accueilli certains au sein de la Citadelle.
Elle encourageait son fils, l’actuel Capitaine de la Garde Royale, à dénicher des artisans lors de ses périples au travers du pays. Elle avait mélangé les us et coutumes des uns et des autres afin de créer ce climat de vie si chaleureux et si particulier.

La souveraine n’était pas ce que l’on pouvait appeler une belle femme. Grande, comme la plupart des habitants originaires d’Erum, elle avait un visage plutôt quelconque. Ses yeux marron étaient de la même couleur que ses cheveux filasses.
Elle portait toujours un bandeau autour de sa tête, tenant ses mèches en chignon. Il protégeait surtout ses oreilles du vent ou du froid en fonction de la saison. Erianor était une femme dure, mais tous la respectaient, car elle était juste.
Malgré ces caractéristiques, il n’y avait pas de personnes plus distinguées et plus gracieuses que la Reine.

La Citadelle était un lieu très organisé.

À l’est du grand plateau de Hautes-plaines se trouvait la Forteresse. Construite autour du gouffre, il s’agissait d’un imposant bâtiment de forme carrée. Ses murs, hauts de plus de cinquante mètres étaient faits de la roche noire du Horn, lisse et sans prise.
La garnison y résidait. Les allées et venues étaient toutes soumises à autorisation. Même le Prince ou le Roi devaient s’identifier auprès des gardes, en montrant le tatouage royal situé à l’intérieur de leur poignet, avant de pouvoir accéder au plateau par le Trou. Bien sûr, cette règle n’était valable que lorsqu’ils arrivaient par la voie terrestre.
Ce chemin était surtout réservée aux marchands ou aux étrangers. Les habitants de Grubens avaient presque tous un cheval ailé dans leur famille, leur permettant d’accéder à la Citadelle par les airs.
La zone d’atterrissage se trouvait juste après la Forteresse et était également sous le contrôle de l’armée.

En sortant de cette dernière, une route d’une dizaine de kilomètres s’enfonçait dans une épaisse forêt de chênes, lieu de villégiature des chevaux sauvages, licornes et autres équidés. Seules les bonnes intentions arrivaient à traverser ces lieux où la magie régnait en maître.
La voie prenait ensuite des détours par de grands pâturages avant de s’arrêter devant le château.
Lors de leur première visite, les étrangers, déjà souvent impressionnés, restaient médusés devant tant de beauté et de grandeur. Les longs murs des remparts, hauts de plus de trente mètres, étaient en grès bleu provenant des Montagnes de la même couleur. Reflétant les paysages alentour, il était coutume de dire que l’ensemble du pays de Grubens se mirait sur ces murs.

Les tours blanches de la garde étaient au nombre de seize pour le premier rempart et laissaient apparaître en quinconce les seize autres vigies, tout aussi blanches, du second rempart.
Une unique porte donnait accès à l’intérieur. Faite de chêne gris millénaire, elle était d’un seul tenant et avait deux battants. On pouvait y lire toute l’histoire du château sculptée à main d’homme.
Une fois l’entrée passée, la troisième cour apparaissait. Ayant la forme d’un croissant de lune, elle abritait jardins potagers, pâtures et champs cultivés. À l’extrême sud se trouvait la charmante bourgade de Grub.
Une route dallée de grès bleue sillonnait jusqu’au village. C’était là que se situait l’arche donnant accès à la deuxième cour.

De même forme que la précédente, elle était cependant un peu moins large. Un chemin commençait par traverser d’autres jardins, où fleurs et plantes médicinales se côtoyaient en alternance, avant d’arriver, dans la corne nord, à la bourgade d’Ens. Toute en montées, ses rues dallées de pavés de porphyre étaient bordées d’une vingtaine d’échoppes aux auvents multicolores. C’était un lieu d’échange et de commerce important. Il était principalement connu pour ses soieries et ses fourrures.
Depuis l’implantation des anciens habitants d’Erum, la ville comptait deux ou trois auberges à la nourriture acceptable. Les boissons faisaient également la renommée de Ens. La bière tenait le haut de l’affiche bien que le thé rose au babeurre avait lui aussi nombreux adeptes.

Là où le calme régnait à Grub, l’agitation définissait Ens.
Les grilles qui laissaient entrevoir la première cour se trouvaient à une vingtaine de minutes de la deuxième bourgade. La route bleue bifurquait et prenait peu à peu une couleur blanche.

De granit pailleté d’argent, les larges dalles vous menaient jusqu’aux fers forgés monumentaux qui gardaient la porte de chêne blanc. Les murs du troisième rempart étaient faits du même granit que celui de la voie.
Hauts d’une vingtaine de mètres, ils possédaient huit petites tours de garde carrées, chacune d’elles était surmontée d’un brasier. Il brûlait toute la nuit, donnant un repère aux chevaux ailés de Grubens qui devaient voler après la tombée du jour.

Contrairement aux deux autres, la première cour était circulaire. Alignées le long des remparts se trouvaient d’un côté les animaleries royales, écuries, porcheries et poulaillers. Tandis que sur le mur opposé, se situaient les demeures des artisans d’art dont les rez-de-chaussée avaient été aménagés en ateliers. C’était dans le fond de cette esplanade, à l’extrémité est du plateau, qu’était sis le Donjon.

Lieu de résidence de la famille royale, des conseillers et de quelques nobles, il possédait en réalité trois tours, une zone arborée abritant le jardin de la Reine et la cour d’honneur. Les tours, bien que de construction indépendante, étaient collées les unes aux autres. Aucune n’avait la même taille. Et si la tour des Communs culminait à une trentaine de mètres, la tour du Roi s’envolait, elle, au-delà des cinquante mètres. La tour intermédiaire, ou tour du milieu, se trouvait entre les deux premières. Toutes trois étaient reliées les unes aux autres par un système complexe d’escaliers extérieurs couverts.

Grivas, la nourrice royale, était en train de monter l’un de ces escaliers sans fin lorsque les trompettes se firent entendre, annonçant le retour de son « petit ». Elle fit demi-tour prestement. De petite taille, un mètre soixante à peine, ronde et ayant des cheveux argent, la vieille femme faillit chuter à de nombreuses reprises tant elle avalait les marches sans vraiment les regarder.

Elle entra dans la tour des Communs au niveau du quatrième étage et prit l’escalier intérieur pour rejoindre les cuisines au premier. Elle ordonna qu’on prépare des poulets rôtis accompagnés de pommes de terre aux herbes, thym et romarin de préférence. Il faudrait aussi se débrouiller pour faire des tartes au citron meringuées même si les agrumes n’étaient pas encore de saison. Du sirop ferait très bien l’affaire, se dit-elle malgré l’avis dubitatif de Gittin, son mari et chef cuisinier du château.

La quantité de légumes à éplucher était importante et le temps imparti restreint. Grittin fit donc appel à tous les apprentis afin de mettre en œuvre un repas digne des soldats qui rentraient enfin chez eux après des mois d’absence. Même Eren, la fille du Maître forgeron qui passait sa punition aux cuisines, fut appelée en renfort.

Elle s’était battue avec l’un des palefreniers au sujet de Dolmo, le cheval blessé du Prince. Non seulement, elle l’avait accusé de mal enduire d’onguent la lésion, mais l’avait aussi agressée lorsqu’il avait essayé de rééduquer trop tôt son aile. Dolmo souffrait et cet idiot ne s’en apercevait même pas ! Le garçon d’écurie s’était vexé et avait dit d’Eren qu’elle n’était bonne qu’à nettoyer la paille. Lui ordonnant de ramasser le crottin, il avait reçu un seul coup de poing qui avait marqué son œil de reflets de beurre noir peu ragoûtants. Cela aurait pu passer inaperçu si les autres garçons d’écurie, témoins de la scène, ne s’étaient pas moqués du jeune homme.
Erianor n’avait pas pu laisser cet incident de côté. Et si le palefrenier avait été suffisamment puni, elle avait par contre appuyé la demande d’Ethias lorsque ce dernier avait supplié sa Reine de blâmer sa fille de façon exemplaire, même si elle avait eu raison.

Le père regrettait aujourd’hui d’avoir éduqué Eren comme si elle avait été son sixième fils. Adorée de ses frères, elle n’en avait toujours fait qu’à sa tête. Plus têtue qu’une mule, elle avait appris, en secret, à manier l’épée avec ses aînés. Capable de faire sortir ses ailes à n’importe quel cheval de Grubens, elle était une cavalière hors du commun, et ce depuis qu’elle avait douze ans.
La jeune fille avait des yeux bleus-émeraude à l’instar de ses frères. Cependant, ses iris prenaient des reflets améthyste en fonction de la lumière. Ses cheveux noirs longs et soyeux étaient en permanence cachés sous un large bonnet. Son visage n’était que rarement visible, car le plus souvent couvert de poussières ou de boue. Enfin, l’absence de poitrine finissait de donner à Eren un air de garçon.

Eren donc, sur ordre de la Reine Erianor, était cantonnée à la corvée de pluche. De ce fait, le plat qu’elle détestait le plus au monde était les pommes de terre aux herbes. Le monticule de tubercules qui se trouvait devant elle lui donnait des sueurs froides et des ampoules aux doigts.
Sa tâche lui avait pris deux heures. Ses mains lui faisaient mal tellement elle avait dû travailler vite. Maintenant que les pommes de terre étaient prêtes et lavées, elle se devait d’amener les épluchures à la porcherie. Il fallait descendre un étage, traverser le cellier royal avant de sortir dans la cour d’honneur. Elle laisserait le jardin de la Reine sur sa droite puis passerait les grilles de fer forgé, représentant des lys entremêlés, qui menaient à la première cour.
Là, elle prendrait encore à droite. Longeant les écuries royales, elle continuerait jusqu’à la porcherie. Au vu de la quantité de déchets, elle en avait bien pour trois aller-retour avant d’avoir tout débarrassé. Eren glissa une pomme dans la poche de son pantalon, se disant qu’elle s’arrêterait pour donner une friandise à Dolmo maintenant qu’il allait mieux.

La Princesse Griselle avait hérité de sa mère ses traits peu gracieux. Elle était d’une nature douce et avait toujours un mot bienveillant pour chacun. De la famille royale, elle devait être la plus solitaire. Aimant la musique, la peinture et la lecture, elle passait de longs après-midi dans sa chambre ou encore dans le jardin de la Reine.

Car Griselle avait une passion : les plantes. Elle en connaissait tous les bénéfices ainsi que les dangers. Elle s’était spécialisée dans les tisanes et avait pris pour cobaye son frère et ses hommes, testant sur eux les bienfaits de ces boissons réparatrices. Si quelques essais avaient été désastreux, conduisant par exemple la Garde Royale à arborer une couleur de peau verdâtre durant plus d’une semaine ou encore des cheveux violets fluorescents pendant un bon mois, elle avait maintenant ses adeptes.

Le thé de bienvenue était attendu de tous les soldats fourbus. Il leur redonnait de l’énergie et soulageait douleurs et courbatures.
Même le Roi, sceptique un moment, à juste titre, avait dû reconnaître que ses rhumatismes se portaient mieux depuis qu’il suivait les conseils de sa fille. Il avait, de ce fait, autorisé qu’elle possède un petit jardin dans la deuxième cour.

Les trompettes des guetteurs résonnèrent une seconde fois. Cette fois-ci, Griselle sut que son frère n’allait plus tarder. Elle commença à faire chauffer l’eau et mit les herbes de la tisane réparatrice au fond d’une grande théière. Elle appela Grivas, personne.
La Princesse descendit alors elle-même le plateau qu’elle avait préparé pour le retour des soldats, espérant qu’une fois encore cela les soulagerait des leurs maux. Ses appartements se situaient au sixième étage de la tour du Roi. Elle prendrait tout d’abord l’escalier intérieur menant au quatrième où elle rejoindrait la tour des communs par la passerelle est. Elle descendrait ensuite jusqu’au premier palier, donnerait son plateau aux cuisines afin que son breuvage soit servi aux soldats pendant leur repas.
Griselle de Grubens croyait avoir tout prévu, même une cape. Cependant, elle n’imaginait pas qu’Erianor passerait la chercher afin de prendre part à la réception officielle du retour de la garde.

Elles descendirent donc toutes deux, escortées des dames de compagnie de la Reine ainsi que des suivantes. Au total, une dizaine de femmes toutes tirées à quatre épingles se déplaçaient dans les escaliers intérieurs de la tour du Roi. Les bruissements des étoffes accompagnaient leurs pas. Elles donnaient l’impression de glisser plutôt que de marcher.

Le plateau quant à lui rejoignit finalement les cuisines dans les mains d’une suivante.

Les Maîtres d’art étaient tous sortis de leur atelier. Grivas regardait les chevaux se poser les uns après les autres depuis une fenêtre du premier étage de la tour des Communs. Ernest, le cinquième fils du Maître forgeron, était en train d’embrasser ses frères Eliott et Édouard, tout juste arrivés. La Reine, accompagnée de Griselle et de nombreuses jeunes femmes, sortait à peine de la tour du Roi. Eren revenait de la porcherie un seau à la main.

Tous levèrent les yeux.

Une vive lumière traversa le ciel. Dalma se posa dans un battement d’ailes. Le temps sembla s’arrêter l’espace d’un instant. Les hennissements de la jeune jument accompagnèrent les murmures et les onomatopées de surprise qui commentèrent le vol du Prince. Une fois son noble postérieur atterrit dans le fumier, quelques rires se firent entendre. Puis vint le silence gêné lorsque le Capitaine de la garde royale se releva. Seul le claquement léger des sabots de Dalma résonnait dans la première cour. Soudain, un hurlement répondit au bruit des fers :

– Dalma, sale carne ! Reviens ici tout de suite, je t’assure que tu vas le regretter !
– Non, mais ça va pas de lui crier dessus ainsi ! Moi je dis que c’est toi qui vas le regretter !

Dans un geste ample, un baquet rencontra la tête du Prince. Il s’écroula une nouvelle fois. Il avait maintenant en plus d’une odeur nauséabonde, un énorme hématome et un affreux mal de crâne. Devant lui, un garçon d’écurie se tenait bien droit, le menaçant du regard.

Ce fut ainsi qu’après avoir vécu deux ans à la Citadelle, Eren rencontra pour la première fois le Prince Héritier Gregory de Grubens.

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