La chaleur. Voilà bien l’une des choses qui m’est le plus difficile dans le sud du golfe. L’air frais et vivifiant de Sidhàn me manque. J’ai tout de même de la chance. Certains originaires du nord ont des vertiges par temps chaud. Ce n’est pas mon cas. Juste que je n’aime pas le temps sec et lourd de la Mer Naweline. Il est plus facile de se réchauffer durant un hiver que de rafraîchir quand même les coins d’ombre sont à peine supportables. Dans les cales, on doit facilement dépasser les quarante degrés. Dans ma cabine, toutes les fenêtres sont ouvertes dans l’espoir d’un brin de vent. Mais il n’y en a pas.

Cela fait cinq jours que le vent ne souffle plus. Au début, nous avons attendu. Finalement, nous avons sorti nos rames neuves. Pour éviter d’épuiser les hommes – surtout en pleine canicule – il ne faut pas les faire trop longtemps et trop souvent ramer. C’est pour cette raison que nous avons accosté sur une plage déserte près de la frontière de Perolis. Nous ne risquons ainsi pas de manquer d’eau ou de nourriture. Depuis, nous attendons et explorons les environs. Dès que le vent se lève, nous repartirons.

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan
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Chapitre VII : Le Marché de Blaisois

« Terre ! TERRE ! »

Exaspérée, Bonnie releva la tête vers la vigie qui s’agitait au sommet du mât. Il avait enfin daigné se réveiller. Mais trop tôt. Une grande partie de l’équipage avait commencé à parier quand ils s’étaient rendu compte que leur collègue dans le nid-de-poule s’était assoupi. La capitaine avait mis quelques piécettes en jeu également. Elle qui avait pensé que le pirate ne s’éveillerait qu’une fois le navire accosté, elle venait de perdre. Ce type n’était vraiment bon à rien. L’autre ne se calmait pas et continuait de hurler à l’indifférence générale – les pirates étaient trop occupés à récupérer ou donner les mises.

« La ferme ! lui ordonna Bonnie. On est même pas à six mètres des côtes. Cela fait bien trois heures qu’elles sont en vue. Sur le coup, on a pas eu besoin de toi. »

Le silence qui lui répondit du haut du mât fut éloquent sur le malaise du matelot. Il avait au moins la décence de l’être.

Le Léviathan avançait rapidement, les voiles gonflées. Quelques éclats de la houle atterrissaient sur le pont. Les côtes de Soul étaient en vue. On corrigea légèrement la trajectoire de la barre pour éviter les endroits fréquentés. Sur les conseils de Victor, on visait le petit port de Blaisois. C’était un petit village de pêcheurs, mais derrière se cachait un marché noir important. Enfoncé dans une petit crique, le port improvisé demeurait invisible aux yeux du monde. Un lieu idéal pour des pirates qu avaient de la marchandises volée à fourguer. Ils n’avaient pas fait de prise depuis les contrebandiers et n’avaient pas non plus cherché à en avoir. Ils avaient déjà de quoi largement se satisfaire et il valait mieux ne pas être trop gourmand au risque d’attirer l’attention sur soi. Tout en préparant les manœuvres, les pirates discutaient entre eux de leurs projets une fois pied à terre et or en poche. Ils jetteraient l’ancre dans la crique à quelques mètres du rivage. Il était plus prudent de garder le navire hors de portée. Les canots seraient suffisants pour qu’ils aillent au village pendant que la cale serait encore pleine. Le plus urgent serait d’aller au marché noir pour négocier et vendre. Une fois, l’argent en poche, ils prendront ce dont ils avaient besoin pour les vivres, de la poudre,des réparations sur le bateau et autres. Le reste serait distribué au sein de l’équipage. Victor avait préparé un sac dans lequel il avait disposé de quelques échantillons de leur butin pour donner une idée aux marchands. Bonnie avait décidé d’y aller seule avec lui.

L’Armada pensait souvent que le gros des marchés noirs se faisaient à Thalopolis. Il fallait avouer que la cité-état qui siégeait au sud des Terres d’Ædan entre la Mer Naweline et le Delta Méphistari était bel et bien une plaque tournante du grand banditisme. Complètement indépendante de la Fédération d’Urian et stratégiquement placée, elle semblait le lieu idéal. Elle proposait de nombreux arrangements aux contrebandiers, pirates et autres voleurs – du moment qu’ils n’officiaient pas chez elle. Mais c’était à Chalice que le plus gros du trafic se faisait, malgré la concurrence rude qu’imposait Thalopolis. Ce continent qui avait crée la Fédération d’Urian et dont la totalité y adhérait se trouvait être sa plus grosse épine dans le pied. Chalice était traversé d’est en ouest par un fleuve immense aux multiples ramifications : l’Amarante. Il avait été nommé ainsi en hommage à la déesse protectrice de Chalice, Guemerah, dont cette fleur était son symbole. Le fleuve permettait un lien entre le Golfe d’Urian et l’Océan d’Esther. Unique passage en dehors du Détroit de Mim. Depuis des siècles, Chalice gardait jalousement ce fleuve et le commerce monstrueux qui en découlait. Les taxes que les pays imposaient sur le passage et les marchandises décourageaient souvent leurs rivaux des Terres d’Ædan à faire commerce avec les pays de l’Océan d’Esther. C’était pour cela qu’ils se contentaient de négocier avec ceux du Golfe. Seuls Damra, Trage et Basraz pouvaient se permettre d’importer des produits d’autres mondes et d’avoir leurs propres taxes grâce à leur accès à l’Océan Cadarshi à l’est des Terres d’Ædan. Mais eux-même demeuraient pour beaucoup de gens inaccessibles à cause des déserts immenses qui les séparaient du Golfe d’Urian. Ironiquement, les Chalicéens se montraient particulièrement friands de ces produits orientaux. Mais seules les plus riches pouvaient se pâmer d’en posséder. Parmi ces produits de luxe, l’ivoire et le safran se trouvaient en tête. Deux choses que proposait en ce moment le Léviathan.

Bonnie avait déjà eu affaire au marché clandestin de Blaisois que ce soit en tant que capitaine ou simple pirate. Elle connaissait bien le village à force. Il pouvait paraître banal et inoffensif. Mais ses habitants avaient de nombreux intérêts à cacher le commerce interdit chez eux. Ils touchaient de bonnes compensations et de nombreux pirates et contrebandiers s’arrêtaient chez eux plusieurs jours durant. La petite auberge du coin n’était jamais vide et les petits producteurs et artisans du coin pouvaient compter sur une clientèle variée et présente. Du moment que les pirates se tenaient tranquilles, chacun y trouvait son compte.

Les côtes se rapprochaient de plus en plus. Une étrange nostalgie prit Victor. Cela faisait longtemps qu’il avait quitté son pays. Il avait encore l’odeur des usines de sa ville natale dans les narines. Ainsi qu’une profonde amertume dans la gorge. Si certains aspects de sa vie d’avant lui manquaient. Beaucoup représentaient un gâchis et une injustice qui le bouffaient de l’intérieur depuis l’enfance. Il en voulait autant à ses parents qu’il les pleurait. Son passé comportait bien trop de contractions pour qu’il pense le comprendre vraiment lui-même. Malgré cela, Chalice lui manquait indéniablement. Son niveau de vie, ses facilités offertes par son avancée industrielle. L’eau courante, l’électricité, chaque jour il constatait leurs manques. Tout ce qui paraissait simple à Chalice devenait une épreuve sur la mer. Son ancien confort doublé d’une vie culturelle et artistique importante, voilà ce qui le rendait nostalgique. Une époque facile, aventureuse et heureuse. L’aventure se poursuivait en un sens, mais pas dans celui qu’il aimait. Était-il heureux ? Pas malheureux du moins. La vie était-elle simple ? Loin de là ! Pas de retour en arrière possible. Alors, il conservait ses remords et ses souvenirs.

Enfin, on accosta. Shad fit baisser l’ancre et remonter les voiles. Le Léviathan s’immobilisa doucement, son balancement suivant celui des vagues. Les hommes trépignaient. Mais ils n’iraient pas à terre tout de suite. En priorité, Bonnie et Victor devaient aller négocier. Une fois la marchandise vendue et le partage fait, les pirates auront quartier-libre à part quelques uns qui seront de garde tour à tour. Seul Nightingal demeurait impassible devant l’ambiance survoltée du bateau. Comme à chaque fois, Shad était sur les nerfs et se montrait plus agressif que d’habitude. Il fallait les tenir. Quelques pirates s’agitèrent autour du canot pour le mettre à l’eau. Victor accrocha le sac d’échantillons qu’il avait préparer dans son dos. Il emboîta le pas de Bonnie et touts deux prirent place dans la petite embarcation. Les balancements hasardeux durant la descente étaient loin d’être rassurants, mais ils les ignorèrent par habitude. La voix de Shad donna le rythme aux pirates qui manœuvraient l’engin. Cela se fit en douceur et rapidement le canot toucha mer. Bonnie et Victor détachèrent chacun de leur côté les liens qui les lier au Léviathan. Une fois cela accompli, ils empoignèrent les rames et partirent vers la plage. L’homme se trouvait toujours étonné par l’instabilité du canot par rapport au navire. Il avait l’impression qu’il risquait à tout moment de passer par dessus bord. Une impression stupide puisqu’il n’était jamais tombé. Mais elle perdurait bizarrement. Ils souquaient rapidement et habilement. En quelques minutes, le bas du petit bateau racla le sable et ils le quittèrent pour le tirer jusque sur la plage où ils l’attachèrent solidement à un rocher. D’un coup d’œil, Bonnie évalua la distance entre la barque et la mer. Elle estima que la marée ne devrait pas l’atteindre et donc décida de la laisser là. Le marché était dissimulé à l’arrière du village. Ils y prirent donc la direction d’un pas sûr.

Soul était un pays assez plat. Il n’y avait pas de montagnes ou falaises creusées de grottes pour s’y tapir. Les contrebandiers avaient donc élu domicile dans une ancienne ferme. Quelques moutons paîtraient devant pour donner illusion. Un vieil homme fumait sa pipe au milieu d’eux. Ainsi, il ressemblait à n’importe quel berger de Chalice jusqu’à son gilet de laine et sa vielle canne recourbée plus haute que lui. Mais l’œil avec lequel il détailla les pirates n’avait rien d’un paysan face à des touristes. Il était dur et acéré. Une lueur au fond de la pupille informa qu’il avait reconnu les deux jeunes gens. Nonchalamment, il sortit un sifflet et souffla brièvement dedans. Mais ce ne fut pas un chien qui arriva. Un homme barbu et costaud sortit d’une grange derrière dont la façade disparaissait sous le lierre. Le vieux berger se leva sur ses jambes qui se révélèrent fort stables. Habitué, Victor posa son sac à terre et retira son manteau. Bonnie demeura figée. Le costaud fouilla d’abord Victor. Ensuite, ce fut le tour de Bonnie qui ne fit aucun geste pour aider. On lui retira son pistolet et son poignard. Ce qui tira un sourire désabusé et à la fois amusé au contrebandier.

« Tu peux pas t’en empêcher, remarqua t-il. C’est nouveau cette poche intérieure dans ta veste ?

– Je l’ai faite en pensant à toi, renchérit Bonnie en remettant son vêtement correctement.

– Charon vous attend à l’intérieur. » intervint sèchement le berger comme si ces mondanités usaient de tout son temps.

Le barbu haussa les épaules, habitué au comportement peu aimable de son collègue. Il guida inutilement les pirates à l’intérieur. Charon était le surnom du chef des contrebandiers. Personne ne connaissait son vrai nom. Il faisait parti des rares qui connaissaient les passages de l’Amarante qui n’étaient pas sous contrôle des autorités Chalicéennes. Ce qui permettait à sa bande de revendre de la marchandises sans taxe ni contrôle. Leurs prix se montraient du coup plus bas que ceux du marché et trouvaient aisément des acheteurs. Surtout quand il s’agissait de produits exotiques ou rares. L’intérieur de la grange était éclairé par des lampes électriques aussi récentes qu’étonnantes dans un tel lieu. Charon tenait surtout à ne pas se faire avoir sur la qualité d’un objet à cause du manque de luminosité. Une grande table ronde était dressée au centre non loin d’un poêle à charbon ; éteint en cette saison. Le chef était installé dans un large fauteuil rouge pendant que trois hommes aussi larges que le barbu qui les avait fouillés restaient debout légèrement en retrait. Charon en lui-même se présentait sous la forme d’un homme d’une cinquantaine d’année à l’apparence soignée et respectable. Ses cheveux poivre-sel mi-longs étaient lissés en arrière et son bouc impeccable. Aujourd’hui, il portait un costume trois-pièce bordeaux à la dernière mode, dont la cravate crème portait en ornement une épingle surmontée d’un petit diamant. À l’approche des pirates, il se leva, un sourire froid et professionnel ourla ses lèvres. Il enleva l’un de ses gants noirs et tendit la main dénudée vers Bonnie.

« Ah, quelle bonne surprise ! Revoilà donc la petite demoiselle Mac Alistair. Ainsi que le fameux sieur Druet. Pourrai-je enfin avoir un jour l’insigne honneur de parlementer seul à seul avec votre charmante capitaine ?

– Pour que tu essaies de m’entuber ? protesta Bonnie en serrant rapidement le bout des doigts de l’homme. Tu rêves !

– Merci David d’avoir accompagné nos amis. »

Comprenant le message, le barbu se retira de la grange. Ses acolytes le suivirent après avoir jeté un coup d’œil rapide à leur chef. Avec de grands signes de bras ostensibles, Charon invita les deux boucaniers à s’asseoir.

« Voilà plus d’une année que je ne vous avais pas vus tous les deux, constata t-il en servant trois verres de vin. Où avez-vous donc pu naviguer pour me faire ainsi languir ? »

Bonnie se saisit du verre qu’on lui tendait, mais n’y posa pas les lèvres. Elle restait toujours sur la réserve avec Charon, se méfiant des ses manières mielleuses et de ses discours ampoulés. Victor ne put s’empêcher de faire tourner le nectar dans son verre. Les traces qu’il laissait derrière son passage lui tirèrent un sourire. Il détailla du regard la robe et sentit son parfum. Visiblement, il s’agissait d’un bon vin. Mais Bonnie n’y connaissait rien et, en dehors d’un mauvais picrate imbuvable, ne trouvait pas vraiment de différences entre deux vins d’une même couleur. C’était Victor l’appréciateur de ce genre de mets trop raffinés et surtout trop pompeux pour la jeune femme. Son compagnon, lui, les aimait trop et ne paraissait pas prêt à oublier d’où il venait. Pendant ce temps, Charon poursuivait la conversion sur le même ton léger comme si le manque de réponse ne le touchait absolument pas. Tranquillement, Victor dénoua le sac et posa un lourd collier en or massif au centre de la table. Ce geste coupa net la parole à leur hôte. L’œil brillant, il chaussa son monocle et s’empara de la pièce. Il le tourna dans tous les sens, le soupesa et observa avec ravissement l’opale rouge au centre.

« Belle pièce, orfèvrerie mesrine, datant de la dynastie Rhafiat. À vue d’œil du moins. Puisqu’il est visiblement l’heure de parler affaire…, commenta t-il. Combien de ces charmantes choses disposez-vous ?

– Tout une caisse, répondit Victor après avoir avalé une gorgée de vin avec délice. Bracelets, boucles, bagues, toute une collection. Dix-huit pièces en tout.

– Intéressant. J’ai un client qui recherche des bijoux de cette période en Darragne. Allez, mes amis, faites-moi un topo. »

Bonnie leva un sourcil à la mention « amis ». Elle avait encore du mal à s’habituer aux étranges manières du contrebandier. Elle n’aimait pas ces comportements. Ce genre de personnes étaient traîtres. Elle préférait les gens francs et directs comme ceux qu’elle croisait en mer. Quitte à se faire poignarder autant l’être par devant que par derrière. Charon attaquait toujours dans le dos avec multiples courbettes en face. Il vendrait sa propre mère pour sauver ses fesses et ses affaires. Alors, une bande de pirates ne représentait rien à ses yeux ; à part quelques produits intéressants pour lui de temps à autre. Elle craignait toujours de voir l’Armada les attendre, planquée dans un coin de la grange de Charon. C’était Victor qui le lui avait présenté. Les deux hommes collaboraient ensemble depuis plusieurs années. D’après ce qu’elle avait compris, Victor avait un temps travaillé pour Charon. Il faisait parti des personnes qui connaissaient le mieux l’homme de l’ombre et sa façon de faire. Donc, le mieux placé pour négocier avec lui. Pour le moment, le revendeur ne leur avait pas fait défaut et avait assez bien payé leurs marchandises. Malgré tout, Bonnie n’aimait pas dépendre de quelqu’un ou d’un réseau. Mais, pour le marché noir, elle n’avait pas vraiment le choix.

Victor vida avec délicatesse le contenu de son sac. Le sourire de Charon, qui n’avait plus rien de faux, s’agrandissait à chaque objet nouvellement dévoilé. Il attrapa la fiole de safran et goutta du bout de la langue l’épice. Son haussement de sourcils annonça la bonne qualité du produit. Il demanda le poids total de la cargaison de safran et fit une grimace en l’entendant. Il comprenait qu’il allait devoir claquer plus d’argent que prévu. Il tenterait certainement de négocier sec en sa faveur. Mais Bonnie était bien décidée à ne pas se laisser faire. L’avidité et la contrariété se lurent sur le visage racé du contrebandier quand Victor parla des défenses d’éléphants qui dormaient dans la cale. Il se renfonça plus profondément dans son fauteuil. Ses doigts se joignirent sous son menton et ses yeux de fouine se plissèrent. Il réfléchissait de toute évidence à sa stratégie commerciale et au prix de la cargaison. Le coût et les bénéfices. Charon réfléchissait toujours en ces termes. Une perpétuelle balance ardemment défendue par sa ruse et sa verve.

« Trois milles, trancha t-il soudain. Sous réserve d’avoir vu l’ensemble des marchandises, cela va sans dire.

– Trois milles ! s’étrangla Bonnie. Espèce de sale rat, t’as pas l’impression de nous enculer, là ?

– Rien que les défenses valent plus de deux milles, intervint plus diplomatiquement Victor.

– Au prix du marché, corrigea Charon d’une voix doucereuse. Et j’ai moi-même des frais jusqu’à la vente. Si je donne plus, comment vais-je faire quelques bénéfices ?

– Ne me fais pas rire ! s’esclaffa Victor. Tu peux en retirer plus du double de ce que tu nous as proposé. Des bénéfices, tu en auras au large. Je connais le marché noir. N’essaies pas de me faire croire qu’une défense d’éléphant se vend cinquante Couronnes. Ça vaut au moins cent pour des basiques sales et éraflées. Avec les quatre à deux milles, je me montre déjà bien généreux. Si tu les refourgues à prix cassé, on toucherait alors cinquante cinquante. Sachant que tu ne le feras pas, tu auras soixante-dix pour cent du prix. Quoique tu fasses, tu seras toujours gagnant. Alors, aies au moins la décence de ne pas nous prendre pour des cons. Ou pire des débutants. »

Un éclat de rire répondit à la petite tirade de Victor.

« Pour sûr non ! Ça, tu n’es pas débutant. Tu as quasiment créé les réseaux de marché noir de Chalice à toi tout seul. Je ne te ferai jamais un tel affront.

– Mais tu tentes toujours de grappiller un maximum.

– Tu connais le métier, Victor ! Ne m’en veux pas d’essayer.

– Pas avec moi. »

Le ton était soudain devenu froid et sec. Le sourire de Charon se fanât. Il détourna le regard et fouilla encore parmi les échantillons sur la table. Le roulement et tintement des bijoux et flacons d’épices qu’on manipulait occupèrent pendant quelques minutes l’espace ; parfois accompagnés des bêlements des bêtes dehors. Le contrebandier prenait son temps. Visiblement, la marchandise l’intéressait, mais il ne voulait pas y mettre le prix. Bonnie commençait à s’impatienter. Son pied tapa la mesure avant de s’emballer sous l’énervement. Elle finit par se lever et à faire les cent pas. À chaque changement de direction, elle lançait un regard noir à Charon qui ne relevait pas. Victor demeurait calme. Il ne lâchait pas son ancien patron des yeux. Il semblait jauger chaque geste et expression. Tous les deux réfléchissaient sur la suite des négociations. Enfin, Charon reprit la parole, immobilisant ainsi Bonnie.

« Trois mille cinq cent. Mais tu me saignes, Victor.

– Mon cul !

– Merci, capitaine, mais je peux m’en sortir seul, articula le trésorier sans quitter Charon des yeux.

– Si je t’emmerde, dis-le tout de suite.

– Il va falloir qu’on parle un peu à l’écart. »

Le sourire du contrebandier était ouvertement moqueur. Le tempérament impulsif de Bonnie l’avait toujours amusé. La capitaine du Léviathan connaissait mal les tarifs en vigueur dans le commerce et ne possédait pas les connaissance en art et en histoire de Victor. Sans ce dernier, elle n’aurait aucune idée de la véritable valeur de sa cargaison et se ferait facilement avoir par les revendeurs. Comme l’étaient presque toujours les pirates. Elle n’avait pas non plus la patience et le tact qui permettait d’habiles négociations. Elle, elle fonçait dans le tas, lâchait toutes ses armes en même temps. Si l’ennemi ne succombait pas dès le premier coup, c’était elle qui tomberait. Elle ne faisait jamais dans la dentelle ni sur le long terme. Des défauts que portaient un très grands nombres de pirates. D’où leur dangerosité, mais aussi leur chute brutale. Il lui fallait vraiment apprendre un jour la stratégie.

Victor s’était levé et avait empoigné le bras de Bonnie. Le couple disparut dehors. Charon demeura seul. Il poursuivit son petit examen. Le Léviathan avait vraiment ramené de très belles pièces. Il pourrait facilement les revendre à prix coûtants. Il avait hâte de voir l’ensemble de la cargaison. Particulièrement, les défenses d’éléphant. Il s’empara d’une statuette en argent représentant un chat assis en majesté. Un diadème ornait sa tête avec en son centre un cabochon en lapus lazilis. Il connaissait cet objet. Il savait qui aurait dû le lui amener. Visiblement, le capitaine Zerkam ne faisait plus parti de ses fournisseurs. Ce qui le soulagea. Bien qu’efficace, ce voleur ædanais se montrait beaucoup trop gourmand dans ses parts. La petite Mac Alistair l’était moins, malgré le talent de Victor pour faire monter les enchères. Ce dernier s’était montré beaucoup moins acharné à défendre la cause de White quand il était à son bord. Il appréciait donc davantage Bonnie. Et connaissant le cœur d’artichaut de son ancien collaborateur, Charon se doutait parfaitement de la raison de sa motivation.

Quand ils furent sortis, les deux pirates contournèrent la vieille ferme pour être à l’abri des oreilles des hommes de Charon. Seulement à ce moment-là, Victor relâcha le bras de Bonnie. Celle-ci se mit aussitôt sur la défensive.

« Je peux savoir ce qui te prend ? demanda t-elle.

– Tu réagis trop, expliqua t-il.

– Ce qui veut dire ?

– Charon ne va pas lâcher son fric comme ça. Tu le connais, non ? C’est un rapace. Il va falloir y aller en finesse si on veut le faire un peu plier. En l’insultant à chaque proposition, tu le braques et il ne montera pas.

– Alors, faut le laisser nous enfler comme ça ?

– Non, mais pas de cette manière. Laisse-moi faire et arrête de gueuler à tout bout de champ. Laisse-moi carte blanche. Parce que là, tu me coupes juste l’herbe sous les pieds.

– T’arriveras à le faire monter ? Parce que là, par rapport à tes estimations, ce qu’il nous propose est juste indécent. Pire que d’habitude.

– Je t’avais dit qu’on devrait rogner sur les prix.

– Pas à ce point là ! On a dit aux hommes qu’on en avait pour plus cinq milles six cent Couronnes. On peut pas se ramener avec la moitié.

– Je ne te garantis pas un miracle, soupira Victor. Mais je vais essayer de le rapprocher de cinq milles. Les marchés ne doivent pas être terribles, sinon il ne se serait pas foutu de notre gueule comme ça. »

Un hochement de tête répondit à Victor. Il allait pouvoir mener les négociations seul avec Charon. Elle allait devoir serrer les dents. Ce ne serait pas facile de se taire si le vieux contrebandier persistait dans ses propositions scandaleuses. Elle avait tout un équipage qui attendait derrière. Elle suivit Victor pour retrouver Charon tout en se mordillant la lèvre inférieure.

Ce dernier ne fit étonnamment aucun commentaire sur leur brève escapade. Les deux pirates se rassirent sans un mot. Avec un faux sourire aimable – il avait visiblement pris des tics de son ancien patron – Victor reprit la conversation comme ci de rien n’était.

« Alors, tu as eu le temps de réfléchir à un prix plus… disons satisfaisant pour nous tous ? »

Charon ne répondit pas tout de suite. Du bout des doigts, il fit légèrement balancer le chat d’argent. La lueur des lampes le faisait étrangement briller, lui donnait des éclats dorés. Bonnie suivait ces mouvements de lumières d’un œil morne comme hypnotisée. Elle ne souvenait même pas qu’ils avaient un tel objet au fond de leur cale. Elle lui supposa de la valeur. Sinon, Victor ne l’aurait pas emmenée pour attirer Charon. Le trafiquant fit se tourner le félin vers lui et regard la pierre bleue comme s’il y cherchait son reflet. Ce qui était impossible vu qu’elle était mat. Il ouvrit enfin la bouche sans relever les yeux.

« Vous avez de très belles pièces, je l’avoue. Vous ne m’avez pas habitué à ça. Ce sont généralement les contrebandiers qui m’apportent de jolis trésors comme ça. J’imagine que certains d’entre eux nourrissent les poissons à présent. C’était malin de s’attaquer à eux plutôt qu’aux marchands.

– Tu as dit que tu connaissais quelqu’un qui recherchait ce genre d’artefacts, reprit Victor.

– Oui, une sorte de banquier. Je n’ai jamais compris ce qu’il faisait exactement.

– S’il en a un, il en a encore d’autres.

– Pour des bijoux, des statuettes et autres objets de décoration anciens, oui. Mais les épices, les défenses… les soieries, ajouta Charon en caressant un voile de soie rouge, à qui vais-je pouvoir les vendre ? Les contrôles ont été renforcé.

– Tu vas me faire croire qu’un homme qui maîtrise tout l’Amarante sur le bout des doigts, qui possède un réseau s’étendant sur tout le continent, qui connaît de grandes personnalités tel que toi craint quelques contrôles supplémentaires ?

– Victor Druet, tu es un vil flatteur. »

Mais le sourire en coin indiquait qu’il adorait qu’on lui rappelle sa réussite et son statut au sein de la pègre chalicéenne. En vérité, Victor et lui avaient de très nombreux points communs. Notamment certains traits de caractères. Ils connaissaient les faiblesses et les forces de chacun. Les négociations tournaient plus au jeu qu’autre chose.

« Trois milles, trancha Charon. Pour les bibelots.

– Seulement les bibelots ?

– Pour le moment, oui. Il faut que je vois le reste. Et surtout que je me renseigne. Le safran ne devrait pas être dur à refourguer à quelques marchands peu regardant. Les soieries et l’ivoire, ça c’est autre chose. Mes hommes vont fouiner pour voir qui en voudrait.

– On saura quand si tu les prends ? ne put s’empêcher d’intervenir Bonnie.

– Le safran et consort quelques jours. Pour les défenses et le linge, aucune idée. Va falloir prendre ton mal en patience, ma chérie. Mais je suppose que ce cher Victor se fera un plaisir de t’occuper. »

La pirate fit mine de ne pas avoir entendu la dernière phrase. Elle se releva. Elle doutait qu’ils puissent obtenir quelque chose de plus pour aujourd’hui. Trois milles pour la moitié de leur chargement était déjà une petite victoire. Victor quitta son siège à son tour.

« On t’apporte le restes des objets dans la journée. Tu as besoin de vérifier quoi ?

– Les défenses et les tissus. Les épices sont de bonne qualité. Mais je dois voir l’état de l’ivoire et si rien n’est abîmé. La soie et compagnie, c’est fragile. J’irai sur votre rafiot demain matin. Pour les babioles, mes hommes récupéreront ici la marchandise dans la journée. Et les vôtres récupéreront le pognon. Marché conclu ?»

Victor approuva. Il faudrait que Shad et lui surveillent les transactions pour qu’aucun pirate n’en profite pour se faire un petit emprunt personnel sans rien demander sur les trois milles Couronnes. Tel un bon prince, Charon les raccompagna avec courtoisie à la sortie et les salua bien bas. Avec un sourire sardonique qui démontrait que la politesse n’était que poudre aux yeux. Les deux pirates n’y prirent aucune attention ou outrage. Les négociations n’avaient pas été aussi fructueuses qu’ils ne l’espéraient, mais ils avaient de belles ouvertures. C’était à Charon de faire le reste maintenant.

**

Ça s’agitait sur le Léviathan à leur approche. Les pirates parlaient vivement entre eux. Shad et quelques officiers restaient à part. Ils semblaient plus réalistes ou pessimistes sur les résultats de négociations avec Charon. Peut-être parce qu’ils connaissaient le coût et les besoins de la vie à bord. À peine le canot arrivé à la hauteur du pont que Bonnie le quitta d’un bond. Elle ordonna à Victor de prendre des hommes avec lui pour commencer à empaqueter les bibelots. Plus vite ils seraient entre les mains des contrebandiers, plus vite ils auraient l’or. Sans un mot, elle partit vers sa cabine. Derrière elle, Shad et les officiers suivirent. Étrangement, lorsqu’il s’agissait d’argent, les ordres semblaient inutiles. Le dernier à rentrer fut Spinolli qui referma la porte derrière lui.

La cabine de la capitaine n’était pas grande et les six hommes devaient se serrer. Bonnie prit place derrière son vieux bureau. Elle dégagea les cartes qui l’encombraient et y disposa des feuilles blanches. La plume au dessus, elle se prépara aux sommes lourdes qui allaient tomber de la bouche de ses maîtres d’équipage. Comme ils avaient pris l’habitude au cours de cette dernière année, ils laissèrent le cuisinier débuter.

« On a encore des restes. Grâce à la prise des vivres de White. Mais ça a duré longtemps.

– On se refait un plein complet ? suggéra Bonnie.

– Oui. On ne tiendra que quelques jours en mer si on ne le fait pas.

– Je vois. » soupira la capitaine.

Cette petite réunion de budget débutait mal. Elle nota déjà les quatre cent Couronnes habituelles des provisions. Elle appela le suivant en croisant les doigts pour qu’il n’ait pas de mauvaises nouvelles. L’un des frères Sergovitch fit un pas en avant.

« On a eu quelques dégâts sur la coque durant l’abordage des contrebandiers. Un de leurs canons nous à touché à bâbord. Quelques fissures, mais il faut les colmater et renforcer le bois avant qu’elles ne s’étendent et fassent de réels dégâts. Ce ne serait pas mal aussi de changer quelques planches du pont qui commencent à faire la gueule.

– Et le grand mât ? J’ai l’impression qu’il s’était tordu ces dernières semaines. »

Sergovitch haussa les épaules.

« Pas grave. C’est logique avec le vent. Il ne craque pas et la torsion reste légère. Il peut tenir sans soucis. Même face à une tempête. C’est la coque qui m’inquiète.

– Et elle va nous coûter combien ?

– Pas cher. Y a juste besoin de pâte, de colle, quelques clous et de bois. Le reste c’est Youri et moi qui le faisons. Je dirais cent ou cent cinquante Couronnes maxi. »

Un grattement sur le parchemin rajouta des chiffres au montant. Alpeh poursuivit en tant que maître voilier. Les voiles n’avaient pas besoin d’être changé. Quelques unes seront recousues par précautions, mais pas besoin de budget pour une opération si futile. Bonnie sourit devant cette bonne nouvelle. Ils n’avaient pas eu de vents forts et encore moins de réelles intempéries. Le bilan d’Aleph était logique, mais rassurant quand même. Si on pouvait éviter que tout l’or versé par Charon tombe dans des réparations, ce serait une bonne chose. Cependant, Devon avait besoin de refaire le stock de poudre et de boulets. Les attaques sur White puis sur les contrebandiers avaient mis à mal les réserves. Même si grâce à la première, ils avaient pu récupérer de la poudre, les boulets manquaient. Et en cette saison, l’Armada rôdait, valait mieux être armé au maximum. Question de bon sens et de prudence. Trois cent Couronnes furent ajoutées. L’équipage du Léviathan n’avait ni pilote – hormis Bonnie – ni chirurgien à son bord et s’évitait ainsi de nouvelles charges supplémentaires.

Bonnie contempla les huit cent cinquante Couronnes à réserver aux frais du navire. Ils s’en sortaient bien.Ne serait-ce que sur les trois milles d’aujourd’hui, la plus grande majorité iraient directement dans les poches des pirates. L’équipage serait plus que contenté en attendant de nouveaux versements pour le reste de la cargaison. Les bars et bordels du coin se verraient très occupés pour les prochains jours. Depuis le temps que ses hommes trépignaient sur place.

On leva l’ancre et le bateau fut rapproché des côtes. La cale serait impossible à décharger en utilisant seulement le canot. Heureusement, une petite crique profonde près du port permettait d’amarrer les bateaux pirates à l’abri des regards. Le Léviathan s’y casa donc là-bas. Une large planche de bois renforcée fut utilisée comme passerelle entre les pontons et le navire. Très vite, l’équipe recrutée par Victor se mit au travail. Les coffres de vaisselles, bibelots et autres objets décoratifs furent descendus. Sous la direction du Chalicéen et de Shad, ils partirent sans plus tarder vers la modeste ferme de Charon où trois milles Couronnes les attendaient. Les autres pirates quittèrent pour beaucoup le bateau pour aller se dégourdir les jambes sur la terre ferme. Bonnie savait d’expérience qu’ils ne s’éloigneraient pas tant que le butin n’avait pas été partagé et qu’ils aient reçu leur part.

Accoudée au bastingage, la jeune femme observa la petite procession qui s’éloignait. Victor guidait à l’avant. Derrière les pirates chargés de coffres et de sacs, l’ombre imposante de Shad. Cette vision lui rappela la promesse qu’elle s’était faite lorsqu’ils abordaient le bateau fantôme. Il fallait vraiment qu’elle profite de cette escale pour lui parler en tête-à-tête. Ils étaient tellement pris dans leurs rôles de capitaine et de lieutenant qu’ils se parlaient à peine. Vraiment sa relation avec Shad lui manquait. L’assassin l’avait suivie dès ses débuts. Elle était déjà pirate avant de croiser sa route, mais son ambition de capitainerie n’était pas encore formée. Il avait été le premier à accepter d’être sous ses ordres, alors qu’ils n’avaient même pas encore de bateau à cette époque. Ensembles, ils avaient volé un navire et trouvé des hommes. Quand l’Aventureuse avait sombré, il était le seul à être resté près d’elle. Sans son soutien et sa fidélité inébranlables, elle ignorait si elle aurait pu s’en relever. Une fois le butin réparti, entraîner Shad dans un coin tranquille pour parler ne devrait aucunement poser problème. Il fallait juste attendre.

**

Quand il s’agissait du partage du butin, les pirates pouvaient se montrer étonnamment éduqués. Quand leurs camarades étaient revenus du repère de Charon, ils avaient commencé à sagement se mettre en ligne. Pour commencer les officiers vinrent chercher l’argent nécessaire pour le navire. Rien n’était fait en cachette. L’équipage observait le partage et chaque dépense était justifiée. Il s’agissait de l’or de tout le monde. Chacun était en droit de voir et de vérifier comment il était utilisé. Une fois cela fait, on divisa le reste en faisant en sorte que chaque homme – qu’il soit officier ou simple marin – reçoive la même part. Même Bonnie n’avait aucun traitement de faveur de ce côté. L’égalité et un minimum de démocratie étaient essentielles à bord d’un bateau pirate. Sinon, la mutinerie serait tellement plus facile et tentante. Les pirates furent servis en premier puis les officiers. 

Excités comme des puces, les hommes quittèrent le navire, la centaine de Couronnes tintant dans leurs poches. Mais cela ne les empêcherait pas d’attendre impatiemment la suite du butin une fois le reste de la cargaison vendue. Bonnie était prête à mettre sa main au feu qu’ils auraient fini de tout dépenser avant même que Charon ait pu refourguer les épices et l’ivoire. Trois marins furent désignés pour surveiller le bateau en l’absence des autres. Parmi eux, elle avait mis Victor de garde. Au moins, elle ne l’aurait pas dans les jambes. Spinolli avait tenu à rester en plus pour pouvoir faire du rangement sans personne pour voler de la nourriture au passage. Sans être de garde, Nightingal n’avait pas montré le moindre signe de désir à quitter le navire. Alors que ses camarades se bousculaient sur la passerelle ou la plage, il avait fait le chemin inverse pour s’enterrer dans la cale avec sa part du butin. En vérité, personne ne l’avait vu profiter d’une escale. Si ce n’était quelques ballades. Il n’avait jamais rendu visite à quelque femme de petite vertu ou s’endetter dans un bar ou un casino. À part pour ses armes ou quelques habits, il ne dépensait jamais son or. Encore un détail qui le distinguait étrangement des autres pirates et hommes en général. Tout le monde était ravi de s’offrir du plaisir avec de l’argent durement gagné. Particulièrement quand on vivait en mer et que notre espérance de vie se montrait si limitée. Qu’espérait-il faire de tout cet or ? Ne craignait-il pas de mourir sans l’avoir dépensé ? De se le faire dérober ? Bonnie secoua la tête. Qu’avait-elle donc à faire des fantaisies de Nightingal ?

Elle fouilla la plage du regard. Shad était déjà parti. Elle avait une bonne idée où le déloger. Mais elle se dit qu’il serait dans de meilleures dispositions à discuter si elle le laissait se détendre un peu avant. Elle quitta le Léviathan à son tour. Elle sentit le regard de Victor sur son dos et l’ignora. Elle avait envie d’une bonne bière fraîche. D’un bon pas, elle dépassa ses hommes qui ne marchaient pas assez vie à son goût et prit la direction du village.

Le village de Blaisois se présentait assez étendu entre les cabanes de pêcheurs et les bergeries ou champs alentours. Mais le centre se concentrait autour d’une place où trônait en son épicentre un puits. Une auberge qui faisait office de bar en même temps était le bâtiment le plus important de l’endroit. Large comme trois maisons et haute de quatre étages, elle paraissait gigantesque aux yeux des villageois. Le reste de la grande place était principalement occupée par des échoppes, alimentaires pour la plupart. Quelques artisans faisaient acte de présence aussi. Toute la vie commerciale et sociale des blaisards se concentraient ici. La jeune femme savait qu’elle ne verrait pas tout de suite la plupart de ses hommes dans le coin. La maison de passe était à l’autre bout, en retrait du village. On ne mêlait pas les braves et honnêtes gens aux dépravés et aux putains. Tranquillement, elle poussa les portes de l’auberge.

Par prudence, elle avait laissé les trois-quart de sa part du butin dissimulés dans sa cabine. Ce qu’elle avait gardé était amplement suffisant pour quelques verres et une ou deux parties de cartes. La grande salle était surtout occupée par des gens du coin. Elle repéra deux hommes de Charon en train de jouer aux dés. Avec un sourire désabusé, Bonnie remarqua qu’aucun de ses pirates n’étaient là. Elle dût légèrement sauter pour monter sur les hauts tabourets du bar. Cet endroit était vraiment réservé aux hommes. Mais l’aubergiste ne fit pas de remarque. Sans doute avait-il remarqué les traces de sels et d’eau sur son manteau. Ou simplement qu’il avait deviné d’où elle venait car elle n’était pas du coin. Elle reçut une choppe rapidement. La fraîcheur de la boisson et son goût de houblon lui emplit la bouche avec délice. Elle avait toujours préféré la bière ou le cidre aux alcools forts que les pirates amenaient à bord. Son père en buvait. À chaque fois qu’il revenait de Sidhàn, il en ramenait plusieurs fûts. Elle se rendit compte qu’elle ne se souvenait plus ce que buvait sa mère. Elle se délecta d’une autre gorgée.

Elle en était à son troisième verre. Personne n’était venu lui parler. Elle profitait à fond de ce moment de calme et de solitude. Quand on vivait sur un bateau, ce luxe n’était guère permis. Elle avala avec un plaisir non dissimulé la mousse qui traînait au fond de la choppe. Elle s’apprêtait à rappeler le barman pour en recommander quand elle sentit une présence dans son dos. Elle espérait que ce n’était pas un pêcheur ivre venu pour la séduire. Sa main gauche glissa vers le poignard à sa ceinture. À travers ses courtes mèches rousses, elle jeta un regard derrière elle. Ce n’était que Shad. Sans un mot, il prit place à ses côtés. Il commanda un verre de vodka et une nouvelle bière pour Bonnie. Ils n’échangèrent pas de parole jusqu’à ce que l’homme posa leurs verres sur le comptoir.

« À la tienne, Capitaine ! » clama Shad en levant son verre.

Bonnie sentait l’odeur forte de la vodka jusqu’ici. Elle imita le geste de son second et les verres s’entrechoquèrent.

« Je ne sais pas comment t’arrives à boire ce truc, dit-elle après une gorgée. Je suis sûr qu’on pourrait décaper le pont avec ça.

– Question d’habitude, je suppose. » répondit l’homme du nord avec un sourire.

Il avala cul sec son verre. Et il ne toussa même pas. Il fit cependant une légère grimace. Selon ses dires, la vodka était assez bas de gamme. Bonnie voulait bien le croire pour cela. Après tout, Soul était loin de Birenze. Un petit port de pêche comme Blaisois ne devait pas pouvoir commander facilement du bon alcool étranger. Surtout aussi spécifique que celui-là. Seuls les birenziens semblaient le supporter et l’aimer. Certainement un mélange d’esprit de contradiction et de patriotisme. Son lieutenant se demanda s’il y avait de quoi manger ici. Il porta son choix sur une assiette de charcuterie. En attendant la commande, Bonnie reprit la parole.

« Ça a été rapide, lâcha t-elle sur un ton goguenard.

– Y avait que des troublons. Et puis… pas vraiment envie d’une bonne femme. La diversité des choix n’est pas le point fort de Blaisois.

– Visiblement, les autres s’en contentent, ricana Bonnie.

– Ils baiseraient n’importe quoi du moment qu’on prétend que ça comporte un vagin. »

Une grosse assiette fut posée devant eux. Shad paya de sa main droite et piocha dans le plat de la gauche. Bonnie suivit son exemple et s’attaqua à un saucisson. Qui allait très bien avec sa bière d’ailleurs. Son ami commenta que le goût était suffisamment fort pour faire passer la pisse de chat qu’on lui avait fait boire. Non vraiment la vodka avait été autant à son goût que les catins.

Tout en mastiquant, Bonnie se disait que l’occasion qu’elle attendait se présentait maintenant. Ils étaient seuls. Aucun pirate aux alentours. Victor était bloqué sur le Léviathan jusqu’à demain. Mais qu’avait-elle à dire ? Ils s’étaient éloignés ces derniers mois. Mais comment rattraper ? Devait-elle prendre des gants ? Non, Shad était quelqu’un de direct. Autant rentrer dans le tas immédiatement.

« Ça faisait longtemps qu’on ne s’était pas vu comme ça, autour d’un verre.

— Oui. Faut dire qu’on a pas eu de chance durant les dernières escales. Elles étaient… mouvementées. »

Bonnie étouffa un rire. Mouvementé était un euphémisme. Au Delta de Méphistari, White avait débarqué. Ils en avaient profité pour monter leur petit piège. Avant à Corosis, deux navires de l’Armada étaient arrivés. Un coup de malchance, ils poursuivaient un autre équipage qui en fuyant les avait conduis droit sur eux. Elle ignorait si les autres s’en étaient sortis et s’en fichait royalement.

« Oui, mais ça date d’avant. On se parle plus. »

Shad ne répondit pas tout de suite. Il s’alluma tranquillement une cigarette. Bonnie en reconnut l’odeur. C’était une de celles de Victor. Il s’améliorait s’il parvenait à faire les poches du trésorier maintenant. Ou c’était le chalicéen qui se reposait trop sur ses acquis.

« On s’est laissé bouffer par nos responsabilités. C’était pas comme ça sur l’Aventureuse, poursuivit la petite rousse. Mais après l’avoir perdue, j’avais tellement peur de refaire les mêmes erreurs avec le Léviathan… Du coup, j’en ai fait d’autres. Putain, c’est vraiment con et cliché ce que je raconte.

– C’est plus comme avant, en convint Shad en tirant une bouffée de tabac. Notre situation aussi a changé. C’est normal.

– J’aurais dû t’écouter quand on s’est retrouvé face à cette maudite caravelle. Avant, je l’aurais fait.

– Tu as un rôle. Celui de capitaine. C’est à toi de prendre les décisions, de mener une attaque, d’assumer tous les échecs ou les exigences de tes hommes. Au moindre mécontentement, c’est toi qui prend. De plus, tu as une autorité à conserver. Surtout en tant que femme. Même si à Sidhàn une femme au pouvoir ça coule de source, ce n’est pas le cas pour la plupart des peuples. Regarde les problèmes qu’on avait avec Devon au début.

– Oui, mais c’est pas une raison de t’envoyer chier.

– T’es en train de me jouer quoi, Bonnie ? la coupa Shad. Tu veux qu’on se mette à chialer ou quoi ? Je te préviens, tu vas être toute seule sur ce coup.

– Désolée si je manque de respect à ta virilité de mâle dominant et insensible, ironisa Bonnie. C’est juste que… tu me manques.

– Qu’est-ce que je disais ?

– Parce que toi, tu t’en fiches que ça ait changé entre nous ?

– Que les choses évoluent, c’est normal. T’es plus la gamine que j’ai rencontrée. Moi aussi, j’ai changé. Après, j’avoue que je l’ai eue mauvaise quand tu m’as rembarré devant tout l’équipage.

– Désolée. Mais on avait tellement besoin d’une prise et les hommes étaient déjà surexcités. J’avais peur de perdre le contrôle de la situation si je changeais mon fusil d’épaule. C’est à ce moment-là que j’ai remarqué que nous n’étions plus aussi proches. Quand tu m’as appelé par mon prénom. Tu ne l’avais plus prononcé depuis des mois.

– Ce truc ne pas se nommer par les prénoms, expliqua lentement Shad, c’est pour que les hommes ne se retournent pas contre moi. Comment pourraient-ils avoir confiance s’ils croient que je serai toujours de ton côté au détriment du leur ?

– Parce que c’est pas le cas ?

– Si, mais faut pas qu’ils le sachent. Je les butterai tous un par un si tu me le demandais. Tu le sais, non ?

– Y a intérêt, sinon j’te vire ! s’esclaffa la capitaine.

– Quant à ce qui se passe en dehors du bateau, ça arrive et c’est tout. C’est normal. Faut juste qu’on pense à limiter les dégâts. À garder confiance l’un envers l’autre. Ce n’est pas comme si t’étais toute seule encore. T’as Victor, tu es capitaine d’un brigantin. Je suis sûr que ton père aurait été fier.

– Il n’aurait jamais parié sur moi, je crains. Quant à Victor, ça n’a rien à voir avec toi.

– J’espère bien ! Je suis quand même vachement mieux gaulé que lui.

– Même si c’est plus comme avant, on est toujours nous deux ? Bonnie Mac Alistair et Shad Bersky ?

– Andrashad, corrigea l’assassin.

– Merde avec ton nom à rallonge.

– Ne t’inquiète pas pour ça, ma belle. Le jour où je ne pourrai plus te saquer, je te balancerai par dessus bord pour prendre ta place.

– J’ai intérêt à rester armée, même au plumard. 

– Peuh ! Tu me sous-estimes. Et puis ce n’est pas avec le gringalet qui chauffe ta couche que tu seras de taille face à moi.

– J’avoue, il va se casser un ongle le Sieur Victor ! »

Ils éclatèrent de rire en même temps. Cela faisait tellement de bien. En mer, les vraies relations semblaient ne pas exister. Alors quand on avait un véritable allié, il ne fallait jamais le perdre. Sinon, on finissait au fond de la mer plus rapidement que prévu. Ils commandèrent de nouveaux verres. Shad opta pour une bière également cette fois ; déclarant qu’il refusait de mourir bêtement empoisonné.

« Il est satisfaisant au lit au moins, j’espère ?

– Ça peut aller, marmonna Bonnie en reprenant du saucisson.

– Sinon, tu vas arrêter de me piquer ma bouffe ? »

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