Les doigts tremblant sur le clavier, Lucie composa le code de déverrouillage que lui avait confié Bradley quelques heures auparavant. La peur lui nouait l’estomac : peur de ce qu’elle allait découvrir au bout de la passerelle, mais aussi de déclencher un signal qui alerterait les techniciens chargés de veiller au bon fonctionnement de la cité-bulle. Deux voyants lumineux, l’un rouge, l’autre vert, se mirent à clignoter en alternance sur l’écran de contrôle, et elle retint sa respiration jusqu’à ce que la lumière se stabilise sur le vert, et que la porte du sas se déverrouille avec un bang sonore.

Alors seulement, elle se détendit un peu, soulagée qu’aucun mugissement de sirène ne se soit fait entendre. Ce n’était pas une garantie absolue de leur discrétion, bien sûr, mais c’était déjà ça. Martha attrapa le battant qui s’était légèrement entrebâillé, le tira à elle avec circonspection et se pencha pour voir comment se présentait l’autre côté. L’immense passerelle vitrée qui menait à la couronne d’amarrage était plongée dans l’obscurité, et bien qu’elles se soient munies de lampes torches, elle allait devoir le rester pour ne pas attirer l’attention. Les deux femmes échangèrent un regard avant de s’engager dessus, l’une après l’autre. Le silence était total, seul résonnait le bruit de leurs talons sur le sol métallique.

— Je déteste y aller comme ça à l’aveuglette !

— Nous n’avons pas vraiment le choix. Tu perçois les mouvements des animaux marins de l’autre côté de la vitre ? La moindre lumière nous ferait immédiatement repérer.

— Peut-être pas au milieu de la nuit… La plupart des gens sont censés dormir, non ? C’est précisément pour cette raison que nous avons choisi ce moment.

— On ne sait jamais, je préfère ne pas prendre de risque. Tu connais le proverbe : prudence est mère de sûreté…

Suite à leur conversation avec Bradley, elles avaient découvert, à l’immense satisfaction de Martha, qu’un certain nombre de gens remettaient en cause la manière dont De Vallois imposait sa loi dans la cité-bulle. Le psychologue voyait défiler une part importante de la population atlante, et son handicap lui attirait la sympathie de la plupart d’entre eux. Les séances de thérapie faisaient partie intégrante du projet, et ce depuis la toute première immersion. Ils vivaient dans un espace clos, et comme pour les astronautes, cela nécessitait un suivi psychologique régulier. Or, De Vallois était persuadé d’avoir Fisher sous sa coupe. C’est pourquoi non seulement il lui fichait la paix, mais en outre, il n’hésitait pas à lui envoyer ses plus proches collaborateurs.

C’est ainsi que Bradley Fisher s’était tout d’abord vu confier, sous le couvert du secret professionnel, des cachotteries qui n’étaient pas si innocentes ou des remarques qu’il estimait parfois dangereuses. Il en était même venu, peu à peu, à servir d’intermédiaire entre ces résistants désorganisés mais que la peur et les injustices finissaient par rendre plus téméraires. Il savait des choses, il avait des contacts, et Martha finissait presque par considérer la mort de cette pauvre Lexie comme quelque-chose de positif, puisqu’elle avait décidé Fisher à se dévoiler. Elle gardait bien entendu cette pensée pour elle, sa douce Lucie en aurait probablement été outrée. Pour l’heure, elles devaient se hâter.

Autrefois, la passerelle était équipée d’un immense tapis roulant qui permettait d’accéder à la couronne située à son extrémité sans se fatiguer. Il avait été désactivé avec le reste, et les amis de Bradley n’avaient pas osé le remettre en marche, de peur que cette soudaine et non négligeable dépense d’énergie n’attire elle aussi l’attention. Lucie et Martha n’auraient pas dû mettre plus de deux minutes à parcourir la totalité du tunnel, mais elles prirent quelques instants pour admirer Nouvelle Atlantide vue d’en bas. Ni l’une ni l’autre ne l’avait jamais admirée de ce point de vue, habituellement réservé aux techniciens de maintenance, et c’était à n’en pas douter un spectacle extraordinaire.

Lorsqu’elles atteignirent la limite de la passerelle, une nouvelle porte étanche se dressa devant elles. Le code d’accès au sas était différent du précédent, mais les contacts de Fisher le leur avaient également communiqué. Malgré tout, Lucie se sentait de plus en plus nerveuse. Elle avait confiance en Bradley : c’était un confrère, elle le connaissait bien, depuis des années, et il s’était remarquablement occupé d’elle à la disparition du bébé. Mais ses mystérieux informateurs, en revanche, pouvaient parfaitement jouer double jeu pour Victor. Retenant inconsciemment son souffle, elle saisit le code sur les touches lumineuses du pavé numérique.

Elles attendirent que la lumière passe au vert, mais le voyant resta obstinément sur le rouge. Sa tension monta d’un cran. Fronçant les sourcils et expirant lentement pour tenter de conserver un semblant de calme, Lucie le tapa à nouveau, moins vite pour être sûre de ne pas faire d’erreur. Mais elle n’eut guère plus de réussite. Désemparée, elle se tourna vers Martha qui activait déjà l’oreillette qu’elle portait depuis qu’elles avaient quitté la sphère principale. On suivait leur progression pas à pas, et une voix masculine inconnue l’informa que le sas situé de l’autre côté de la porte était inondé. L’espace d’une seconde, Martha sentit un abyme s’ouvrir sous ses pieds.

— Quoi ? Mais enfin comment est-ce possible ? Vous ne vous en étiez pas rendu compte avant ?

Elle était furieuse. Elles avaient pris d’énormes risques pour quitter l’appartement au beau milieu de la nuit, se faufiler dans la cité-bulle en évitant les couche-tard et les insomniaques, traverser les ballasts par les cages d’escaliers et enfin se faufiler dans un container de recyclage pour atteindre le bas de la rampe. Et tout ça pour quoi ? Pour qu’un crétin leur annonce au dernier moment que la voie qu’elles avaient choisie n’était pas praticable !

— Il se trouve que ce n’était pas le cas avant. Quelqu’un vient de l’inonder volontairement…

Lucie la dévisageait avec inquiétude, et Martha lui répéta ce qu’on venait de lui dire. Tous les sas fonctionnaient de la même façon, salles étanches que l’on remplissait d’eau avant d’ouvrir un accès sur l’extérieur, puis que l’on vidangeait lentement une fois que celui ou celle qui voulait gagner la couronne s’y était faufilé. Bien que directement relié à la passerelle, celui-ci ne faisait pas exception à la règle. Son remplissage ne pouvait avoir qu’une seule signification : elles étaient repérées. Restait à savoir par qui ! Car si, comme elles le soupçonnaient, la couronne n’était pas vierge de tout habitant, cela pouvait parfaitement être une personne située à l’intérieur.

— Et vous ne pouvez pas agir de l’endroit où vous êtes ?

— Que pensez-vous que je sois en train de faire ? Mais ça prend du temps, une vidange ! Si vous n’aviez pas lambiné en route, nous nous en serions aperçus avant que l’immersion ne soit totale.

La vieille femme rongea son frein, fort peu désireuse de se mettre la résistance à dos dès leurs premiers échanges. Celui qui s’exprimait ainsi dans l’oreillette avait déjà l’air bien assez exaspéré comme ça. Elle leva les yeux au ciel à l’intention de son amie, et c’est alors qu’elle aperçut l’expression angoissée de ses traits. Blême, les yeux écarquillés sous l’effet d’une surprise de toute évidence horrifiée, Lucie regardait fixement à travers le plafond vitré de la coursive. Suivant son regard, Martha la rejoignit pour avoir le même point de vue qu’elle. La couronne se dressait au-dessus d’elles, massive et inquiétante, et légèrement sur la gauche, à travers le panneau faiblement illuminé d’un hublot, deux visages les observaient avec curiosité.

Ils se trouvaient à une dizaine de mètres tout au plus, et elles distinguaient suffisamment leurs traits pour identifier à coup sûr deux jeunes gens, un garçon et une fille. Se sachant repérés, ils disparurent promptement, sans se douter que leur seule présence constituait la confirmation que les deux femmes étaient venues chercher.

— Vidange terminée ! Vous pouvez y aller, hâtez-vous.

Le sas s’était ouvert de lui-même, révélant une atmosphère humide et iodée. Une obscurité anomale régnait de l’autre côté. Sans marquer la moindre hésitation, Martha prit Lucie par le bras et essaya de l’entraîner à l’intérieur, mais elle résista de tout son poids. La présence d’être vivants, et plus précisément d’hommes et de femmes inconnus, dans cette couronne abandonnée depuis vingt-sept ans confirmait ses pires soupçons. Brusquement, elle n’était plus si sûre d’avoir envie d’en apprendre davantage sur eux et les raisons de leur secrète présence.

— Nous sommes allées trop loin, Lucie, on ne peut pas s’arrêter là. Tout comme on ne peut pas le laisser continuer en toute impunité, il est devenu mégalomane. S’il est réellement en train de faire ce que je crois qu’il fait, nous devons l’arrêter.

— Et à quoi pensez-vous, au juste ?

Elle n’avait pas demandé qui, elle savait pertinemment à qui Martha faisait référence. Elle commençait aussi à entrevoir les tenants et les aboutissants de toute cette sombre histoire, mais elle avait besoin de se l’entendre dire. Pourtant Martha se refusa à le faire, c’était à Lucie d’arriver à ses propres conclusions. Elle tira résolument sur son bras et cette fois, cette dernière se laissa entraîner, refermant soigneusement la porte derrière elles. Sitôt le mécanisme enclenché, une lumière crue s’alluma au-dessus de leurs têtes, révélant une petite salle entièrement carrelée et aussi froide qu’une morgue. Martha réprima un frisson.

— Et dire qu’on nous a fait croire, pendant toutes ces années, que cette couronne était désaffectée. Je n’en reviens pas, comment avons-nous pu être aussi crédules ? Il y a de l’électricité et en prêtant l’oreille, on entend même le bourdonnement du système de recyclage de l’air.

Lucie secoua la tête avec impuissance, incapable de réagir. Martha avait toujours eu une force de caractère bien supérieure à la sienne, et ce fut à nouveau elle qui se remit le plus vite. Elle traversa résolument la salle en direction de la porte interne du sas, celle qui leur permettrait d’accéder à la coursive principale de la couronne d’amarrage. Mais une silhouette encapuchonnée de noir apparut soudain à travers le hublot, et un regard d’une intensité familière plongea dans le sien. Martha étouffa un cri de stupeur en portant la main à sa bouche.

— Oh mon Dieu ! Amaury ?

Quatre mots qui eurent au moins le mérite de faire réagir Lucie. Elle releva brusquement la tête et en quelques enjambées, rejoignit Martha devant la porte, à laquelle elle s’accrocha comme à une bouée de sauvetage. Elle se sentait sur le point de sombrer. De l’autre côté de la vitre, l’homme continuait à les fixer de manière effrayante, les traits dissimulés dans les profondeurs de sa capuche. Après ce qui leur parut être une éternité, il leva lentement les mains, et dévoila son visage avec un sourire carnassier. Lucie cessa tout bonnement de respirer. Ses mains devinrent moites et ses doigts se mirent à trembler. Dressé devant elles, se tenait un homme mort depuis vingt-sept ans…

De son côté, Martha considérait le revenant avec une stupéfaction identique, ce n’était pas vraiment ce à quoi elle s’était attendue. Tout le monde connaissait l’histoire. Victor De Vallois et Amaury Duvignac s’étaient rencontrés un peu avant le début du projet Nouvelle Atlantide. Le premier avait l’intelligence et la beauté pour lui quand le second était laid comme un pou, mais ambitieux et surtout milliardaire. Dès les premières semaines, ils s’étaient entendus comme deux larrons en foire et avaient brillamment porté le projet au bout de leurs bras. Pourtant, lorsque Duvignac avait péri dans la couronne à cause de l’avarie technique qui avait coûté ses jambes à Fisher, Martha n’avait pu s’empêcher de se demander si la seconde tête de l’hydre n’avait pas tout bonnement dévoré la première.

Cela n’avait fait que lui traverser brièvement l’esprit, et elle s’était bien sûr gardée de faire part de cette drôle d’idée à qui que ce soit. A présent qu’elle avait devant les yeux un Duvignac vieilli mais de toute évidence parfaitement vivant, elle s’en félicitait, même si la vérité s’avérait probablement pire encore que tout ce qu’elle aurait pu imaginer. L’homme avait simulé sa mort, et vivait depuis lors dans cette couronne où personne n’était plus censé mettre les pieds. De Vallois était-il dans le secret ? Dans quel objectif ? Des dizaines d’interrogations fusaient dans son esprit, questions qu’elle comptait bien poser séance tenante, mais un puissant gargouillis l’en détourna. Le sas se remplissait de nouveau, sauf que cette fois, elles étaient à l’intérieur !

Derrière l’épais hublot, le sourire de Duvignac s’accentua méchamment. Il ne faisait aucun doute qu’il en était responsable, et Martha comprit avec horreur qu’ils n’hésiteraient pas à tuer à nouveau pour protéger leur secret, quel qu’il soit. De longs jets d’eau de mer sortant des murs convergeaient au centre de la pièce et très vite, les deux femmes pataugèrent dans dix centimètres d’eau. Martha contacta à nouveau l’homme de l’ombre qui leur tenait lieu de complice, mais ce dernier s’avoua complètement impuissant. Les commandes du sas avaient été basculées en mode manuel et de là où il se trouvait, il ne pouvait rien pour elles.

Folle de rage, Martha se précipita sur la porte et se mit à cogner du poing contre la vitre, tant par colère que dans l’espoir de réussir peut-être à la briser. Espoir illusoire, sans le moindre doute, puisqu’elle était conçue pour résister à une pression autrement plus importante. Le vieil homme au regard incendiaire se détourna avec indifférence et disparut bientôt à leur vue.

— N’espérez pas vous en sortir à si bon compte, Duvignac ! Nous ne sommes pas seules. Il y a des gens en haut qui savent précisément où nous sommes et pour quelle raison, nous sommes même en contact direct avec eux. Ils savent que vous n’êtes pas mort !

Elle avait haussé la voix sur la dernière phrase, comme pour être certaine qu’il l’entendrait, bien qu’il se soit éloigné. Mais c’était complètement vain, il avait disparu et ne reviendrait sans doute pas. Martha tourna sur elle-même à la recherche d’une solution. Lucie s’était précipitée d’instinct sur les ouvertures les plus proches et tentait de les obstruer de ses mains. La pression était telle que cela ne rimait à rien, mais au moins essayait-elle de faire quelque chose. Martha se mit à longer frénétiquement les murs à la recherche d’un bouton rouge d’arrêt d’urgence pour interrompre le processus. C’était de plus en plus difficile, au fur et à mesure que le niveau de l’eau montait et lorsqu’elle le trouva enfin, elle se jeta dessus avec un intense soulagement.

Cela n’eut aucun effet, les mètres cubes d’eau continuèrent à se déverser dans le sas.

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