La pluie.
Preuve que même le ciel éprouvait de la compassion pour notre condition. De fines gouttes formant un linceul luminescent, partout autour de moi, me forçant à me couvrir pour ne pas entendre ces pleurs divines. La présence de mes bottes en cuir gagnait tout de suite en pertinence, d’un coup de baguette magique ; je pouvais m’embourber à tout instant, sur ces routes de terre à moitié boueuses.
La pluie…
… Fine, au demeurant. Mais une bruine assez conséquente pour se montrer ennuyeuse. Pour certains, rien qu’un mal de plus s’ajoutant au fardeau général, indépendant des actions et de la volonté de l’homme. Pour moi, le mauvais sort nous touchait, cette malchance qui affectait mon cœur supposé de pierre, devenu hélas trop lourd. Telle une éponge, il avait absorbé l’humidité pour m’encombrer d’un poids empli de nostalgie.
Les dieux m’urinaient dessus.
… Aaaah, son regard. Je me souviens aussi de ça.
Deux émeraudes étincelantes, les yeux écarquillés et rougis par le sel de sa souffrance. Elle avait pleuré, cette fille-là – toute personne sensée aurait pu établir cette conclusion, mais c’est cette scène, précisément, qui me revient en tête lorsque je plonge dans le passé.
Dans cette marée de souvenirs flous se distinguent ces moments-clés, de véritables phares guidant le pêcheur perdu en pleine mer, conquis par le chant d’une sirène.
La pluie, puis ce regard. Des repères infaillibles ancrés en moi.
La pauvre était attachée sur la place publique : des fers empêchaient son sang de circuler dans ses mains blêmes aux doigts de fée, attachées en hauteur, son corps penchant lourdement en avant, retenu par ces prises métalliques. De la terre avait séché sur son visage fragile ainsi que sur ses oripeaux déchirés, et sa chevelure ressemblait à de la paille. Une envoyée du ciel.
Elle me suivit du regard depuis la demeure du comte. Deux gardes s’occupaient d’elle, cette statue organique trônant au beau milieu de la ville. Une véritable œuvre d’art ayant subi, hélas, les outrages du temps, bien que derrière ce masque se terrait une belle et jeune fille.
La pluie vint après. Malgré les nuages noirs qui me paraissaient provenir de l’unique brasier de la ville – chose que je venais de rectifier –, la chaleureuse présence d’Ystos parvenait à se frayer un chemin jusqu’à l’île. Un rai de lumière, notamment, illuminait le faciès terreux de la colombe, prise au piège dans sa cage rouillée.
Ce regard… Deux perles vertes que je refusais de contempler.
Mon chemin me fit quitter la portée de la vigie meurtrie, me glissant dans les recoins purulents du village portuaire. Tout allait se mettre à suinter, bien assez tôt. Plus j’avançais, plus les bicoques semblaient vouloir s’écrouler au prochain coup de vent nerveux.
Au loin se dessinait ce que je désirais : un navire en construction, père de nombreux bruits s’inscrivant sans bavure dans la trame sonore globale. Le pont du bâtiment venait d’être terminé le mois dernier, au plus tard, tandis que l’entreprise avait commencé l’an passé.
Mon arrivée avait succédé les prémices de ce gigantesque projet – gigantesque, vu ceux qui tenaient les fouets –, et je m’étais laissé supposer qu’une ville de cette taille se brûlerait les ailes en persévérant de cette manière…
Eh bien, j’avais tort.
Les travaux se portaient à merveille – tout le mérite revenait à l’Empire, bien sûr. Les nains n’y étaient pour rien dans cette affaire, ça non. Tempêtes côtières et climats ardus ne pouvaient empêcher Sa volonté d’acquérir Son jouet en bois à l’échelle agrandie.
Les nains…
Je grimpai un escalier de fortune creusé dans la roche, renforcé de planches de bois offrant un passage sûr entre les différents niveaux. Une telle surface pouvait se révéler glissante lors d’intempéries, choses malheureusement fréquentes par ici.
Alors que le bas recelait les quartiers résidentiels de la ville – termes anoblissant la vraie nature de la zone plutôt que la décrire –, le haut était réservé aux artisans. La fumée de la forge ne dérangeait pas ces chers citoyens, de cette façon. Inutile de mentionner de nouveau celle du brasier ; l’odeur devenait plus âpre à mesure que je montais.
Les nains, donc. Ils étaient en plein labeur, la sueur au front, leur pilosité abondante n’arrangeant pas l’avis qu’un inconnu pût se faire en les étudiant. Par chance je n’étais pas un inconnu, et mon odorat semblait déjà être occupé.
Je ne reconnus aucun d’entre eux ; leur espérance de vie était altérée, en ces temps-là. Pourtant, je fis mine de les inspecter de mon mieux, un par un, notant dans un coin de mon crâne leurs qualités et défauts. Tout se jugeait au physique, évidemment, et ma liste de pours et de contres penchait surtout d’un côté : à quoi bon faire le difficile, vu la finalité ?
Les mêmes traits revenaient souvent, au point que cela facilitait la traite. Petit, costaud, chevelu, malpropre, querelleur… En passant, la trace d’une jolie morsure arbore mon mollet gauche, et ce n’était pas le manque de dents qui fit lâcher prise à ce bougre. Cinq coups de masse furent nécessaires, cinq ! Un chien n’aurait pas fait mieux.
… Aaah, c’était de bonne guerre.
Le contremaître s’approcha vers moi d’un pas assuré, intrigué par ma présence en ces lieux consacrés. Je supposais qu’il était nouveau à mesure que mes yeux parcoururent sa figure, remarquant un certain éclat en lui. Il se tenait droit, maintenait sa tête haute…
Bref, j’en avais vu des centaines auparavant, de braves et jeunes impériaux. Soucieux, soigneux, froids, arborant fièrement une carapace flétrie sans s’en rendre compte. A peine adulte, à l’aube de leur seizième année, au service de leurs pères patriotes.
Modelés pour servir.
Ils ne faisaient de mal à personne, voyons. Nés dans cette misère comme le reste, mais sous la bonne étoile – ou sous le bon toit, ce qui serait plus judicieux à dire.
Le jeune me demanda la raison de ma venue sans trop tarder, puis fit assez tôt de calmer ses ardeurs en lorgnant la broche accrochée à mon plastron – une croix aux bouts stylisés, d’une forme semblable à une épée. Là, ce dédain se métamorphosa, et une fois encore j’assistai à la magnifique mutation d’un cocon de marbre. Le papillon battit des ailes, propulsant une poudre féérique et brillante autour de nous ; j’aperçus un sourire.
— … La… La Main d’Argent ! balbutiait-il péniblement, me laissant quasi entrevoir un filet de bave coulant au coin de sa bouche.
— En chair et en os, fis-je en opinant.
De tous, ce titre était le plus glorieux. Dernier Chevalier de la Main d’Argent, l’illustre ordre ayant combattu sans relâche les maux d’Axur. Mais la vie est légèrement différente de celle contée dans les récits destinés aux enfants, et les gentils ne gagnent pas toujours. Non, parfois, ils sont impuissants face aux méchants.
— Du moins, ce qu’il en reste.
Le jeune se ressaisit rapidement. Il ne savait pas s’il devait rire : j’affichais mon air stoïque comme un étendard. Peut-être avait-il peur de mes représailles ? Des rumeurs affirmaient que j’avais tué un impérial de sang-froid en réponse à son manque de respect. Croustillant, non ?
— Que puis-je faire pour vous, chevalier ? Permettez-moi de vous servir dignement.
— C’est un plaisir, mon ami. Que sont tes plus féroces esclaves ? lui soufflai-je à l’oreille.
Perturbé par ce rapprochement soudain, il recula sa tête.
— Je peux vous présenter le plus hargneux d’entre eux. (Avalant sa salive pour se donner la force de rattraper son écart de comportement, serrant le poing et bombant le torse, il pointa le nain du doigt.) C’est lui, sans aucun doute.
Le regard du non-humain était saisissant. Le jeune contremaître n’avait pas failli à sa tâche.
— Le plus hargneux, hm ? répétai-je en soutenant son regard. Ou bien le moins docile ? Ne pense pas à me refourguer une grande gueule sans talent, ce serait fâcheux.
Il secoua la tête, décidé. Même mon insistance ne le fit broncher, lui qui, du haut de sa maigre carrure, se prenait déjà pour un colosse. Il portait les couleurs de l’Empire avec brio, ce rouge écarlate privé d’emblème, cette robe embourbant les cultures sous un seul étendard.
— Il se nomme Canardius.
Un détail intéressant.
Pour les non-néophytes, je me dois d’expliquer : les mœurs naines dictaient également comment choisir le nom adéquat pour un nouveau-né, futur soldat de la nation, ce qui soulignait l’exotisme de cette appellation. L’esclave avait dû se nommer ainsi de son gré, reniant de ce fait les anciennes coutumes de son peuple – ce qui était compréhensible.
— Canardius, tu dis ? Amusant.
Un exemple me tient à cœur : Drog-nar. Outre le fait qu’il fut un vrai héros parmi les siens à force de prouesses sur le champ de bataille, son nom illustrait parfaitement le point que j’essaie de mettre en avant : Drog était le nom que sa mère lui avait confié – renforçant l’importance de la femme dans leur société –, tandis qu’il était au service du clan Nar.
Drog-nar, ou Drog de Nar.
En ce qui concerne Canardius… ou peut-être Canar-Dius ? A ma connaissance, aucun nain ne s’était déjà revendiqué venir de Dius, effaçant la possibilité de l’existence d’un tel clan.
Détail qui a son importance, je me souviens d’avoir assisté à une escarmouche entre un nain et un homme de la Couronne d’Antélis – la ségrégation n’existait qu’en tant que germes d’idée, à cette époque. L’homme n’acceptait pas qu’une telle créature pût avoir le même nom que lui ; pourtant, Ber de Nar avait la bénédiction de son peuple. A mon humble avis, se faire nommer Bernard devait être la cause de toute cette haine envers le monde.
L’homme avait fini inconscient, d’une cruche en plein crâne.
Le jeune attendait ma réaction. Le nain, que je feignais d’étudier pour dissimuler mes rêveries, avait lâché marteau, planches et rivets, pour se présenter à moi dans toute sa grandeur. Je ressentis son aura ; il a existé, existe, et existera toujours, des personnes dont le charisme se ressent sans la moindre parole émise. Cet esclave charpentier était l’une d’elles.
— J’vous attendais.
Il m’interloqua de son petit air niais.
— Et que me vaut cet honneur ?
Bras croisés, il affichait un petit sourire au coin de ses lèvres. Sourcils froncés, son front était marqué par les rides, ajoutant un cachet authentique à son visage. Le gras de ses cheveux servait de cire, et, couplé à sa propre sueur, il plaquait sa mèche noire sur le côté.
Je jetai un coup d’œil vers mon camarade impérial qui, après un moment de latence et la bouche entrouverte, retrouva son costume de contremaître ; il brandit son fouet comme un trophée, ouvrant la bouche pour beugler. Mauvais sont les chefs devant imposer leur titre.
Je le demandai d’attendre d’un geste de la main.
— Sortez-moi d’ce trou à rats et j’vous en revaudrais une, ajouta la créature sans une once de frayeur. Cette odeur va m’refiler la gerbe.
Le petit lui paraissait être un imposteur, un enfant gâté à qui on avait confié des jouets dangereux. Un chien qui aboie sans mordre. A sa défense, le jeune adulte avait l’air limité.
Le nain me plaisait.
Il montra ses fers à notre ami commun et juvénile qui me dévisagea à la recherche de mes pensées, d’un indice pouvant l’avantager d’une manière ou d’une autre. Prévoir le prochain mouvement de la Main lui aurait fait gagner des points au sein de sa société, mais je n’écartais pas le simple fait qu’il pût s’intéresser à moi. Il aurait été dans son droit et, il aurait eu raison.
Aucune réponse. Je laissai l’impérial dans son silence.
— J’ai entendu que vous refusiez d’aller sur le front, confiai-je alors au nain.
— Vous ? (Il regarda autour de lui.) Ces gens-là ?
Il m’indiqua ses confrères d’un mouvement de tête sans quitter sa posture initiale, ses bras toujours croisés. L’être donnait l’impression d’être indestructible, implacable. Trop imposant et lourd pour être déplacé. Une statue de plomb ternie.
Il devina ma réponse.
— La plupart n’espère pas grand-chose, dit-il. C’t’une chance s’ils tiennent la journée. Moi, j’pense qu’il n’y a pas d’honneur à crever ici. Vous n’pensez pas pareil ?
Ses mots accompagnèrent la chute d’un travailleur éreinté, son corps plongeant dans les eaux au récif tranchant. Telle une goutte d’eau dans une choppe, il disparut en un seul bruit. Il ne devait être qu’une connaissance passagère, un être sur la file d’attente de l’au-delà, un énième martyr d’Asgard, la grande cité naine, car personne ne le pleurait.
— Il n’y a pas d’honneur dans la mort.
Silence. Le jeune impérial s’en alla.
Habitués à la banalité de la mort, ils ne s’en étonnaient plus. Ils ne la craignaient plus. Ils dansaient avec elle en prononçant son nom. Oui, la Mort était leur amie la plus intime. Une simple confidente. Leur ange salvateur. La porte de sortie à cette misère cornue. La lumière au bout du labyrinthe sinueux aux bruits de sabots.
— Meh. Et c’est un chevalier qui l’dit ! (Le nain afficha une dentition parsemée de trous. Il pointa alors l’accident de son menton.) Vos dieux y sont pour quelque chose, à votre avis ?
— Les hommes ne prient qu’un seul dieu, mais c’est bien son genre d’imager une conversation avec un décès aussi gratuit. Il a dû y prendre goût, depuis le temps.
— Pas très croyant, hein ? Ca explique bien des choses ! (Il décroisa ses bras.) Alors, comme ça, vous avez fait un p’tit bonhomme de chemin avec Drog ?
J’acquiesçai. L’esclave faillit me frapper de nostalgie.
— Que ce soit Siméa ou le Colosse Brumeux, comme les gens ont commencé à appeler la bête, personne ne pouvait venir à bout de notre duo. Ça a bien duré… quoi, un an ? m’interrogeai-je. Oui, c’est cela, un peu plus d’un an. Et ça nous a suffi pour laisser une trace indélébile derrière nous : tous les bardes d’Axur chantonnaient Le Chevalier sans tête !
Le regard perdu dans le vide, la main gauche sur le cœur et l’autre tendue vers les cieux, je me mis à réciter le texte m’ayant fait connaître aux yeux du monde :

« L’un marchant dans l’ombre de l’autre,
Maniant la hache et son tranchant,
Ils s’avancèrent vers l’apôtre,
Lui qui prêchait la fin des clans.
Malgré le fait qu’il fut armé,
D’une lame d’or et d’Argent,
L’elfe ne put que succomber,
Et rejoindre le firmament.
Surpris, il se plia en deux,
Son ventre accueillant un genou,
Avant de rejoindre les dieux,
Lorsque la lame trancha son cou. »

En y pensant de nouveau, ce conflit siméo-nain avait pris une ampleur disproportionnée.
— Ah ! Qui n’connaît pas c’te merveille ? C’t’un cadeau du ciel, ça !
— Et comment ! Ça me fait rappeler une scène surréaliste lors d’un banquet fait en l’honneur de notre victoire face aux Siméens, où Drog avait engagé la discussion avec le roi d’Antélis. Il a porté sa chaise à travers la salle, la trainant à moitié par terre – au garrot, la bête faisait sa taille – pour s’asseoir devant lui. J’ai cru que les gardes allaient l’abattre. Cinq minutes plus tard, le roi riait aux éclats et faillit s’étouffer avec une fève. Histoire vraie.
— Ha ha ! L’même roi qu’avait un balai dans l’fion ?
— Le même. Et je pense qu’il aimait ça.
Canardius plaça ses pouces sous la corde lui servant de ceinture, souriant toujours.
— Aaah… Drog est bien not’ modèle. Vous d’vez connaître son histoire, hein ?
— Hm. A force de l’entendre, elle s’est ancrée dans mon crâne à coups de burin.
— Il était comme nous, à l’époque : un esclave bossant dans une mine des hommes du Nord. Pis il est d’venu l’icône de tous les clans ! Et cette guerre… c’te guerre ! On les a écrasés, ces saletés d’Siméens ! Nous mettre en esclavage, nous ? Coup d’bâton dans les rotules ! Tout ça, c’est grâce à Drog : il nous a prouvé qu’fallait pas abandonner.
— Vous n’avez qu’à attendre le Sauveur. Prend exemple sur Drog-nar : c’est Jaen Raves lui-même qui est venu à son secours. Rien que cela mérite d’être applaudi. (D’après son allure intriguée, il n’en savait rien.) Tu sais qui il est, au moins ?
— Plus ou moins. L’sang-mêlé rallié à Siméa ? (Il fit un sourire mauvais lorsque j’opinai.) Bah. J’pense qu’il a eu d’la chance de mourir là-bas. De vous à moi, si vous êtes là, c’est parc’que vot’ sang est pur. Un type avec des oreilles pointues ne l’pourrait pas.
— Ce serait bien si tout pouvait se résumer au sang, mais des jumeaux se sont entretués pour moins que ça… Cette persécution englobe plusieurs facteurs contraignants, voilà tout.
— Arrêtez vot’ charabia. J’sais bien qu’on s’sacrifie pour la patrie. Avant d’arriver sur l’île, j’avais un p’tit boulot tranquille sur la cote. J’portais des caisses, des bateaux jusqu’aux entrepôts… Bref, vous voyez l’genre. J’me plaignais pas. L’humain était vieux, gentillet. Tout ça pour dire que j’comprends l’idée d’base de vot’ plan miracle.
— Attends, il n’y a pas pire que cette île… Comment es-tu arrivé ici ?
— L’humain était trop vieux, en fin d’compte. Un type a pris la relève. Il n’aimait pas comment j’me comportais – trop relâché, qu’il me disait. Il en a tiré vingt aigles d’argent, le salaud. Vingt ! Ridicule. J’vaux au moins l’double.
L’impérial vociféra des insultes qui brisèrent la sérénité de notre discussion. Nous passâmes les dix secondes suivantes à étudier le comportement du jeunot avec un certain dédain…
— Ah, si ! s’exclama le nain. Je me souviens de lui ! Jaen Raves ! Ha ! C’est l’fou qui s’faisait passer pour l’élu d’Ystos, ce foutu dieu des elfes !
— Ça peut être dangereux d’insulter une entité aussi puissante, sifflai-je en souriant.
— Y’a beaucoup d’nuages dans la région, on n’risque pas d’être concerné.
Il soupira un grand coup avant de me fixer, passant sa langue sur ses lèvres pour les humidifier. Hélas, déshydraté, il ne parvint pas à le faire.
— Ce n’sont pas les dieux qui vont nous tirer d’là. Avec ou sans, on s’est r’trouvé à la même case, pas vrai ? M’enfin, au moins on n’écarte pas les cuisses.
Le nain jeta un coup d’œil vers la place publique. L’envoyée du ciel. L’ange plumé.
— Je ne vois pas pourquoi votre peuple n’intéresse pas les hommes en manque, vraiment.
Il me sourit pendant un instant, mais le retour à la réalité fut fatal pour lui. Il perdit cette gaieté insouciante qui dictait ses paroles, au point qu’il commençait à en devenir sérieux.
— On a b’soin d’un nouveau Drog. On finira tôt ou tard en tas d’cendres ; aujourd’hui, c’est Larn… (Je compris que ce nom appartenait au nain à bout d’énergie.) Demain, qui sait ?
Je lui rendais l’insistance de son regard. Je sus qu’une partie de moi était ému, cette part d’ombre que chacun a en lui, enfouie assez profondément pour ne pas la montrer aux autres.
— Emm’nez-moi, continua-il. J’n’ai pas peur pour mon âme. J’n’ai pas peur d’eux. (Il déglutit avant d’articuler 🙂 Les morts. J’veux les enterrer une bonne fois pour toutes.
— Tu as assisté à la prise d’Asgard ? lui demandai-je.
Alias la fin de la Guerre de l’Apocalypse pour les nains. Il souriait tristement.
— Un massacre. Sont arrivés par milliers, pis z’ont tout détruit. On sortait d’cette foutue guerre, nous, et y’avait eu trop d’pertes… On n’pouvait pas lutter. C’tait comme si ces chiots voulaient s’venger, vu qu’y’avait qu’eux ! Z’avez d’jà vu Asgard, hein ? (J’acquiesçai.) Toute la neige est d’venue rouge… Y’en a qui s’sont enfermés dans la cité, donc j’les ai suivi. Mais les morts étaient d’jà là. On a crevé dans nos propres murs ! Alors j’ai fui, avec d’aut’ gars.
— Vous avez ouvert les portes ? (Il ne répondit pas.) Aïe. Pas très judicieux.
— On s’serait tous morts sinon. Plus d’nains. Mais bon, comme vous dites, on s’en voulait d’laisser nos frères : c’tait pas propre, pas digne. Alors on a tenté d’y r’tourner…
Il demeura silencieux. Ses yeux scrutaient maintenant le pont du navire sur lequel il travaillait depuis moins d’un an, selon toute vraisemblance. J’inspectais la toile de jute lui servant d’habits, cerclée d’une corde à sa taille ; la corne de ses pieds nus lui servait de semelle, il avait dû saigner pour en arriver jusque-là.
— On n’a pas pu la r’prendre. Ils s’relevaient toujours plus nombreux. Nous, on n’était pas des masses ; à peine plus qu’ici, pour donner une image. Et puis…
Il se tut pendant un instant.
— Et puis… j’l’ai vu.
— Qui ça ?
— Drog. Là, d’vant moi. Il… avec eux…
Une personne disparue en Axur ne pouvait que se trouver de l’autre côté. Mon ami avait donc rejoint le panthéon des morts… et alors ? Le deuil n’était qu’un fardeau.
— Ça ne pouvait que se passer ainsi. Les morts avaient gagné depuis longtemps.
Il devait être aux côtés des siens, marchant sur cette réplique infernale des cieux rédempteurs… Le bout du chemin, le dernier voyage, la terre promise. Cette récompense illusoire, cette carotte que l’on tend à un âne qu’il avance. Le paradis sur terre, littéralement.
— J’veux y r’tourner. J’veux l’réduire en cendres. Le libérer.
Il n’eut que mon silence comme réponse. Et ma main sur son épaule en guise que soutien. Je ne pouvais parler, mais nous n’avions pas besoin de le faire pour nous comprendre.
Dès la première seconde, je sentis que Canardius avait l’étoffe de ce nouveau Drog-nar que les derniers nains espéraient voir apparaître. Je crus en l’espace d’un instant que mon camarade n’avait jamais mis les voiles pour défendre les siens, alors que tout le Nord rampait et se familiarisait avec son nouvel état cadavérique. Mais, je n’étais plus là non plus…
— Terminé ! nous interrompit l’impérial une seconde fois.
Il venait de nettoyer l’accident et de redonner le moral à ses travailleurs acharnés ; ses paroles fustigèrent leur dos, si bien que l’un d’entre eux en perdit conscience. L’évanoui ne pouvait résister à tant de répartie et de charisme émanant des lèvres de son supérieur ; prit par les émotions il tomba à la renverse, à l’image d’un admirateur devant son idole divine.
L’évanoui rejoignit l’accidenté. Deux menaces supplémentaires.
— Je m’excuse pour cette absence, chevalier. Alors, que dites-vous de Canardius ?
— Il vient avec moi. (Le nain n’en était pas surpris.) Rassemble les autres.
Un cri guttural succéda mon ordre. J’attendis patiemment, adossé à l’une des parois du navire en construction, tandis que le jeune homme s’afférait à regrouper ses collègues obséquieux. Ils se placèrent côte à côte auprès de Canardius ; là, ils formaient une chaîne de parfaits esclaves, telles des bêtes d’élevage attendant leur cube de sel et leur foin, cajolés dans l’optique qu’on en extirpe un grand profit. Un amour caustique, lacérant.
Parfois, une chaîne de métal reliait deux nains entre eux, accablés en prime d’un boulet massif qui ne facilitait point leurs déplacements. A mesure qu’elles frottaient sur le plancher, le tintement provoqué hérissait mes poils dans un frisson singulier. Le bruit était entêtant.
Enfin, tout était en place.
— Sais-tu compter ? questionnai-je l’impérial. (Il acquiesça. Une réponse ayant au moins le mérite de me plaire.) C’est au moins ça de gagné. Démontre-moi tes talents, je te prie, que je sache si le pays est voué à sa perte. S’endurcir pour ne point faillir, me dis-je intérieurement. Cela ferait une bonne devise pour l’Empire.
Je le vis froncer les sourcils et marmonner quelque chose dans sa barbe – qu’il n’avait pas, mais la beauté de l’expression pardonne mon erreur. Il haussa finalement sa voix :
— Ils sont vingt-cinq, monseigneur. Combien en avez-vous besoin ?
— Le comte et moi avions convenu du quart.
L’homme était mauvais acteur. Ça, ou alors il ne jugeait pas crucial de cacher son intense réflexion. Enfin… un calcul aussi épineux peut briser l’esprit des plus grands, n’est-ce pas ?
— Je… Ça ne tombe pas rond.
Je laissai échapper un léger soupir de dépit. Avançant d’un pas, je fis face au troupeau de nains négligés, puis je tendis mon index vers leur direction dans le but d’en emparer sept.
— Toi. Toi. Toi…
Plutôt six, en excluant Canardius. Je ne pouvais pas abuser d’un accord déjà bâclé ; les fervents d’algèbre auraient souligné le fait d’avoir dépassé le quart, mais j’aurais aimé contredire l’un d’eux en expliquant qu’il serait stupide de morceler un honnête travailleur.
Les trois derniers élus s’avancèrent à leur tour.
— Qu’ils soient prêts pour demain.
Le jeune tira sa révérence. Théâtralement. J’aurais dû lui donner une petite pièce.
Je sauvais ces nains. J’en étais persuadé au plus profond de moi. Ce n’était pas de l’esclavagisme mais seulement l’Épreuve que chacun devait subir. Ils n’avaient plus qu’à se surpasser et survivre. Canardius l’avait compris et, il acceptait les règles du jeu.
Mes adieux étaient de pâle facture comparés aux courbettes du jeune acteur : j’enlevai mon gant puis empoigna sa main droite, plongeant mon regard dans le sien. Puis vint au tour de mon nouveau collègue à qui j’accordai la même attention, à qui je partageais mon respect.
L’impérial devint irrité. Être considéré comme l’égal d’une créature aussi abjecte devait être insultant, je suppose – une chance qu’ils ne possédaient pas le même nom. Quoique…

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