Sur place, Vince prit rapidement son rôle très à cœur, s’attachant à ne prononcer aucun mot, se contentant d’offrir une présence rassurante à la jeune femme. À vrai dire, cela ne lui demandait pas d’effort particulier et il appréciait même cet aspect de son poste. Emi, devant lui, se montrait bien plus souriante envers l’homme qui les accueillait.

— Enfin, vous voilà ! Tout ça ne me met pas particulièrement à l’aise.

L’inconnu jeta un coup d’œil nerveux par-dessus son épaule, tout son corps frissonnait.

— Nous allons prendre le relais Monsieur Latès, merci pour votre alerte et votre présence sur les lieux.

Il hocha la tête en s’éloignant un peu de la scène. Vince laissa son regard s’attarder sur sa veste en velours côtelée, élimée à l’extrémité des manches et son visage où sa barbe de quelques jours était grisée par endroits. Il n’était clairement pas tranquille, mais le jeune homme n’arrivait pas à déterminer si c’était à cause de ce qu’il venait de voir ou par culpabilité.

— Tu as quoi comme information sur lui ? demanda-t-il suspicieux, alors qu’ils s’approchaient des soldats qui montaient la garde.

— Pourquoi ? Tu penses qu’il y a un souci ?

— En général, ce sont les représentants magiques locaux qui assurent l’accueil des Agents, pas un type lambda. Et vu sa dégaine, je doute que cet homme ait ce statut.

— On peut attendre d’être à l’intérieur pour que je vérifie ce que j’ai ?

— Ouais, répondit-il pas très convaincu.

Alors que le groupe d’intervention s’écartait en voyant leur passe-droit, Vince s’adressa à l’un d’eux en anglais. Si le français en tant que langue diplomatique était d’usage à Roraima et dans la colonie européenne, en dehors, c’était l’anglais qui prédominait.

— Surveillez le témoin, je ne veux pas qu’il nous fausse compagnie.

Le soldat hocha la tête et il suivit Emi à l’intérieur de la grotte. Vince sentit immédiatement que la magie dans les lieux était particulièrement chaotique et qu’il n’avait pas été choisi pour rien. Les flux avaient des nuances atypiques qu’il aurait volontiers qualifiées de désagréables : il n’avait aucune envie de s’éterniser sur place. Un rapide regard autour, lui dévoila les dégâts classiques d’une scène touchée par une expérience alchimique ratée.

Il existait deux Alchimies, celle concernant les métaux, communément connue et rendue célèbre par quelques œuvres populaires et celle visant à jouer avec les éléments sans don particulier. Cette dernière était bien plus confidentielle, notamment parce que l’Agence traquait la moindre évocation de cet art, que ce soit des artefacts, des livres sur le sujet ou sur internet afin d’en effacer toutes traces. C’était d’ailleurs le rôle de la cellule à laquelle appartenait Emi. Aujourd’hui, son objectif était de constater les dégâts, comprendre comment cela avait pu se produire, récupérer ce qui pouvait se révéler sensible et faire le ménage.

L’apprenti alchimiste ne s’était pas raté. Il trônait au centre de la pièce, une stalagmite plantée dans le ventre sur lequel se dessinait en peinture blanche un pentagramme déformé. Emi, en vraie professionnelle, ne frissonna pas et s’approcha même du cadavre pour l’observer plus attentivement. Après quelques regards inquisiteurs, elle lui tendit le dossier concernant la mission.

— C’est aussi impressionnant que prévu, je pense qu’il y a eu des artefacts en jeu. Je dois vérifier pour Monsieur Latès ou tu peux le faire ? J’aimerais bien avancer.

— Non, vas-y, inspecte. La zone a été sécurisée donc je dois pouvoir y jeter un coup d’œil pour voir ce qu’il en est. Crie si quoi que ce soit d’anormal attire ton attention.

La jeune femme sortit son ordinateur et un routeur lui permettant de se connecter aux satellites. Elle les installa tant bien que mal sur le sol de la grotte rendu inégal par la création des stalagmites plus ou moins élevées. Une fois son matériel branché, elle extirpa un appareil photo de son sac et commença à mitrailler certaines zones particulières à la recherche de détails intéressants. Elle frôlait la roche à certains endroits, certainement pour ressentir les variations de magie comme on le lui avait enseigné. Si seuls les sensibles pouvaient sentir les vibrations des gens, n’importe qui, après un peu d’introspection, pouvait étudier celles traversant leur environnement, même si c’était beaucoup moins précis.

Après quelques secondes à observer Emi faire son travail, Vince détourna les yeux pour se plonger enfin dans le dossier et en apprendre un peu plus sur leur hôte. Cela lui confirma que ce n’était pas le représentant local, ce dernier étant injoignable. Il leva un sourcil de méfiance. Tout cela lui semblait bien suspect. Néanmoins, malgré sa défiance à son égard, l’homme était blanc comme neige aux yeux de l’Agence.

Professeur de primaire à Arauca, il était originaire de Colombie et n’avait jamais quitté la région, ayant passé sa Maîtrise auprès des autorités locales. Son niveau n’avait rien d’exceptionnel ou de dangereux aux dernières évaluations qui remontaient à son adolescence. Il n’avait fait aucune demande pour pratiquer son art de façon régulière et il n’y avait aucune note concernant une utilisation excessive ou visible de son don. S’il maniait couramment la magie, ce qui n’était pas une évidence, c’était de manière responsable. Vince se mit à douter de son instinct : peut-être que Monsieur Latès se trouvait simplement au mauvais endroit au mauvais moment. Malheureusement pour l’innocence de l’homme, Vince eut beau chercher, rien ne lui indiquait les raisons l’ayant poussé à s’éloigner de la ville pour se perdre dans ce lieu reculé.

— Vince ?

— Ouais, dit-il en abandonnant le dossier sur le bureau malmené par plusieurs autres stalagmites.

— Il y a un souci.

— Tu peux préciser ta pensée ?

— Il y a trop de distorsions dans la magie liée à la terre. S’il a fait ça seul, c’est absolument exceptionnel, mais je pense qu’il a eu de l’aide.

— Celle d’un artefact ou d’un mage ?

— Il n’y a pas d’objets imprégnés de magie dans cette pièce, répondit-elle implacablement. Je crois que tes doutes sont fondés, je vais avoir besoin de parler à Monsieur Latès.

— Tu as été formée aux interrogatoires ?

— Je ne suis qu’au début de la formation, mais ça ne coûte rien d’essayer. Ne serait-ce que lui vider les poches pourrait nous être utile.

— Comme tu le sens. S’il se montre menaçant, j’agirai.

— Merci, Vince. Par contre, j’ai un service à te demander.

Suspicieux, il l’invita à poursuivre :

— Je t’écoute.

— Normalement, je dois remettre la grotte en ordre, mais vu les dégâts, ça me prendra des heures. Tu pourrais m’aider ?

Sans répondre, le jeune homme se connecta à la terre qui les entourait. Il grimaça en sentant combien la magie était chaotique. Il lui fallut quelques secondes de plus que de coutume pour en avoir pleinement le contrôle. Une à une, il réinséra les stalagmites dans le sol, comblant les trous souterrains que leur création avait provoqués. Il se tourna vers Emi qui inspectait la pièce, finalisant le travail là où ce n’était pas parfait.

— Tu es vraiment impressionnant, le complimenta-t-elle.

— Pas tant que ça si tu es obligée de passer derrière.

— Vince, j’aurais eu besoin de plusieurs heures pour faire ce que tu viens de faire en deux minutes ! Alors oui, tu n’es pas un perfectionniste et il faut égaler la terre à quelques endroits, mais ça n’en est pas moins exceptionnel.

— Aymeric aurait fait mieux.

— Aymeric aurait effectivement remis cette grotte parfaitement en état, mais ça lui aurait demandé bien plus de temps.

Le jeune homme n’insista pas, faisant glisser son pied sur une zone arrondie restée irrégulière après l’intégration de la stalagmite dans le sol. Une fois satisfaite, Emi reprit une série de photos et lança le transfert de données à la Direction.

— Ça finit de transférer. Tu peux voir pour que Monsieur Latès soit conduit jusqu’à nous en attendant que ça soit fini ?

— Sans problème.

Vince se plaça à l’orée de la grotte, gardant un contact visuel avec Emi. La prudence était de mise dans ce type de situation manquant de clarté. Il s’assura de bien avoir en main la magie dans la terre qui entourait la jeune femme afin de la protéger en cas de soucis et s’adressa au soldat le plus proche.

— Monsieur ?

— Lieutenant Howard, Monsieur.

— Bonjour Lieutenant. Nous aimerions parler à Monsieur Latès, serait-il possible de le conduire à l’intérieur ?

— Bien sûr, Monsieur.

— Méfiez-vous, il est possible qu’il se montre réticent ou qu’il nous réserve quelques mauvaises surprises.

— Nous connaissons notre travail, Monsieur, ne vous en faites pas.

Vince lui faisait volontiers confiance. C’était un groupe d’intervention formé par l’Agence Protectorale et même si tous les soldats n’étaient pas Mages, ils étaient parfaitement entraînés à gérer ce genre de situation. Il en avait fait partie, avait plusieurs fois été soutenu par ces équipes et il était bien placé pour savoir précisément quelles étaient leurs compétences. Il recula dans la grotte pour se mettre derrière Emi, aux aguets de la moindre anomalie.

Quelques minutes plus tard, Monsieur Latès fut installé sans douceur sur la chaise survivante de l’expérience alchimique. Ce dernier jetait des regards nerveux autour de lui. Alors qu’Emi s’approchait un peu plus, l’homme s’agaça :

— Je ne suis pas bien sûr de comprendre ce que je fais là. J’ai donné l’alarme…

— Non, affirma Emi sans le quitter des yeux. Vous n’avez pas eu besoin de donner l’alarme : la magie a été tellement distordue ici que tout le monde l’a sentie à des kilomètres à la ronde. C’est normalement le rôle de votre représentant local d’accueillir les groupes envoyés par l’Agence, pas celui d’un mage lambda. Que faisiez-vous sur place, Monsieur Latès ?

— J’ai senti quelque chose de bizarre, je voulais juste venir voir.

— Vous êtes quelqu’un de curieux ?

— Oui, je suppose que c’est assez courant pour un professeur.

Il tentait d’adoucir le ton inquisiteur d’Emi en lui adressant un sourire, mais la jeune femme resta de marbre.

— Vous avez également l’âme d’un aventurier pour vouloir faire face à une telle démonstration de magie, même un novice devinerait qu’il y avait danger !

Il était désarçonné et cela se voyait. Le visage flasque, certainement dû à des excès d’alcool, était agité par des tics nerveux. Ses pieds tapaient le sol avec agressivité. Il se départit de son sourire, fixant Emi avec colère :

— De quoi m’accuse-t-on ?

— Pour le moment de rien, répliqua Emi avec assurance. Mais si vous ne voulez pas être transféré, je vous conseille de répondre à mes questions.

L’homme se redressa, soudain furieux. D’un léger tremblement de terre, Vince lui fit perdre l’équilibre, le forçant à se rassoir.

— Transféré où et pourquoi ? s’insurgea Latès. Un tel traitement est inadmissible, jeune femme.

— Mademoiselle Hart ! répliqua Emi avec autorité. Et j’agis pour le bien de la communauté, on n’est jamais trop prudent.

Latès ricana et Vince raffermit sa prise sur le sol sous les pieds de son amie et son prisonnier.

— Le bien de la communauté, il a bon dos !

Emi fut troublée, mais elle se ressaisit vite.

— Messieurs, demanda-t-elle à l’attention des soldats, pourriez-vous fouiller cet homme et vider ses poches ?

Les traits de Latès étaient déformés par la fureur. Serrant les dents comme si sa vie en dépendait, il se mit à courir. Malheureusement pour lui, les réflexes de Vince étaient affutés. Il n’eut pas besoin de faire le moindre geste pour élever la terre de quelques centimètres et le faire trébucher. Avant que les soldats n’aient bougé, Latès se retrouva prisonnier d’un cocon de pierre, le visage contre le sol. Un instant, il tenta de prendre le contrôle de la magie à la place de Vince, mais il renonça en sentant que la maîtrise du jeune homme était bien supérieure à la sienne.

Hors de lui, il se mit à hurler :

— On ne pourra pas rester invisible éternellement ! Nous ne faisons rien de honteux, nous devrions pouvoir vivre au grand jour.

Les soldats prirent rapidement le relais de Vince, un de leurs mages s’occupant du cocon terreux qu’il avait formé. Emi s’approcha discrètement de lui, les poings crispés. Il s’inquiéta de la voir si pâle :

— Ça va ?

— Il m’a surpris.

Elle lui adressa un grand sourire :

— Tu es redoutablement efficace !

Vince garda le silence, la fixant à la recherche d’un mal-être plus présent. La jeune femme rougit en mettant sa main sur son visage pour l’encourager à tourner la tête :

— Ne me regarde pas comme ça !

Elle poursuivit en marmonnant :

— Vous avez vraiment le même regard.

Vince ne releva pas, même s’il comprenait mieux sa gêne. Il avait deviné qu’Emi avait longtemps eu un faible pour son frère et parfois, il se demandait si c’était vraiment du passé.

— Désolé, s’excusa-t-il. Tu devrais récupérer tes affaires, enfin, si c’est fini !

— Oui, je crois que les choses s’éclairent un peu !

— À savoir ?

— Cet homme a certainement participé à la démonstration, il va falloir qu’on le fouille à la recherche d’une vidéo ou quelque chose s’en approchant. Ce n’est malheureusement pas nouveau et les cas se multiplient : de plus en plus de mages souhaitent que nous révélions notre existence au reste du monde. Je ne sais pas quel était son rôle, s’il a agi seul ou au sein d’un groupuscule, mais je pense que son interrogatoire nous en apprendra beaucoup.

— Mais pourquoi encourager un démuni à faire de la magie ?

— Certains estiment que ça ne devrait pas être un privilège de mage que d’utiliser la magie et que notre devoir est de l’enseigner aux autres. Peut-être que c’était dans ce but-là et qu’ils étaient juste professeurs-élèves, c’est également une possibilité. Je manque d’éléments pour le moment pour déterminer ce qu’il en est.

— C’est pour ça qu’il y a eu une vague d’embauches dans votre service ?

Elle hocha la tête avec fatalité :

— On a le double de boulot en ce moment. Le nombre de webmasters a triplé ces derniers temps pour surveiller les réseaux, mais ça devient difficile de tout étouffer.

Vince grimaça :

— On va nous forcer à sortir de l’anonymat !

— Pour le meilleur ou le pire, je ne sais pas, souligna Emi, l’esprit ailleurs.

— Tu as besoin de que je te rappelle ce qui nous est arrivé lorsque nous sommes sortis de l’ombre ? La chasse aux sorcières, les exterminations de masses…

— Je sais Vince, mais peut-être qu’on ne fera pas face à tant d’agressivité cette fois-ci.

— Une chose est certaine : les religieux fanatiques nous traiteront comme des enfants de Satan.

— Oui, mais je ne suis pas sûre que la population sera à leur écoute. Et puis, les briseurs ne pourront plus agir avec autant d’impunité. Ils commettent des meurtres, torturent, il est temps qu’ils soient publiquement punis pour ça.

Vince était loin d’être convaincu. Au contraire même, cette perspective lui faisait peur. Il craignait la réaction des gens et de leurs dirigeants. L’idée d’une guerre entre démunis et mages le faisait frissonner. Il n’avait jamais été optimiste, mais celui d’Emi lui semblait clairement utopique. Il quitta la grotte après la jeune femme, l’esprit profondément troublé.

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