Bielme se tenait debout devant l’immense panneau d’affichage sans pouvoir en détacher ses yeux. Tout en haut, en lettres brillantes, la devise de l’agence d’exploration scintillait dans l’obscurité de la nuit naissante : “Ensemble, avançons plus loin, plus vite”. En-dessous, de nombreuses affiches étaient exposées, dont la liste des explorateurs employés et leur statut.

Son regard glissa sur des noms et des destinations plus ou moins familières. L’oncle de leur voisine, un vieux gobelin tout ridé, était actuellement en train de dessiner la carte de l’étang bleu, situé à quelques kilomètres de leur cité souterraine. Un autre était en train de vérifier la fiabilité des réseaux creusés récemment près du quartier nord de la ville de Grandes Gens la plus proche.

Et tout en bas de la liste, le nom de son époux figurait toujours en violet. “Porté disparu”.

Cela faisait maintenant plus d’une semaine qu’il était parti en direction des bois voisins pour essayer de déterminer si leur cité pouvait s’étendre dans cette direction, et deux jours exactement que sa petite taupe était revenue sans lui. La pauvre bête était épuisée et Bielme s’était occupée d’elle du mieux possible pour tenter d’oublier qu’elle était revenue sans le gobelin qu’elle aimait.

La pluie artificielle commença à tomber alors que les lampes à gaz se voilaient pour simuler les lourds nuages gris qui s’amoncelaient à la surface. Le Conseil de la cité dans laquelle Bielme et son époux vivaient trouvait amusant de se coordonner avec la météo extérieure, bien que la plupart des habitants s’en moquent éperdument. Pour l’heure, la jeune gobeline trouvait que les gouttes d’eau fraîches étaient les bienvenues. Cela lui évitait de devoir essuyer les larmes qui recommençaient à couler. Elle ne comptait plus le nombre de mouchoirs usagés qui s’entassaient dans leur petite maison, sans qu’elle ne parvienne à se décider à faire un peu de rangement.

Pour dire la vérité, elle n’avait qu’une seule envie : se percher sur le dos de Cyrcléa et partir elle-même à la recherche de son époux, puisque personne ne semblait décider à le faire, ni les autorités, ni ses collègues.

“Ce sont les risques madame, c’était écrit dans son contrat de travail, nous ne pouvons rien faire d’autre pour le moment.”

“Et que voulez-vous qu’on fasse ? Si son entreprise n’a pas les moyens de partir à sa recherche, vous vous doutez bien que nous non plus !”

Et il n’y avait aucun soutien à attendre de ses amies non plus. Aucune d’entre elles n’avaient jamais vraiment compris comment elle avait pu épouser un gobelin avec un métier aussi dangereux.

“Tu sais Bielme, peut-être que le moment est venu d’arrêter de rêver un peu et de te trouver un mari convenable.”

Oui. Personne n’avait jamais compris pourquoi elle l’avait choisi lui. Ce gobelin aux yeux rêveurs et aux cheveux noirs hirsutes qui n’avait jamais chercher à briller aux yeux de la société, se contentant de raconter des histoires abracadabrantes, prétendant pouvoir devenir un jour le fondateur d’une cité encore plus grande, dans un endroit de rêve. Les gens évitaient de lui adresser la parole, ou coupaient court aux conversations dès qu’il abordait des sujets trop fantasques. Il aurait pu en être malheureux ; il aurait aussi pu choisir de rentrer dans le rang. Il s’était obstiné et s’était engagé dès sa majorité dans l’entreprise d’exploration.

Sa famille l’avait alors renié ; c’était pour cela qu’elle l’avait aimé et épousé. Plus personne ne savait rêver. Les gens se levaient, ils travaillaient, ils s’adonnaient à des loisirs plus ou moins mouvementés, ils rentraient chez eux, et ils repensaient satisfaits à la journée bien remplie qui venait de s’écouler.

Avec son aimé, les choses étaient différentes. Elle-même travaillait comme ouvrière dans une entreprise de production de gelée royale en tonneau et rien ne venait jamais perturber sa routine, mais elle pouvait être sûre que lorsqu’il revenait, une nouvelle surprise l’attendait.

Une fleur, ramenée de la surface lors du dernier voyage.

Une histoire, rapportée d’une conversation avec des lutins croisés sur la route.

Une pomme de pin, pour décorer leur petite cuisine.

Il ne revenait jamais sans un cadeau ou un souvenir. Et lorsqu’il mettait les pieds sous la table pour lui raconter ses aventures et ses découvertes, elle l’écoutait pensivement, les yeux rêveurs, le menton appuyé dans la paume de ses mains. Elle l’écoutait tant et tant que bien souvent, leur repas refroidissait et les heures de la nuit filaient à toute allure.

Porté disparu. Il ne reviendrait peut-être jamais.

Bielme parvint finalement à détacher son regard du panneau d’affichage et elle marcha au hasard des rues. Elle ne pouvait s’empêcher de l’imaginer en train de l’attendre chez eux, assis dans son fauteuil au coin du feu, avec une histoire incroyable suspendue aux coins des lèvres. Il lui fallait pourtant bien se rendre à l’évidence.

Mais comment faire, comment vivre ? Tous ses repères volaient en éclat, plus rien n’avait de valeur ou d’importance, et elle fut saisie une fois encore de l’envie de fuir, de partir loin de tout, juchée sur la petite taupe. Mais elle ne connaissait rien du monde extérieur. Elle était née dans cette cité, elle y avait grandi. Sa seule porte de sortie était son époux, son adorable Jehim. Son seul moyen d’évasion était les histoires qu’il lui racontait.

Désormais, elle était prisonnière du chagrin et du vide que sa disparition avait creusé en elle. Désormais, elle était seule.

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