Quinze, c’est le nombre de morts depuis le début de cette foutue épidémie. Le capitaine ne va pas mieux. La folie l’a repris et il ne parvient plus à se réveiller. La fièvre l’empêche de se nourrir correctement. Bellick n’est plus sûr de rien. Lui qui prétendait pouvoir soigner le typhus ou quoi que soit cette maladie. Je pense sérieusement à le virer et à kidnapper un autre médecin plus compétent dans le premier patelin venu. Il refuse toujours que d’autres que lui voient les malades. J’en ai ras le bol de lui obéir à ce charlatant. J’ai forcé la porte du capitaine. Il était allongé, couvert de sueur. Ça puait la transpiration, le vomi rance et la maladie. Un avant-goût de la mort. Il ne m’a pas reconnue. Il a pas ouvert les yeux en fait. Il marmonnait, en se débattant vaguement dans le vide. J’aurais jamais cru un jour le voir dans un tel état de faiblesse.

Depuis le grand nettoyage, personne n’a remis les pieds sur le bateau. Seul changement, l’épidémie a arrêté de se propager. Plus de nouveau malade à déplorer. Mais les autres ne guérissaient pas et tombaient comme des mouches. Certains matelots discutent pour savoir qui pourrait remplacer le capitaine. Se voient-ils à la tête du Déraisonné ? Se voient-ils aller annoncer à son clan sa mort merdique ? C’est comme s’ils le trahissaient et je hais par dessus tout les traître. Quand ils remarquent que je suis pas loin, ils se taisent. Sont pas trop cons.

Que doit-on faire ? Regarder les autres crever à petit feu ? J’essaie de secouer ce chien de Bellick, mais il prétend faire tout ce qu’il peut. Pendant qu’on bouffait, il a raconté que dans La Mesrie et certains peuples du désert on raconte que les plumes de Homa pouvaient guérir toutes les plaies et maladies. Il m’a bien regardée ? Il pense que je suis du genre à croire de vieilles légendes de grand-mère et d’aller à la chasse aux piafs légendaires ? S’ils possèdent vraiment des dons guérisseurs, ça court pas les rues les Homas. Je ne sais même pas la différence entre un Homa et un griffon. Je ne suis pas de ce coin. Je connais pas leurs histoires. Peut-être veut-il me virer du Déraisonné pour pouvoir se tirer avec. Complice de ces petits cons qui pensent déjà le capitaine mort ?

Il faut qu’il se bouge et guérisse. Dans le doute, j’ai envoyé Liam prendre des infos dans les villages ou villes du coin. Qu’il trouve un toubib, un médicament ou un Homa. Du moment, ça peut sauver les malades, je lui laisse carte blanche.

Journal de bord du Déraisonné
Sec. Mac Alistair
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Chapitre XII : La Caravane et la Tempête

Les charrettes se révélaient étonnamment chaudes et confortables. Le tour qui servait à fermer avait été monté avec des peaux de bêtes. Balram n’aurait su dire lesquels. L’intérieur était doublé avec d’autres fourrures. Le plancher qui servait de sol s’en retrouvait également recouvert. Tout avait été mis en œuvre pour conserver un maximum de chaleur dans un écrin douillet. Après, selon le nombres d’occupants ou de marchandises à moins qu’il ne s’agisse tout simplement de richesse, la taille variait. Mais toujours ces étranges cervidés les tiraient en affrontant l’épaisse neige et les plaques de verglas. Lorcas qui avait déjà vu des images de ces animaux l’avait informé qu’il s’agissait de rennes. Qu’il en sache le nom ou pas, le pirate ne voyait pas de différence. Ces bêtes de trait se révélaient calmes et obéissantes ; courageuses certainement pour se traîner la caravane sur une si longue distance dans un tel climat. Par contre, elles avançaient lentement. Balram était certain qu’elles étaient parfaitement capables de galoper, mais était-ce leur charge qui les en empêchait ou simplement les voyageurs qui se refusaient à les fatiguer plus que nécessaire ?

Comme prévu, ils avaient quitté le village dès l’aube. C’était le chef de la caravane – Aslak – qui les avait accueilli dans sa charrette, déclarant qu’il y avait la place pour trois. Ils se retrouvaient obligés à rester collés, mais au moins personne n’avait froid. Cela faisait quelques jours qu’ils remontaient vers le nord. Une routine s’était installée. Seul Aslak conduisait les trois rennes qui tiraient sa charrette et prenait obligatoirement la tête de la caravane. C’était son métier. Il guidait les voyageurs. Lorcas se plaisait à s’occuper des cervidés pour qui il semblait s’être pris d’affection. Il les nourrissait, les brossait, les attelait et même déneigeait leurs fers.

« J’ai l’habitude, confia t-il un soir. J’aidais mon père à prendre soin de nos chevaux et j’ai même travaillé chez des voisins où je me suis retrouvé avec des moutons. »

Au début, Aslak ne s’était montré guère engagé à laisser ses précieux rennes aux mains du coerlège. Mais il avait été très rapidement rassuré. Lorcas se dévoilait doué avec les animaux et soigneux. Balram participait aux conceptions des repas. Toute la caravane mangeait ensemble. On préparait la nourriture dans un gros chaudron et chacun s’installait en cercle autour. Il avait aussi recousu les fourrures de la charrette qui avait été fragilisé et déchiré par le vent. Il avait appris à coudre en prenant soin de voiles et en fabriquant des filets de pêche. Contrairement aux coutures hasardeuses et lâches d’Aslak, celles-ci tiendraient, même face aux pires intempéries. Si au début, le birenzien les avait accueillis pour faire plaisir à sa tante, il se montra satisfait de cette collaboration. Si au début, il avait eu des réserves, notamment avec le travail de Lorcas avec les animaux ou avec le fait de laisser Balram seul avec les femmes pour les repas, elles s’étaient envolées. Le coerlège s’occupait parfaitement de ses rennes et le soulageait d’une partie de son travail quotidien. Quant à Balram, il ne représentait aucune menace ou problème pour les femmes. Il fallait avouer que les birenziens étaient grands et larges. Si Lorcas paraissait malingre à leurs côtés, Balram s’en retrouvait réduit à chétif, mesurant bien deux têtes de moins que la majorité de la caravane. Même la majorité des femmes restaient plus grandes que lui. Et il n’eut jamais ni geste ni parole déplacés. Si Lorcas tentait de créer un dialogue avec les autres membres de la caravane et se montrait curieux de tout, Balram demeurait dans son coin et ne parlait à personne d’autre que Lorcas ou Aslak.

Les jours passaient, assez monotones et longs. Bien que le soleil se couchait tôt. Quand la nuit tombait, on ne cherchait pas à aller plus loin et on dressait le camp. Aslak avait expliqué qu’il ne voulait pas s’aventurer dans le noir. Notamment à cause des eaux gelées ou trous dans la neige. La neige, voilà bien la seule chose que Balram semblait voir dans ce pays. Les espaces étaient gigantesques. Des kilomètres et des kilomètres de plaines enneigées, de forêts de conifères dont les cimes étaient tellement hautes qu’on ne pouvait les distinguer. Ce coin-là de Birenze ne possédait guère de reliefs. Quelques roches de temps à autre, mais pas plus. Le sol demeurait plat. Et enneigé. Passée la curiosité du début, Balram avait fermement décrété que décidément la neige lui déplaisait fortement. Elle était froide et humide et collante. Quand il quittait la charrette, il devait supporter non seulement le poids de son manteau de cuir et de sa cape mais également une couverture. Malgré son attirail, il parvenait encore à grelotter. Vivement qu’il redescende dans le sud ! Il grinçait des dents quand il voyait que Lorcas se montrait nettement moins atteint par le froid. Quand le soleil était à son zénith, le gosse paradait avec seulement son manteau. Le damrique avait également remarqué à sa grande surprise que le temps se réchauffait un peu quand il neigeait. Étrangement, les journées ensoleillée se montraient plus fraîches. Cependant, il ne plut pas une seule fois. Aslak déclara qu’il faisait trop froid pour cela. Il ne pleuvrait que lorsque la neige se mettrait à fondre. Malheureusement pour Balram, le dégel ne commencerait que dans plusieurs mois. L’hiver n’avait même pas encore commencé. À cette affirmation, le pirate avait tremblé d’anticipation. À quoi ressemblait donc l’hiver sur ce continent maudit ?

Ce qui inquiétait le plus Lorcas n’était pas l’écoulement des saisons ni la neige. Plusieurs fois, il avait fixé l’horizon, les muscles crispés. Le soir, les birenziens se plaisaient à conter au coin du feu leurs exploits. Plusieurs se vantaient d’avoir affronté des ours et d’avoir triomphé. Les loups et les lynx revenaient aussi souvent dans leurs récits. Le garçon s’était alors rappelé qu’Aslak avait signalé que les voyages en groupe se faisaient pour éviter les attaques d’ours. Il y en avait peu sur les îles Coerleg ; les loups se montraient maîtres au sein des forêts de l’archipel. Mais il ne se rappelait que trop bien des légendes que lui racontait sa mère pour qu’il s’endorme. Les ours, animaux de légendes et envoyés des dieux, s’y montraient puissants, féroces, cruels, protecteurs, parfois sages toujours rois des animaux. Il les savait dangereux, surtout quand ils étaient affamés. Quand il regardait autour de lui, il voyait des terres immenses et grandioses, mais le froid détruisait les plantes et poussait les animaux à fuir ou à mourir. Il ne put s’empêcher de se demander à quel point les ours devaient avoir faim. Au point de s’attaquer à des hommes ? Quand le vent soufflait à travers les arbres, il hurlait tel une bête féroce. Parfois la nuit, il s’éveillait à ce bruit, terrifié, se demandant s’il s’agissait d’une brise hargneuse ou d’un animal. Surprendre certains birenziens posséder cette même lueur dans leurs yeux, le soir, à ce son ne le rassurait guère.

Des terres étrangères n’étaient pas faites pour bien accueillir ceux qu’elles n’avaient pas vu naître. Birenze savait se montrer hostile. Les hommes qui bâtissaient sur ses glaces avaient tout affronté de ses caprices et son climat si cruel. Seuls les plus forts survivaient, bien qu’ils craignaient toujours les hivers longs et sombres. Balram et Lorcas se sentaient clairement rejetés par ce terrible continent, pas à leur place malgré l’accueil chaleureux et humain des habitants. Lorcas pouvait sentir le froid s’intensifier de jour en jour et se demandait combien de temps il pourrait l’affronter. Déjà, les températures atteignaient les extrêmes de Coerleg. À n’en point douter que l’hiver dépasserait tout ce qu’il avait connu. Il ne tenait vraiment pas à mourir de froid si loin de chez lui. Il s’inquiétait aussi pour Balram qui supportait déjà très mal le froid. Survivrait-il à une autre chute de températures ? Était-ce la façon de Birenze de les chasser d’ici ? Il n’imaginait pas à quel point le pire restait encore à venir.
Ce jour-là, le vent hurlait. La neige volait et s’infiltrait dans les yeux. Les rennes avançaient sans s’en préoccuper, leurs poils flottant derrière eux tels une cape. D’habitude, Lorcas préférait marcher à côté de la caravane. La plupart des voyageurs le faisait. Rester sans bouger toute la journée leur paraissait insupportable. Même Balram daignait piétiner la neige aux heures les plus chaudes de la journée. Cependant, aujourd’hui, les birenziens ne quittèrent pas plus que nécessaires à l’attelage leurs abris. Lorcas se risqua à faire quelques mètres, mais le vent le ralentissait et l’épuisait. Quand il sentit le froid s’intensifier, il remonta dans la charrette sous le regard amusé d’Aslak. Il s’attira un regard noir de Balram quand il souleva les fourrures pour entrer, laissant brièvement le froid s’infiltrer. Il rabattit les deux épaisseurs soigneusement. Le pirate était assis dans un coin, les jambes recouvertes d’une épaisse couverture.

« Il fait un temps à décorner les bœufs, déclara Lorcas avec un petit sourire.

– J’aime pas ça. Le vent s’est levé trop vite et il souffle de plus en plus fort, grimaça Balram. Je crois qu’une tempête se prépare. C’est la saison après tout. »

Lorcas se senti pâlir. Il avait craint les célèbres tempêtes birenziennes sur la mer et il n’avait pas pensé qu’elles officiaient aussi à l’intérieur des terres. Soudain, leur abri glissant lui parut bien fragile face aux vents de l’hiver. Il avança à quatre pattes jusqu’à atteindre l’autre extrémité. Il souleva un coin de la fourrure. Balram se recroquevilla d’avantage dans son nid improvisé.

« Aslak. » appela Lorcas en plissant des yeux face au vent.

Il avait haussé la voix pour se faire entendre. Ça hurlait sur la plaine. Le chef de caravane se retourna. Ses sourcils étaient complètement blancs, envahis par le givre. D’ailleurs, seuls ses yeux apparaissaient. Le reste étaient cachés sous les fourrures et la laine. Le coerlège poursuivit :

« Le temps va s’améliorer ? Ou… y aura t-il une… »

Sa voix s’étreignit. Prononcer la prophétie de Balram la rendait tellement plus réelle qu’il la craignait d’autant plus.

« Tempête ? demanda Aslak. Oui, tempête arrrrive. Grrottes plus loin. Aller chercher rrrefuge. »

Les paroles d’Aslak le rassurèrent. Au moins, le guide savait ce qu’il faisait et prenait la direction d’un abri. Mais, en même temps, il venait de confirmer les dires de Balram. Il referma la charrette, l’âme lourde et agitée. Il s’assit à côté du pirate. Il ramena ses genoux contre lui.

« T’as peur, gamin ? s’enquit Balram.

– Bien sûr ! Si on arrive pas à temps aux grottes, qu’on est pris dans la tempête, on peut y rester.

– Tout dépendra de sa puissance.

– J’ai déjà vu des tempêtes, clama Lorcas. Il y en a souvent sur les côtes de Coerleg et c’est loin d’être anodin. À chaque fois, on rentre toutes les bêtes et on fortifie les toits et fenêtres. J’ai déjà vu des arbres se faire déraciner sous la seule force du vent.

– Je ne dénigre pas les tempêtes, corrigea fermement Balram. J’en ai également subies. Sauf que moi, j’étais en pleine mer. Fais confiance à Aslak. C’est un habitué, il connaît mieux les tempêtes de Birenze que nous. S’il a repris la route ce matin, c’est qu’il sait que nous seront à l’abri au plus fort de la tempête. »

La voix du pirate demeurait calme et ne tremblait pas. Lorcas chercha de la peur dans son regard, mais n’en trouva pas. Il paraissait si sûr de lui. Peut-être ce qu’il avait déjà vécu l’aidait à relativiser. Contrairement à Lorcas qui ne parvenait pas à calmer ses craintes. Il se demanda si les grottes étaient encore loin. Mais il n’osait pas demander à Aslak le chemin restant à parcourir. Il ne voulait pas ralentir davantage le birenzien. Du moins, c’était l’excuse qu’il se donnait. En vérité, il refusait de montrer à quel point il avait peur. Il jeta un coup d’œil à Balram. Mais le pirate ne se moquait pas et regardait dans le vide, une ride marquant son front. S’inquiétait-il aussi ? Ses paroles rassurantes n’avaient-elles donc pour unique but de le rassurer ?

La caravane poursuivait sa route et le vent ne faiblissait pas. Au contraire, il se renforçait à chaque pas. Plusieurs fois, Lorcas entendit Aslak encourager les rennes à avancer à grand renfort de cris. La charrette se balançait de manière inquiétante. Le vent la berçait. La main du garçon s’agrippa instinctivement sur un rebord de bois et son souffle se coupait à chaque balancement.

« Calme-toi, Boucle d’Or, le somma la voix rassurante de Balram.

– Plus facile à dire qu’à faire ! » protesta vivement l’adolescent.

Le pirate eut un soupir ; comme résigné ou lassé. Lorcas sursauta quand il sentit un bras enrouler ses épaules et l’attirer. Il releva brusquement la tête, mais d’un mouvement souple du poignet, Balram le força à reposer son chef contre son épaule. D’abord méfiant et crispé, Lorcas se détendit petit à petit et se laissa aller à l’étreinte maladroite, mais rassurante du pirate.

« Ne t’habitues pas trop non plus. »

Lorcas ne répondit pas, laissant échapper un bref sourire amusé. Le vent hurlait. Il voyait le toit se bomber sous le poids de la neige. Mais l’angoisse qui l’étranglait relâchait doucement sa gorge tandis que la chaleur de Balram l’entourait.

Les rennes avaient de plus en plus de difficultés à avancer. Ils geignaient et se faisaient prier pour reprendre la marche. Plusieurs fois, Aslak dut descendre de son siège pour déblayer devant la charrette. Il paraissait évident, sans même regarder, dehors que les autres devaient subir également ces difficultés. Il fallait espérer que personne ne reste coincé derrière ou ne se perde. Parfois, Lorcas soulevait un pan pour voir l’évolution de la tempête par lui-même. Un blizzard s’était installé dehors. Le vent emportait des masses de neige en plus de celle qui tombait déjà. Les charrettes qui suivaient n’étaient réduites qu’à de maigres ombres. Il y avait un tel vacarme que même à l’intérieur, ils avaient du mal à s’entendre correctement.

« Aslak ! appela Lorcas. Les grottes sont encore loin ? »

Il ne reçut pas de réponse. Le birenzien ne devait pas l’entendre ou lui-même n’avait pas entendu la réponse. L’angoisse du coerlège revint comme un raz-de-marée. Il jeta des coups d’œil frénétiques à Balram. Le pirate ne desserrait pas les dents, mais il semblait crispé et inquiet. Plus qu’avant du moins. Lorcas comprenait aisément que s’ils n’entraient pas très vite dans ces fameuses grottes ils seraient coincés en plein cœur de la tempête. Pourraient-ils y survivre ? Seraient-ils engloutis sous la neige ?

Des tourbillons de poudreuse bousculaient les bêtes et les hommes. Au loin, on entendit un sapin craquer et s’écrouler. Lorcas sursauta à ce son ; même s’il savait qu’ils étaient en pleine plaine. Aslak avait pensé aux chutes d’arbres également et avait soigneusement évité les bois et leurs orées. À présent, il fallait espérer qu’ils évitent aussi les éboulements de roches. Il n’y avait pas assez de reliefs pour craindre une avalanche. 

Enfin, les fourrures s’écartèrent et la silhouette enneigée et emmitouflée d’Aslak leur fit signe de descendre. Lorcas s’enroula dans une couverture et obéit. Balram grimaça, peu enthousiaste, mais il enfila tout de même sa cape avant d’imiter le coerlège. Quand leurs pieds eurent touchés le sol, ils s’enfoncèrent jusqu’aux genoux. Balram manqua de tomber et fut rattraper de justesse par Aslak. Le birenzien tenta de leur parler, mais le hurlement de la tempête couvrait tout. Il se fit finalement comprendre à grand renfort de gestes. À l’arrière, ils virent les premières charrettes de la caravane les rejoindre. Les deux étrangers finirent par comprendre que les grottes se trouvaient juste derrière eux. À travers le rideau agité, ils les virent. Elles avaient l’air hautes et larges. Possédaient-elles suffisamment de profondeur pour accueillir toute la caravane ? Mais Aslak s’agitait toujours. Les rennes avaient de la neige jusqu’au poitrail et ne pouvaient plus avancer sans aide. La charrette aussi se faisait dévorer par les intempéries. Ils détachèrent les bêtes. Pendant que Balam poussait un renne récalcitrant, Lorcas le tirait. Au début, il tentait de l’apaiser par des mots, mais cela se révéla vain. Il n’avait aucun espoir de se faire entendre sans crier et affoler l’animal. Plusieurs fois, ils trébuchèrent. Le renne hennissait et avait peur. Par moment, il se débattit même pour échapper à la prise de Lorcas. Heureusement pour Balram, il ne parvenait pas à dégager ses pattes arrières de la neige pour lui donner des coups de sabots. De son côté, Aslak, plus habitué, était parvenu déjà à mettre un renne à l’abri et descendait en reprendre un autre. Alors qu’ils approchaient enfin de la grotte et que la neige se révéla moins épaisse, Balram se demanda comment ils allaient pouvoir traîner la charrette sans l’aide des bêtes de trait. Enfin, ils atteignirent la grotte la plus proche. Sans demander son reste, le renne se faufila à l’intérieur, soudain plus vif, et vint se réfugier près du premier. Le dernier fut amené rapidement par Aslak. Il leur dit de le rejoindre près de la charrette.

« On peut pas amener ce truc jusqu’ici sans les rennes ! protesta Balram en grelottant, les mains glacées et engourdies. Nous ne sommes pas assez forts. 

– Que tu crrrois. » rit doucement le guide.

Il retourna dans le tumulte. La silhouette nerveuse et osseuse de l’homme du nord ne semblait pas posséder de grandes ressources musculaires, mais elle devait être trompeuse puisqu’il survivait et supportait étrangement bien le climat de Birenze. Mais Balram ne se faisait pas d’illusion sur lui-même ou Lorcas. Ils n’étaient pas fait comme les birenziens. Néanmoins, ils suivirent, le pas lourd et fatigué. Traverser tant de centimètres de neige les avait frigorifiés et épuisés. De là où ils étaient, ils ne voyaient presque pas la charrette. On devinait sa forme dans l’amas blanc. Quand ils y arrivèrent, ils s’étonnèrent en voyant cinq autres hommes aider Aslak à dégager le véhicule. Évidemment, tout le monde aidait tout le monde et ainsi il paraissait nettement plus facile à amener les charrettes aux grottes. Lorcas vit les femmes emporter les rennes de chacun. Les enfants avaient grimpé les dos des animaux et se faisaient ainsi emporter avec eux. Ils n’étaient pas restés dans les charrettes pour ne pas les alourdir. Du moins, c’était ainsi que Lorcas le comprenait. Il reporta son attention sur le chariot et attrapa un morceau. Chaque homme se positionna et au signal d’Aslak ils soulevèrent en même temps. Lorcas gémit sous le poids. Devant lui, Balram aussi ployait et tremblait. Cependant, les birenziens ne semblaient pas embarrassés. Lentement, surtout à cause de la neige qui ne cessait de s’entasser, ils avancèrent jusqu’aux grottes.

Une seule caverne semblait suffisamment spacieuse pour loger tout le monde en se serrant un peu. Mais au vu des températures, il valait mieux resté groupé. Une à une, les charrettes furent emmenées. Cependant, Balram et Lorcas durent abandonner à la seconde. Chaque muscle de leurs corps les faisait souffrir. Les doigts de Balram,non recouverts par ses mitaines, étaient gercés à sang. Des plaques de givres incendiaient ses plaies. Tremblant, il se rassit et serra ses mains meurtries contre sa poitrine. Lorcas n’était guère en meilleur état et il s’écroula de fatigue, humide de neige, près des bêtes. Doucement, il sentit ses yeux se fermer sans qu’il puisse lutter. Il s’endormit en emportant l’image des hommes ramenant le troisième chariot.

Quand il se réveilla, la tempête continuait, plus forte que jamais. Toute la caravane était à l’abri et blottit les uns contre les autres. Certes, il faisait froid, mais il s’agissait surtout du vent qui se montrait aussi glacial qu’humide. Plusieurs fois, il changea de direction et il entra même à deux reprises directement dans la caverne. Appuyé contre son dos, Balram grelottait tout en luttant contre le sommeil.

« Ça va encore durer longtemps ? s’enquit Lorcas d’une voix pâteuse.

– J’en sais absolument rien. » répondit Balram.

Même ses paroles étaient faibles, prononcées dans un souffle.

« À votre avis, combien de jours il nous reste pour atteindre Propast ?

– Je n’en sais rien. Mais je crois qu’on est loin d’y être.

– Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

– T’as remarqué qu’on a croisé aucun patelin depuis notre départ ? »

Lorcas leva un sourcils. Il n’y avait pas porté attention, mais maintenant qu’il y pensait, cela était vrai. Pas une seule maison à l’horizon. Ils n’avaient connu que le petit village de pêcheurs où ils avaient débarqué.

« C’est bizarre, marmonna le jeune garçon. Cela fait des jours qu’on voyage. Pourquoi c’est aussi désertique ?

– Les conditions de vie, j’imagine. Près de la mer, le temps est plus doux et il y a du poisson à volonté et un moyen de se déplacer vers d’autres ports. Dans les terres, les températures sont rudes. Très peu de communications avec le reste du monde. Quand nous verrons des villages, cela voudra dire que nous serons proches de Propast. Les gens doivent se concentrer autour des grandes villes, des fleuves et des côtes. Dans un tel pays, on ne peut pas se permettre de prendre des risques en vivant au milieu de rien. »

L’interprétation de Balram semblait vraisemblable et logique. Lorcas lui-même ne se sentirait pas en sécurité dans ces plaines vides et gelées. Sûrement qu’en été elles pouvaient se montrer verdoyantes, mais, l’hiver arrivé, elles devenaient stériles. Et l’hiver était long à Birenze, très long. Trop long pour qu’on ne puisse que compter sur quelques réserves de grains de l’été dernier. Il ne fallait surtout pas vivre isolé. Vivre seul, c’était accepter la mort au premier coup dur.

Dehors, la tempête faisait rage. Des dizaines de tourbillons neigeux se formaient sans cesse et se briser pour en former d’autres. Il était à présent impossible de distinguer le paysage. Seule la neige volant en rafale et tournoyante formait l’horizon. Même le ciel était invisible. Ils étaient arrivés à temps aux grottes et avaient échappé au pire. Les chariots auraient été aisément renversé et emporté dans une telle tourmente. Lorcas se demanda si la tempête était à son summum ou si elle avait encore de la force à démontrer plus tard. Parfois, il serrait les dents en voyant des morceaux de roches et d’arbres tourbillonner dehors. Ils l’avaient échappé belle. Il y avait un tel vacarme dehors. Le vent hurlait, sifflait, des bruits de chutes et et de fracas le combattaient sèchement. Plusieurs fois, il entendit des chocs sur le toit de la grotte. Heureusement, celui-ci était suffisamment épais pour ne pas pâtir de ces projectiles. S’ils avaient subi cet intempérie en mer, ils auraient été englouti par les vagues en moins de deux.

Autour d’eux, on prenait son mal en patience. On avait sorti des jeux. Certains parurent complètement inconnus aux yeux de Balram, d’autres ressemblaient à ceux qu’il connaissait mais ne semblaient pas suivre tout à fait les mêmes règles. Heureusement, quelques uns se révélèrent être universels. Le pirate se contenta d’observer, mais sans participer. Il ne savait jouer aux dés ou aux cartes qu’en trichant et il doutait que ses façons de faire plaisent aux birenziens. Il évitait donc de les mettre en rogne. Ils étaient beaucoup trop costauds et nombreux pour lui et, de plus, il était paumé au milieu de rien. Lorcas se joignit à une partie de petits chevaux avec des enfants puis alla vers un groupe d’hommes dont Aslak autour d’étranges toupies. Balram se demanda quel pouvait être le but de ce jeu et, au vu de l’expression de Lorcas, il en était de même pour lui. Mais l’amusement et l’enthousiasme des autres avaient suffi à l’attirer.

Il faisait plus sombre dehors si cela était encore possible. Le vent ne faiblissait pas. Le jour se couchait. Balram se décida, malgré les protestations de son corps, à se lever. Il aida l’une des femmes – Milena s’il se souvenait bien – à porter le chaudron. Une autre femme ramassa de la neige près du seuil de la grotte et remplit le tiers du récipient avec. On alluma le feu. Balram se concentra sur sa tâche. Écailler du poisson encore gelé et le vider. Il avait vite pris la main et le gel ne le gênait plus dans sa tâche. Sauf sa froideur qu’il avait toujours autant de mal à tolérer. Il avait pris l’habitude d’enrouler ses doigts dans un torchon pour qu’ils ne soient pas directement en contact avec la peau de l’animal. Ce soir, on mélangea la bouillie de poissons avec des choux et des carottes. Il n’existait pas une grande variété de légumes à Birenze.  Et ces deux derniers revenaient presque un repas sur deux. Le pirate commençait à s’en sentir dégoûté.

Alors que le dîner macérait doucement, Lorcas revint s’asseoir près de son compagnon de voyage. Il ramena ses genoux contre lui et y posa son menton, le regard perdu sur les flammes.

« À ton avis, gamin, parla soudain Balram, est-ce qu’on peut s’habituer au froid ? »

Lorcas fronça les sourcils. Le pirate s’était enveloppé dans une épaisse fourrure et seuls son front et ses yeux en dépassaient. Autour d’eux, les birenziens ne portaient que leur cape et même les enfants gambadaient sans soucis près des rennes, avec seul le bout de leur nez rouge. La plupart ne portait même pas de gants. Lorcas avait une grosse cape au dessus de son manteau et de son écharpe et se couvrait bien sûr les mains.

« Je pense qu’il est trop tard pour que votre corps sache convenablement s’en protéger. C’est mon cas aussi je crains. 

– Pourvu que ça se finisse vite que je puisse retourner dans le sud. En plus, c’est la saison chaude en ce moment. 

– Vous venez de quel endroit du sud ? »

Le tas de couvertures se tourna vers lui. Les deux yeux vairons le dévisagèrent un bref instant avant que la voix étouffée de Balram ne lui parvienne.

« J’ai bougé durant quasiment toute mon enfance. Souvent vers les Terres d’Ædan. Mais je crois que je suis né au Détroit de Méphistari.

– C’est habité là-bas ? s’étonna Lorcas en redressant son cou.

– Bien sûr ! Beaucoup de cités indépendantes et de petits villages. Y a pas mal de groupes de nomades aussi. Ils ne se considèrent ni ædanais ni chalicéèns. Ils forment une culture à part et un peu un tampon entre ces deux continents. De toute façon, tout le monde s’en fiche d’eux et ils le vivent bien. Ils préfèrent qu’on leur fiche la paix.

– Vous êtes originaire d’une de ces villes ?

– Non. »

Lorcas préféra ne pas insister. Il avait remarqué que Balam détournait le regard. Décidément, le pirate n’aimait vraiment pas parler de son passé. Mais le peu qu’il en disait suffisait à faire comprendre que son enfance n’avait été ni simple ni heureuse. Contrairement à celle de Lorcas qui n’avait que pour seule blessure la mort de sa mère quand il avait quatorze ans. Une épidémie l’avait emportée.

« C’est comment là-bas ? reprit le garçon, poussé par son avide curiosité. Ces villes et ses habitants, ils ressemblent à quoi ?

– Les cités sont toutes fortifiées, raconta Balram. Il y a souvent des conflits entre elles. De plus, certains nomades n’hésitent pas à s’en prendre aux villages et aux caravanes de marchands. Avant, j’imagine qu’ils attaquaient aussi les villes, mais avec les murailles c’est devenu impossible. Il y a beaucoup de commerce aussi. On peut passer à guet le détroit par marée basse. Ça évite un voyage par la mer pour passer d’un continent à l’autre.

– Et les gens ?

– Disons que la population est cosmopolite. On retrouve des ushënis et des ædanais principalement. Mais il y a aussi des peuples locaux. C’est pas vraiment descriptible. Certains sont de passage et d’autres s’installent. Du moment que t’as de l’or et tu obéis à leurs lois, les cités t’accueillent les bras ouvert. Pour sûr, ils aiment le fric ! »

Milena leur fit signe que le dîner était prêt. Ils se levèrent et s’installèrent à leur place dans le cercle où on avait déposé leur écuelle. Comme toujours, c’était fade et répétitif, mais chaud et bourratif. Et la tempête ne faiblissait pas. Après avoir mangé, les birenziens veillèrent encore quelques heures. Mais Balram ne tenait plus debout et Lorcas ne se révélait pas en meilleur état. Les deux étrangers se traînèrent vers la charrette d’Aslak. Une fois à l’intérieur, ils s’enroulèrent dans les fourrures et s’endormirent comme des pierres. Même le vacarme du vent ne parvint pas à les en empêcher.

Lorcas se réveilla au milieu de la nuit. Au début, il se demanda ce qui l’avait réveillé. Ses yeux s’habituèrent lentement à l’obscurité et il vit la silhouette d’Aslak endormie à quelques centimètres de lui, mais pas Balram. Il se redressa et chercha le pirate sans le trouver. Il se rendit compte alors d’un changement. C’était probablement ce qui l’avait réveillé. On n’entendait plus la tempête. Elle était enfin terminée. Vu qu’il était parfaitement éveillé, il se décida à quitter la charrette. Le feu mourrait doucement au milieu du camp improvisé. Deux birenziens étaient assis à côté. L’un d’entre eux avait à peu près son âge et lui fit un petit signe avec un sourire. Il y avait toujours deux ou trois personnes pour surveiller le camp la nuit. Ça fonctionnait par roulement. Il avait déjà participé aux veilles et avait fait équipe avec une femme – Sveta – et un homme trentenaire aux airs bourrus – Nikita. Il regarda vers la sortie de la grotte et cela lui confirma que la tempête avait bel et bien cessé. Il neigeait doucement et les flocons tombaient lentement et droit. Balram était sur le seuil et observait le ciel. Lorcas le rejoignit sans bruit. Mais le pirate ne se laissa pas surprendre. Dès que le garçon fut à ses côtés, il parla sans tourner la tête vers lui.

« Ça s’est enfin arrêté. Le ciel est en train de se dégager. »

Il montra du doigt un trou dans les nuages qui découvrait quelques étoiles. Même s’il neigeait toujours, on voyait les nuages bouger paresseusement vers l’ouest.

« Il fera beau demain, reprit Balram. Un temps idéal pour reprendre la route. »

Après l’enfer qu’ils avaient subi à cause de cette tempête, le lendemain serait effectivement bien reposant.

**

Le ciel était clair et dégagé. Une légère brise fraîche, mais sèche, hantait l’atmosphère avec discrétion. Si des débris d’arbres et des mètres de neige ne tapissaient pas le sol, il serait impossible de croire qu’une violente tempête avait sévi la veille. La caravane rassembla ses affaires et les rennes furent attelés aux chariots. La pente qui menait aux grottes était un peu raide, mais cela avait permis à la neige de glisser et donc d’être moins haute à cet endroit. Cependant, plus bas, elle devait bien dépasser le mètre. Balram se demanda comment les rennes allaient pouvoir marcher dedans tout en tirant leur charge. De plus, les charrettes risquaient de se retrouver coincées également. Elles s’enfonceront dans la neige sans pouvoir en sortir. Il eut la réponse quand il remarqua que plusieurs hommes sortaient en tête, pelle à la main. Mais d’autres questions prirent la place des anciennes. Comptaient-ils pelleter jusqu’à Propast ? À quel rythme allaient-ils avancer dans de telles conditions ? Il restait à espérer que la neige n’était pas aussi haute partout. Il rejoignit Aslak qui organisait le déblayage et lui fit part de ses inquiétudes.

« Faut rremontr vers hauteurrrs. Cerrrtaines rrroutes moins enneigées. »

Balram hocha la tête pour signifier qu’il avait compris. Mais, indubitablement, ce ne serait pas chose aisée de rejoindre ces fameuses routes. Il retourna vers le chariot où Lorcas vérifier les attaches des rennes.

Aslak laissa une bonne heure d’avance aux déblayeurs avant de laisser la caravane quitter les grottes. Les birenziens avaient fait du bon boulot. On voyait même la terre à présent. C’était la première fois qu’ils voyaient le sol de Birenze depuis qu’ils étaient arrivés. Il y avait toujours eu de la neige dessus. Ce n’était pas boueux, mais visiblement très sec, comme gelé. Ce fut Lorcas qui tenait les rênes. Balram s’était assis à côté de lui en serrant une fourrure autour de lui. Il pressentait que la journée serait longue. Tout comme la suite de ce voyage. Effectivement, ils firent de nombreux arrêts afin que la neige soit dégagée. Ils s’arrêtèrent sur une plaine où la neige se montrait toujours aussi haute. La routine de la caravane avait repris ses droits et on mangea en rond autour du feu avant que chacun ne retourne dans sa charrette. Balram fut désigné pour veiller. Un birenzien dont il ignorait le nom faisait équipe avec lui. L’homme avait la bougeotte et ne cessait de tourner en rond. Le pirate, lui, demeura près du feu, l’attisant de temps à autre.

Il entendit des pas derrière lui. Il se retourna vivement, surpris. C’était Lorcas. Balram reporta son attention sur le feu. Il sentit le garçon se rapprocher puis s’asseoir à ses côtés.

« Des insomnies, Boucle d’Or ?

– J’ai pas sommeil. »

Il ne parla pendant quelques minute se contentant de regarder Balram jouer avec le feu du bout d’une branche. Quelques braises volèrent et s’éteignirent en sifflant dans la neige fondue.

« C’est moi ou ça se réchauffe ? demanda Lorcas, les yeux sur la boue grisâtre.

– Ça se réchauffe. La neige ne se tasse plus sous nos pieds, elle fond. Enfin, une bonne nouvelle.

– Ça ne durera pas, le corrigea Lorcas.  

– La preuve. » marmonna Balram d’un ton boudeur.

Le coerlège eut un sourire amusé. Il jeta un coup d’œil au ciel qui restait complètement dégagé. Toutes les étoiles étaient visibles et la lune achevait son dernier croissant. Soudain, il sursauta. Il attrapa le bras de Balram et le secoua. Le pirate siffla agacé avant de daigner lever les yeux. Il se figea à son tour.

« Qu’est-ce que c’est ? » questionna Lorcas à mi-voix.

D’étranges couleurs à dominance verte serpentaient dans le ciel. Des lumières plus brillantes que les étoiles en formes de vagues. Elles étaient principalement vertes, mais possédaient aussi du doré et du violet plus ou moins clair. Il crut aussi apercevoir du bleu vif. Ces faisceaux lumineux semblaient tournoyer nonchalamment au dessus de leur tête.

« Je n’en ai pas la moindre idée. » répondit doucement Balram, les yeux perdus dans le ciel.

Il n’avait jamais vu un tel événement. Il avait pourtant beaucoup voyagé. Mais ce n’était que la seconde fois de sa vie qu’il partait au nord et première fois qu’il venait à Birenze. Peut-être que ce phénomène se limitait à ce continent. Du moins, les birenziens semblaient habitués puisque l’autre garde jeta un bref regard au ciel avant de s’en désintéresser.

« C’est magnifique. » souffla Lorcas, béat.

Balram ne répondit pas. Que pouvait-il ajouter de plus ? Le gamin avait raison. La tension dans sa nuque se faisait sentir, mais il n’avait pas la moindre envie de quitter le ciel des yeux. Les lumières s’intensifièrent encore, bougeant de manière presque imperceptible.

« Je suis trop content d’être dehors ! déclara le garçon d’un ton enjoué.

– Admire et tais-toi. »

Ils ignorèrent combien de temps ils restèrent à observer le ciel. Petit à petit, les couleurs pâlirent avant de s’effacer en douceur. Le lendemain matin, le ciel ne portait aucune trace du phénomène et demeurait parfaitement bleu, orné d’un soleil pâle.

À nouveau, on pelleta la neige. Comme ils l’avaient remarqué la veille au soir, il faisait légèrement moins froid. L’amas blanc fut plus aisé à creuser et avait tendance à se transformer en gadoue informe après leur passage. Les quelques arbres qu’ils croisaient gouttaient joyeusement, débarrassant leurs épines d’un poids intrus. Une heure ou deux après la pause du midi, la neige se révéla nettement moins épaisse et on rangea les pelles. À la grande joie de Lorcas et Balram qui avait fait parti du dernier groupe. La charrette se révéla cependant moins stable que les jours précédents. Elle cahotait sans cesse et parfois resta bloquée quelques secondes avant qu’un autre cahot la fit avancer. En se penchant, Balram remarqua que la quasi-totalité de la neige avait fondue et qu’ils glissaient sur des cailloux. Le chariot était fait pour la neige et évoluait difficilement sur la terre. De plus, elle se révélait à présent gorgée d’eau et de nombreuses flaques d’eau ou de boue gênaient leur avancée. Le premier jour, le pirate s’était étonné de la présence de roues attachées sous la charrette. Aslak lui avait expliqué que c’était pour l’été, quand il ne neigeait pas. Le soir-même, Balram demanda au guide pourquoi il ne remplaçait pas les lames pour les roues. Le birenzien protesta que c’était inutile.

« Neigerrra encorrre bientôt. » déclara t-il fermement.

Balram grimaça à cette idée. Le redoux était bel et bien temporaire. Comme Lorcas l’avait dit. Lui qui commençait à se sentir mieux. D’ailleurs, le lendemain quand il se réveilla et quitta la charrette, le vent sifflait froidement et des flocons commençaient à danser dans l’air. Il soupira. Une nouvelle chute commençait et il sentait qu’elle durerait toute la journée. Saleté de climat nordiste !

Les journées se montraient toujours répétitives et monotones. Le voyage s’éternisait. Depuis combien de temps traînaient-ils sur les plaines de Stalinsky ? Un jour, Aslak voulut leur donner une bonne nouvelle en déclarant qu’ils avaient passé la frontière et qu’ils étaient enfin à Drashlendra. Le sourire de Balram disparut quand il comprit qu’ils n’avaient accompli que la moitié du voyage. À ce rythme, il mourrait de froid et d’ennui avant de voir les faubourgs de Propast. Et dire qu’après il devrait redescendre sur les côtes de l’est !

Ce soir-là, il était à nouveau de garde. Comme la dernière fois, Lorcas vint le rejoindre près du feu. Cette fois-ci, pas de lumières dans le ciel pour égayer leur soirée. Le ciel se montrait noir d’encre et nuageux.

« Vous avez voyagé où ? À part au Détroit de Méphistari, vous avez été où ? » demanda t-il, la voix étouffée par son écharpe.

Balram tourna lentement la tête vers lui. C’était donc pour satisfaire sa curiosité maladive et besoin de voyager qu’il venait donc squatter le soir avec lui. Il se doutait bien que le gamin avait des questions à poser, mais il ne l’avait pas encouragé à le faire.

« Je suis surtout resté dans le sud. » répondit brièvement Balram en repoussant quelques cendres avec son bâton.

Il n’avait pas envie de bavarder et encore moins de lui-même. Quand ce morveux allait-il enfin le comprendre ? Pas ce soir visiblement puisqu’il insista.

« Mais où ? Vous avez dû voir des tas de choses ! Vous êtes plutôt allé vers les Terres d’Ædan ou Chalice ?

– À Chalice, c’est qu’des péteux, cracha Balram avec mépris. Ils se pensent mieux que tout le monde, mais ce sont juste des petits bourgeois boursouflés d’orgueil.

– Vous avez été où dans les Terre d’Ædan ?

– Autour de la Mer Naweline et au sud de Thalopolis surtout.

– À quoi ressemble Thalopolis ? Il paraît que c’est plein de bandits.

– C’est sûr que c’est pas des enfants de cœur ! Mais tous ne sont pas malhonnêtes. Les lois ne sont pas les mêmes que celles imposées par la Fédération, c’est tout. Mais les rues sont bien gardées et il y a peu de débordements. J’suis sûr que c’est plus sécurisé que dans certains pays de la Fédération.

– Je veux savoir comment est la ville. Les maisons, elles ressemblent à celles de chez moi ou pas ?

– Bien sûr que non ! Chaque région du Golfe a sa propre architecture. De plus, il fait beaucoup plus chaud là-bas. N’oublie pas qu’ils sont dans une région semi-désertique.

– Alors, elles sont faites comment ?

– T’as pas envie d’avoir la surprise quand tu iras voir par toi-même ? » lâcha t-il d’un ton sec.

Visiblement, il avait réussi à faire fermer son clapet au gamin. Les braises crépitèrent. Le bâton de Balram brûlait joyeusement, réalimentant le feu. La conversation était terminée. Le tour de garde de Balram était bientôt terminé et il allait pouvoir enfin aller se coucher.

**

Trois semaines. Balram avait compté les jours. Trois semaines qu’ils avançaient sans faillir vers le nord. Le temps s’étirait à l’infini. Il avait pris l’habitude d’avoir sans cesse froid et les couvertures étaient devenues ses meilleures amies. Bien sûr, la neige avait repris ses droits et elle devait tomber au moins une fois tous les deux jours. Vraiment il l’avait en horreur.

C’était le soir. Les birenziens étaient rassemblés pour la soupe du soir. À présent, c’était potage midi et soir tous les jours. On finissait les restes ; principalement du chou. Balram avait juste envie de vomir rien qu’à son odeur. Il avait vaguement picoré dans son assiette avant de la donner à un enfant gourmand qui bavait dessus. Il s’était levé et avait quitté le cercle. Lorcas imaginait qu’il était reparti se mettre au chaud dans la charrette.

« Dans deux jourrrrs, à Prrrropast. »

Lorcas sursauta en entendant la voix d’Aslak. Il n’avait pas remarqué que le guide l’avait rejoint.

« On arrivera dans deux jours ? s’étonna Lorcas.

– Oui. Dis ton ami. Ferrra plasirrr à lui. Pas fait pour Birrenze. »

Depuis le temps qu’ils voyageaient, Lorcas était surpris de savoir enfin la capitale de Drashlendra si proche de lui. Une fois arrivés, Balram et lui se sépareront. Étrangement, il n’était pas à l’aise avec cette idée. Il était moins pressé d’arrivé à Propast.

« Je m’inquiète pour lui. Il a encore un très long chemin à faire, murmurait Lorcas sans s’en rendre compte. Je ne pense pas qu’il soit à la hauteur.

– Trrrop frrragile, commenta Aslak. Faut rrrester en ville pendant l’hiverrrr. Juste début hiverrr là. Bientôt, nuit tomberrra.

– Comment ça la nuit tombera ?

– Pendant hiverrr, nuit rrreste. Bientôt. »

Le coerlège ne parvenait pas à comprendre ce qu’Aslak entendait par la nuit qui resterait. Se trompait-il de mot ou était-ce une expression birenzienne qu’il tentait de traduire ? Instinctivement, il comprenait que l’hiver ne cesserait de s’aggraver et qu’ils n’en avaient vu que les prémices. Comment Balram pourrait-il survivre seul ? Surtout que la route pour aller à l’est était nettement plus longue de quatre ou cinq fois la distance qu’ils avaient parcouru. Le pirate allait à sa perte.

Lorcas finit son bol et se leva. Il voulait voir Balram pour lui annoncer leur proche arrivée à Propast. Mais quand il leva le pan de la charrette, celle-ci se révéla vide. Où était passé le pirate ?il fit le tour du campement. Les conversations des birenziens emplissaient l’air, mais personne ne tournait la tête vers les chariots. On riait et mangeait à grands cris. En quelques pas, les lumières du feu n’éclairaient plus et Lorcas se retrouva dans une semi-obscurité. Il finit par entrevoir une silhouette marcher entre deux charrettes à quelques pas de lui. Sans hésiter, le garçon s’en rapprocha à pas vifs. Quand il l’entendit arriver, Balram se tendit aussitôt, sur la défensive.

« Qu’est-ce que vous fabriquez ici ? La notre de charrette est à l’autre bout du campement.

– Crois-moi, gamin, tu ne veux pas savoir.

– Bien sûr que si ! Sinon, je ne poserai pas la question. Maintenant, encore plus même. »

Balram soupira et lui jeta un regard noir.

« Est-ce que ça t’arrive de te mêler de tes affaires, morveux ?

– Qu’est-ce que vous fichez ? »

Maintenant, Lorcas avait un mauvais pré-sentiment. Il baissa les yeux sur la cape de Balram qui paraissait plus remplie que d’habitude. Un éclair de compréhension lui traversa l’esprit.

« Vous avez volé quelque chose ? 

– C’est fou comme tu peux être stupide parfois, sauf quand on en a besoin ! 

– Vous avez pas honte ? Ils nous ont accueillis et guidés et vous leur volez des trucs !

– Crie-le encore plus fort, Boucle d’Or, on t’a mal entendu à Sian-Mimerivna. »

Lorcas avait du mal à parler tant il était stupéfait et outré. Le pirate n’essayait même pas de nier. Le vol lui paraissait donc si normal ?

« Si ça peut te rassurer, reprit ironiquement Balram, je n’ai pas touché aux affaires d’Aslak. Je prends par petites quantités, on ne devrait pas remarquer qu’il manque des trucs.

– Comment pourriez-vous en être aussi sûr ?

– Depuis le début, personne n’a rien vu.

– Vous avez volé tout le long du voyage ?

– Désolé, gamin, mais moi j’ai encore un paquet de route à me farcir après et pas un sous en poche. Alors, je sécurise mon futur proche.

– Il n’empêche que c’est lamentable et dégueulasse ce que vous faîtes.

– Tu vas me dénoncer ? »

Lorcas détourna le regard et se dandina d’un pied sur l’autre. Balram eut un sourire carnassier et méprisant.

« Non, répondit-il à la place du coerlège. Alors, évite de la ramener. »

Sans plus s’attarder, Balram partit en le bousculant légèrement. La gorge serrée, Lorcas le suivit des yeux. Il semblait enfin rejoindre leur chariot.

« On arrive à Propast dans deux jours, prévint-il d’un ton amer.

– Enfin, une bonne nouvelle. » clama Balram avant de disparaître.

Le garçon déglutit, mal à l’aise. Bien sûr qu’il se sentait redevable envers Aslak et la caravane. De plus, ils leur faisaient confiance. Mais Balram n’avait pas tort. Sans argent ni réserve, il mourrait en quelques jours ; peut-être moins. Lorcas avait trop longtemps oublié qui était son compagnon. Un pirate. Et les pirates volaient. Son inquiétude pour lui n’avait pas terni et il était de moins en moins pressé d’arriver à destination. Une nouvelle ombre venait cependant de s’ajouter au tableau. Que se passerait-il si quelqu’un se rendait compte que quelqu’un volait au sein de la caravane ? Allait-il passer ces deux jours prochains jours à angoisser ? Pourtant, lui n’avait rien fait, Balram était le seul coupable. Mais il se retrouvait complice de ne rien dire et ils voyageaient ensemble, donc seraient mis dans le même sac certainement.

Lorcas donna un coup de pied dans une motte de neige. Le sort semblait s’acharner contre lui décidément. Il faisait entrer un pirate dans Valenc sans le savoir. Ce même pirate l’enlevait et le traînait jusqu’à un autre continent. Et maintenant, le voilà complice de vol. Il était beau le soldat de l’Armada ! Il ne put s’empêcher de se demander s’il était vraiment à la hauteur de ses ambitions. À cet instant, il en doutait fortement.

Le nez dans l’écharpe, il alla à son tour dans le chariot. Il n’osait même pas retourner auprès des birenziens ni de croiser le regard d’Aslak. Trop honte, il culpabilisait trop. Contrairement à Balram pour qui cela semblait naturel. Pourvu que jamais, il ne devienne comme lui !

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