Aujourd’hui

Une fois avoir suffisamment apprécié la piscine nous entreprîmes de trouver le meilleur moyen de pénétrer dans la villa fermée à clés. Par chance, les volets n’avaient pas été clos au départ de ses habitants et Roger brisa une fenêtre de la cuisine, nous permettant d’entrer. Nous décidâmes de nous séparer pour faire le tour de l’immense maison, nos armes en mains, afin de nous assurer que la voie était véritablement libre. Jordan insista pour récupérer sa batte mais je l’en dissuadais, je voulais laisser le temps à ses mains de se remettre du traumatisme qu’elles avaient subies. Alors, Roger eut beau grogner, le jeune homme campa dans la cuisine, attendant notre feu vert.

Objectivement, nous avions fait un tel vacarme plus tôt qu’il était improbable que quiconque ou quoi que ce soit se trouvant à l’intérieur ne nous ait pas entendu et fait connaître sa présence, mais la prudence était mère de sûreté. Le doyen de notre petite compagnie partit en reconnaissance au rez-de-chaussée tandis qu’avec Kimiko nous montâmes à l’étage. Arrivées en haut de l’escalier nous échangeâmes un regard, nous souhaitant mutuellement bonne chance, avant de nous séparer. Je pris à gauche. Je trouvais porte ouverte pour les deux premières pièces devant lesquelles je passais -une salle de bain et une salle de jeu. Mais, arrivée en bout de couloir, je rencontrai une dernière porte, à peine entrebâillée. J’avalais grossièrement avant de porter le bout de la batte de base-ball de Jordan, que je tenais fermement en main, contre son battant et poussai en douceur.

Rien d’inquiétant ne se dévoila une fois la porte grande ouverte, mais je laissai néanmoins échapper un souffle de choc, le cœur serré. C’était une chambre. Une chambre d’enfants, plus précisément. Deux petits lits défaits se trouvaient sur les côtés opposés de la pièce, peints et décorés en bleu et rose respectivement. De nombreux jouets gisaient, abandonnés, sur la moquette couleur crème ainsi que plusieurs livres d’histoires colorés ; j’étais prête à parier que certains jouaient même de la musique. L’armoire et les deux petites commodes présentes dans la pièces était éventrées, vides, comme si quelqu’un en avait précipitamment retiré le contenu. C’était probablement ce qu’il s’était produit. Avant de m’en rendre compte, je me tenais au dessus du lit aux draps blanc et azur, sur lequel je passai une main absente, avant de me saisir de l’ours en peluche qui y trônait assis près de l’oreiller. Je me demandai si ça avait été la peluche favorite du petit garçon qui dormait là, s’il avait regretté de n’avoir pas pu l’emmener avec lui, où qu’il soit allé. Et je me souvins également que Lucas en possédait une presque identique auparavant, qu’il l’avait traînée partout avec lui durant un long moment, il y avait des années de cela.

Pour échapper à ce train de pensée je redéposai l’ours dans la position exacte dans laquelle je l’avais trouvé et fis demi-tour pour quitter la pièce, dont je tirai la porte derrière-moi en sortant, comme pour préserver un sanctuaire. Je ne regardai pas en arrière. Toutefois, je ne pus m’empêcher de m’interroger sur ce qu’il avait bien pu advenir des enfants qui dormaient là, autrefois. Avant tout ça.

Lorsque j’arrivai au niveau de la salle de bain je me stoppai, et décidai d’aller jeter un œil dans ce que je devinai être l’armoire à pharmacie. Appuyée contre l’escalier Kimiko qui m’attendait me fit un signe de questionnement en me voyant m’arrêter et je lui indiquai d’attendre cinq minutes de ma main libre. Je pénétrai dans la pièce d’eau et déposai mon arme contre le lavabo avant d’ouvrir en grand les deux battants du miroir qui surplombait celui-ci dans lequel, par expérience, je savais que je trouverai probablement du matériel médical. Je découvris avec ravissement que la cache était encore alimentée, même si pas remplie. Par ordre de priorité je me saisis des quelques bandes stériles, du désinfectant à moitié vide ainsi que de la boîte de doliprane que j’avais sous les yeux et que je déposai sur le rebord en céramique du lavabo, avant de farfouiller dans le reste, histoire de faire un inventaire. Il restait quelques petites choses utiles que je pris note de venir récupérer plus tard, lorsque j’aurai mon sac à dos avec moi et je refermai le compartiment dissimulé. Je rejoins Kimi qui patientait toujours et j’agitai ma trouvaille en réponse à son regard interrogateur avant que nous ne redescendions. Nous traversâmes le salon clair et immaculé, que je remarquai pour la première fois que nous avions souillé en y circulant encore humides et crasseux. Je trouvai que c’était une belle analogie de ce qu’était devenue ma vie.

Nous découvrîmes en pénétrant dans la cuisine, sur la table à manger encore vierge lorsque nous l’avions dépassée plus tôt avec Kimi, une pile de boîtes de conserves que nos deux compagnons examinaient ainsi qu’un pack d’eau déjà entamé par ceux-ci. La chance avait tournée, je ne pouvais pas attendre d’en profiter. Mais, plutôt que de me jeter sur les victuailles, je déposai la batte cloutée contre le dos de la chaise occupée par son propriétaire et laissai tomber mon chargement sur la table. Puis, j’ouvrai précipitamment la boîte de doliprane et avalai un cachet avec une grande gorgée d’eau. Je me retins de finir la bouteille, consciente que je devais m’occuper en priorité de Jordan. J’espérai que le médicament ferait vite effet cependant, ma migraine étant toujours aussi carabinée que lorsqu’elle avait débutée, des heures auparavant. Consciente que mon patient souffrait lui aussi, je lui fis passer à regret la bouteille ainsi qu’un doliprane, qu’il avala sans une once d’hésitation. Puis, lorsqu’il eut ingurgité le cachet, je me saisis d’un siège que je rapprochai de lui avant de m’asseoir dessus et de lui saisir les mains, que je déposai sur mes genoux sans plus de cérémonie.

— Est-ce que c’est une manœuvre de séduction courante chez les jeunes aujourd’hui ? plaisanta ce dernier et je levai les yeux au ciel, choisissant de ne pas répondre. Tout en commençant à démêler les bandages sales, focalisée sur ma tâche, j’adressai la parole à l’autre homme du groupe qui avait ouvert une première conserve et qui était en train de la mettre à réchauffer au micro-onde. Un luxe que nous n’avions plus connu depuis une éternité.

— Où as-tu trouvé tout ça ?

— Y’a un garde-manger, à l’arrière de la baraque. Il en reste encore, faudra aller se ravitailler avant de repartir.

Je fredonnai en assentiment tout en dénouant la dernière bande des paumes de Jordan que je forçai à se déplier avec douceur, pour les découvrir toujours à vif et cloquées.

— On va devoir nettoyer ça, j’annonçai à ce dernier et il se leva immédiatement à ma suite lorsque je me dirigeai vers l’évier. Je vis à la crispation de ses traits qu’il appréhendait la manœuvre et je compatis. Ça n’allait pas être une expérience agréable, mais c’était nécessaire. Plus par acquis de conscience qu’autre chose je testai le robinet, qui crachota deux giclées d’eau avant de cesser toute activité et je me détournai pour attraper une bouteille encore scellée, seulement pour me retrouver face à l’une d’elles, tendue par Roger. Interloquée, mais reconnaissante, je m’en saisi.

— Tu es prêt ? j’interrogeai Jordan une fois de nouveau tournée vers lui et il m’offrit un sourire tendu avant d’amener ses mains au dessus de l’évier, l’image même d’un condamné qui monte à l’échafaud

— Comme je le serai jamais.

Alors, je commençai à verser. J’humidifiai ses mains juste assez pour pouvoir les laver correctement, ne voulant pas gaspiller le précieux liquide et Jordan demeura stoïque durant toute la procédure. Lorsque je fis couler le pec citron sur ses plaies cependant, il ne put retenir un gémissement de douleur aigu, et serra les dents si fort que je cru les entendre crisser. Ses mains se mirent à trembler. Je fis mousser le liquide le plus délicatement possible tout en m’assurant de bien nettoyer les zones douloureuses. Et, malgré le bain impromptu pris plus tôt par le jeune homme, la mousse qui dévalait dans le bac devint rapidement brune. Je fis en sorte d’être la plus efficace possible et d’en finir vite et, après avoir rincé tout le liquide vaisselle, j’attrapai le premier torchon à ma portée et me mettait à tamponner les paumes de Jordan jusqu’à-ce qu’elles soient -plus ou moins- sèches. Une fois faite je tirai ce dernier en direction de la chaise qu’il occupait précédemment et nous nous rassîmes. Avec un regard d’excuse je versai dans ses mains une giclée de désinfectant avant de les recouvrir d’une compresse chacune que j’avais également imbibées de ce dernier ; puis j’emballai le tout d’une bande stérile. Jordan n’émit pas un son. J’admirai mon travail un instant et le saluai d’un hochement de tête au terme de mon inspection.

Satisfaite, je m’apprêtai à me lever pour aller nous réchauffer de quoi manger à Jordan et moi lorsqu’une conserve fumante ainsi qu’une cuillère à soupe atterrit devant chacun de nous, déposées par une Kimiko souriante. Nous la remerciâmes avec reconnaissance et je creusai immédiatement dans mes haricots rouges en songeant que quelques mois auparavant, lorsque je pouvais encore jouer les fines bouches, j’aurais catégoriquement refusé d’y toucher. Je les avais, après tout, toujours détesté. Aujourd’hui cependant, rien ne m’avait jamais semblé plus succulent et je les dévorai. C’était le premier vrai repas que je faisais en trois jours. Qui plus est, c’était également la première fois depuis plus d’une semaine que j’avais l’occasion de manger chaud, une opportunité que je ne comptais pas gâcher. Il me fallut deux minutes pour me rendre compte que mon voisin de table blond n’avait pas encore touché à son propre repas et je soulevai un sourcil inquisiteur dans sa direction, courbée au dessus de ma conserve, tout en mâchouillant les haricots que j’avais encore en bouche. J’avais conscience d’être assez inélégante à cet instant ; mais ce genre de considérations n’importaient plus à personne à présent.

— Tu ne vas pas me nourrir ? me taquina finalement ce dernier en levant ses deux mains bandées devant lui en martyr, mettant fin au suspens et je lui assénai un coup de pied dans le tibia pour toute réponse. Il éclata de rire avant de se saisir de sa propre cuillère, façon homme de Cro-Magnon, et de se mettre à manger. Et, même si j’avais fait mine de ne pas partager son hilarité, je savais que mon sourire complice n’était pas passé inaperçu.

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