Aurora, Zénith.
Vendredi 5 octobre 2012.
19h00.

Trois jours. Cela faisait trois jours que Lily pourrissait, seule, au fond de cette foutue prison. Trois jours qu’on la traitait comme une criminelle. Trois jours que son frère subissait un interrogatoire. Trois jours qu’on le torturait, sous le regard indifférent de la Reine. Lily ignorait totalement dans quel état était Victor, et s’il était encore interrogé. L’avaient-ils tué ?
Kaël était venu la voir plusieurs fois pour discuter, lui tenir compagnie et lui fournir des bouteilles d’eau ferreuse qu’elle avait refusées. Elle fulminait encore. Pourquoi les Elfes torturaient-ils son frère ? Étaient-ils aussi mauvais que les Ombres ?
Une fois, Noah avait eu le malheur de lui rendre visite. Elle lui avait alors posé cette question, mais ce dernier lui avait rappelé qu’en temps de guerre, chaque être vivant était contraint de prendre des décisions extrêmes. Ni les Ombres, ni les Elfes étaient bons ou mauvais. Ou Plutôt, ils étaient un peu les deux. Ce qui comptait, autant pour les uns que pour les autres, était la survie de leur peuple. Elle l’avait aussitôt envoyé balader. Il avait dû regretter d’être allé la voir.

Lily était à présent assise dans le coin le plus sombre et le plus reculé de la cellule, quand Kaël arriva.
— Salut, souffla-t-il.
Elle ne répondit pas, ne prit pas la peine de lever la tête. Après un long silence, elle daigna enfin le regarder avant de demander d’un air blasé :
— Peux-tu me dire quand est-ce qu’ils vont se décider à me libérer ?
L’Elfe observait les gestes mécaniques qu’il effectuait avec ses pieds grattant le sol. Il avait l’air absent. Troublée, Lily se leva en titubant et s’approcha de son ami. Il finit par relever la tête, sous le regard inquisiteur de la jeune femme, et répondit :
— Ils te libèreront dès qu’ils auront fini d’interroger le fils de Sian…
Lily siffla, agacée, et coupa sur un ton cassant :
— Mon frère. Il s’agit de mon frère, bon sang ! Vous avez donc oublié ce détail ?
Lily le dévisageait d’un air anxieux maintenant. Elle n’osait pas le lui demander. Kaël le devina aussitôt et lui apprit :
— Ils t’ont enfermée non pas seulement parce que tu as failli les tuer l’autre jour, mais aussi parce qu’ils… parce qu’ils voulaient te protéger de ça.
— De quoi ? articula-t-elle en haussant le ton.
— Les gardes l’ont torturé pendant trois jours et trois nuits afin que Victor révèle les plans de Sian. Éléna a même participé à la tâche…
Le regard de Lily devint plus noir que jamais. Elle fit les cent pas dans sa cellule, comme une lionne enragée qui rôdait dans une cage. Elle fulminait, pestait et marmonnait des insultes.
— Je les hais ! Tu entends ? s’emporta-t-elle. JE LA HAIS, ELLE !
— Le problème, c’est qu’il n’a rien révélé…
— ÉVIDEMMENT ! IL EST INNOCENT ! s’écria Lily.
— En même temps, il a été formé depuis son enfance à supporter la douleur, remarqua-t-il d’une petite voix. C’est une machine, il a l’air de ne rien ressentir…
La jeune femme se mordit la lèvre inférieure si profondément qu’un filet de sang se forma immédiatement sur son menton.
— Écoute, je suis désolé, murmura-t-il en s’approchant d’elle.
Kaël avança sa main des barreaux, passa ses doigts à travers et effleura la peau de la jeune femme.
— Je suis désolé, répéta-t-il en la dévisageant.
Lily demeura impassible et froide pendant un instant. Elle sentait les doigts chauds de l’Elfe chatouiller sa peau sensible. N’y soutenant plus, elle releva la tête, approcha son visage, attrapa sa nuque et colla son front glacé contre le sien qui était bouillant. Dès lors, elle éclata en sanglots.
— J’ai passé un mois entier avec mon frère et nous avons vécu normalement, nous avons rattrapé le temps perdu, nous avons ri, gémit-elle, bouleversée. Nous avons partagé tellement de choses… Nous avons appris à nous aimer comme… une famille. Et voilà qu’à présent, tout le monde le prend pour un criminel, le maltraite et le torture…
Les doigts de l’Elfe se refermèrent sur la main de l’Ombre. Ils s’enlacèrent longuement à travers les barreaux qui les séparaient. Lily se rappela alors des derniers moments passés avec Victor dans les Buttes Chaumont à Paris. Elle se souvint… elle se souvint.
— Il m’aime, confia-t-elle dans un souffle.
Kaël s’écarta légèrement afin de croiser son regard, d’un air interrogateur.
— Comment peut-il aimer malgré son éducation et ce qu’il a vécu ? Depuis qu’il est né, il est formé à te tuer et à ne rien ressentir…
— Il ne m’aime pas comme une sœur, précisa-t-elle, confondue. Il est amoureux de moi, je le crains…
— Co… comment le sais-tu ?
Lily baissa la tête, et se sentait affreusement gênée de lui confier de telles choses. Ce serait mentir de penser que cela ne l’avait pas choquée.
— L’autre jour, dans mon monde… Nous nous baladions dans un parc… Nous parlions lorsqu’il… lorsqu’il a essayé de m’embrasser.
Kaël fronça les sourcils et grimaça avant de murmurer :
— Cet Humain est totalement dérangé… Ne me dis pas que toi aussi…!
— Non ! Bien sûr que non ! s’offusqua-t-elle. C’est juste que… Sian a fait de lui quelqu’un sans morale, sans connaissance du bien ou du mal, quelqu’un qui ne ressent rien… Pourtant, il est capable d’aimer. Victor aime profondément son père. J’ignore si son amour envers moi est sincère, mais il semble m’aimer aussi. J’ai un peu d’espoir qu’il ne soit pas totalement une machine…
— Écoute, tu sembles très attachée à lui, confia-t-il. Je peux le comprendre au vu des circonstances. Mais tu dois garder à l’esprit qu’il a passé toute sa vie avec Sian Valtori et les Ombres. Ce n’est pas seulement un mois passé avec toi qui va le changer. Comprends… simplement, essaie de comprendre un peu la peur et la méfiance que les Elfes manifestent à son égard. C’est tout à fait légitime. La Guerre approche et…
— Oui, oui, je sais, coupa-t-elle d’un air agacé. Je comprends, d’accord ?
Soudain, ils entendirent des pas approcher. Les sons résonnaient contre les parois humides des cachots. Quelques instants plus tard, Noah apparut. Lily se renfrogna aussitôt et resta muette.
— Nous te libérons, annonça-t-il.
— Comment va-t-il ? s’empressa-t-elle de demander.
— Il est dans un autre cachot, dit-il platement. Il n’a répondu à aucune de nos questions malgré… malgré notre interrogatoire.
— J’ai demandé, comment va-t-il ? insista-t-elle en articulant chaque syllabe, soucieuse.
Noah baissa furtivement la tête et confia sur un ton vaguement agacé :
— Il s’en remettra. S’il nous a encore rien révélé, c’est qu’il se porte bien et qu’il peut supporter beaucoup plus.
Alors que Noah ouvrait la porte, Lily se précipita dans le couloir, mais avant qu’elle ait pu faire un mètre, l’Héliogicien lui attrapa adroitement le bras, ce qui l’arrêta net.
— Lily, confia-t-il. Méfie-toi de lui… Il n’est pas ce que tu crois.
La jeune femme retira sèchement son bras, lui adressa un regard noir et poursuivit sa route, suivie de près par Kaël. Elle emprunta un autre couloir et ne mit pas longtemps à intercepter sa cellule. Elles étaient toutes ouvertes sauf la sienne. Elle s’empressa de le rejoindre et s’accroupit prestement. Victor était assis contre les barreaux froids et rouillés, son dos était recouvert de lacérations. Il suintait de sang et de pus.
—Victor ? souffla-t-elle, abasourdie.
Kaël était un peu en retrait et gardait un œil sur elle. Le fils de Sian se retourna lentement, mais dès que Lily aperçut son visage, elle eut un haut-le-cœur : il était recouvert de sang.
— Victor ! Tu… tu vas bien ?
— Je vais bien, ne t’inquiète pas pour moi, dit-il d’une voix sans timbre, le regard vitreux. Contrairement à ce que tu peux croire, je n’ai pas mal.
Lily hésita un instant, avant de glisser ses doigts à travers les barreaux afin d’examiner son visage.
— Je suis désolée, il n’y a pas de lumière ici, je ne peux pas utiliser l’Héliogie pour te soigner, dit-elle. Qu’est-ce que je peux faire pour toi, dis-moi ?
— Je veux que cet Elfe s’en aille pour me retrouver seul avec toi, affirma-t-il sur un ton autoritaire.
Lily se retourna vers son ami et lui demanda de quitter les lieux, mais Kaël ne bougea pas d’un millimètre.
— Je ne te laisserai pas seule avec ce psychopathe, dit-il avec détermination.
— Kaël… s’il-te-plaît… juste quelques minutes. Après ce qu’il a enduré, tu peux bien m’accorder ça…
L’Elfe hésita longuement sous le regard menaçant de Victor. Pour finir, Kaël siffla, agacé — vaguement jaloux — et le mit en garde avant de partir :
— Si tu la touches, je te tuerai de mes propres mains !
Victor attendit que l’Elfe soit parti pour attraper la main de Lily afin de la porter à son visage. Il posa délicatement sa tête contre sa paume et soupira. Il fermait les yeux, lâchait prise. Elle était son refuge.
— C’est toi ma Lumière, souffla-t-il. Ta seule présence, ton sourire… suffisent à me soigner.
Lily le dévisageait, les yeux humides. Son soulagement de la voir la fit sourire. Elle était heureuse de pouvoir le réconforter. Il leva la tête et balaya son beau visage d’un vif regard. Face à l’embarras et à la réticence de la jeune femme, Victor se contenta d’embrasser ses doigts et de les poser délicatement sur les lèvres de Lily.
— Je crois que je t’aime, avoua-t-il sans détour.
Confuse, elle agita la tête et dit :
— Écoute, Victor, j’aimerais te poser quelques questions…
— Les questions commencent à m’agacer, vois-tu ?
— Pourquoi tu ne révèles rien aux Elfes ? Tu nous caches quelque chose ? Tu sais quelque chose ? Quand est-ce qu’ils attaqueront ?
— Tss-tss ! siffla-t-il, impatient. Ils ont réussi à te retourner le cerveau ? Tu doutes de moi maintenant ?
— Et bien je n’sais pas, dit-elle, indécise. On se connaît depuis un mois seulement, et tu cherches à me tuer depuis vingt ans. Comment veux-tu que je ne doute pas de toi ? Et si c’était pas plutôt toi qui me retournais le cerveau avec tes pseudo-sentiments ? Et si cela faisait encore partie des plans malsains de Sian, hein ?
— Tu es folle ou bien ? Tu doutes vraiment de ma sincérité ?
— Oui. Prouve-le. Prouve que tu m’aimes d’un amour sincère, le défia-t-elle d’une voix chevrotante. Ça commence par l’honnêteté.
— L’honnêteté, répéta-t-il dans un murmure.
C’était un terme qu’il connaissait à peine.
— D’accord, je vais être honnête avec toi, trancha-t-il. Mais seulement avec toi.
— Vas-y, dis-moi.
Silence.
— Je connais parfaitement les plans de Sian, déclara-t-il sans ciller. Je connais même le jour et l’heure de l’attaque.
Lily fut sous le choc.
— Sérieusement ?
— Oui.
— Alors pourquoi tu ne dis rien aux Elfes ? s’emporta-t-elle, furieuse.
— Parce que je ne trahirai pas mon père, affirma-t-il avec gravité. Ils peuvent me torturer autant de temps qu’ils le veulent, je ne leur donnerai aucune information.
Le visage de Lily était décomposé. Elle était scandalisée par ce qu’elle venait d’entendre.
— Comment peux-tu lui être encore fidèle après ce qu’il t’a fait endurer ? s’écria-t-elle, confondue.
Victor soutint son regard et resta de marbre. Il n’y avait aucune hésitation, aucun signe de faiblesse ou de regret dans ses yeux. Victor semblait déterminé. Sian avait donc réussi. Ce monstre avait réussi à faire de son frère une machine.
— Je le hais, je le HAIS ! hurla Lily, donnant un coup violent aux barreaux. Sian est une abomination ! Regarde ce qu’il a fait de toi…
Les larmes ne tardèrent pas à inonder ses joues. Elle se sentait trahie. Trahie par son propre frère. Il ne l’avait peut-être pas tuée comme Sian l’aurait souhaité, mais il venait de lui briser le cœur.
— Quand est-ce que l’armée de Sian attaquera Aurora ? demanda-t-elle, fusillant le prisonnier des yeux.
— Vous le saurez bien assez tôt, répondit-il d’un ton détaché.
Lily le dévisageait avec incrédulité. Elle ne le comprenait pas, ne le comprenait plus. Était-ce possible que Victor soit lui aussi un monstre ?
— Victor… Le sort de la Terre t’indiffère ? Tu es au courant au moins que si Sian envahit Aurora, il emmènera avec lui son armée sur la Terre ? Tu es au courant ?
— Je le sais. Je me fiche pas mal du sort que connaîtra la Terre. Je n’y ai pas grandi et je ne me sens pas chez moi là-bas. Le peuple qui y vit est faible. Ils ne peuvent pas pratiquer l’Héliogie, sont ignorants et mortels. En connaissant la Terre, les Ombres auront enfin ce qu’ils méritent : de nouvelles ressources leur permettant de survivre.
Lily était horrifiée.
— Ils auront leur revanche, ajouta Victor. Et les Elfes auront ce qu’ils méritent aussi : depuis mille ans, ils se croient supérieurs et refusent de commercer avec les Ombres. Ils gardent précieusement l’Ambre pour eux. Et ils refusent de créer du sang synthétique grâce à l’Héliogie pour aider les Ombres. Ils ne se soucient pas de leur sort. Les Elfes s’étonnent ensuite que les villages humains sont détruits et les hommes dévorés : les Ombres manquent de sang ! Ils meurent à petit feu… Leur disparition indiffère les Elfes. Les agissements des Ombres sont la conséquence de leur égoïsme. Si un peuple est malade, et que personne ne vient les secourir, il n’a pas d’autre choix que de déclarer la Guerre à ceux qui ferment les yeux sur son sort. Tu ne crois pas ?
Un long silence plana dans les ténèbres pendant un instant.
— Si tu lui es aussi fidèle, dit-elle sur un ton provocateur, pourquoi tu ne m’as pas tuée comme il te l’a ordonné ?
Victor fit un claquement avec sa langue. Sa question le piqua au vif et sembla l’agacer.
— Pourquoi tu ne m’as pas tuée chez moi, à Paris, pendant mon sommeil ? insista-t-elle. Tu as eu plusieurs occasions pourtant…
Elle aperçut sa jambe s’agiter. Victor commençait à perdre son sang-froid, fermait les poings et sa mâchoire se contractait frénétiquement. Il resta muet comme une tombe, figé. Quand soudain, il lâcha :
— J’aurais pu, en effet, j’ai même essayé… plusieurs fois !
Lily l’écoutait d’une oreille attentive et le dévisageait avec intensité.
— Mais je n’ai pas pu. Si tu es vivante aujourd’hui, c’est parce que j’ai hésité. Sinon, tu ne serais plus là depuis des mois. Ça ne date pas d’hier…
— De quoi ? demanda-t-elle sur un ton plus brusque qu’elle ne l’aurait voulu.
Victor leva subitement la tête et plongea ses yeux dans les siens. Son visage s’était légèrement adouci.
— J’ai su que je ne pourrais pas t’achever dès la première fois que je t’ai vue, dans la forêt… Tu te souviens ?
— Comme si c’était hier. Je me suis souvenue de la violence de tes coups plusieurs jours après. En tout cas, tu n’as pas hésité à me frapper.
— J’ai été formé à le faire depuis toujours ! Jézabel était là ! se défendit-il. Je devais le faire ! Mais je n’ai pas réussi à… Une voix au fond de moi me retenait de le faire. J’ai essayé d’étouffer mes émotions, mes sentiments… Mais je n’ai pas pu. Depuis le jour où j’ai croisé ton regard pour la première fois dans cette forêt, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à toi. Ça m’a rendu fou ! Tu m’as rendu fou ! J’ignore pourquoi… Je ne contrôle pas… Dans le désert, c’était la même chose. J’étais bien déterminé à accomplir ma mission ! Mais j’ai faibli. J’ai hésité à retirer le boulet qui était planté dans le sol et qui te retenait… Tu en as profité pour remonter et me planter ton couteau dans le ventre. Si je n’avais pas hésité, tu serais morte.
Ses confidences la confondirent. Elle réalisa que la situation était assez tragique, en réalité. Lily demeura stupéfiée, mais ne dit rien. Il s’attendait peut-être à ce qu’elle se jette à son cou pour l’embrasser fougueusement — il la toisait d’une manière pas très sage. Mais elle n’en fit rien, évidemment, car elle ne le désirait aucunement.
— Si tu n’as plus rien à ajouter à ça, casse-toi, cracha-t-il soudain, le visage déformé par la colère.
Il regrettait amèrement de s’être livré.
— Tu m’excuseras, dit-il, mais j’aimerais à présent me préparer mentalement à ma prochaine journée de torture, vois-tu ? Alors si tu pouvais foutre le camp, cela m’arrangerait !
Le cœur de Lily se serra douloureusement dans sa poitrine et sa gorge se noua. Elle désirait l’enlacer, le réconforter, lui témoigner de son soutien malgré leurs différends. Malheureusement, elle ne le pouvait pas.
Plus maintenant. Les joyeuses journées passées avec lui dans les rues de Paris lui semblaient vagues et lointaines, comme de vieux souvenirs qui s’estompaient petit à petit. Bouleversée, la jeune femme se releva et se dirigea vers la sortie.
— C’est peut-être la dernière fois qu’on se voit, s’exclama-t-il sans la regarder.
Elle s’arrêta net, ne se retourna pas, fit un effort considérable pour ne pas lui faire face et se confondre en excuses, avant de partir pour de bon.
Lily parcourut les longs couloirs sombres et gravit les innombrables marches qui la menèrent dans les rues de la ville.
Le soleil se couchait dangereusement. Elle se dirigea vers l’Institut, le contourna et accéda à ses merveilleux jardins. Elle s’assit contre l’immense saule pleureur dont les branches flirtaient avec l’eau calme du bassin. À sa gauche, elle avait une vue imprenable de la cascade qui chutait de la falaise ; de l’océan de forêt ; et des chaînes de montagne à l’horizon. Elle suivait du regard la descente inexorable du soleil qui se rapprochait de plus en plus des Pics du Crépuscule. À sa droite, elle pouvait admirer la ville, les fabuleuses Tours Elfiques jusqu’en haut de la montagne.
Lily était seule, profitait de ce rare instant de paix, et se refusait à ressasser dans sa tête les évènements passés. Elle retira la chaîne de son cou et observa ses deux Trésors : l’Anneau et la Montre Gousset. Elle ne pouvait nier la beauté et la finesse des bijoux. Le second lui permettait d’arrêter le temps mais elle n’en avait jamais fait usage.
Curieuse, la jeune femme approcha ses doigts du précieux objet, hésita un instant, et ouvrit la Montre. Dès lors, l’aiguille cessa sa course. Le bruit qu’elle faisait s’interrompit immédiatement, et le temps se figea. Elle ne sentait plus la brise effleurer sa peau, les feuilles chanceler et les oiseaux chanter. Le soleil ne fut pas épargné non plus : il était lui aussi paralysé. Elle réalisa alors qu’elle avait même le pouvoir d’influencer les astres du ciel. Cela l’effraya, la terrorisa, l’épouvanta au lieu de l’émerveiller. Cela n’était que pure folie. Lily referma aussitôt la Montre et le temps reprit son cours comme si rien ne s’était passé. Son regard s’attarda ensuite sur l’Anneau.
Celui-ci, en revanche, lui était d’une certaine utilité, étant donné que son avenir et celui de Zénith étaient confus. Mais le Trésor dont elle avait le plus besoin était le Sablier. Elle pourrait ainsi revenir dans le passé et changer le courant des choses, faire en sorte que Sian n’ait jamais existé. Malheureusement, elle ignorait où il se trouvait à l’heure actuelle.
Quoi qu’il en soit, cela faisait très longtemps qu’elle n’avait pas utilisé l’Anneau. Elle hésita longuement. Si longuement qu’il faisait presque nuit maintenant. Si elle voulait en faire usage, elle devrait se dépêcher car lorsque le Crépuscule serait terminé, elle ne pourrait plus user d’Héliogie ou exploiter les pouvoirs des Trésors.
Sous la précipitation, Lily ne réfléchit plus et enfila brusquement l’Anneau. L’instant d’après, elle fut projetée dans un avenir indécis :

« Une douleur lancinante envahissait son abdomen, son dos, ses jambes et ses poignets. Son visage était sale, recouvert de terre et de sang séché. Ses cheveux étaient emmêlés, secs et poussiéreux. Lily était couchée à même le sol, recroquevillée en position foetale. Elle se situait dans un coin sombre d’une cellule, faiblement éclairée par un flambeau accroché à un mur de pierre, au bout d’un long couloir. L’air était si chargé en humidité que ses bronches étaient obstruées et sifflaient. La moisissure avait envahi les parois, et l’atmosphère était irrespirable, putride.
Elle était vêtue d’une robe en haillon, poisseuse et trouée. Ses pieds nus et ses cuisses décharnées étaient recouverts d’hématomes. Son dos était profondément entaillé comme si on l’avait fouettée à plusieurs reprises, avec acharnement, et ses blessures suintaient de pus.
Son abdomen lui faisait affreusement mal, un tissu recouvrait une plaie ensanglantée. Le pire n’était pas la douleur, non. Le pire était la terreur qu’elle ressentait à ce qui l’attendait.
Soudain, un homme entra en trombe dans la cellule. Elle sentit sa main froide et rugueuse agripper son bras avec force et la soulever sans ménagement. On lui attacha fermement les poignets et les chevilles avec des chaînes.
— L’heure de ta sentence est arrivée, ma petite ! siffla-t-il.
Abattue, elle se laissa manipuler comme une vieille poupée de chiffon, et entraîner par l’homme dans des couloirs sombres. Soudain, des cris, des hurlements, des acclamations lui parvinrent. Ils résonnaient au sein d’une immense caverne. Les lieux étaient lugubres et majestueux. Une ville souterraine et spectaculaire semblait taillée dans la roche. Seule la lumière des torches éclairait la mystérieuse cité. Lily était debout, les pieds enchaînés comme une vulgaire prisonnière et les mains liées dans son dos.
Ses poings étaient solidement fermés.
L’homme l’entraîna à côté d’un autre prisonnier. Ils se trouvaient tous les deux face à une foule déchaînée. Lily sentit sa robe bouger, baissa la tête et vit des doigts la frôler. Le jeune prisonnier était attaché comme elle.
— Tu vas me manquer, murmura-t-il, bouleversé. Je t’aimais…
Elle n’eut pas la force de lever les yeux vers lui et de croiser son regard. Elle fondit en larmes, impuissante, et souffla entre deux hoquets :
— N’emploie pas le passé, supplia-t-elle. Nous ne sommes pas encore morts… Ce n’est pas terminé…
— Tu vois une autre issue pour nous deux, toi ?
— À MORT ! À MORT ! À MORT ! hurlait la foule qui se tenait devant eux.
Soudain, une main glacée l’agrippa et l’entraîna vers la potence : une vertigineuse guillotine. On l’obligea à s’agenouiller, plaça de force son cou fin sur le bois dur et froid, et referma la lunette sur sa vulnérable nuque. Enfin, on en écarta ses cheveux sanguinolents, de façon à l’exposer au mieux à la lame meurtrière.
— Je te laisse une dernière chance pour me révéler où se trouvent les Trésors du Temps, susurra une voix mielleuse au creux de son oreille.
Une haleine putride finit par lui donner la nausée.
— À MORT ! À MORT ! À MORT ! continuait de crier la foule.
Lily serrait les dents et plissait les yeux. Sa respiration était saccadée.
— Jamais, cracha-t-elle. Jamais je ne vous le dirai ! Vous pourriez exterminer tous les êtres de la Terre et de Zénith que je ne vous le dirais pas !
— Très bien, pesta froidement l’homme. C’était ta dernière chance.
Sans prévenir, elle entendit la lame grincer et trancher sa nuque. Elle sursauta vivement et son cœur cessa aussitôt de battre. Elle put entendre le bruit d’un boulet tomber sur le sol et rouler sur quelques mètres. Quand elle ouvrit les yeux, sa propre tête était toujours solidement attachée à son buste. Elle comprit alors que c’était l’autre prisonnier qui venait de subir la sentence. L’instant d’après, elle voulut hurler mais aucun son ne sortit de sa bouche pendant un bref moment.
— NOOOOON !
Elle tenta en vain de se débattre, hurla de plus belle et devint rouge de fureur.
Elle fit tourner frénétiquement un objet froid dans sa main.
— JE VOUS HAIS ! SIAN ! JE VOUS HAIS ! JE ME VENGERAI ! VOUS ENTENDEZ ? JE ME VENGERAI ! DANS CETTE VIE OU DANS UNE AUT…
Mais avant qu’elle ait pu terminer sa phrase, elle entendit sa propre lame, cette fois-ci, grincer affreusement.
Trou noir. »

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