Les Pics du Crépuscule, Zénith.
Jeudi 30 août 2012.
23h57.

Une femme d’une beauté sans égale était gracieusement allongée dans un immense lit baldaquin noir ébène. Des tissus rouges-sang drapaient le bois et voilaient son corps nu. On pouvait entrevoir quelques parcelles de sa peau aussi blanche que le lait. Une chevelure d’un blond éclatant s’étalait en cascade autour de son visage angélique. Un bandeau en dentelle noire ceignait ses yeux.
Elle se trouvait au sein d’une vaste chambre qui semblait taillée dans une caverne à la roche anthracite. Les murs et le plafond n’étaient pas lisses comme dans une pièce ordinaire. Ils étaient aussi bruts et tranchants que la roche d’une montagne. Seul le sol était brillant et poli.
Une partie de la chambre était ouverte sur l’extérieur et donnait sur un précipice. Il faisait totalement nuit. Le paysage qu’offrait cette ouverture était aussi splendide que lugubre. Des pics de montagnes vertigineux pointaient vers le ciel. En face, on distinguait des ouvertures similaires incrustées dans les murs de roche, éclairées par des flambeaux : d’autres chambres et demeures. Une ville entière avait été bâtie dans la montagne.
Soudain, un rayon de lune à la lueur blafarde pénétra la chambre de la jeune nymphe. Cette dernière se réveilla aussitôt en sursaut, crachant comme un chat sauvage et dévoilant deux canines aiguisées. Après avoir repris ses esprits, elle repoussa le voile écarlate de son lit et se dirigea vers un coin reculé de la pièce. Là, elle se fit couler une eau glacée dans une baignoire encastrée dans le sol. Elle y plongea son corps de déesse en prenant bien soin de ne pas mouiller sa longue chevelure d’or, et soupira profondément. Elle semblait sereine, mais pas pour longtemps. Il ne fallut pas plus d’une minute avant que quelqu’un frappe à sa porte.
— Oui ? s’écria-t-elle de sa voix cristalline.
Un homme entra avec hésitation, l’air penaud. De toute évidence, c’était un Humain. Ses joues étaient empourprées de honte.
— Maître Valtori vous attend depuis quelques minutes maintenant, et il commence à s’impatienter, apprit l’homme d’une voix chevrotante.
Il craignait de se faire tuer sauvagement, autant par son seigneur que par la jeune femme. Cette dernière fit fi de sa présence et sortit de son bain sans même prendre la peine de cacher sa nudité. Elle se vêtit de sa plus belle robe et attacha sa soyeuse chevelure en un chignon relâché. Elle s’orna de ses plus somptueux bijoux et s’embauma de parfum. On aurait dit qu’elle se préparait pour une cérémonie.
Enfin prête, elle n’adressa pas un seul regard à l’Humain et s’’éclipsa, laissant derrière elle la plus douce des fragrances. Elle parcourut de vastes balcons et passerelles. Il était minuit passé et la ville se réveillait tranquillement, les habitants commençaient à sortir de leur majestueuse demeure. La cité se trouvait au cœur de la montagne. Les manoirs étaient taillés dans la roche et des ponts reliaient différentes zones d’hauteurs différentes. En dessous, il s’étendait un précipice sans fond.

Après quelques minutes de marche rapide, l’Ombre s’approcha d’une immense porte en ébène qui s’ouvrit en sa présence. Là, elle emprunta une grande allée en pierre polie sur laquelle étaient gravés des symboles et des arabesques ancestraux. De part et d’autre, il s’étendait un vide infini. Le plafond de la caverne se dégageait à des centaines de mètres.
Au bout de l’allée, il y avait quelques marches à emprunter avant d’atteindre un majestueux trône taillé dans l’onyx. Une pâle lumière lunaire diffusait depuis une ouverture au-dessus du trône. Ici, l’air était plus frais et humide. Une végétation luxuriante avait gagné chaque parcelle de pierre aux alentours. Une cascade d’une eau cristalline chutait depuis l’ouverture vers le précipice. Le paysage était grandiose et somptueux, et des lucioles d’un blanc éclatant éclairaient les lieux. C’était absolument magique. La jeune femme aimait se rendre ici, mais le paysage n’était pas la seule raison de cette réjouissance.
Sian Valtori était dignement installé sur son trône, seul. Il était vêtu tout de noir et une cape recouvrait son visage, si bien qu’on n’apercevait pas la moindre parcelle de sa peau, mis à part ses mains. Des doigts longs, blancs et squelettiques dépassaient de sa manche. La chair pourrissait à vue d’œil et l’odeur qui s’en dégageait était nauséabonde. Sian était comme un cadavre rongé par les insectes, les champignons et les bactéries saprophytes qui se repaissaient de sa chair en décomposition. Son corps était bel et bien mort bien qu’il soit toujours en vie. Le résultat était vraiment terrifiant.
— Bonsoir, dit-elle poliment après s’être discrètement inclinée.
— Tu es en retard Jézabel, se contenta-t-il d’ajouter froidement.
— Veuillez m’excuser, monseigneur, mon sommeil fut fortement agité ce jour-ci.
— Je me fiche de l’état de tes journées, siffla-t-il d’un ton affreusement calme. Puis-je savoir pourquoi Marius n’est-il toujours pas de retour pour me ramener le Sablier ?
L’Ombre plissa les yeux, serra les dents et ferma les poings. Elle savait qu’elle passerait un mauvais moment.
— Écoutez, monseigneur, j’ignore où…
— Cela fait une semaine qu’il s’est volatilisé avec le Trésor, coupa-t-il d’un ton sec.
Jézabel se tut un instant, et jaugea sa réaction avant d’ajouter :
— Peut-être a-t-il rencontré un problème avec sa monture ? Lily a probablement blessé la Ténébreuse avant qu’il s’enfuie. Auquel cas il lui faudrait plus d’une semaine pour revenir aux Pics du Crépuscule depuis les Marais Hurlants en courant à vitesse d’Ombre.
— Soit. Je veux que tu envoies trois éclaireurs le chercher, puisqu’il est incapable de se débrouiller seul.
— Ce sera fait, ajouta-t-elle du tac au tac.
Avec lui, il fallait impérativement se montrer réactif et obéissant. Plus d’un s’étaient fait sauvagement trancher la tête parce qu’ils avaient eu le malheur de le contrarier. Mais Jézabel avait toujours su qu’il était incapable de lui infliger ce terrible sort. Elle était son bras droit depuis les 25 ans de Sian — depuis qu’il avait rejoint les Ombres dans les Pics du Crépuscule, leur promettant d’écraser les Elfes et de s’emparer de l’Ambre. Depuis cent ans, Jézabel s’était montrée entièrement dévouée envers cet homme qu’elle aimait par-dessus tout. Malheureusement, depuis plus d’un siècle qu’elle attendait une once de marque d’amour de sa part, elle n’avait jamais rien reçu.
Sian n’était décidément pas disposé à aimer qui que ce soit, et cela depuis toujours.
— As-tu fait signer les Accords par les Hybrides ? demanda-t-il froidement.
— Oui, répondit-elle. Ils souhaitent autant que nous découvrir la Terre. Il ne m’a pas fallu beaucoup de temps ni d’argument pour les convaincre de se liguer contre les Elfes… ces créatures égoïstes qui ont toujours refusé de s’associer avec qui que ce soit, et qui ont toujours profité seuls de la culture des Terriens, sans en faire profiter à la moindre créature Zénithienne. Leur chef nous promet de ramener avec lui les Hybrides les plus puissants et les plus cruels. Ils seront une dizaine de milliers : les ours, les loups géants, les mammouths, les félins les plus redoutables et j’en passe. Sans compter nos chères Ténébreuses, bien évidemment.
À mesure que Jézabel listait la composition de son armée, Sian se frottait les mains, de plus en plus vigoureusement. On pouvait aisément deviner l’esquisse d’un sourire machiavélique se dessiner sur ses lèvres pourrissantes.
— Bien. C’est très bien, marmonna-t-il. Combien serons-nous au total ?
— Si nous rajoutons à cet effectif l’ensemble des Ombres et les Grands Hommes du Nord, nous serons cent milles soldats à combattre les Elfes à la Plaine des Supplices. Il ne nous reste plus qu’à connaître la date, monseigneur. Quand souhaitez-vous donner l’ordre d’attaquer ?
— Il me semble que la réponse est évidente, Jézabel, susurra-t-il d’une voix mielleuse. À ton avis, quel est le seul jour de l’année où les Elfes ont toute leur attention focalisée sur l’unique chose qui les importe ?
Elle réfléchit un bref instant.
— La Fête de l’Ambre ? Le 15 octobre ?
— Exactement. Nous frapperons lorsque les cigales danseront et chanteront à gorge déployée ! Le 15 octobre au coucher du soleil me semble être une heure opportune.
— Parfait. Je convoquerai tous les chefs de troupe afin de leur transmettre l’information.
La belle Ombre hésita un instant, avant de s’incliner et de se retourner, jetant sa soyeuse chevelure blonde derrière elle.
— Jézabel ? lança-t-il d’une voix rauque.
Elle se retourna avec élégance et sourit.
— Oui, Maître.
Les mains pâles de Sian pianotaient sur l’accoudoir du trône.
— Sais-tu que j’ai longtemps remis en cause la fidélité de Marius ?
Jézabel demeura interdite, elle attendit qu’il poursuive.
— Un soir, je doutais tellement de son honnêteté, craignant que son amour pour la petite Elfe l’emporterait sur le dévouement qu’il avait à mon égard, que je l’ai fait venir ici quelques mois plus tôt : là, devant ce trône, pour le regarder droit dans les yeux et sonder son âme. Grâce à mon Anneau, j’ai pu lire ses pensées, ses souvenirs, ses intentions et ses fantasmes. Je n’ai alors rien vu de douteux. Il était parfaitement fidèle. Néanmoins, quelque chose me chagrine encore un peu…
— Votre pouvoir est pourtant infaillible, monseigneur. Si vos visions ont mis en lumière sa fidélité, pourquoi en douter ?
Sian ricana brièvement, avant d’ajouter d’un ton froid :
— Non, je ne parle pas de Marius. J’ai toute confiance en lui à présent. C’est à ton sujet que je me pose quelques questions néanmoins.
Jézabel cessa de respirer un instant. Où voulait-il en venir ?
— Je me suis toujours posé la question… siffla-t-il comme un serpent prêt à attaquer sa proie. Pourquoi as-tu perdu subitement tes yeux le fameux soir du 15 octobre 1910 ?
Jézabel demeura impassible. Ses orbites vides étaient soigneusement voilées par un bandeau.
— Cela fait de toi la seule personne dont je ne puisse pas sonder l’âme, remarqua-t-il d’un air faussement innocent. Que c’est dommage… Cela fait 102 ans que je ne peux absolument pas vérifier ton honnêteté à mon égard.
— Cette époque est floue, mon Maître. Ce soir-là fut très sombre pour vous, et pour nous tous d’ailleurs. Néanmoins, comme je vous l’ai toujours assuré, un Hybride m’a dévoré les yeux dans la forêt cette nuit-là. Le fait que ce soit arrivé ce fameux soir est un pur hasard. Vous vous doutez bien que je n’aurais jamais pu… être la cause… de sa disparition. Je l’aimais et l’admirais comme tous les Zénithiens…
— Ça suffit ! s’emporta-t-il, soudainement furieux. Va-t-en !
Jézabel s’exécuta aussitôt, craignant à chaque seconde de se faire trancher la tête par le pire homme que Zénith n’ait jamais connu.

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