La Plaine des Supplices, Zénith.
Mardi 16 octobre 2012.
18h58.

Le son du cor retentit à trois reprises, la trêve était terminée. La Guerre était à nouveau déclarée et le Crépuscule débutait pour, peut-être, ne jamais se terminer. Ce son annonçait la mort certaine et inéluctable d’un peuple. Cette nuit-là, les Elfes connaîtraient un sommeil qui durerait éternellement.
Les milliers d’Elfes survivants foncèrent tout droit vers leurs ennemis, sans ciller, sans hésiter ni même craindre la mort. Ils hurlèrent férocement et usèrent d’Héliogie comme jamais auparavant. Les Morts explosèrent, les Géants tombèrent et les Ombres s’embrasèrent sur leur chemin. Bien qu’ils fassent des ravages autour d’eux, leur nombre était bien trop inférieur à celui de leurs adversaires.
Une demi-heure plus tard, alors que le Crépuscule était à moitié avancé, sept-cents Elfes seulement étaient encore debout. Leur espoir s’amenuisait de minute en minute, de seconde en seconde. Plus le soleil déclinait dans le ciel et plus ils faiblissaient.
Kaël et Lily, au milieu du combat, comprirent que c’était la fin, et pour de bon cette fois. Ils ne pouvaient plus défendre Aurora, empêcher les Ombres de mettre la main sur l’Ambre, et sauver la vie des Terriens. C’en était fini pour eux aussi…
Comment réagiraient-ils quand ils découvriraient, du jour au lendemain, des milliers de morts-vivants, d’Ombres et de Géants parcourir les rues de Paris, ravageant tout sur leur passage, se repaissant de leur chair et de leur sang ? Les médias tenteraient de s’accaparer cette affaire, et la Terre entière verrait Paris s’embraser.
Dans les pleurs et dans les flammes.
L’apocalypse était imminente et le Crépuscule touchait maintenant à sa fin. Le jour fit don de sa dernière lueur.
Dès que le son du cor retentit à trois reprises, les combattants s’immobilisèrent : Sian, son immense armée, les Elfes restants, Kaël et Lily. La bataille était enfin terminée.
Mais soudain, contre toute attente, le Maître des Âmes leva les bras vers le ciel avec lenteur et majesté. Tout le monde se regardait, ne sachant pas très bien ce qu’il devait faire, tandis qu’un silence pesant envahissait la Plaine. On n’entendait que le sifflement du vent.
Puis, de sa voix rauque et tonitruante — jusqu’à faire vibrer le sol et le coeur des vivants — Sian hurla :
— ACHEVEZ-LES TOUS, JUSQU’AU DERNIER ! MAINTENANT !
De toute évidence, il rompait délibérément le Pacte du Temps tenu depuis plus de mille ans entre les Elfes et les Ombres. Il ordonnait de combattre le camp adverse au-delà du Crépuscule, la nuit tombée, alors que les Elfes ne pouvaient plus pratiquer l’Héliogie et que les Ombres devenaient plus puissants que jamais.
Alors que les survivants battaient en retraite, économisant le peu de force qu’il leur restait pour défendre l’Ambre et la capitale, Lily et Kaël grimpèrent hâtivement sur un Vulci. L’instant d’après, la créature prit de l’élan et bondit vers le ciel, déployant ses ailes majestueuses. Ils n’avaient plus le choix à présent, ils devaient fuir au plus vite. Ils étaient les seuls à pouvoir mettre fin à cette hécatombe.
L’unique solution était le passé.
Les deux amis étaient haut dans le ciel maintenant. Ils survolèrent d’abord le champ de bataille, puis se dirigèrent vers le Bois de l’Aurore. Ils assistaient, impuissants, à la course effrénée des Ombres à travers les arbres, poursuivant les derniers ennemis et fonçant vers Aurora. Ils étaient bien trop nombreux. Lily et Kaël ne pouvaient absolument rien faire, d’autant plus que la nuit était tombée et qu’il leur était impossible de pratiquer l’Héliogie.

Trente minutes plus tard, ils se trouvaient à une centaine de mètres au-dessus de la capitale des Elfes. La cité était envahie d’Ombres et de Géants qui saccageaient les demeures, la Tour Royale et l’Institut Elfique d’Héliogie. Sian s’était aussitôt dirigé vers les cavernes. Là où se trouvaient les vieux Humains, les enfants mais surtout : l’Ambre. Il ne lui restait plus qu’à la détruire en milliers de fragments pour permettre à chaque membre de son armée de voyager sur la Terre et de pratiquer l’Héliogie à la lumière du jour. Ils étaient tous là, prêts à envahir sa planète natale — celle de Sian aussi. Pourquoi voulait-il la saccager ? Son propre monde ? Là où il avait vu le jour ? Haïssait-il tant les Terriens pour vouloir leur mort ? Était-ce de la vengeance ? Mais pourquoi ?
Face à ce désastre, Lily était en larmes. Pour le moment, elle ne pouvait rien faire de plus qu’exprimer sa profonde tristesse. Il n’y avait pas de mot assez fort pour exprimer la haine qu’elle ressentait à l’égard de Sian Valtori en cet instant précis. Elle ne pouvait pas tellement reprocher quoi que ce soit aux Ombres en réalité. Ces derniers agissaient pour survivre, mais Sian ?
Assise derrière Kaël sur le Vulci, Lily se blottissait contre son ami et fermait les yeux, ne supportant plus ce spectacle épouvantable. Lorsque la créature survola la Galerie Royale où se situait le trône de la Reine, elle piqua vers le bas, passa entre les colonnes ancestrales avant d’atterrir.
— Éléna ! s’écria Kaël.
Lily ouvrit aussitôt les yeux. L’Elfe descendit hâtivement, aida Aurora à faire de même, et accourut vers la Reine des Elfes qui était négligemment affalée sur son trône, la tête penchée vers l’arrière. Kaël tâta aussitôt son pouls, fronça durement les sourcils et se tourna vers Lily, le visage dépité.
— Elle est morte, annonça-t-il sur un ton grave.
L’Ombre s’approcha du corps de la défunte, et remarqua une petite fiole au creux de sa main rigide. Des veines noirâtres serpentaient sur sa peau blafarde.
— La Reine des Elfes s’est empoisonnée, dit-elle d’une voix sans timbre. Elle s’est suicidée. Elle a dû lâchement abandonner son peuple sur le champ de bataille, sachant très bien que c’était la fin. Cette lâche n’a même pas pu assurer sa fonction jusqu’au bout, cracha Lily avec toute la haine qu’elle pouvait ressentir. Son dernier souhait n’a pas été de combattre pour défendre son peuple, mais plutôt de mourir sur son trône flamboyant.
Ses mains tremblaient de fureur et ses dents étaient prêtes à sauter les unes après les autres tellement sa mâchoire était serrée.
— Cette femme n’a jamais été digne d’être la Reine des Elfes, insista-t-elle, se tournant vers son ami.
Silence.
— Je crois que tu aurais fait un bon Roi, Kaël, si Lixi était toujours là et que tu l’avais épousée.
L’Albinos baissa la tête, le visage blême et le regard vitreux. Ils réalisèrent qu’ils étaient terriblement seuls. Leur peuple venait de se faire massacrer, ainsi que les membres de la Guilde et Noah. Même la Reine n’était plus là pour les guider. Ils étaient livrés à eux-même, comme des orphelins.
Seuls.
Que devaient-ils faire à présent ? Où devaient-ils chercher le troisième Trésor ?
Silence.
— L’Anneau, Lily ! Tu pourrais utiliser l’Anneau pour retrouver le Sablier ! s’écria Kaël, épris d’un soudain regain d’espoir.
Ses yeux s’illuminèrent un bref instant, ce qui revigora Lily comme une piqure d’adrénaline.
— Il fait nuit, je ne peux pas encore l’utiliser. Je dois attendre l’Aurore, dit-elle.
— D’accord. Partons alors. Je ne souhaite pas mourir ici.
Les deux amis retournèrent prestement sur le Vulci avant de s’envoler, quittant pour toujours l’ancienne cité des Elfes en ruine.

Quelques heures plus tard, ils atterrirent au coeur du Bois de l’Aurore, en plein milieu de la nuit, et trouvèrent une grotte. Ils s’y installèrent, allèrent chercher du bois pour faire un feu, et se restaurèrent dans un silence mortuaire.
— Tu… tu crois qu’ils sont sur ta planète ? demanda l’Elfe d’une voix brisée.
Lily inspira vigoureusement et souffla.
— Je crains que oui… J’hésite à retourner sur la Terre pour voir ce qu’il en est, et ce que montrent les infos à la télé. Mais… j’ai… j’ai peur.
— En tout cas, moi, je vais fermer l’oeil, décréta-t-il, accablé. Je souhaiterais dormir et ne jamais me réveiller.
Alliant le geste à la parole, Kaël s’allongea à côté du feu, tourna le dos à Lily et ferma les yeux. La jeune femme sortit la fiole de sa poche, hésita une fraction de seconde, et déposa une goutte sur sa langue.
L’instant d’après, elle s’étala sur le sol et quitta Zénith.

Rue Legendre, Paris.
Mardi 16 octobre 2012.
16h51.

Lily ouvrit les yeux mais restait figée dans le lit. Elle refusait de bouger, se lever, regarder par la fenêtre, allumer la télé et entendre les cris. Elle attendait, tendait l’oreille. Elle écoutait les voitures passer dans la rue, les scooters klaxonner, les piétons converser. Son front était brûlant et perlait de sueurs, mais rien d’anormal pour le moment. Il n’y avait aucun signe d’apocalypse. Elle se redressa, attrapa la télécommande sur la table de chevet, et alluma la télévision de sa chambre d’hôtel. Elle alla directement sur la chaîne numéro 15, BFMTV, pour suivre les infos en direct.
Elle prit un oreiller, le serra contre elle, la peur au ventre, et se rongeait les ongles avec frénésie. En bas à droite de l’écran était inscrit en gros titre dans un carré rouge : « L’Invasion ». Les deux présentateurs étaient blêmes et paraissaient dépités. Ils tentaient tant bien que mal de paraître impassibles et de parler sur un ton neutre.
En vain.

« …des hommes déguisés en vampires, morts-vivants et autres créatures aussi invraisemblables les unes que les autres ont commencé à envahir la ville de Versailles en début d’après-midi…
— Ces personnes sont de plusieurs milliers, précisa l’homme.
— Oui, plusieurs milliers, et ils détruisent tout sur leur passage. Les voitures, les habitations…
— Un témoin aurait vu l’un d’eux produire du feu avec ses mains, sans tenir un quelconque objet. C’est vraiment incroyable, tout le monde doit se demander comment cela est possible !
— Il y a des morts, mais leur nombre reste encore indéterminé.
— Ces hommes et ces femmes sont très dangereux et incontrôlables. Vous devez rester chez vous et vous enfermer jusqu’à nouvel ordre. Nous n’avons jamais fait face à ce genre de terrorisme. La situation est hors de contrôle pour le moment mais les autorités font tout ce qu’elles peuvent…
— Ah, attendez, on vient de me dire que le Président Hollande va s’exprimer sur la situation d’une minute à l’autre… »

Lily n’écoutait plus. Elle n’entendait plus rien en réalité. Elle voyait trouble et commençait à tourner de l’oeil. Malgré sa condition d’Ombre, elle eut l’envie soudaine de vomir. La situation l’épouvantait au plus haut point. Jamais elle n’avait ressenti cela auparavant : ce sentiment de désespoir total. Ce sentiment que c’était la fin.
Et pour de vrai.
C’était bien pire que dans ses cauchemars les plus fous. Ce n’était plus simplement sa petite personne ou ses êtres chers qui étaient en danger, mais l’Humanité toute entière. Il n’y avait pas d’issue. La seule chose qui pouvait arrêter l’armée de Sian était une bombe nucléaire. Mais cela signifiait que la France et les alentours brûlent avec eux. Et ainsi des millions d’innocents.
Enfiévrée de colère, la jeune femme balança violemment la télécommande sur l’écran qui se brisa aussitôt. Elle bondit de son lit et se posta au milieu de la pièce, impuissante. Lily sortit son iPhone et composa le numéro d’Isabelle avec des gestes fébriles. Elle attendait, attendait, attendait ; si longtemps qu’elle dut composer à nouveau le numéro, les entrailles ravagées par l’angoisse.
— Putain, réponds ! s’écria-t-elle. J’espère que tu es déjà partie…
« Allô ? »
— Maman ! Où es-tu ?
« À l’aéroport d’Orly, ma chérie, comme promis. Je suis avec Joanna et sa mère. »
Profondément soulagée, Lily souffla.
— Où partez-vous ?
« Nous avons trouvé un vol de dernière minute pas cher du tout. Un vol direct pour la Guadeloupe. »
— Parfait ! Est-ce qu’il y a la télé à l’aéroport ? Tu as accès aux infos ?
« No… non, pourquoi ? Que se passe-t-il ? »
— Rien, rien du tout. Partez loin, c’est tout. Et ne revenez jamais.
« Lily. »
— Quoi ?
Silence.
« Que se passe-t-il ? insista-t-elle avec gravité. Tu me caches quelque chose. Je peux l’entendre au ton de ta voix. Tu m’as l’air terrorisée ma chérie… »
La jeune femme passa rapidement sa main sur son visage, et l’attarda sur sa bouche. Des larmes d’effroi coulaient sur ses joues.
« Lily ! Dis-moi ce qu’il se passe, bon sang ! »
— Ils sont là ! explosa-t-elle. Ils sont là, d’accord ?
Silence.
« Qui… qui ça ? »
— Sian… son armée, les Ombres, les Grands Hommes du Nord, les Hybrides et les Morts… C’est… c’est un cauchemar, maman. Aux infos ils… ils en parlent ! Ils sont arrivés à Versailles, je ne sais pas pourquoi là-bas ! Peut-être est-ce là où vit Sian Valtori, je ne sais pas. Mais ils sont là ! Les Ombres s’abreuvent du sang des Hommes, et les autres font des ravages !
Un silence pesant s’installa entre elles.
« C’est une blague, ça ne peut pas être vrai… »
— Regarde les infos sur ton iPhone si tu ne me crois pas, tu verras par toi-même.
« D’accord, je… je te crois mais… où es-tu, toi ? »
— Ne t’inquiète pas pour moi. Je me suis enfermée dans un hôtel. Personne ne viendra me chercher ici, il n’y a pas de raison, répondit-elle. Je vais renforcer la sécurité grâce à l’Héliogie, ne t’en fais pas. L’avion part bientôt ?
« Ils sont en train d’ouvrir l’embarquement. L’avion devrait décoller d’ici une heure grand maximum. »
— Oh Dieu merci, vous êtes sauvée !
« Si tu t’enfermes sur la Terre dans une chambre d’hôtel, qu’est-ce que tu deviens sur Zénith, que fais-tu ? »
— Je suis seule avec Kaël. Nous sommes à la recherche du Sablier. Nous ne l’avons pas encore trouvé. Mais bientôt, j’en suis certaine. Il le faut. Lorsque ce sera fait, je te promets que j’arrangerai tout, tu entends ?
Silence.
— Je n’éviterai pas seulement l’apocalypse. Je ramènerai papa, Aaron, et j’empêcherai que Sian Valtori voie le jour ! Tu entends ? J’empêcherai que cette ordure détruise notre famille, Zénith et la Terre !
« Je crois en toi. Je sais que tu réussiras… »
— Maman, je crains que ce soit la dernière fois que nous nous adressons la parole, confia-t-elle avec solennité. La prochaine fois que nous nous verrons, ce sera dans une autre dimension. J’aurais changé le passé, et tout sera différent… si j’y arrive.
N’y soutenant plus, la mère de Lily éclata en sanglots à l’autre bout du fil.
« Ne raccroche pas, gémit-elle en reniflant grossièrement. »
— Je dois te laisser, Kaël m’attend. A… adieu maman. Je t’aime !
Silence.
« Je t’aime aussi ma chérie… Sauve notre famille… »
— Je te le promets.
Lily éteignit son iPhone sur ces mots, ne supportant plus les pleurs d’Isabelle. Son coeur était en miette. Lily resta pétrifiée quelques temps et ne parvenait plus à réfléchir. Que devait-elle faire à présent ?
Sécuriser les lieux. Elle pouvait mener à bien sa mission sur Zénith, seulement si son corps de la Terre était à l’abris du danger. Elle se concentra alors, et transforma la porte et les fenêtres en plomb, sans serrure, et les souda aux murs. Elle s’assura néanmoins qu’il y avait une VMC dans la chambre pour ne pas s’asphyxier — même si un Ombre ne risquait pas de manquer d’oxygène, peut-être redeviendrait-elle humaine dans quelques temps.
Elle regagna le lit aussitôt, prit le Médaillon et le Livret dans sa poche, s’assura qu’elle portait toujours l’Anneau et la Montre autour du cou, et avala une gorgée de la liqueur lui permettant de sombrer dans l’inconscience.

Le Bois de l’Aurore, Zénith.
Mercredi 17 octobre 2012.
08h13.

— Lily ! Réveille-toi ! L’Aurore approche !
La jeune femme se redressa aussitôt en inspira vivement comme si elle émergeait de l’eau, et haletait, confuse.
— Tu vas pouvoir utiliser l’Anneau dans une minute ou deux, répéta Kaël sur un ton calme. Le temps presse. Le Vulci a disparu à notre réveil par contre…
— Oui, oui attends ! Laisse-moi me reconnecter un peu ! protesta-t-elle, plaquant ses mains sur son visage.
— Ça ne va pas ? Qu’est-il arrivé à ton monde ?
Silence.
— Des horreurs. Je ne préfère pas en parler. Je mets l’Anneau, et on va chercher le Sablier. En espérant que ça marche. Ça doit marcher !
Lily se leva d’un bond et sortit de la grotte. Une pâle lumière matinale commençait à percer la canopée. Elle s’assit quelques mètres plus loin sur une souche d’arbre, à l’endroit le plus éclairé. Elle retira sa chaîne du cou, prit l’Anneau entre ses doigts et l’observa un instant. Elle fut brièvement éblouie par un reflet qu’il émit.
— Bon, je dois m’imaginer le Sablier, se dit-elle.
Kaël l’observait au loin, d’un air déconfit. Tous leurs espoirs reposaient sur l’Anneau et les visions qu’il transmettrait à Lily.
— Le Sablier, le Sablier, le Sablier, murmura-t-elle en fermant solidement les yeux, avant de mettre l’Anneau au doigt.
L’instant d’après, des visions envahirent son esprit :

« Lily se trouvait dans une sorte de temple rond, encerclé de colonnes qui soutenaient un dôme. Cette belle bâtisse surplombait une petite falaise. En bas, se trouvait plusieurs lacs, encerclés de végétation luxuriante et de rochers vertigineux.
Le soleil se couchait paisiblement. Les reflets de l’eau l’éblouissaient. Le paysage était somptueux.
Elle tourna la tête et posa son regard sur une vieille dame. Très âgée. Des cheveux raides et gris tombaient sur ses épaules nues et ridées. Sa peau était blafarde et flétrie. Lorsqu’elle fit un peu plus attention à son visage amaigri, elle remarqua deux oreilles pointues émerger de sa longue chevelure. Cette femme était une Elfe, de toute évidence. C’était la première fois que Lily voyait une Elfe aussi âgée. Elle croyait pourtant qu’ils restaient jeunes éternellement…
— Bonjour, dit Aurora.
Silence.
— Lily… c’est toi ? demanda la vieille dame. »

— Quoi, c’est tout ? s’écria Lily, furieuse. Ça ne me suffit pas !
Enfiévrée de colère, la jeune Aurora retira vivement l’Anneau de son doigt et le balança contre un tronc d’arbre.
— Va chier ! Connard ! Tu n’sers à rien ! hurla-t-elle, hors d’elle.
Kaël accourut aussitôt à ses côtés.
— Qu’est-ce que tu as vu ?
— Des choses inutiles et insignifiantes ! beugla-t-elle. Je me trouve dans une bâtisse encerclée de colonnes et ouverte sur l’extérieur, en haut d’une falaise et… je vois une Elfe très âgée ! Très âgée, tu le crois ? Elle m’adresse la parole et semble me reconnaître ! Comment peut-elle me connaître ? Je ne l’ai jamais vue de ma vie !
— Calme-toi, calme-toi. Tu es très agitée, temporisa-t-il avec ses mains.
— Je suis calme ! Ça ne va pas m’aider ! Je ne connais même pas cet endroit…
— Réessaye, dit-il.
La jeune femme souffla, aussi paniquée qu’agacée, ramassa l’Anneau un peu plus loin, et se rassit sur la souche d’arbre. Elle ferma les yeux, se concentra de nouveau, et attendit d’être entièrement enveloppée de lumière avant d’enfiler l’Anneau.
— Montre-moi le Sablier, ordonna-t-elle à son Trésor.

« Elle se trouvait à présent sur une barque, au milieu du même lac situé en bas de la fameuse bâtisse. L’eau était d’une limpidité incroyable. On apercevait les algues d’un vert éclatant à travers. Le soleil se levait.
Soudain, elle plongea dans l’eau — non sans ressentir une certaine appréhension du fait qu’elle sache nager depuis peu, et qu’elle ait toujours eu peur de l’eau. Elle ouvrit les yeux, et nageait, nageait, nageait, tournant frénétiquement la tête. Elle cherchait quelque chose. Alors qu’elle pouvait ressentir le désespoir l’envahir de plus en plus, un objet l’éblouit.
Elle plissa les yeux, et vit une sorte de caillou brillant au fond du lac, à moitié recouvert de boue. Lily s’en approcha et le prit dans les mains. Elle le reconnut aussitôt : le Sablier ! »

— Je l’ai trouvé ! Je l’ai trouvé ! Je l’ai trouvé ! s’exclama-t-elle, bondissant de la souche et sautillant comme une enfant. Je l’ai vu ! Je le tenais dans ma main ! Je ressens encore sa chaleur sur mes doigts !
— Où… où ça ? demanda-t-il hâtivement, les yeux exorbités.
— Au fond d’un lac !
— Un lac ? Il y en a des milliers sur Zénith ! Comment était-il ?
Lily réfléchit à toute vitesse, cherchant les mots, de manière à décrire au mieux ce qu’elle venait de voir. Kaël connaissait peut-être cet endroit.
— C’est un lieu où il y a… plusieurs lacs, encerclés de végétation très verte et… des rochers… des rochers impressionnants par leur taille et leur hauteur. Il y a une petite falaise aussi avec un temple rond et des colonnes… Il y en a plusieurs aux alentours…
Silence.
— Le lac est très étonnant, ajouta-t-elle. Je n’ai jamais vu l’eau d’un lac aussi claire et limpide. On apercevait très nettement les cailloux au fond… et les algues ! Elles étaient d’un vert éclatant et brillantes comme des émeraudes ! C’était magnifique… Cet endroit t’évoque-t-il quelque chose ?
Kaël fronçait les sourcils et faisait les cent pas, massant sa barbe inexistante avec ses doigts longs.
— Je ne suis pas très sûr mais… ta description m’évoque quelques lointains souvenirs, dit-il.
— Ah oui ? Lesquels ?
— Je n’étais pas encore né en réalité… J’étais encore dans le ventre de ma mère. Je ne voyais pas avec mes yeux ce qu’il se passait dehors, mais j’étais réceptif aux émotions que ressentait ma mère. J’entendais sa voix, celle de mon père aussi… Je comprenais ce qu’ils disaient, et parvenais à me figurer ce qu’ils faisaient…
— C’est incroyable ce qu’un Elfe peut faire, murmura-t-elle, ébahie par ses confidences.
Kaël ferma plus solidement les yeux et se tint les tempes entre ses doigts, s’efforçant de se remémorer. La tâche lui semblait très difficile, voire même douloureuse. Éveiller des souvenirs aussi lointains, aussi enfouis, relevait de l’impossible.
— Je me sentais balloter comme si on voguait sur l’eau. Je crois que nous nous trouvions dans une barque. J’entends ma mère dire… « L’eau est si belle, mon amour, je n’ai jamais vu une eau aussi claire de toute ma vie, on voudrait la boire ! »
L’Elfe s’assit, ramena ses genoux contre sa poitrine et enfouit sa tête dans ses bras.
— J’essaye de me rappeler, dit-il d’une voix étouffée.
Lily l’observait avec avidité, attendant avec impatience qu’il révèle une information cruciale. Mais était-ce vraiment raisonnable de se fier aux souvenirs d’un foetus ? L’avenir de l’Humanité pouvait-il dépendre d’un seul petit être encore en formation dans l’utérus de sa mère ?
Vraiment ?
L’Elfe et l’Ombre demeuraient figés ainsi pendant une bonne heure, sans bouger, ni même briser le silence. Kaël avait toujours sa tête plongée dans ses genoux, et Lily ne le lâchait pas des yeux. Tous leurs espoirs reposaient sur ses capacités à se souvenir.
— Les Lacs du Sud ! s’écria-t-il soudain, fou de joie. J’entends mon père dire à ma mère qu’il souhaiterait l’emmener aux Lacs du Sud pour fêter leur anniversaire de mariage ! Il voulait l’emmener voir l’endroit le plus beau de Zénith pour cette occasion.
— Tu en es sûr ?
— Quasiment, oui, affirma-t-il avec aplomb. De toute façon, il s’agit de notre seule piste.
— Mais comment y va-t-on ?
— D’après son nom, il faut se rendre au Sud de l’île.
— C’est très vague…
— Dirigeons-nous vers le Sud, dit-il. Pour le reste, j’essaierai de me rappeler du chemin à travers les yeux de ma mère…

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