Le vent souffle fort. Ces derniers temps, la météo n’a de cesse de se dégrader. Il n’y a plus de doute : nous approchons de la Mer d’Orient. Mais nous ne pouvons faire demi-tour. Le vent nous y pousse de sa cruauté légendaire. Si rien ne change, prions Urian, notre Dieu si lunatique, de nous venir en aide. Ou le navire se brisera sur quelque iceberg.

Je ne peux laisser mon équipage subir une telle mort. Si le Déraisonné s’échoue, nous périrons tous dans les eaux glaciales du Nord.

La mer est cruelle et joueuse. Jamais nous ne la dompterons. Encore une fois, aujourd’hui, elle se rappelle à nos souvenirs amères. Est-ce la fin ? Ou une nouvelle épreuve ? Mes deux pilotes sont à l’affût de la moindre faille qui nous permettrait d’échapper à notre sort funeste. Nous avons fait remonter les voiles. Le bateau a considérablement ralenti. Mais il poursuit son inéluctable course vers le nord-est. Destination maudite. Même si l’Enfer demeure le Détroit de Mim, je ne tiens pas pour autant à affronter les glaces orientales.

Pourvu que le vent tourne.

Urian, Dieu des mers, protecteur des marins, entends nos prières. Épargne nos vies. Ne t’avons-nous point servi fidèlement durant toutes ces années ? Ce ne peut être la fin de notre voyage.

Non ! Je m’y refuse. Nous échapperons à la Mer d’Orient et le nom du Déraisonné continuera de répandre la terreur sur les eaux encore longtemps.
Note à moi-même : penser à faire modifier le bateau pour y ajouter des rames.

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan

********************************************
Chapitre III : Menace dans la Brume

Une étrange brume compacte et soudaine était tombée sur les eaux du sud. Andrashad avait fait lever les voiles par soucis de sécurité. Que le Léviathan n’aille point se briser contre un rocher. Le navire ralentit, s’arrêtant presque. Les volutes du brouillard s’étendaient sur le navire comme pour l’y emprisonner. Les pirates ne pouvaient presque plus distinguer ce qui se passait au delà de la proue. Cependant, la luminosité du soleil parvenait à transpercer les nappes, rendant le blanc alentour aveuglant. À croire que même les dieux étaient contre l’avancée du Léviathan. Sur le gaillard avant, Bonnie observait les manœuvres de l’équipage. Même si aucun rocher n’avait été vu, la prudence restait de mise. Elle resserra les pans de son manteau autour d’elle. La température avait brutalement chuté dans cette atmosphère humide. Ce changement métrologique était vraiment étrange. Jamais dans le sud, elle n’avait fait face à ce genre de temps. Cela était plutôt caractéristique du nord. Elle suivit des yeux la silhouette de Shad traversant le pont de toutes parts pour donner ses ordres.

Voilà plus d’une semaine depuis l’attaque du navire de White et ils n’avaient croisé aucun contrebandier. Heureusement qu’ils avaient de bonnes réserves et que l’équipage n’avait jamais eu à se plaindre de Bonnie. La capitaine espérait quand même rapidement trouver une proie. Mais si le temps s’en prenait à eux à son tour, leurs chances se voyaient encore diminuées de faire main basse sur quelques butins avant d’atteindre les côtes de Chalice.

Le clapotis de l’eau berçait doucement l’équipage tandis que le Léviathan dérivait plus qu’il n’avançait. Quelques hommes tournaient le long de la balustrade pour vérifier qu’aucun obstacle ne risquait de rencontrer leur route. Nightingal tenait négligemment la barre pour éviter qu’ils ne perdent leur cap. Un silence de plomb entourait le bateau. Même le vent semblait s’être tu. La mer était d’un calme olympien et le navire ne tanguait pas. L’atmosphère s’en alourdissait, devenait presque oppressante. Plusieurs pirates avaient enfilé une veste ou un manteau pour affronter les nouvelles températures. Andrashad serrait les dents et ne quittait pas l’horizon des yeux. Ses doigts se crispaient et son regard cherchait le moindre mouvement aux alentours. Sans presque s’en rendre compte, il avait laissé son instinct quasi animal reprendre le dessus. Il sentait que quelque chose approchait. Mais il n’y avait rien. Cependant, il savait au fond de lui qu’un danger rôdait.

Le jeune Stern abandonna l’épluchage des pommes de terre. Il dressa la tête comme un chien venant de flairer une piste. Son visage long se tourna dans toutes les directions. Finalement, l’un des frères Sergovitch l’apostropha.

« J’ai entendu un bruit, se justifia l’adolescent.

– Y a rien, déclara le charpentier. Avoue qu’tu t’endormais sur les patates. »

Sa réflexion attira quelques rires dans l’équipage. Visiblement pas persuadé de cette explication, Stern reprit néanmoins son travail. Le quartier-maître jeta un coup d’œil au jeune pirate. Lui aussi avait-il senti que quelque chose semblait les avoir pris pour proie ? Car c’était bien cette sensation qui se terrait dans les entrailles d’Andrashad : un fauve affamé guettant dans les brumes. Un matelot poussa un cri de surprise et regarda à bâbord. À nouveau, Stern avait lâché sa besogne.

« Y a un drôle de bruit là-bas, jura l’homme en se tournant vers son supérieur.

– Ça a recommencé, renchérit Stern. J’avais bien dit qu’il y avait eu un bruit.

– Quel genre de bruit ? questionna Shad.

– Une cloche. » trancha la voix lugubre de Nightingal.

Andrashad manqua de sursauter. Il n’avait ni entendu ni vu le pirate se glisser près de lui. Le visage blafard de Cyaxare Nightingal fixait les nappes de brouillard. Il allait l’interroger quand le brun posa un doigt sur sa bouche. Et cette fois, il l’entendit. Une cloche retentit lentement. Le reste des hommes les rejoignirent sur la balustrade. Le tintement se répétait à rythme régulier. Voyant l’attroupement, Bonnie les rejoignit et entendit à son tour la lente et morbide musique.

« Ce doit être un bateau, réfléchit-elle à voix haute. C’est un système de sécurité. Par temps de brouillard, il est de tradition dans certains pays du nord de faire sonner une cloche pour donner sa position aux autres. Ça évite les collisions. On s’en sert aussi comme signal d’alarme lors d’un naufrage.

– C’est suicidaire de faire ça, commenta son second. S’ils se font repérer par des pirates, ils y passent.

– Ça tombe bien, nous sommes des pirates. » répondit sa capitaine avec un sourire carnassier.

L’excitation se propagea dans l’équipage. On se penchait par dessus bord dans l’espoir d’apercevoir le premier la nouvelle proie.

« Là-bas ! » s’écria t-on.

À travers le brouillard, des lueurs se déplaçaient imperceptiblement. En forçant sur ses yeux, Andrashad finit par distinguer la silhouette sombre d’un navire. Il avait l’air plus petit que le leur. Il finit par se dégager des brumes et on pouvait le voir clairement. Une dizaine de lampes le décoraient de la proue à la poupe. Ses voiles pendaient, mais aucun vent n’était présent pour les agiter. Elles n’avaient de toute façon pas l’air en état. Il ne voyait même pas de gouvernail. L’avait-il perdu ? Les voiles semblaient comme déchirées. Peut-être quelques tempêtes avaient-elles mis à mal le bateau. À présent perdu et en pleine dérive, il tentait de se faire remarquer et ainsi être secouru par un autre navire. Il croisa le sourire jubilatoire de Bonnie.

« Il nous tend presque les bras. »

Un rictus de loup lui répondit. Ils n’avaient même plus besoin de chercher pour piller. On venait directement à eux maintenant. La petite rousse tourna le dos à la mer pour toiser son équipage fébrile.

« Prenez vos armes et préparez-vous à l’abordage. Mais, ajouta t-elle avant qu’ils puissent se mettre en mouvement, en totale discrétion. S’ils nous croient leurs amis, ce sera tellement plus facile. Les pauvres ont l’air perdu. Allons leur porter secours. »

Quelques ricanements lui répondirent. Nightingal retourna prendre la barre et la braqua pour prendre un virage à 90° à bâbord. Mais le navire faisait presque toujours du sur-place. On déploya donc les voiles. Mais le vent répondait toujours absent. Bonnie envoya une dizaine d’hommes dans les cales pour ramer. Quelques minutes plus tard, cinq rames sortirent de chaque côté de la coque. Ils avancèrent enfin à rythme régulier. Seule la voix d’Oleg donnant l’allure aux rameurs brisait le silence. Chacun portait discrètement son arme, prêt à l’assaut. Bonnie vérifia que son pistolet soit chargé et dissimula son sabre dans les pans de son manteau. Du coin de l’œil, elle vit Shad faire de même avec son épée katzbalger.

Tel un prédateur, le Léviathan glissait sur les eaux calmes, traversant la brume. Bonnie fit éloigner ses membres d’équipage. Si on voyait immédiatement tous les pirates, le piège se sentirait à plein nez. Seul Shad et trois hommes restèrent à ses côtés pour guetter le navire adverse. Au fur et à mesure qu’ils avançaient, le bateau leur apparaissait plus clairement. C’était un vieux modèle. Bonnie ne se souvenait même pas quand elle avait pu en voir. Une vielle caravelle qui avait vécu de toute évidence. La coque semblait assez gravement endommagée. Les voiles pendaient, lacérées. Elles ne tenaient que par miracle. Mais elles bougeaient faiblement et mollement comme si une bise tentait de les gonfler. La figure de proue était si amochée qu’il était devenu impossible de savoir ce qu’elle représentait. La cloche retentissait toujours. Mais l’équipage demeurait invisible. Étaient-ils blessés voir morts ? La capitaine sentit Andrashad se tendre à ses côtés. Il se saisit du pommeau de son épée. Les jointures de ses doigts étaient blanches, translucides. Elle le surprit même à avoir un mouvement de recul. Ses traits tirés et durcis ressortaient plus anguleux que jamais sous la faible lumière émergeant de leur proie.

« Faut qu’on laisse tomber, capitaine. » lâcha t-il à mi-voix.

Bonnie lui lança un regard étonné. L’abordage serait facile et le butin prometteur. Pourquoi se mettait-il soudain dans un tel état ? Ses yeux pâles fixaient la caravelle avec méfiance, un certain dégoût… et aurait-il peur ?

« Quelque chose pue là-dedans, poursuivit-il. Un piège. Je le sens là-dedans. » acheva t-il en crispant sa main libre sur son ventre.

Le quartier-maître avait toujours eu un instinct infaillible. Il savait toujours débusquer ses victimes. On ne pouvait jamais le prendre par surprise. Dans ces moments, il ressemblait plus à un fauve sauvage qu’à un homme. Un loup enragé et surtout affamé. En règle générale, Bonnie le suivait quand il était dans cet état. Mais où pouvait donc se cacher un danger  sur ce bateau qui flottait encore par miracle ? Ses hommes étaient armés et prêts à combattre. Même si l’équipage d’en face étaient sur le qui-vive pour les attaquer, ils ne se laisseraient pas faire. Était-il possible que les membre de la caravelle espéraient se faire aborder pour pouvoir s’emparer de leur navire ? Possible vu l’état du leur. Cependant, elle refusait de faire demi-tour. Ils avaient déjà eu affaire à de plus dangereuses situations.

« Non, on continue, trancha t-elle.

– Bonnie, je persistes, insista Shad. C’est une mauvaise idée. »

La jeune femme eut un instant d’hésitation. Généralement, il ne l’appelait par son prénom que lorsqu’ils étaient seuls. Devant l’équipage, son bras-droit leur avait imposé une certaine discipline dans leur manière de s’adresser la parole pour asseoir la hiérarchie. L’homme la nommait par son titre et elle par son nom de famille. Jamais par son surnom qu’elle lui avait pourtant donné dès les premiers jours où ils s’étaient rencontrés. Bonnie avait immédiatement trouvé Andrashad trop long et pompeux. De plus, l’accent de son compagnon et ses roulements de « r » rauques ne l’avaient pas aidée à comprendre et à prononcer le prénom byrenzien du premier coup. Dès le lendemain, elle avait voulu lui imposer Shad comme diminutif. Malgré les protestation du pirate, ces quatre lettres s’étaient ancrées dans leur relation et Bonnie ne l’avait jamais appelé Andrashad. Réentendre son prénom dans la bouche de son second la ramena des années en arrière. Mais elle devait rester ici sur ce pont. Elle devait mener l’attaque. Même si elle regrettait leurs débuts. Ils devenaient de plus en plus distants l’un de l’autre. En vérité, Shad lui manquait bien qu’il soit si près d’elle.

« Bonnie, l’appela le concerné.

– Capitaine, Bersky. » corrigea t-elle d’une voix plus froide qu’elle n’aurait voulu.

C’était lui qui avait dressé ces barrières. Il n’avait pas à contester ses ordres devant l’équipage alors qu’ils se préparaient au combat. Elle était la capitaine et elle ordonnait. Personne ne devait s’opposer à son autorité. Surtout pas le second. Surtout pas Shad. Elle se promit toutefois de prendre un moment seule avec lui une fois à terre.

Elle se retourna. Ses hommes étaient accroupis à même le pont et attendaient, armes au poing. Elle repéra Victor avec deux matelots et Devon près des canons. On préparait les boulets. Le trésorier avait ouvert son fusil de chasse et mettait deux grosses cartouches. Cyaxare Nightingal conduisait toujours le bateau d’une main sûre, le visage fermé. Tout le monde était à son poste. Elle fit un signe de négation à Devon. Les canons seraient inutiles.

Lentement, le Léviathan se positionna à côté de l’autre bateau. Un dernier coup de barre et il pivota pour se retrouver coque contre coque. On jeta l’ancre. Les pirates ne sortirent pas les grappins et autres pour joindre les deux navires. Cela paraîtrait suspect et le signe clair d’une agressivité pour l’autre équipage. Une fois que le bâtiment fut stabilisé, Bonnie grimpa sur le bastingage. Toujours personne en vue. Elle entendit le glissement métallique d’une lame sortant de son fourreau. Andrashad dégainait déjà. Elle observa encore le pont d’en face. La cloche avait cessé. Un peu de brume flottait au dessus du plancher. Aucune trace d’être humain. Soit ils étaient morts, soit ils tendaient leur embuscade. Voyant que son second guettait avec autant de méfiance qu’elle, elle descendit avec agilité et rejoignit son équipage.

« On y va, les informa t-elle. En silence. Ne lâchez pas votre garde ni votre arme. C’est peut-être un piège. Cinq d’entre vous restent ici pour garder le bateau. À la moindre alerte, criez. »

On hocha la tête. Doucement, les membres se déplièrent et un à un les pirates s’avancèrent vers le navire abandonné. Le jeune Stern demeura sur le Léviathan avec Devon. Cyaxare montra sa volonté de rester en conservant sa place derrière la barre. Deux matelots les imitèrent. Quelques bruits venant de la cuisine les informèrent que Spinolli n’étaient pas décidés à quitter son petit territoire.

Shad attendit que Bonnie et le reste de l’équipage arrivent à sa hauteur. Il engloba du regard une dernière fois le pont adverse. Toujours pas âme qui vive et ce malaise angoissant. Avec une agilité et une légèreté étonnante pour son gabarit, il sauta à bord de l’autre bateau. Les mouvements souples lui chatouillant l’ouïe l’informèrent que ses compagnons le suivaient de près. De la pointe d son pied, il testa le plancher disjoint. Cette vieille caravelle était en train de pourrir sur place. Devait-elle seulement encore flotter ? Si équipage il y avait à bord, il devait être dans le même état que le navire. En ce cas, qui sonnait la cloche ? D’autres personnes devaient avoir pris possession du bateau à la dérive. Elles les avaient attirés ici et se cachaient dans l’ombre. Ils allaient certainement aborder le Léviathan en profitant du peu d’hommes à bord. Son instinct avait encore eu raison. Ils devaient faire demi-tour et partir. Il se tourna à sa droite pour informer Bonnie de ses soupçons. Il n’y avait que du brouillard. À gauche, pareil. Il n’avait entendu personne bouger ni vu les pirates passer devant lui. Et pourtant, il était seul sur le pont. Il se retourna. La brume était si épaisse que seule la silhouette sombre du Léviathan était visible.

« Nightingal ! » appela t-il.

Il ne reçut que son propre écho en réponse. Il se colla au pavois, les mains en porte-voix. Il appela Devon, mais n’eut pas plus de retour. Il voyait toujours la forme du brigantin, parfois une silhouette sombre marchait. Cependant, aucun bruit ne lui parvenait. Il avait l’impression d’avoir la tête sous l’eau. D’ailleurs, même le clapotis de la mer demeurait silencieux. Ils n’auraient jamais dû aborder ce bateau. Il devait retrouver les autres et partir en vitesse. Devon était un vieux briscard et Nightingal sous ses airs de statut de glace cachait un tueur né. Aidés des trois matelots, ils devraient pouvoir tenir le bateau quelques temps. Sans compter Spinolli qui malgré son handicap lançait les couteaux comme personne. Andrashad se détourna du bord et s’avança sur le pont. Le plancher grinçait. L’odeur de bois en putréfaction et de sel le prenait à la gorge. Sur ce sol instable, il ne parvenait pas à garder un bon équilibre. S’il se retrouvait face à un ennemi, il ne pourrait combattre dans les meilleures conditions. Ses doigts se resserrèrent sur son épée. Le froid et l’humidité pénétraient ses épaisses frusques, mais il s’en fichait. Il ne craignait pas les intempéries. Mais il ne supportait pas de ne pas savoir à qui il avait affaire. Il se surprit à dilater ses narines et sentir l’air comme un animal. Bien sûr, il ne sentait rien. Il tendit l’oreille. Toujours cette impression de surdité. À pas lents et prudents, il traversa le pont sans voir personne ; ennemis ou amis. Il s’arrêta devant une écoutille donnant accès à la cale. Il ne pouvait qu’en distinguer les ténèbres. Il avait l’impression de se glisser dans la gueule du loup. Mais il fallait retrouver les autres. Alors, avec répugnance, il balança ses jambes dans le vide avant de s’y laisser tomber, négligeant l’échelle pourrie.

Le plancher se fissura légèrement lorsqu’il atterrit avec lourdeur. Shad se redressa avec précautions. Il ne cherchait plus la discrétion. Il voulait seulement partir d’ici au plus vite avec Bonnie sous le bras. Et les hommes du Léviathan aussi au passage. Mais il préférait éviter de détruire ce qu’il rester de ce vieux rafiot. Tout du moins tant qu’il était dessus. Il tendit sa main gauche et dégagea sans geste brusque les toiles d’araignée qui lui bouchait le passage. Il les sentit néanmoins s’accrocher à ses cheveux et ses épaules. La poussière se soulevait sous ses pas et formait des nuages compacts. Depuis combien de temps ce navire était-il abandonné à la dérive ? Ses yeux s’habituèrent petit à petit à l’obscurité. Il pouvait supposer que personne n’était passé par là. Que ce soit ses compagnons ou ceux qui avaient sonné la cloche, ils auraient dû laisser des traces. Et toujours cette odeur de putréfaction et de bois humide. Sa gorge le grattait et il sentait le goût des planches gorgées d’eau sur sa langue pâteuse. Il avait presque envie de se forcer à dégueuler pour l’en déloger. Et ce putain de silence… Ce n’était pas normal. Connaissant ses hommes, ils devraient faire un vacarme de tous les diables en fouillant chaque recoin de la caravelle.

Shad poursuivit son avancée. Il se frotta l’oreille comme si elle était bouchée. Mais ce silence écrasant et étouffant lui donnait cette impression. Il se trouvait dans un couloir étroit envahi par la poussière. Une main le long du mur, il conservait son épée au poing. Il pouvait distinguer les contours des parois, mais tout restait trop dans l’ombre pour en voir plus. Il se prit plusieurs fois les pieds dans quelques objets abandonnés sans avoir pu les identifier. Il ne pouvait entendre que son souffle et les battements de son cœur résonnant à ses tempes. Il appela Bonnie, mais, comme il s’y attendait, ne reçut aucune réponse. Il s’arrêta. Étonnamment essoufflé. Tous ses sens étaient en alerte. Chacun de ses muscles tendu à l’extrême. Ses pupilles et narines dilatées. Les dents serrées et découvertes. Il était plus animal qu’homme. Rien n’était normal sur ce bateau. Dès qu’ils s’en étaient approchés, il avait senti le danger. Non, déjà avant. Cette chose qui les traquait. C’était la caravelle. Et maintenant suite à l’avidité et l’imprudence de Bonnie, ils étaient pris au piège. Il s’arrêta. C’était trop long. Ce couloir. Le vieux navire n’était pas aussi grand. Pourtant, il avait toujours continué en ligne droite. Il le jurerait. Avait-il suivi quelque virage sans s’en rendre compte ? Non, il avait conservé la main sur le mur. Pas d’angle ni de courbe. De cela, il était certain. À pas prudents, il fit demi-tour.

Un frisson dans la nuque. Il se tordit le cou pour regarder derrière. Il n’était pas seul. Quelqu’un se dissimulait dans l’ombre, l’observait. Mais il ne voyait rien. Juste le noir et des murs interminables. Il haïssait cette situation. C’était lui le chasseur. Le rôle de proie ne lui convenait pas. Andrashad Bersky était un tueur, pas une victime. Et si ce qui se cachait sur ce rafiot pensait inverser ce fait, il aurait une mauvaise surprise. Doucement, Shad reprit sa route. Il voulait remonter sur le pont. Ce couloir étroit lui donnait des angoisses claustrophobes. Sa main trop crispée tremblait un peu. Il était certain d’avoir les marques de son pommeau sur sa paume. Il accéléra le pas. Cette pseudo surdité et la présence qui marchait dans ces pas… Des envies de sang grondaient dans sa poitrine. Il les refoula avec difficultés. Il ne devait pas perdre le contrôle. S’il laissait ses instincts trop se mettre en avant, il risquait de laisser la victoire à l’adversaire. L’impulsivité était mauvaise. Comme l’avait prouvé Bonnie en grimpant à bord de ce navire maudit.

On frôla son dos. Comme une main froide. Une fois encore, personne n’était derrière lui ou du moins il ne put le voir. Son cœur battait à tout rompre. Mais pas de peur. D’excitation. Celle du jeu, de la chasse. Sa bouche se tordit en un sourire de prédateur. Beaucoup de ces victimes avaient vu ce rictus avant d’expirer sous sa lame. L’autre le provoquait. Attisait le combat. Il aurait ce qu’il désirait, mais la fin de la partie ne s’achèverait pas en sa faveur. Shad reprit le chemin de la sortie. La circonférence des lieux ne jouait pas en sa faveur. Grand et large comme il était, il se sentait trop à l’étroit. Inutile d’espérer combattre à l’épée, l’espace ne le permettrait jamais. Il marchait sur la pointe des pieds pour éviter autant le bruit que pour épargner les planches trop branlantes et fragiles à son goût. Sa main gauche lâcha le mur. Il connaissait la route. Toujours tout droit. Conservant son épée, il usa de son autre main pour saisir un poignard qu’il conservait dans une botte. Prêt à répliquer.

Le couloir lui paraissait tellement long. Ne devrait-il pas être arrivé au bout maintenant ? Une respiration lourde se répercutait contre les murs et l’assourdissait plus que le silence. Il se força à s’arrêter et à calmer son souffle. Mais le son se poursuivit. Bien peu. Une demi-seconde de plus. Mais cela suffit à Shad. Il n’était pas seul. Une personne le suivait de près. Il devait être juste derrière lui pour l’entendre si bien. En ce cas, pourquoi ne le voyait-il pas ? À moins… Le regard glacé du pirate s’attarda sur les murs. Si l’ennemi n’était point derrière ou devant lui, c’était qu’il était à côté. Il rengaina son katzbalger. Ses doigts à nouveau libre caressèrent le bois humide entourant le couloir. Il appuya légèrement. Il le sentit se courber légèrement sous la pression. Il ne tenait plus à grand chose. L’index recourbé, il toqua comme à une porte. Ça sonnait creux. Il esquissa un sourire. Il recommença l’expérience sur l’autre côté. Elle se révéla identique. À présent, il avait une chance sur deux s’il voulait débusquer son adversaire. S’il ratait son coup, il pourrait quitter ce couloir infernal et peut-être mettre la main sur quelque membre du Léviathan. Il doutait de toute façon que son poursuivant ne le laisse s’échapper. Dans la chasse, on n’abandonnait pas une proie parce qu’elle sortait du sentier battu. Shad tendit l’oreille dans l’espoir d’entendre l’autre. Cependant, seul ce silence pesant et surnaturel occupait les lieux. Mais il percevait son cœur qui n’avait cessé de s’emballer. Il se rapprochait de sa proie qui se croyait chasseur. Il avait hâte que la partie se profile davantage.

Finalement, il porta son choix sur le mur de droite pour plus de praticité. Il éventra le mur d’abord à coups de pied, puis élargit le trou avec sa main. Poignard en avant, il s’engagea. Il faisait tout aussi sombre que dans le couloir, mais il reconnut une soute. Il ne saurait dire s’il se trouvait à la proue ou à la poupe du navire. Il se rendit compte qu’il avait perdu ses repères avec tout ce temps dans le noir. Shad fit quelques pas. Il abaissa son arme quand il fut certain que les lieux furent déserts. Il observa comme il put cette soute. Quelques restes de tonneaux ou caisses jonchaient sur le sol. Mais rien de valeur. Aborder la caravelle était vraiment une erreur. Il n’y avait plus à hésiter. Il devait retrouver Bonnie, les autres et ficher le camp d’ici.

Une planche grinça dans son dos. La lame du poignard formant un angle droit avec son bras, il se retourna vivement. Balaya l’air autour de lui et plongea l’arme d’où provenait le bruit. Mais il n’épingla qu’un pan du mur qui s’effrita à son contact. Il se figea. Il avait bien entendu cette planche. Il posa le pied dessus. Elle gémit. Il ne s’était pas trompé. Personne ne pouvait être suffisamment rapide pour se cacher ainsi. Qu’il ait pu éviter son coup, il l’admettait. Mais qu’il disparaisse, non. Pour la première fois depuis des années, il se sentit impuissant. Un vent froid se propagea dans sa poitrine le faisant haleter. Ses yeux fouillaient chaque ombre frénétiquement. Ses doigts resserrèrent leur prise sur son poignard. Il ne pouvait être loin. Comment avait-il fait ? Où était-il ? Tous ses sens en alerte, il se tordit le cou. Il sentait son attention sur lui. Il pouvait presque l’entendre, avoir son odeur dans le nez, apercevoir sa silhouette dans un recoin. Mais non. Il ne voyait rien, n’entendait rien, ne sentait rien. Outre cette présence le guettant, prête à frapper. Lui ne l’était pas.

Était-ce cela l’impuissance ? La peur ? Il n’avait ressenti cela auparavant. Il s’en fit la réflexion. Il crut percevoir un mouvement. Il ne bougea pas. Attendit que l’autre se rapproche. Quitte à ce qu’il le touche, le blesse. Alors, il saurait précisément où il était. S’il frappait, Shad pourrait s’en saisir et enfin savoir à qui il avait affaire. Ou à quoi. Tendu, à l’affût, le cœur serré. L’angoisse de l’attente. Ça se rapprochait dans son dos. Il ferma les yeux pour mieux s’imprégner des sensations, laisser son instinct le guider plutôt que sa vue et ses pensées. Il devait garder le contrôle sur lui-même. Ne pas paniquer. Il ne deviendrait pas une proie effrayée qu’on égorgerait. Il était le chasseur. Même s’il tenait lieu d’appât pour le moment. Ses mains étaient moites. Mauvais. Sa prise se devait d’être parfaitement certaine. Un courant d’air frôla sa peau. Il frissonna. Serra les mâchoires. Une pression. Maintenant. Il ouvrit les yeux. Sa main libre pivota. Une douleur sourde, déchirure, entre les omoplates. Un cri muet.

******************

Un hurlement déchirant. Suraigu. Il brisa le silence comme un coup de couteau. Victor se figea. Son cœur lui remonta dans la gorge. Ses pensées allèrent aussitôt vers sa capitaine.

« Bonnie ! » l’appela t-il, la voix étranglée.

Il l’avait perdue de vue à peine s’étaient-ils éparpillés sur le navire. Il ne s’était pas inquiété. Bonnie arrivait toujours à s’en sortir. Mais il n’y avait qu’une seule femme dans l’équipage et il avait entendu sans l’ombre d’un doute la voix d’une femme. Il tourna sur lui-même comme s’il espérait la voir. Mais elle n’était pas près de lui. Le cri semblait lointain. Et même la brume qui flottait sur le pont l’empêchait de voir à plus d’un mètre ou deux de lui.

Il n’eut pas d’autre cri. Victor n’aimait pas cela. Bonnie s’en était-elle tirée ou cela signifiait-il l’inverse ? De plus, surpris, il n’avait pas eu le temps d’essayer de déterminer d’où venait le cri. Lui-même ne savait pas vraiment où il était. Sur le pont était sa seule certitude. Il n’était pas descendu. Mais il ne voyait ni la balustrade ni le Léviathan. Sans repère ni vis-à-vis, il errait plus qu’il n’avançait.

Il s’empara de son fusil de chasse qu’il portait en bandoulière dans son dos. Il vérifia qu’il était bien chargé. Il avait des munitions dans ses poches. Canon en avant, il avança prudemment. Ils n’étaient pas seuls sur ce rafiot. Sinon, comment les cloches auraient-elles sonné ? Mais c’était Andrashad qui avait eu raison. Il s’agissait d’un piège. Et ils étaient tombés tous dedans, tête la première. Pires que des débutants.

Les bruits de ses pas et de sa respiration lourde et rapide l’assourdissaient et l’oppressaient. Ils ne faisait que renforcer le silence de mort qui planait sur cette épave. Le reste de l’équipage n’était pas du genre discret et devrait se faire entendre. Pourquoi alors n’y avait-il pas le moindre son ? Ils ne devraient pas être ici. Victor fit un nouveau tour sur lui-même. Sa priorité était de retrouver le bateau. À partir de ce point de repère, il allait repartir à la recherche des autres. S’ils ne sont pas déjà morts, insinua une voix perfide dans sa tête. Il la chassa et avança d’un pas qu’il voulait décidé. Il ne parvenait pas à savoir d’où il venait, mais, sur un navire, les chemins se retrouvaient des plus réduits. Aveuglé par l’opacité du brouillard, il faillit rentrer dans un mât. Il le contourna et poursuivit. Le pont s’allongeait sous ses pieds. Il devait donc aller dans la sens de la longueur. Il bifurqua à gauche. Il finirait bien par tomber sur le bastingage. Le canon de son fusil accrocha quelque chose. Il tendit le bras et découvrit un mât. Était-ce celui qu’il avait déjà croisé ou un autre ? Afin d’être certain, il sortit un couteau de sa ceinture et grava un X dans le bois. Il s’en détourna avant de se rendre compte qu’il allait dans la mauvaise direction. Il rectifia son pas. Mais cette fois il ne croisa pas le mât qu’il venait de marquer. Il se figea. Lentement, il balaya autour de lui des yeux et des bras. Il sentit une goutte de sueur couler dans sa nuque malgré la fraîcheur ambiante. Pris d’un doute affreux, il érafla le plancher de son couteau. Avançant à reculons, il observa la ligne s’imprimer dans le bois. Il se redressa et se retourna.

C’était idiot. Cette pensée le saisit. Le navire ne pouvait pas faire bouger un mât entier. La brume lui avait fait perdre ses points de repère et il n’était pas revenu sur ses pas. Mais même il n’avait fait que deux ou trois pas. Le mât devait être toujours à côté de lui. Il n’y avait qu’une façon de le savoir. Il fit volte-face et regarda le sol. La surprise presque autant que l’angoisse étreignit sa poitrine. La ligne qu’il venait de tracer avait disparu. Il planta solidement son couteau entre deux planches. Il défit sa ceinture. Il attacha une extrémité au manche de son arme. L’autre en main, il tourna le dos à la lame et avança. Rapidement, la laisse improvisée se tendit. Victor sentit que la distance arrivait à ses limites. Il fit un grand pas, se préparant à la résistance qu’imposerait le couteau. Cependant, elle ne vint pas. Il ne sentit que la boucle de la ceinture retomber sur ses jambes. Il se retourna, connaissant la réponse. Le couteau avait disparu. À la place, il y avait un mât, sans X.

« D’accord, souffla t-il – depuis quand était-il si essoufflé ? – Là, je crois que je peux commencer à paniquer. »

Il se retourna brusquement et avança de plus en plus vite. Il se mit à courir sans s’en rendre compte. Mais il n’avançait pas pour autant. Il se laissa tomber à genoux sur le plancher. Durant sa course, il n’avait rien vu. Personne. Pas de mer. Juste ce maudit pont et cette interminable brume. Il sentait quelque chose sous ses doigts. Un creux entre deux planches. Trop important. Il y glissa ses doigts et souleva. Il venait de trouver l’entrée de la cale. Ses ongles crispaient sur le bois qu’il maltraitait pour ne pas trembler. Était-ce une bonne idée de s’enfoncer dans ces ténèbres ? Il se sentait déjà oppressé et en danger sur le pont. Mais il était seul. Si seulement ses camarades étaient là… Cela signifiait qu’ils étaient dans le ventre de la caravelle ? La logique le voulait. Mais elle ne semblait pas gouverner les lois de ce fichu rafiot. Victor sentait poindre la migraine.

Il avait toujours été un homme cartésien. On pouvait tout comprendre avec la logique. Seul l’esprit humain ne la suivait pas parfois. Mais l’instinct s’y pliait, puisque son but était de survivre. Il était facile de comprendre le monde quand on s’enfermait avec des objets plus ou moins précieux pour les peser et chercher leurs prix sur le marché noir. Il était facile de comprendre le monde quand on était pirate avec un équipage avide d’or, d’aventures et de femmes. Alors, pourquoi il ne comprenait plus rien maintenant ? La situation de base avait été si simple si peu de temps auparavant.

Il appuya son front sur le bois. La planche était froide et sa peau humide de sueur. Mais son corps frissonnait quand l’air hivernal se glissait sur sa peau. Victor relâcha la pression de ses doigts, faisant gémir ses articulations tendues. Il inspira et expira profondément. Il devait garder l’esprit clair. Paniquer n’arrangerait rien. Bien au contraire. Il ravala sa peur. Bonnie n’avait jamais peur, elle. Cette fille était une vraie tête brûlée. Elle fonçait sans réfléchir. S’il n’était pas là pour la calmer, elle allait s’attirer des ennuis. Elle avait crié. Il devait la retrouver. Elle était dans les pénombre des cales. Il devait descendre, la retrouver. Il se redressa. Ce n’était pas des tours de passe-passe qui allaient l’effrayer. Il bloqua la trappe. Il prit le temps d’armer son fusil et descendit à l’intérieur, canon en avant.

Les vieilles marches oscillaient et grinçaient sous son poids. Il y alla prudemment. Il ne manquerait plus qu’il tombe et se brise le cou. Quelle mort ridicule se serait ! Il eut un sourire en imaginant divers membres de l’équipage se retrouver tête en bas et le cou en équerre. Vraiment ce serait d’un ridicule absolu, décida t-il quand l’image de Shad dans cette mauvaise posture s’imposa à son esprit.

Les cales avaient une odeur de moisi, âcre qui descendait dans la gorge. Victor se racla la voix et découvrit qu’il avait bien soif. Il se saisit de sa gourde qui pendait à sa ceinture. Il avala les deux dernières gorgées et s’essuya sommairement la bouche avec sa manche. Mais le goût n’avait cessé d’imprégner sa langue. Il avait eu l’impression de boire une de ces planches humides et pourries. Il grimaça de dégoût, s’empêcha de cracher.

Il avança. Il ne voyait presque rien. Seule la faible lueur venant de la trappe le guidait. Il tendait vers le noir total. Rien ne se révélerait facile ici. Ils n’auraient jamais dû mettre les pieds sur l’épave. Leur avidité finirait par les tuer. Si cela n’est pas déjà fait, souffla une voix sarcastique. Victor raffermit sa prise sur son arme et poussa plus avant. Son pas devint plus décidé. Ils sortiraient d’ici et ne remettaient plus jamais les pieds dans un tel endroit.

La trappe n’était plus qu’une tache derrière lui. Il avançait aveugle à présent. De ce qu’il avait pu voir, les cales était larges et assez vides. Ils ne devaient pas être les premiers à passer. Il ne put s’empêcher de se demander s’il trouverait des cadavres d’anciens pirates malchanceux. Il buta contre un coffre. Il serra les dents et prit appui sur son agresseur. Alors que la pulsation de sa douleur s’atténuait, il entendit quelque chose rouler derrière lui. Il se figea. Doucement, comme si être brusque pouvait lui coûter la vie, il se retourna. Bien sûr s’il y avait quelqu’un il ne pouvait le voir dans l’obscurité. Il attendit, mais plus aucun son ne se fit entendre. Peut-être avait-il rêvé ? Ou simplement un mouvement du bateau avait fait bouger un objet. Il vivait depuis tellement longtemps en mer qu’il ne sentait même plus les légères houles. Il ignora donc le phénomène et se remit en marche, non sans avoir soigneusement contourner le coffre.

Plus il avançait dans ces cales aussi interminables que le pont, plus il utilisait son fusil comme canne d’aveugle plutôt qu’en arme. Il savait au fond de lui qu’il devrait appeler les autres. Que ce serait plus facile pour le retrouver. Mais un sentiment, une conscience dans son esprit, lui soufflait qu’il ne devait pas se faire remarquer et demeurer discret ; pour sa propre sécurité. Instinctivement, il lui obéissait.

Il poursuivit son chemin, contournant quelques objets et poutres. L’angoisse qui naissait en lui ne cessait de croître. L’impression qu’il n’était pas seul commençait à le hanter. À présent, il se retrouvait dans le noir le plus complet. Il s’arrêta un moment et se tordit le cou dans l’espoir d’apercevoir la trappe. Mais il ne voyait plus rien. Depuis combien de temps, combien de mètres marchait-il ? La caravelle était un petit bateau. Que ce soit le pont ou la cale, jamais il ne devrait mettre autant de temps à traverser. Il aurait déjà dû en faire plusieurs fois le tour. Où Diable avaient-ils débarqué ? Ce navire défiait toutes les lois de la physique et de la logique. Et toujours cette impression qu’on rôdait autour de lui.

Victor ramena son arme contre lui. Dans un réflexe inutile, il vérifia le chargement. Bien sûr que le fusil était armé. Il se retourna vivement et, sans autre forme de procès, fit feu. Dans le silence assourdissant de ce navire, les tirs lui firent l’effet de coups de tonnerre. On devait l’entendre dans tout le bâtiment. Il put avoir quelques aperçus de la cale qui lui semblait bien vide. Mais il n’était pas seul et l’autre se cachait quelque part. Il tira quatre fois. Il se força à s’arrêter. Il ne devait pas gaspiller ses munitions. Surtout pas aussi bêtement. Il y eut un violent mouvement sur sa gauche. Avait-il énervé son poursuivant ? Il n’attendit pas la réponse et prit ses jambes à son cou. Dans sa course, il se cogna les épaules à quelques poutres. Il serra les dents et poursuivit. Des bruits de pas le suivaient. Il n’était pas seul. Il avait eu raison. Le tireur défonça une porte d’une épaule meurtrie. Emporté par son élan, Victor se sentit basculer. Il voulut se rattraper, mais il n’avait rien à quoi s’accrocher. Il sentit presque le plancher sous ses mains tendues lorsqu’une main ferme le rattrapa par le col. Il eut d’abord le réflexe de se débattre, surtout que la poigne l’étranglait ne le retenant. Son coude heurta un ventre et une plainte lui parvint.

« Mais tu vas arrêter, bordel ? »

Cette voix rauque. Victor se figea et on le lâcha enfin. Il se retourna et il distingua la haute silhouette d’Andrashad. Le soulagement sembla lui enlever un poids énorme des épaules.

« Bersky ! C’était toi qui me suivait ?

– Non, répondit le second qui haletait bruyamment. Tu as juste failli me casser le nez en défonçant cette porte. »

Sans se laisser le temps de réfléchir ou d’expliquer à son camarade, Victor le saisit par la manche et reprit sa couse. Il doutait fortement que la présence soit intimidée par celle de Shad. Au début, ce dernier résista et protesta. Mais soudainement il suivit le mouvement et passa même devant, entraînant le tireur avec lui. Il avait certainement senti qu’ils étaient poursuivis.

La porte à laquelle ils s’étaient retrouvés ouvrait sur un long et sinistre couloir. Il était trop étroit pour qu’ils restent à la même hauteur. Et même l’un derrière l’autre, ils se gênaient et leur pas s’en retrouva ralenti. Il ne restait qu’à espérer qu’il en serait de même pour l’ennemi. Mais surtout ils n’avaient aucun endroit où fuir ou se cacher ; si ce n’était aller encore et toujours tout droit. Leurs pas et ceux du poursuivant résonnaient en mille échos leur donnant l’impression d’être une centaine dans le navire. C’était si assourdissant ! Comment personne ne faisait pour les entendre ?

D’un seul coup, Shad s’arrêta. Victor lui rentra dedans. Un cul-de-sac. En tâtonnant le mur, l’homme du nord trouva une porte. Ils s’y engouffrèrent. Mais pas bien loin. Ils étaient dans un vieux placard à balais. Au dessus de leur tête, il devait y avoir le pont car quelques lueurs du jour transperçaient à travers le plafond. Habitué à l’obscurité totale, Victor cligna des yeux. Son compagnon colla son œil à la porte qu’il avait refermée derrière eux. Sans doute espérait-il apercevoir à qui ils avaient affaire. Coincé entre lui et le mur, Victor détailla le placard. Bien qu’assez grand, tout son espace était pris par des barils imposants. Ils étaient vieux et pourrissaient sur place. Plusieurs étaient éventrés ou à moitié ouvert. Le pirate plongea une main hésitante dedans. Le contenu fuyait entre ses doigts, fins et épais à la fois. Il le porta à son nez pour le sentir. De la poudre à canon. La moindre étincelle ici ferait sauter le bateau. Ils n’auraient pu trouver endroit plus dangereux pour se cacher. Il reposa sa découverte avec précautions.

De son côté, Shad n’avait pas bougé. L’œil contre un interstice de la porte, il guettait. Il tenait bien à inverser les rôles du chat et de la souris.

Victor tenta de se décoller de son camarade pour rejoindre la porte lui aussi. À ce moment, il sentit quelque chose de chaud et d’humide qui imprégnait sa manche. Il baissa les yeux. Dans la semi-obscurité, il distingua une tache sombre. Son regard tomba sur le dos de Shad contre lequel il était bloqué quelques secondes auparavant. Une longue traînée récente de sang allait de son épaule gauche au milieu de sa colonne vertébrale.

« T’es blessé, souffla Victor, surpris.

– Une égratignure, grommela le nordique.

– C’est plus qu’une égratignure. Qui t’a fait ça ?

– Un truc comme il y a dehors. »

Malgré les tonneaux et l’étroitesse de l’espace, Victor parvint à se mettre contre la porte lui aussi et observa le couloir. Du doigt, Shad lui fit signe de regarder plus à gauche. Il lui fallut du temps pour pouvoir percer les ténèbres. Ce fut là qu’il la vit. Cette silhouette sombre et légère, comme immatérielle, qui semblait attendre qu’ils quittent leur cachette.

« Ainsi, il y a bien quelque chose. » conclut le tireur dans un souffle.

Shad ne lui répondit pas. Il n’allait pas perdre son temps en paroles inutiles. Victor, d’une voix de plus en plus basse, poursuivit.

« On ne peut pas rester là indéfiniment. Va falloir qu’on trouve un moyen de passer et de s’en débarrasser. Surtout la deuxième partie en fait.

– Les épée, ça marche pas dessus, l’informa Shad se souvenant que trop bien de ses efforts avortés.

– Les balles non plus. Sinon, je l’aurais eu dès le début. Comment t’as fait avec le tien ?

– J’ai couru plus vite que lui. »

Cette chose serait-elle invincible ? Elle ne paraissait pas avoir vraiment de matière. Qu’ils puissent ou pas vaincre la créature, ils devaient fuir de ce bateau maudit, retrouver les autres. Victor baisa à nouveau le regard vers les tonneaux de poudre. Et si en faisant diversion… Trop dangereux, la poudre date de trop longtemps et était certainement instable. Mais ils ne pouvaient décemment pas rester ici plus longtemps. Et cette ombre qui les attendait de pied ferme à quelques pas d’eux. D’ailleurs, pourquoi ne bougeait-elle pas ? Victor sentit sa main se crisper sur le rebord d’un tonneau.

« Je vais tenter un truc. » annonça t-il d’une voix hésitante.

Il sentit Shad se tourner pour lui jeter un coup d’œil. Avec précautions, il rassembla un peu de poudre au creux de sa main.

« Tu crois que ça peut marcher ? C’est pas plutôt un truc qui va nous exploser à la gueule ? grommela le second.

– Si tu as une autre idée, elle est la bienvenue. Et un morceau de corde ou de tissus aussi. »

Il y eut un moment d’hésitation dans le regard de Shad. Ses yeux allèrent des tonneaux à la porte ; comme s’il pouvait surveiller l’entité d’ici. Finalement, il arracha d’un coup sec un morceau de sa manche et la tendit à Victor. Celui-ci hésita brièvement sur la façon de procéder. Il décida de créer un petit sac avec le lambeau de tissus et l’emplit de poudre avec délicatesse. Il noua le tout. Il restait environs cinq centimètres de tissus non en contact avec la poudre. Cela suffirait. Victor avait les mains moites. Si la porte ne suffisait pas à les protéger ou que la poudre saute plus tôt que prévu, ils y passeraient aussi. Mais c’était soit prendre ce risque, soit rester bloqués ici. L’ombre finirait par les attaquer. Ou alors tenait-elle à rester éloignée de la réserve de poudre. Si comme pensait le pirate la raison de son immobilité était là, son plan serait le bon. Sans qu’on le lui demande, Shad s’écarta de la porte en se casant difficilement entre deux tonneaux. Victor s’essuya les mains sur sa veste avant de sortir un briquet de sa poche. Il enflamma l’extrémité du nœud. Dans un stupide réflexe, il l’observa brièvement se consumer à quelques centimètres de son visage. Soudain, il se ressaisit et ouvrit brutalement la porte. Il crut percevoir un bref mouvement dans les pénombres où se dissimulait leur ennemi. Il y jeta sa bombe improvisée et referma aussitôt le panneau. Pas le temps de voir s’il avait bien visé. À travers la cloison, ils virent la lumière soudaine. Contre le bois, il sentirent le souffle et la chaleur. Victor dut s’écarter de la porte, mais elle ne fit que s’ouvrir sous la pression. L’explosion n’était pas assez forte pour l’endommager. Précipitamment, Shad la referma avant que quelques étincelles ou cendres ne rentre le placard et s’approche des tonneaux.

La première partie du plan avait marché. La bombe avait explosé et pas eux. Quand tout se fut calmé de l’autre côté, ils ouvrirent prudemment. Quelques débris brûlaient encore, éclairant le couloir. Armes inutilement au poing, ils s’approchèrent de l’ombre. Ils n’eurent que le temps de voir le reste de sa sombre silhouette disparaître dans la lueur du feu. Elle avait l’air de tenter de ramper vers un recoin sombre ; sans succès. Alors tel était leur ennemi, cette chose immatérielle, vaguement humanoïde, qui avait agonisé à leurs pieds.

« La lumière, soupira Victor à mi-voix. Ils ne supportent pas la lumière. »

Shad ne rajouta rien à cette observation. Il retourna vers le placard. À coups d’épée, il découpa plusieurs morceaux de la porte. Le bois était un peu humide, mais en insistant, il devrait prendre. Il tendit trois bouts de planches à Victor. Il plongea l’une des siennes dans le feu agonisant de la bombe. Son compagnon l’imita. Au bout d’un moment, leur torches s’illuminèrent. Ils étaient armés.

« On retrouve les autres et on se tire d’ici, grogna Shad.

– Je n’aurais pas dit mieux. » approuva le tireur.

Lumière salvatrice en avant, ils retournèrent dans le dédale de couloir. Mais ils furent vite surpris. Le corridor qui défilait sous leurs yeux n’avaient rien à voir avec celui qu’ils avaient traversé à l’aveugle. Ce n’était qu’un petit couloir droit. En quelques pas, ils tombèrent vite sur la porte à laquelle ils s’étaient retrouvés. Shad l’ouvrit et ils découvrirent une cale encombrée de tout ce qu’ils avait de plus normal. Les dimensions avaient perdu leur profondeur surnaturelles et ils apercevaient sans mal la trappe laissée ouverte par Victor.

« C’est quoi ce bordel ? s’énerva Shad.

– J’y comprends plus rien non plus, avoua Victor.

– Le pire, regarde-moi ça, ! »

Victor suivit le quartier-maître vers un coin de la cale. Là, un coup d’épée et des taches de sang ponctuaient le bois.

« C’est à toi qu’on doit cette déco ? s’enquit le tireur.

– Ouais et c’est mon sang. Mais je n’était pas là. C’était une autre cale plus petite.

– Ça voudrait dire que nous étions au même endroit sans se voir ni s’entendre et que le décor changeait à volonté, réfléchit Victor.

– Tu trouves pas que tu vas un peu loin dans le délire.

– Tu le vois autant que moi. Dans le noir ou dans la lumière, le bateau n’est pas pareil.

– Ce serait quoi alors ce qu’on a vu avant ? Une illusion ?

– Et pourquoi pas ? Mais comment cela est-ce possible ?

– Je m’en branle. Je veux sortir d’ici. Et si leur truc de sorcellerie ou je ne sais quoi ne marche plus, il faut qu’on en profite. »

Victor approuva en silence. Une caravelle normale était petite. Ils retrouveraient vite les autres si le labyrinthe disparaissait à la lumière. Surtout qu’ils n’avaient plus à craindre les ombres. Après le pourquoi du comment n’avait aucune forme d’importance. Ils firent rapidement le tour de la cale pour chercher d’autres traces de passages d’autres personnes. Derrière une caisse éventrée, ils dénichèrent un corps. La nuque brisée.

« Bastien Nacrale, reconnut Victor sur le visage figée dans la peur.

– Celui qui parle en dormant, ajouta Shad. Pas une grosse perte. »

Victor serra les dents pour ne pas sermonner son supérieur. Certes, Nacrale empêchait régulièrement les autres matelots de faire des nuits complètes et ne possédait aucun talent particulier. Mais il avait été un de leurs compagnons de route, un membre à part entière de l’équipage. Heureusement qu’ils étaient seuls, d’autres pirates auraient pu mal prendre la valeur que donnait leur quartier-maître à la vie de l’un d’entre eux. Le pistolet à silex du boucanier traînait à côté de lui. Vide. Il l’avait utilisé et ni l’un ni l’autre n’avait entendu son coup de feu. Comment avait-on pu les isoler les uns des autres alors qu’ils n’étaient qu’à quelques mètres de distance ? Une énigme qui resterait certainement irrésolue.

Ils remontèrent sur le pont. Dans la limite de l’éclairage apporté par les torches, ils remarquèrent encore un pont normal. Victor retrouva même son couteau et le mât principal qu’il avait marqué. Mais aucun des deux ne cherchaient à comprendre. Ils se concentraient uniquement sur la recherche des leurs puis sur la sortie. Entre le mât et la balustrade, ils aperçurent une silhouette à terre. Une silhouette petite et fine ; féminine. Dans un même mouvement, ils se précipitèrent à ses côtés. Il s’agissait bien de Bonnie. La capitaine saignait à l’épaule et à la tête. Dans un geste tremblant, Victor prit son pouls. Elle était vivante, seulement assommée. Mais le jeune homme s’inquiétait de ses blessures.

« Il ne faut pas perdre de temps, décréta Shad.

– Fait gaffe ! l’apostropha son camarade. C’est pas un sac à patates, ajouta t-il en voyant Shad ramasser Bonnie et la jeter au travers de son épaule.

– On a pas le temps. On verra tout ça à bord du Léviathan. »

Victor ne contredit pas son supérieur et se leva. Ils retrouvèrent la majorité de l’équipage sur le pont. D’autres se trouvaient dans la soute arrière et le gaillard avant. Ils dénichèrent un autre marin mort dans une cabine. La plupart étaient effrayés et complètement déboussolés. Mais ils suivirent les deux hommes et certains prirent les derniers morceaux de bois qu’ils enflammèrent à leur tour. La bulle chaleureuse de lumière s’agrandit encore, chassant quelques sombres silhouettes qui semblaient les guetter encore. Guidés par les torches, ils retrouvèrent sans mal la balustrade qu’ils avaient abordés. Sous le regard étonné de leurs camarades restés à bord, ils se précipitèrent à bord du Léviathan, les poches vides, le regard hanté. Quand Shad, Bonnie toujours inconsciente sur l’épaule, ordonna de mettre les voiles à toute vitesse hors de cette nappe de brouillard, seul l’infatigable Nightingal réagit avant d’être imité par les autres.

Victor demeura debout à observer la maudite caravelle s’éloigner. Déchargé de sa capitaine, Shad se cala à ses côtés. Quelques sons de cloches leur parvinrent comme étouffés. Soudain, le navire explosa, agitant la mer. Derrière eux quelques marins crièrent, mais le Léviathan était suffisamment loin pour ne pas être touché par l’explosion.

« C’était juste, commenta Victor, un sourire satisfait au lèvres.

–C’est ton œuvre, devina Shad.

–Tu crois quand même pas que j’allais les laisser s’en sortir aussi facilement ?

–T’as fait ça quand ?

–Dans la cabine où se trouvait Klaus. Il y avait encore un tonneau de poudre, mais en meilleur état. Alors, je leur ai préparé une petite surprise.

–Tu aurais dû prévenir. On aurait pu sauter avec eux, réprimanda Shad. Mais tu as bien fait. » ajouta t-il avec un sourire carnassier.

De la caravelle fantôme ne restait que la coque en train flamber, dissipant les brumes glaciales.

71