CHAPITRE I

L’Humain jura pour la cinquième fois, cracha par terre et eut un sourire narquois. Un récalcitrant. Il aimait ça. Enfin, il allait s’amuser. Il fit quelques pas en direction d’une petite table. Il y saisit une paire de gants en métal assortis de petites piques, situées sur les jointures. Il les enfila avec un horrible ricanement.
-Gant en peau de troll, expliqua t-il. Et ces piques, tu les vois ces piques ? Je les aime beaucoup, personnellement. J’ai eu un véritable coup de coeur pour elles. Elles ont su « percer » ma carapace.
Il ricana de nouveau et tapa doucement le plat de sa main gauche avec son poing droit. Il y’eu un léger bruit de crissement de métal. Lorsqu’il cessa, il montra le résultat, le gant était, désormais, légèrement percé.
-Tu vois ce que je veux dire ? Mais sur du métal, ça perce les tympans, je te l’accorde. Alors, j’ai une idée: tu en penserais quoi si j’essayais sur de la peau ? Ce serait marrant non ? Mais bon, j’ai assez causé. A ton tour maintenant. Tu n’es pas très bavard, ça m’attriste beaucoup tu sais.
L’Humain, un blond au visage cramoisi, renifla bruyamment tout en se frottant les yeux pour enlever des larmes imaginaires.
-Tu sais, je suis quelqu’un de très sensible. J’aime bien parler avec des gens. On échange, on discute… Tu sais, moi je m’ennuie ici. Et mon collègue, ici présent, je n’ai pas de conversation profonde avec lui. C’est un parfait abruti insensible. Il n’aime rien d’autre à part: taper, tuer, torturer. Les trois T comme je lui dis. Faut pas lui en vouloir, il n’a pas été éduqué. Son père était un alcoolique et sa mère…sa mère, je ne dirai pas ce qu’elle était parce que je suis trop poli. Pas vrai, espèce de soulard ?
Le soulard en question, un gnome au visage rougeâtre, émit un grognement en guise de réponse.
-Pas commode hein ? reprit l’humain blond. Bon, comme tu l’as remarqué, c’est un gnome. Pas vraiment réputé pour sa finesse. Bon, je vais te faire une confidence: il ne m’aime pas. Parce que je ne suis pas comme lui, je pense. Ou parce que je suis son supérieur hiérarchique, étant le maître incontesté de ces lieux. Mais vu qu’il ne peut rien contre moi, je pense qu’il va vouloir se défouler sur toi. Il est à deux doigts de péter un câble et si je le lâche, il serait capable de te déchirer en morceaux. A côté, moi je t’assure que je suis le gentil de l’histoire avec mes gants en métal. Si tu m’accordes quelques petites minutes pour me dire ce que j’aimerai entendre, il ne se passera rien. Tu sais, je n’aime pas la violence. Comme je te l’ai dit, je suis un gars sensible. Tu m’as l’air plutôt sympathique et je n’aimerai devoir abimer ta jolie tronche à cause de nos différents. Alors l’elfe, tu décides quoi ?
Ermon leva lentement la tête et le défia du regard. Malgré son visage marqué par quelques gifles et coups de poings, il conservait toute sa fierté et sa dignité si chère aux elfes.
Son visage angélique, ses longs cheveux argentés et ses yeux bleus en amande alimentaient ce regard perçant voire hautain, propre à la grande majorité des elfes. Ermon le savait. Il se définissait de lui-même, avec humour, comme l’archétype de l’elfe prétentieux et arrogant que l’on aimerait gifler simplement en le voyant. Il en avait pleinement conscience et en jouait même, quelque soit la situation. En l’occurrence, les poings solidement liés à une chaise au cours d’un interrogatoire musclé dans un cachot sordide ne semblait en rien changer à son attitude typiquement elfique. En guise de réponse, il plissa les yeux en souriant de manière narquoise. Histoire de faire sortir son bourreau de ses gonds. Mais ce dernier fit étrangement preuve d’un calme olympien.
-Tu sais, je ne parle pas très bien l’elfique, à part quelques insultes et phrases toutes faites pour aborder les demoiselles. Mais il me semble que le langage elfique ne reconnait pas ce que tu viens de me dire. Donc soit tu me parles dans une autre langue que l’humain ou l’elfique, soit je suis devenu sourd au point de ne rien entendre-et aveugle au point de ne pas avoir vu tes lèvres bouger. Troisième solution, et tu sais autant que moi que je ne veux même pas y penser: tu te fous de ma gueule. Mais je pense que ce n’est pas là ton intention, pas vrai ?
-Faut lui en coller une, grogna le gnome.
L’humain blond se retourna.
-Alors toi tu ne parles pas beaucoup, mais quand tu l’ouvres… il vaudrait mieux que tu la fermes finalement. Ma parole, on t’a éduqué toi ? La violence ne résout rien, on ne t’a jamais appris ça ? Maintenant, on utilise la psychologie pour faire parler les prisonniers. Oui, la psychologie, encore un mot compliqué que tu ne comprends pas, je sais. Franchement, tu m’énerves tellement que j’aurai presque envie de te mettre à la place du prisonnier.
Il fit de nouveau face à Ermon, s’agenouillant légèrement pour se trouver à sa hauteur.
-Bon, étant donné que l’autre abruti m’a un peu énervé, il faut savoir que je vais devenir beaucoup moins patient maintenant. Tu sais, je n’ai rien contre toi mais bon. Moi, je suis un sensible mais quand je commence à m’énerver, je ne réponds plus de moi. Alors, si tu veux que nous conservions de bonnes relations cordiales, toi et moi, il faudrait être un peu plus bavard, non ? Allez, je t’écoute.
Ermon marmonna quelque chose entre ses lèvres.
-Tu sais l’elfe, je crois que tu me prends pour quelqu’un de gentil. Trop gentil. Et tu en profites. Tu penses que je ne tenterai rien contre toi. C’est une erreur, crois moi. Mon frère m’avait un jour énervé comme ça, paix en son âme à celui là. Mais toi, je t’aime bien. Donc fais un effort s’il te plait.
Mais dans ma grande gentillesse, je vais tenter de lire sur les lèvres. Je suis doué pour cela. Si tu veux prendre cet interrogatoire comme un jeu, ça me va. Ca détendra un peu l’atmosphère. Eh ! Toi le gnome, tu veux participer ? Faut lire sur les lèvres du prisonnier. C’est de ton niveau intellectuel ?
Ermon sourit avec insolence et commença à marmonner du bout des lèvres.
-Va…
-Va quoi ? Vacances ? Me dis pas que tu étais en vacances à Serila, je ne te croirais pas.
Ermon poursuivit sa réponse. Toujours du bout des lèvres.
-Te…
-Vate ? Ca ne veux rien dire ça. Qu’est-ce que tu me racontes ?
-Faire…
Le gnome éclata soudainement de rire. L’humain blond compris une seconde plus tard de quoi il s’agissait. Il se releva calmement et prit un air désolé avant de lui tourner le dos.
-Tu sais que tu me fends le coeur, là… Je ne sais plus quoi dire. C’est bon, tu as gagné. Sans rancune…
A peine terminée sa phrase, il fit volte face puis décocha un coup de poing surpuissant qui frappa de plein fouet le visage d’Ermon. La puissance était telle que quelques bouts de chair restèrent coincés sur les piques du gant de métal.
-Je te l’avais dit… Quand je suis énervé… C’était juste pour faire une démonstration, à toi et à l’autre abruti. Mais désormais, je suis disposé à ne plus recommencer… si tu me dis ce que je veux entendre bien sûr.
Ermon tentait, tant bien que mal, de conserver sa dignité elfique. Son visage était ensanglanté, ses yeux étaient quasi-fermés et ne reflétaient plus l’insolence. Son visage n’avait plus rien de celui d’un noble et fier elfe. Mais sa langue l’était encore.
-Tu…peux…toujours…rêver…
L’Humain blond soupira.
-Décidement…tu ne m’apprécies pas.
Et il le frappa de nouveau. Le coup était encore plus fort que le précédent. La chaise où était attaché Ermon bascula sur le côté.
Le bourreau se pencha et tira l’elfe par les cheveux.
-Si tu crois que tu vas emporter tes aveux dans ta tombe, tu te trompes. Je t’interdis de mourir tant que tu ne m’auras rien dit. Ensuite, tu en auras ce droit. Mais je te garantis que tu craqueras avant moi.
Il le repoussa violemment contre le mur. Le visage d’Ermon avait désormais adopté la couleur du sang. Celui de l’humain plus cramoisi que jamais, les deux coïncidant ironiquement avec le teint naturel rougeâtre du gnome.
-Voici ta dernière chance. Tu vas me dire exactement où se trouve la Section Féeria. Je sais que c’est elle qui t’a envoyé assassiner le gouverneur de Serila. Mais ta tentative a échoué. Nous t’avons capturé et tu t’es retrouvé ici dans ce cachot. Ca fait déjà une semaine que tu es ici et personne n’est venu te chercher. La Section Féeria t’aurait-elle abandonné ? Ouvre les yeux, vous n’êtes qu’une secte terroriste. Vous ne connaissez que la violence, la terreur pour vous faire entendre. La violence est la force du faible. L’argument de celui qui n’en a pas.
L’Humain se servit un verre de vin, en but une gorgée puis poursuivit:
-Vous me faîtes pitié, tous autant que vous êtes. Lorsque l’un des vôtres est enlevé, vous ne le sauvez même pas, vous le laissez à son triste sort. Tu n’as pas compris encore ? Tu n’es qu’un pion au service d’autres qui t’utilisent toi et tes amis illuminés pour leurs propres intérêts. Maintenant, si tu nous dis tout ce dont on a besoin: l’endroit, éventuellement le moyen d’accès, un plan de la base…je m’engage personnellement à ce que tu sois intégré dans notre armée. Je ne suis pas le fils du directeur de la prison pour rien. J’ai des réseaux, je connais des gens hauts-placés. Tu deviendras, comme d’autres avant toi, une sorte de réfugié politique. A la seule condition que tu rejoignes nos rangs. Alors, tu décides quoi ? Tu préfères toujours t’emmurer dans ton silence et devenir un martyr d’une cause perdue et inutile, ou tu choisis d’ouvrir les yeux et d’embrasser la démocratie, le monde civilisé ?
Son ton était devenu plus calme, mais plus passionné. Il croyait véritablement au discours qu’il était en train de tenir. Il se plaisait à le qualifier, à qui veut l’entendre, d’humaniste. Pour lui, Serila était le monde moderne, civilisé, démocratique. Terra Féeria était un peuple d’arriérés, de sauvages et archaïque. Ces gens là ne comprenaient-ils pas que Serila et Sinosite les avaient envahi pour les libérer de leur obscure condition ? Certes, il y’avait et il y’aura encore des victimes collatérales, mais cela en valait la peine à ses yeux.
Dans un effort surhumain, Ermon ouvrit les yeux et les leva vers son bourreau.
-Vous…êtes…tout…sauf…une…démoc…
Un violent coup de pied en plein abdomen lui coupa à la fois son souffle et sa phrase.
-C’est un moindre mal, se justifia le fils du directeur de la prison. Franchement, tu me remercieras plus tard, c’est pour ton bien. Je veux simplement t’ouvrir les yeux.
Joignant le geste à la parole, il lui prit les paupières entre ses doigts, comme pour les maintenir de force ouverts.
-Tu connais la légende qui circule sur les aveugles ? On raconte que, eux, voient vraiment le monde qui les entoure, qu’ils ont un regard différent sur la vie.
Il claqua des doigts en direction du gnome.
-Amène toi ! Et prends un poignard. Nous allons réveiller notre ami illuminé une bonne fois pour toutes.
Il regarda Ermon d’un air faussement triste et soupira.
-C’est pour ton bien, répéta t-il. Rien de personnel, vraiment. Mais tu me remercieras un jour.
-C’est ça ! Il te dit merci, répondit une voix venant de derrière.
L’Humain se retourna d’un bond, étonné par ce qu’il venait d’entendre.
-Pardon ?
-C’est gentil de t’inquiéter pour lui mais je prends le relais, répliqua le gnome avec assurance.
Le gardien-chef se mit à ricaner:
-D’accord, tu as beaucoup d’humour. Mais assez ri maintenant. Donne moi ce poignard qu’on en finisse.
Le gnome rassembla tout son courage et lâcha:
-Lorsque que tu me traiteras enfin avec respect, j’accéderai à ta demande.
-D’accord, je m’excuse, dit l’humain blond avec une ironie non dissimulée. Ca te va ? Tu es content ?
-Non. Tu crois que tu t’en sortiras comme ça ? Va te faire voir, comme dirai le prisonnier.
Son interlocuteur se leva, le visage plus cramoisi que jamais.
Il délaissa le prisonnier pour s’avancer, le poing métallique brandit, menaçant.
-Attends un peu toi, espèce d’insolent. Tu vas me servir d’exemple pour le prisonnier. Je vais te…
-ALERTE ! ALERTE GENERALE ! hurla quelqu’un dans le couloir.
La colère laisse place à l’étonnement.
-Tu t’en sors bien pour cette fois, mais tu vas me faire une semaine de cachot, ça te fera les pieds.
Puis, ouvrant la porte du cachot, il lança:
-Qu’est ce que c’est que ce bordel encore ? Une émeute de prisonniers ? Anéantissez la, comme vous faîtes d’habitude ! Je suis occupé !
-Pire que ça, chef ! Une membre de Section Féeria s’est infiltrée dans notre bâtiment. Nous faisons notre possible pour la retenir mais…
-Mais quoi ? Une seule personne, une femme de qui plus est, vous me dîtes que vous n’arrivez pas à la capturer ? Vous vous foutez tous de moi aujourd’hui ? A quoi ressemble t-elle ?
-Une femme elfe, jeune, assez grande, peau noire, yeux d’émeraude. Et plutôt jolie je dois dire…
Le visage du chef se décomposa.
-Excusez moi, chef, je n’aurai pas du dire que je la trouvais…
-Je n’en ai rien à cirer de ce que vous pensez, soldat ! J’ai d’autres chats à fouetter que de vous en coller une. Ne restez pas planté là comme un idiot ! Allez la combattre avec les autres et arrangez vous pour vous faire tuer. C’est la seule sanction qui me vient à l’esprit en ce moment. Disposez !
A ces mots, il claqua la porte du cachot derrière lui, la fermant à double tour, et s’avança vers Ermon. Il semblait faire un effort surhumain pour garder son calme.
-Eh bien, il semblerait que je me sois trompé. Ta copine essaye vraisemblablement de te délivrer. Comment s’appelle t-elle déjà ? Ah oui ! Dayina c’est ça ?
Dayina était considérée comme l’une des meilleures de Section Féeria dans sa catégorie. Sa réputation de combattante hors-pair, intelligente et stratège la précédait. Y compris chez ses ennemis. Elle était incontestablement la numéro 3 de la Section Féeria, derrière ses deux indéboulonnables supérieurs hiérarchiques. Elle était aussi l’une des personnes les plus recherchées dans toute la Terra Féeria, l’Etat de Serila, l’Empire Sinosite et la Métropole.
-Oui, Dayina est ici ! En tout cas, selon la description de l’autre imbécile de soldat. Je dois dire que je suis déçu. Aussi redoutable soit-elle, en mission seule dans un bâtiment clos, avec une cinquantaine de soldats à ses trousses. J’ai de fortes raisons de penser qu’elle te rejoindra bien vite. Vous aurez surement des choses à vous raconter, les tourtereaux.
-Qui te dit que Dayina est seule ? demanda le gnome.
-Bon écoute l’insolent ! répliqua le fils du directeur, tout en lui tournant le dos. Tu m’épargnes tes réflexions à deux trups. Je te dis qu’elle est venue seule !
-Oui, elle est venue seule. Mais qui te dit qu’elle est seule ici ?
-Qu’est ce que tu racontes enc… ?
Sa phrase fut stoppée net par un poignard pointé en direction de sa pomme d’adam.
-Dayina n’est pas seule ici, expliqua le gnome. Tu te moquais de ma prétendue bétise, mais toi tu n’y as vu que du feu ! Tu arrêtes Ermon et dès le lendemain, je débarques de nulle part pour chercher du travail dans ta prison minable ? Saches que notre plan était prévu d’avance. J’avais une semaine pour obtenir ta confiance pour me trouver au bon endroit au bon moment, à savoir dans le cachot pendant que Dayina mettait ta prison sens dessus dessous. Idéale diversion pour libérer notre coéquipier. Au fait Ermon, désolé si parfois je n’y allais pas de main morte quand je te giflai. Il fallait que ça reste crédible.
Puis s’adressant au chef:
-Détaches mon équipier tout de suite, sinon j’essaie les gants de troll sur ta face de rat. Au fait, mon nom c’est Balrïn. Pas soulard ou abruti.
-Vous ne partirez pas d’ici vivants, cracha l’humain blond en détachant Ermon. Vous le savez autant que moi.
Balrïn ricana:
-Tu te crois à la prison de Nagnatamou ? Ta prison crasseuse, on y est entré comme dans un moulin. On en ressortira plus vite qu’un hybride expulsé de la Métropole. Et tu as oublié un petit détail: nous avons un otage. Je ne te dirai pas qui, à toi de deviner.

Dayina para le coup d’épée puis enchaîna par un coup de pied en direction de l’abdomen. Le garde s’effondra sans un bruit. Elle fit tournoyer son épée et tua deux autres gardes qui venaient à sa rencontre. La jeune elfe esquiva avec agilité une flèche décochée à son intention, s’aida du mur comme point d’appui avant de se catapulter, les deux pieds en avant sur le troisième garde. D’un bond, elle se remit debout, se mit en position de défense et attendit la prochaine attaque.
Elle ne tarda pas à venir, quatre soldats chargèrent en sa direction. Un de chaque côté. Ils étaient malheureusement synchronisés, Dayina ne savait lequel attaquer en premier lorsque…
Elle décida de s’attaquer à celui qui lui faisait face. Instinctivement, ce dernier se mit en position défensive. C’était prévu. La cadence avec ses trois acolytes était rompue. Une fraction de seconde pour agir.
D’un bond, elle esquiva un coup d’épée, profita de la légère brêche pour se poster derrière le soldat qui lui faisait face quelques secondes auparavant, et colla son épée contre sa gorge. Les trois autres gardes semblèrent hésiter. Ils savaient qu’au moindre geste, l’elfe pouvait l’égorger.
Néanmoins, ils firent quelques pas hésitants en sa direction, comme pour inciter vainement Dayina à déposer les armes. Encore une réaction prévue d’avance. Du pied, elle repoussa violemment le soldat qu’elle tenait en joue qui percuta ses trois collègues. Cela ne les retarderait que deux secondes à peine. Suffisant pour s’enfuir.
Hormis, une technique de combat hors-norme, une agilité phénoménale et un sens de la stratégie extraordinaire, Dayina jouissait d’une condition physique exemplaire. Elle était endurante, et surtout très rapide, tant dans ses prises de décisions que dans sa vitesse de course. Ces deux secondes d’avance avait suffi pour les semer, la prison étant truffée de multiples couloirs allant dans tous les sens. Mais l’elfe avait passé une semaine complète à étudier la prison jusque dans les moindres détails. Durant ses missions, elle faisait preuve d’un tel professionnalisme et d’une telle compétence que ses alliés avaient une confiance aveugle en elle. Même chez ses ennemis, elle suscitait une admiration inconsciente autant qu’elle suscitait la crainte. En un mot, Dayina était infaillible. Lorsqu’elle entrait en scène, il valait mieux être dans le camp de ses alliés que de ses ennemis.
Engagée dans la Section Féeria à l’âge de vingt ans, Dayina allait de mission réussie en mission réussie. En huit ans, elle était devenue presque aussi importante que ses supérieurs hiérarchiques, ce qui faisait d’elle la numéro 3 de la Section. Malgré cela, elle s’efforçait de garder les pieds sur terre. Elle savait qu’elle n’était que de passage dans cette vie et qu’il sera un jour où sa réputation lui sera moins utile que ce qu’elle aura accompli pendant son existence.
Dayina prit brusquement un chemin à droite. Puis à gauche. Puis encore à droite. Elle se devait de rameuter tous les soldats de la prison à elle, pendant que ses deux équipiers s’évadaient tranquillement. Le plan idéal. Personne ne se méfiait. Et dans le pire des cas, au moindre problème, ils avaient un otage. La mission ne pouvait pas échouer. C’était impossible.
-Elle est là ! Capturez là !
Pas moins d’une vingtaine soldats, composés d’humains, d’elfes, de gnomes et de mercenaires gobelins avaient surgi de tous côtés. Elle était encerclée. Certains la tenaient en joue de leurs arbalètes et de leurs arcs. Elle était prise au piège.
Un elfe s’avança avec confiance vers elle.
-Alors, il semblerait que nous ayons enfin fini par t’arrêter, Dayina. Tu es redoutable, il faut le reconnaître. Tu ne nous en voudras pas de notre lâcheté, mais nous devions être au moins une vingtaine pour te maîtriser.
-Ne t’inquiètes pas, répliqua sèchement la jeune elfe. Je ne t’en veux pas pour ça. En revanche, j’ai davantage de raisons de t’en vouloir pour ta trahison. Comment peux-tu, toi et tes semblables, vous rallier à la cause d’une nation qui a réduit en esclavage vos parents, qui ont massacré vos familles, et qui le font encore maintenant ?
-Ces personnes étaient des rebelles ! Même s’il s’agit de ma famille, nous ne pouvons pas les laisser anéantir ainsi notre seule occasion de vivre heureux, en démocratie. Il faut des sacrifices à tout, Dayina.
-Tu t’entends parler, s’exclama Dayina, outrée. Même si ma famille ne partageait pas mes idées, jamais je n’aurai agi de la sorte avec eux ! Je me serai obstinée à les aimer et les respecter, tout en faisant valoir mes opinions.
-Tu es perdue, Dayina, dit l’elfe avec calme. Reprends toi… Il y’a beaucoup d’elfes ici, tu seras intégrée facilement.
-Je me fiche des quotas ethniques ! Je m’entends parfaitement avec les humains, centaures, sabliques, gnomes. Y compris avec mon propre peuple que, à la différence de toi, je ne renie pas. Comment oses-tu parler de démocratie ou de civilisation évoluée ? Tu sous-entends que nous sommes un peuple archaïque, sauvage ?
Son interlocuteur soupira profondément et répondit:
-Dayina, il te suffit de regarder autour de toi. Ouvres les yeux un peu. Fais comme moi.
-Justement, j’ouvres les yeux. Tous les jours, je regarde autour de moi. Je vois la misère dans nos contrées, je vois des civils innocents tués par TON armée ! Je vois des familles séparées, brisées. Paradoxalement, je vois aussi que les gens ne maudissent pas la vie malgré tout cela. Ils tiennent bon. Ils ont mille fois plus de courage que ton armée de lâches toute entière ! Le plus grand combat se fait par le coeur, pas par les armes. Alors oui, parfois certains d’entre nous craquent et commettons des actes impardonnables. Mais cesses de nous juger. Redeviens l’elfe opprimé que tu étais, et penses un peu par toi même !
L’elfe éclata de rire:
-Donc maintenant, tu légitimes vos actions barbares et sauvages ? De mieux en mieux…Quand j’entends de telles choses, je me félicite d’être de l’autre côté de l’eau.
-Pourtant, tout à l’heure, tu légitimais vos actions d’esclavage et de massacre. Selon toi, ces personnes le méritaient. Vous nous prenez de haut avec votre société dite « évoluée », mais vous ne valez guère mieux en réalité. J’irai même plus loin, c’est vous qui avez crée cette situation. Oui, je dis « vous », car je ne te considère plus comme l’un des miens. Vous avez commencé les hostilités mais refusez d’en payer les conséquences.
-C’était il y’a 70 ans, Dayina ! Il faut passer à autre chose maintenant !
-Je serai volontiers passé à autre chose si l’histoire ne se répétait pas encore et encore…
-Je viens du même monde que toi, je parles en connaissance de cause: nous n’avons pas évolué de la même manière que Serila ou La Métropole. L’avenir du monde, c’est eux, pas nous ! Nous sommes un peuple de barbares et le resterons. Il faut bien que d’autres interviennent pour nous éclairer.
-Barbares ? Nous utilisons, certes la violence pour nous défendre. Mais à l’inverse de vous, nous avons interdiction de toucher aux civils, nous avons interdiction de torturer physiquement ou psychologiquement un prisonnier de guerre. Vous, vous tuez des innocents parce que vous êtes trop lâches pour vous en prendre à nous, de la Section Féeria. Il est plus facile de s’attaquer à des villageois qui n’ont que leur fourche pour seule défense. Nous avons des choses à nous reprocher, mais vous êtes mille fois pires ! Le pire, c’est que vous faîtes croire à votre peuple que vous êtes les gentils et nous les méchants. Vous vous prenez pour des anges, vous vous proclamez comme tels. Mais en coulisse…
Elle défia son compatriote du regard, repris son souffle sous le ricanement narquois et insolent de l’elfe, et poursuivit:
-Vous vous autoproclamez comme ultime bastion de la démocratie mais vous ne valez pas mieux que nous ! Bien au contraire… Vous me faîtes vom…
Dayina fut stoppée net par une gifle.
-Assez ! Tu es une illuminée, Dayina ! Une aveugle et une fanatique ! Les gens dans ton genre sont des dangers pour La Métropole et notre Etat de Serila. On devrait t’enfermer à vie, voire te tuer ! Tu appartiens à un groupuscule de sauvages et d’arriérés ! Vous serez, à jamais, incompatibles avec nos valeurs humanistes et démocratiques.
-Démocratiques ? Humanistes ? Laisse moi rire ! Vous pourrez tromper tout le monde si vous voulez et tant que vous le voulez. Mais sachez qu’un jour, tout sera révélé. Vous ne pourrez, alors, plus jamais tromper personne. Tu sais aussi bien que moi de quoi je parles.
Dayina reçut une seconde gifle pour tout argument.
-Silence ! Assez perdu de temps en palabres inutiles ! J’en ai assez entendu… Emmenez là au cachot avec son ami l’elfe aux cheveux blancs. Ils doivent avoir beaucoup de choses à se dire.
A ce moment précis, Ermon apparut dans le couloir. Il semblait avoir récupéré de son interrogatoire mais restait un peu faible.
-Je suis ici, renégat. Ma conversation que tu sembles vouloir me prêter avec Dayina n’est pas privée. Vous pouvez rester.
L’elfe renégat éclata d’un rire jaune. Ermon avait beaucoup d’audace. Pour qui se prenait-il ?
-C’est trop d’honneur, votre majesté, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous resterons donc ici.
Le ton était ironique et acceptait la provocation en duel verbal.
-En revanche, où que vous alliez, nous vous suivrons.
-Très aimable de votre part, fit Dayina, de nous raccompagner à la porte. Une fois sortis, nous ne vous embêterons plus, promis.
-Oh ! Bien sûr que vous pouvez sortir d’ici. Seulement, au moment où vous aurez mis un orteil en dehors de la prison, nos arbalètes n’attendront que celà pour cracher leur venin dans votre dos.
-Je m’attendais à ce que tu répondes ainsi, dit Ermon. Aussi, je me suis dit que ceci te ferai peut-être changer d’avis. Balrïn !
L’interpellé fit, à son tour, irruption. A l’aide d’une épée, il tenait en joue le gardien-chef.
-Je ne te ferai pas l’affront de t’expliquer les tenants et les aboutissants, commenta Ermon. Tu es trop intelligent pour cela. Je te laisse donc une petite minute de réflexion pour revoir ta position.
-Laisse les partir ! cria l’otage. Je suis le gardien-chef et le fils du directeur de la prison !
-S’il te plait, mon ami, n’influence pas ton sous-fifre. Il est assez grand pour penser par lui même. A priori…
L’elfe renégat devint rouge écarlate. Ca commençait à devenir trop.
-Voici ce que nous allons faire, nous allons tranquillement sortir d’ici avec notre prisonnier. Si personne ne fait de faux-pas, tout se passera bien. Personne ne va mourir aujourd’hui si tout se passe bien.
Son interlocuteur bouillait intérieurement. Si ça ne tenait qu’à lui, il aurait massacré ces trois impertinents. Ils leur aurait donné un avant-goût de sa vision du mot « respect » mais les circonstances l’empêchaient d’agir ainsi. Le fils du directeur semblait davantage courageux devant un elfe attaché à une chaise que devant un nain armé. Si le directeur apprenait que son fils était mort par sa faute, il serait écartelé, dévoré vivant par un Rapanidé ou brûlé vif…même si sa mort avait pu contribué à arrêter toute la Section Féeria.
De dépit, il hocha la tête.
-Vous avez cinq minutes. Si je vous revoie, je ne vous raterai pas.
Dayina sourit légèrement et les trois évadés reculèrent doucement dans le couloir avec le gardien-chef. Malgré cet accord verbal, il fallait leur faire face, l’otage en guise de bouclier vivant. On ne savait jamais…
Le couloir était de plus en plus sombre et lui paraissait interminable. Une brève seconde, Dayina eut un pressentiment. Cela semblait trop facile. Malgré l’otage, elle ne s’était pas attendue à si peu de résistance. Il fallait rester sur ces gardes.
Elle ne fut pas déçue.
Elle entendit un grognement. Ermon semblait également avoir perçu ce bruit.
-Arrêtez ! On dirait…
Un Léoféroce parut surgir des ténèbres du couloir et fondit sur Dayina. Par réflexe, l’elfe plongea sur le côté. Déja, Ermon et Balrïn s’étaient mis en position de défense contre le monstre.
A la partie inférieure de lion, à la partie supérieure de rhinocéros, le Léoféroce avait hérité à la fois de l’agilité et la rapidité du félin et de la puissance de charge de l’animal unicorne.
-L’otage ! Il s’est enfui ! Hurla Dayina.
Le gardien-chef avait, en effet, profité de la situation pour prendre son courage à deux mains et surtout ses jambes à son cou.
-Le fourbe, jura Balrïn. Il savait qu’il ne risquait rien en nous laissant partir par là. Il savait aussi que nous serions surpris et que l’otage se tirerait.
-Pas le temps de le rattraper ! On doit tuer ce truc avant que les autres ne rappliquent.
Postés en triangle dans le couloir, les trois membres de la Section Féeria se tenaient prêts à contre-attaquer une éventuelle charge de la créature. Cette dernière tournait inlassablement à l’intérieur du triangle, mettant à l’épreuve la concentration de chacun. Le Léoféroce, malgré sa brutalité, était un animal intelligent et très instinctif. Il était capable de capter n’importe quelle émotion qu’une créature près de lui ressentait. Il sentait de la tension, de la peur. Mais il sentait autre chose. Quelque chose qui pouvait jouer en son avantage. Quelque chose qui allait perdre l’un de ses trois adversaires.
Balrïn ne quittait pas le monstre des yeux. Pourtant, quelque chose le démangeait. Quelque chose essayait de dominer sa concentration. Quelque chose tentait de l’affaiblir. Mais le gnome s’efforçait de vaincre tout signe de faiblesse. Il serra les dents, rendit perçant son regard, empoigna plus fermement son épée. Cela semblait fonctionner. Il ne ressentait plus cette démangeaison. Il l’avait vaincu.
C’est à ce moment qu’il craqua.
Il ferma instinctivement les yeux lorsqu’il éternua. Cela avait duré moins d’une seconde. Suffisant pour que le Léoféroce détecte sa faille et se jette sur lui.
Il n’avait pu l’éviter. Dayina et Ermon étaient parvenu à réagir, mais une fraction de seconde trop tard…
Balrïn était déjà agonisant, empalé sur la corne de l’animal. Ses yeux s’agrandirent de douleur ou de terreur, puis se refermèrent soudainement.
Les deux flèches empoisonnées, décochées sur la partie inférieure du monstre n’avaient rien changé.
Balrïn était mort. Le Léoféroce aussi. Mais cela ne referait pas revenir le gnome.
A ce moment, des bruits sourds se firent entendre dans le couloir. Les soldats de la prison arrivaient.
-Ils sont une cinquantaine, jugea Ermon. Si nous nous battons, nous sombrerons sous le nombre. Si nous nous enfuyons, nous ne ferons pas dix pas sans se prendre une flèche dans le dos. Il n’y a qu’une seule solution, Dayina.
La jeune elfe compris instantanément le sens de sa phrase.
-Hors de question, nous avons déjà perdu Balrïn ! Nous étions venus à deux pour te sauver. Nous ne sommes plus que deux alors que nous devions sortir d’ici à trois !
-Ne réfléchis pas, Dayina ! Tu es notre meilleur agent et moi, je me fais vieux ! Autant que je tire ma révérence avec les honneurs, tombé au combat. De plus, je suis affaibli, je te retarderai. Pars ! Enfuis toi ! La Section Féeria ne peut se permettre de te perdre !
Sa coéquipière lui tapota l’épaule comme pour lui souhaiter bonne chance et se mit à courir. Au bout de quelques secondes, elle se retourna au moment où les soldats furent à la portée de sa vue.
-Ermon ! Je prierai pour toi. Je dirai à Othman et Helgus ce que tu as fait.
-VA T’EN, DAYINA ! se retourna brusquement Ermon, les yeux mouillés par les larmes.
Dayina se remit à courir. La dernière fois qu’elle osa jeter un regard en arrière, Ermon bloquait le passage et se battait courageusement contre cinquante soldats.
Elle poussa violemment la porte et se retrouva dehors. Elle était enfin sorti de ce bâtiment sordide. Restait encore à sortir de cette ville.
L’elfe siffla bruyamment quelques secondes avant d’entendre:
-Elle est là, arrêtez la ! Elle s’est évadée !
Dayina se mit à courir de toutes ses forces, bousculant les passants, renversant les tonneaux de vin.
Derrière elle, se fit entendre un bruit de galop. Le soldats de Serila étaient-ils en train de la rattraper ?
Lorsque le bruit se fit très proche d’elle, elle bondit sur le côté et monta la licorne.
-Accélère ! Il faut sortir d’ici au plus vite !
La créature allait à une vitesse phénoménale et les soldats qui se trouvaient sur son chemin s’écartaient instinctivement, par peur d’être piétinés.
Elle était en train de semer ses poursuivants. La Grande Porte n’était plus très loin.
Soudain, quelqu’un souffla dans une trompe. Le signal de fermeture de la Porte.
-Plus vite ! Plus vite !
La licorne tentait en vain d’accélérer sa vitesse de course. Déjà, quatre soldats étaient en train de fermer la seule issue. Tout se jouerait sur une seconde tout au plus.
Dayina sortit une flèche de son carquois et la cocha. Elle n’aimait pas faire cela, mais elle n’avait guère le choix.
Elle décocha. Le projectile frappa la jambe gauche d’un des gardes, ce qui ralentit la fermeture. Dayina se félicita de ne l’avoir que blessé. Cette flèche n’était pas empoisonnée. Il s’en remettra.
Elle entendit encore les cris des gardes appelant à l’arrêter lorsqu’elle franchit les murs de la ville. La licorne allait trop vite pour ses poursuivants. Elle était officiellement hors de danger.
La monture galopa inlassablement jusqu’au coucher du soleil lorsqu’elle n’en puisse plus et décida de s’arrêter.
-Tu as bien mérité ton repos, lui sourit Dayina. Nous allons nous arrêter ici.
La licorne s’était arrêté dans une vaste forêt. L’élément naturel des elfes. Ici, elle ne risquait plus rien.
Elle tomba à genoux. Ses deux équipiers étaient morts et elle n’avait pu empêcher cela. Pire, elle avait le sentiment d’être responsable de leur perte. Elle se sentait inutile. Elle se sentait comme un fardeau, l’incarnation de l’échec de la mission. Tout ce qu’elle voulait, c’était de donner sa démission à Othman. A Helgus, bien qu’elle allait devoir affronter une ultime fois ses sarcasmes et sa froideur mortuaire. Mais désormais, elle ne pouvait plus se permettre de mettre la vie de ses équipiers en danger. Certes, c’était son premier échec en huit ans, mais c’était une fois de trop. Peut-être que d’autres morts suivront par sa faute. Non, c’était trop dur. Elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait plus.
La jeune elfe sentit en elle monter comme une irrésistible envie de mettre fin à ses jours. Mais elle se reprit très vite. Le suicide est un acte de lâcheté. C’est le refuge pour ceux qui n’affrontent pas la vie avec ses hauts et ses bas.
Lors de sa discussion animée avec l’elfe renégat, elle se souvint avoir fait référence à ces gens qui sourient à la vie plutôt que de la maudire. Ces gens qui ont conscience qu’il y’aura toujours pire situation que la leur. Ces gens qui continueront à espérer, tant qu’ils vivront, une vie meilleure. La roue finit toujours pas tourner.
Toujours à genoux, elle se prosterna, le front contre l’herbe et implora la miséricorde divine en faveur de ses deux équipiers.

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