Il était ouvert par terre, devant elle. Le livre la narguait.

Avec crainte, Ambre s’en approcha, s’agenouilla et en effleura les pages. Ses yeux parcoururent les mots aux lettres cursives. Quelque chose l’y poussait.
Une formule. Pourquoi celle-ci en particulier ?

Elle déglutit. Cette situation la plongeait dans un profond désarroi ; l’angoisse la gagnait aussi. Ses émotions bouillonnaient au sein de sa poitrine. Elle finit par être saisie par un tel accès de colère contre elle-même qu’elle referma le grimoire d’un claquement sec. Des incantations idiotes, elle en avait assez soupé pour la soirée !

« Sauf que ce ne sont pas des imbécillités, Ambre… »

Elle s’obligea à respirer avec lenteur pour se calmer. Juliette et de Thomas n’y étaient pour rien si l’ouvrage légué par son arrière-grand-mère semblait se déplacer tout seul. Ils n’y avaient pas touché. Ils avaient eu l’idée de leur jeu stupide grâce à ce navet, « Le Guide pour devenir un Médium ».

Elle chercha le livre en question et finit par l’apercevoir sur un coin de son bureau. Elle le ramassa, le fixa avec un air dubitatif, puis le fourra dans sa corbeille, qu’elle empoigna ensuite pour la vider dans les conteneurs à tri sélectif situés aux abords du quartier.

« Désolée maman, mais évite de m’acheter des trucs comme ça sous prétexte que je m’intéresse aux phénomènes étranges. »

Elle sortit de sa chambre sans regarder en arrière.

***

La journée suivante, Ambre passa le plus clair de son temps à réviser. À plusieurs reprises, elle retrouva le grimoire à un autre endroit que celui où elle l’avait posé. Son angoisse avait fini par céder la place à de la résignation. Au fond, elle ne savait pas comment réagir. Chaque fois que la peur prenait le dessus, le souvenir de sa grand-mère déferlait en son esprit. Si cela n’allait pas plus loin, alors ce n’était pas si grave.

En parler à sa mère et à son père ? Hors de question ! Leur dernière discussion l’agaçait toujours autant. Elle détestait que quiconque se permette de juger son aïeule. Aurore était tout sauf le diable en personne !

Ses doigts continuèrent de jouer avec le brin d’herbe tendre qu’elle avait cueilli dans la pelouse. Ses parents ne tarderaient pas à arriver. Par moments, elle avait l’impression d’étouffer à cause de leur côté protecteur.

Elle fut distraite par des claquements de portières. Elle leva son regard azuré vers l’horizon bien trop calme à son goût. Un parfum d’orage planait sur Prémanon. L’air chaud et lourd d’humidité caressait la peau sèche de son visage. Une sensation agréable…

— Ambre ! On est là !

Celle-ci sourit à sa mère, qui avait franchi le portail en fer, et son esprit cessa sa balade quotidienne sur sa lune onirique.

— Tu es prête pour la rentrée de demain ?
— Mouerf…
— Quelle réponse pleine de sagacité ! se moqua Diane avec gentillesse.

Sur ces mots, elle pénétra dans le salon par la baie vitrée pour rejoindre son mari, qui avait préféré passer par la porte d’entrée. Ambre eut un petit soupir, se releva après avoir lâché le brin d’herbe presque réduit à l’état de bouillie végétale, se retourna pour enjamber le rebord de la terrasse…

Elle faillit perdre l’équilibre en trébuchant sur le grimoire.

« Encore ? Ma mère ne l’a pas vu ? »

Elle le ramassa et jeta un coup d’œil sur le contenu de la page. Toujours la même formule, comme lorsqu’elle avait été confrontée à celle en vieux français ! Elle serra les dents et s’en empara. Elle fixa la phrase et inspira profondément. Peut-être que si elle la retenait au sein de son esprit…

La jeune fille essaya. Le cœur battant, elle attendit. Elle fut presque déçue qu’il ne se passe rien.

Elle secoua la tête. Elle se montrait ridicule !

Elle se frotta les tempes, puis referma l’ouvrage.

***

Une semaine éprouvante de cours n’avait pas suffi à lui faire oublier les mystères du grimoire, de nouveau inerte. Plus de déplacements suspects. À croire que cela ne s’était jamais produit. Agacée et fatiguée, Ambre fut presque contente d’apprendre que ses parents s’absentaient encore pour le week-end, même si c’était pour des raisons moins plaisantes : ils devaient organiser la kermesse du village et avaient décidé de séjourner chez des amis dès le vendredi soir. Quant à sa petite sœur, elle dormait au domicile d’une de ses camarades de classe.

« Bien que ce ne soit pas rassurant, je suis tranquille. »

Au cours de la semaine, elle avait réfléchi. Son arrière-grand-mère attendait autre chose de sa part. Quoi exactement ? Elle avait compris que répéter la formule que lui montrait le grimoire au sein de son esprit n’était pas suffisant pour provoquer un événement. Elle s’était rappelé que d’une certaine manière, elle avait été obligée de prononcer celle en vieux français à voix haute pour que le reste du livre se traduise « tout seul ». Devait-elle accomplir un exploit similaire ? Est-ce qu’elle risquait de…

« Non. Grand-mère ne me mettrait pas en danger, je n’y crois pas. »

La jeune fille s’était aussi replongée dans ses souvenirs heureux du temps où elle allait chez son aïeule ; les histoires que celle-ci lui racontait lui revenaient en mémoire avec de plus en plus de netteté.

Cinq jours plus tôt, elle avait ressorti son « journal des rêves ». Certes, il s’agissait d’un titre naïf, mais il brillait par sa sobriété. Elle le tenait depuis ses quatorze ans et même si elle l’avait rempli, elle préférait y agrafer de nouvelles feuilles plutôt que d’en changer.

Une ancienne réminiscence, qui avait émergé au cours d’une de ses pérégrinations mentales tel un fantôme égaré, l’avait motivée à relire la dernière « épopée » qu’elle y avait couchée, les autres étant analogues à un détail près…

« Journal des rêves, le 28 avril 200*

Ce rêve-là est étrange.

Je me trouve dans un grand lac. L’eau reflète un ciel bleu lumineux. Pourtant, c’est aussi un bleu de nuit. En fait, je ne sais pas comment le décrire. Il y a des étoiles, bien sûr. L’eau a l’air si claire, mais je n’en vois pas le fond !

Je tiens quelqu’un dans mes bras. Je suis immergée jusqu’au ventre. La personne semble endormie. C’est une jeune femme aux longs cheveux blonds. Ils s’enroulent autour de sa taille. Ses traits gracieux et empreints de pureté me subjuguent ! Elle ressemble à une princesse de l’Antiquité. Elle porte une grande robe blanche. Les manches caressent la surface du lac.

Je la dépose sur l’eau. Je la lâche avec douceur, et elle disparaît. Je continue à l’apercevoir, elle sombre de plus en plus profondément… Morte ? Ou vivante ? En tout cas, je sais qu’il fallait que je l’amène en ces lieux, parce que sinon tout aurait été détruit. Elle ne doit pas être retrouvée… »

Malgré sa persévérance, la jeune fille n’était pas parvenue à comprendre le sens de ses phrases. Souvent, lorsqu’elle réécrivait ses songes, elle le faisait sur l’instant, pour n’omettre aucun détail.

« D’habitude, mon rêve s’arrête à cette scène, sauf que là, j’ai vu une personne apparaître sur l’autre rive bordée d’herbes folles : un homme à la silhouette mince, mais imposante. Ses cheveux blonds auréolent ses épaules, et ses yeux verts acérés me clouent sur place. De loin, je peux le sentir. »

« Il porte des vêtements amples, dont une grande cape. Je le regarde. Mes bras pendent le long de mon corps. Le lac se dépêche de l’avaler au fur et à mesure qu’il avance. Il s’immobilise à un mètre de moi. Je recule. Les flots calmes atteignent ma poitrine. L’homme me parle, mais je ne comprends pas ce qu’il dit, à part : « Où est-elle ? » »

« J’ai fini par me retrouver avec de l’eau jusqu’au cou. Soudain, le sol se dérobe sous mes pieds. Je m’enfonce dans les profondeurs. Une formule défile devant moi, et j’étouffe, j’étouffe… C’est : « Donne la main pour vivre ». Je n’ai pas pu lire la fin… »

Ambre avait été médusée, puis incrédule. Perturbée, elle avait refermé son journal et l’avait posé sur sa table de chevet. Dès lors, elle n’était pas parvenue à recouvrer sa sérénité.

Entre-temps, elle y avait réécrit de nouveaux rêves, mais au lieu de se concentrer sur les lieux qui ressemblaient tant à ceux que son aïeule lui décrivait dans ses contes, ils se résumaient à ces deux personnages étranges. Ils la troublaient plus que de raison.

Assise sur son lit, elle fixa le grimoire. Elle avait préféré attendre le départ de ses parents afin qu’ils ne la surprennent pas en train de prononcer une formule bizarre. Ils l’auraient juste charriée, mais elle refusait cette éventualité.

Ambre se donna du courage. Minuit ne tarderait pas à sonner. Elle ne pouvait plus reculer. Elle inspira bruyamment avant de lire à voix haute l’incantation obsédante :

— Sur la voie du fil reliant les deux mondes, j’irai marcher pour frapper à la porte de l’autre côté, et pour résoudre l’énigme qui sauvegardera l’avenir de la Terre.

Elle grimaça, mais elle était prête à affronter l’adversité. Elle releva le menton. Rien d’anormal à l’horizon. Avec maladresse et nervosité, elle gloussa.

« Ambre, tu as perdu la tête. Tu te rends compte que tu récites du charabia à minuit ! Ma pauvre fille, tu es comme grand-mère… Tu deviens aussi cinglée ! »

Elle balaya ces pensées horribles. Non, au fond de son être, elle savait que son aïeule n’était pas folle.

Avec un soupir, elle se saisit de son « journal des rêves », caressa la couverture fine qu’elle avait renforcée avec du carton, puis l’ouvrit pour arriver à la dernière page manuscrite.

« Journal des rêves, le 7 mai 200*

Je suis dans une chambre magnifique, spacieuse, avec un lit à baldaquin recouvert de voiles accrochés au plafond en forme de dôme. Un miroir est posé sur un meuble au bois noueux, à côté d’une grande fenêtre qui donne sur un balcon. Un nuage brumeux tournoie à l’intérieur. Je n’arrive pas à voir de quoi il s’agit vraiment.

Comme étouffés par du tissu, j’entends des pas derrière moi. Je me retourne ; mon sang se gèle dans mes veines lorsque je reconnais cet homme aux iris si troublants. Il me fixe, puis ses lèvres bougent. Cette fois, c’est comme si aucun son n’en sortait, alors il me prend les deux mains. Enfin, sa voix grave et mélodieuse me parvient. Est-ce parce qu’il m’a touchée ? Il se rapproche de moi, me susurre à l’oreille la formule du grimoire… »

Les yeux hagards, la jeune fille referma le journal et le jeta le plus loin possible d’elle. Elle ne se souvenait pas d’avoir écrit de tels mots. L’angoisse la saisit. Quelque chose l’avait-il poussée à oublier afin qu’elle cède aux « appels » du livre ?

« Grand-mère, aide-moi ! »

Au fur et à mesure des secondes qui s’écoulaient, la panique s’insinuait de plus en plus au sein de son cœur. Ambre échouait à raisonner correctement, mais sa confiance en son aïeule, teigneuse, s’accrochait encore en elle.

Son regard se dirigea vers le grimoire, qu’elle avait laissé sur le lit… et se pétrifia. La formule récitée cinq minutes plus tôt luisait. Ce phénomène acheva d’éveiller sa nature peureuse ; elle se rua hors de sa chambre après s’être emparée de son téléphone.

Elle manqua de glisser sur le carrelage du salon. Elle se pelotonna contre les coussins du canapé avec anxiété et composa le numéro de sa mère tout en posant ses pieds nus au sol. Une sonnerie retentit, deux, puis d’autres… À voix basse, la jeune fille la supplia de répondre. Elle tomba sur la messagerie. Elle raccrocha et elle jeta son téléphone sur un des fauteuils.

La gorge sèche, elle se leva ensuite et s’enfuit dare-dare dans la cuisine où elle s’enferma non sans claquer la porte. La lumière crue de l’ampoule baigna les lieux d’un halo doré. Elle lorgna du côté des tiroirs où les couteaux étaient rangés, puis secoua la tête avant de s’asseoir sur une chaise, de poser les bras sur la table en bois blanc et d’y enfouir son visage.

« Faut que je me calme… Faut que je me calme… »

Tremblante, elle se concentra sur sa respiration et sur son cœur, qui malmenait sa cage thoracique.

***

Ambre resta prostrée pendant au moins deux bonnes heures, en proie à ses angoisses qu’elle trouvait de plus en plus ridicules. Elle finit par se lever avec lenteur, sortit de la cuisine en se retenant de se comporter comme une bête traquée et s’engouffra dans le couloir menant au hall d’entrée. Elle ouvrit une petite boîte murale rouge et y saisit les clés de la maison ; elles tintinnabulèrent au bout de ses doigts lorsqu’elle les remit à leur place après s’être enfermée.

Le calme s’imposait de nouveau en son esprit troublé, son corps détendu en témoignait. Toutefois, elle avait compris que sa confiance envers son arrière-grand-mère commençait à être sérieusement ébranlée. Les deux dernières semaines avaient été très pénibles pour elle. Elle devrait peut-être se débarrasser du grimoire…

« Non. Impossible. »

Ambre allait toujours jusqu’au bout de ce qu’elle entreprenait malgré sa nature craintive.

Elle se rendit au salon, prit son téléphone, et constata qu’on l’avait appelée. Elle avait sans doute oublié de désactiver le mode « vibreur et silencieux ». Elle consulta son répondeur. Une voix métallique s’adressa à elle :

« — Bonjour, vous avez un nouveau message. Reçu aujourd’hui à une heure et vingt minutes. »

Celle de sa mère la remplaça :

« — Chérie, qu’il y a-t-il ? J’imagine que ce n’est pas urgent, vu que tu n’as pas insisté. Tu dois dormir là. Je te rappelle demain midi. Bisous ! »

Ambre soupira. Elle se prit la tête à deux mains pour se ressaisir aussitôt, et elle se traîna jusqu’à la salle d’eau. Un bon bain lui ferait du bien. Un quart d’heure passa, puis la baignoire se chargea d’engloutir la jeune fille avec ses frayeurs. Elle y resta un moment, le temps que ses muscles achèvent de se dénouer.

Après s’être séchée, elle attrapa son pantalon de pyjama et le tee-shirt assorti, de couleur bleu marine. Elle les enfila en frissonnant. Enfin, elle ramassa ses vêtements sales et les jeta dans la corbeille à linge.

« Je vais sans doute me détendre devant une connerie à la télé, ou lire… »

Elle sortit de la salle de bain, ne s’attarda pas dans le couloir et s’arrêta net face à sa chambre. L’appréhension remonta en son être. Ses lèvres pincées en témoignèrent, mais elle secoua la tête et franchit l’embrasure. Cependant, une fois la porte close derrière elle, Ambre dut se faire une raison : aucun homme, aucun monstre ne l’attendait, tapi dans les ténèbres de la pièce, ou perché à la fenêtre en la fixant d’un air narquois.

À nouveau, elle se sentit bête comme ses pieds. Elle jeta un regard torve vers le grimoire. La lueur surnaturelle n’habitait plus la formule. Elle soupira, rangea le livre dans le tiroir de sa table de chevet, puis quitta sa chambre à contrecœur pour suivre son idée première : s’avachir devant la télévision.

***

La matinée touchait à sa fin quand Ambre ouvrit des yeux confus et encore bouffis de sommeil. Elle grogna et déplia son corps perclus de courbatures, non sans se dire que c’était une très mauvaise idée de s’être assoupie sur le canapé. Le cuir avait laissé de belles marques sur le côté droit de son visage, et de la salive mouillait un peu la matière parce qu’elle s’était rendue au royaume de Morphée sans fermer la bouche.

« Quelle élégance, ma fille… Une vraie Belle au bois dormant. »

Tandis qu’elle s’asseyait et essuyait ses lèvres, elle prit conscience que la télévision était éteinte. Or, elle ne se souvenait pas d’avoir appuyé sur le bouton de la télécommande.

Un mouvement sur sa gauche attira son attention. Elle se frotta les paupières, tourna la tête…

« — Ouarg ! »

Elle s’étrangla après son cri et bondit du canapé. D’un air amusé, l’intrus l’observait. Ambre s’éloigna vers la porte du salon. En s’y plaquant, incapable de réagir avec rationalité, elle bégaya :

— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous faites ici ? Comment êtes-vous entré ? Qui ê… Euh…

Elle s’arrêta au milieu de sa phrase et détailla l’inconnu plus ouvertement ; de grands cheveux blonds, des traits fins, des yeux verts… Soudain, son cœur palpita avec force dans sa poitrine.

— Mais…

Elle le dévisagea de nouveau, ahurie.

— J-je… Mon rêve… Je vous ai vu !

Assis dans un petit fauteuil proche de la baie vitrée, le jeune homme souriait.

— Pas seulement.

Sa voix était empreinte d’une musicalité qui l’interpella. Cependant, elle se ressaisit et s’avança, déterminée à lui poser des questions. Elle commença :

— Pouvez-vous m’expliquer tout ce bazar ? Pourquoi existez-vous ? Mes rêves vont-ils devenir réels, eux aussi ?
— Ils l’étaient déjà bien avant.
— Pardon ?

Silence. Le temps de deux inspirations.

— Tu as conduit ma sœur en sécurité, mais plus pour longtemps. Il faut que je la rejoigne pour l’aider à accomplir la sauvegarde de nos deux mondes.

La jeune fille pâlit. Elle articula avec peine :

— Alors vous voulez dire que… c’est vous !

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