Les deux compagnons de fortune cheminèrent pendant plusieurs heures avant que l’odeur nauséabonde ne s’estompe et que les montagnes de détritus ne deviennent des collines. Quand ils arrivèrent à la sortie, Jehim se dressa de toute sa hauteur et inspira une longue bouffée d’air frais. C’était seulement à ce moment qu’il se rendait compte à quel point l’air était irrespirable dans la décharge.

Alors qu’ils marchaient, la demoiselle s’était tenue sur ses deux pattes arrières, et au cours de leur conversation il avait pu en apprendre plus. L’étrange petite souris se nommait Naltya ; elle venait d’une colonie qui vivait près du quartier est de la ville des Grandes Gens. Ses tatouages signifiaient qu’elle était une guerrière, mais quand Jehim lui avait demandé où se trouvait son arme, elle s’était contentée de détourner le regard pour observer une vieille télévision.

Pendant ses années d’expérience dans l’exploration, il avait rarement l’occasion de rester aussi longtemps à la surface. D’ordinaire, il sortait la tête d’une galerie creusée pour l’occasion, prenait des notes, discutait s’il tombait par hasard sur du petit monde. Quelques fois, il prenait le temps de ramasser quelque cadeau pour sa bien-aimé, mais rien de plus. Il observa la position du soleil dans le ciel et estima qu’il ne devait pas être plus de midi. C’était son grand-oncle qui lui avait appris cette astuce. L’homme aimait accumuler les connaissances qui ne servaient jamais aux gobelins de la cité souterraine.

— Reprenons la route. Il reste encore du chemin.

— Par où passerons-nous ?

Jehim connaissait vaguement la géographie des lieux. S’il ne se trompait pas, ils devraient contourner non seulement la ville des Grandes Gens, mais également un immense point d’eau qui bordait directement les hauts immeubles.

— Le lac. Ce sera plus court et nous éviterons de croiser les chats sauvages qui vivent dans la forêt.

La mention des prédateurs sembla lui procurer de mauvais souvenirs, car le jeune gobelin la vit frissonner des pattes aux moustaches. Jehim ne put s’empêcher de grelotter lui aussi malgré la chaleur de l’été. Il était tout petit face à un rat, il serait encore plus minuscule et impuissant face à un chat sauvage. Mais tout de même, le lac…

— Tu es sûre ? Comment allons-nous traverser ?

— Tu verras.

Les moustaches de Naltya frétillèrent et le jeune gobelin crut discerner un sourire espiègle au fond de ses petits yeux noirs.

Lorsqu’ils arrivèrent aux abords du lac, le soleil avait entamé sa lente descente vers l’horizon, mais il brillait toujours suffisamment pour se refléter en des milliers d’éclats dorés à la surface de l’eau, contrastant étonnamment avec la couleur ocre des rives argileuses.

Naltya repassa sur ses quatre petites pattes et courut en direction d’un point précis de la rives, son étrange queue tatouée s’agitant dans tous les sens. Jehim lui emboîta le pas, intrigué, et découvrit au dernier moment l’espèce de petite crique aménagée.

A cet endroit, l’argile avait été creusée et consolidée à l’aide de tige de roseaux, et trois nénuphars y étaient fixés par une corde en fibres de coton. Jehim trouva l’endroit absolument adorable, mais une angoisse le saisit quand il comprit où Naltya voulait en venir.

— Tu veux dire que… C’est ça, notre embarcation ?

Il avait désigné l’un des nénuphars d’un air horrifié alors que la petite souris sautait dessus avec agilité après s’être saisie d’une rame sculptée dans une solide branche. Le jeune gobelin ne pouvait s’empêcher d’admirer la dextérité et l’ingéniosité dont il avait fallu faire preuve.

— Grimpe, ne fais pas ton elfe mouillé.

Jehim se sentit piqué au vif, et il attrapa à son tour une rame pour rejoindre sa compagne. Il ne serait pas dit que dans cette aventure impromptue, il aura été plus lâche qu’un elfe. Cependant, en sentant la feuille de nénuphar s’enfoncer légèrement sous ses pieds, une nouvelle angoisse le saisit. Naturellement, vivant dans des souterrains bien au sec, il n’avait jamais appris à nager.

— Et les poissons ?

Naltya ne lui répondit pas, occupée à désarrimer leur embarcation. Jehim jeta un regard aux profondeurs du lac en avalant bruyamment sa salive. On racontait que les poissons de l’étang bleu pouvait avalé un gobelin tout rond. Et ce lac là était bien plus grand que l’étang bleu.

— Ce ne sont pas les poissons le plus grand danger, dit tranquillement la souris en commençant à ramer.

— Ah non ?

— Rame, nous serons vite de l’autre côté.

Après avoir essayé sans succès de capter le regard de Naltya pour savoir si elle-même croyait à ses propos rassurant, Jehim commença à ramer lui aussi. La feuille de nénuphar commença à glisser à la surface, et une légère brise vint soulever quelques mèches de ses cheveux crasseux. Au bout de plusieurs minutes, il commença à se détendre. La traversée n’était pas si désagréable, il trouvait même amusant d’observer les quelques araignées d’eau qui glissait elle aussi à la surface çà et là. Jusqu’à ce qu’une grenouille surgisse des profondeurs pour en gober une. Juste avant que l’animal ne retombe dans l’eau, l’un de ses yeux globuleux se posa sur eux.

— Plus vite !

Cette fois-ci, aucun doute, la peur perçait dans la voix de Naltya. Jehim se mit à ramer de toutes ses forces alors que la grenouille faisait un nouveau bond hors de l’eau, bien plus proche d’eux.

***

Bielme était assise dans le fauteuil préféré de Jehim, près de la cheminée. Les flammes montaient haut dans l’âtre, et pourtant, elle avait l’impression d’être continuellement complètement gelée. Les lampes à gaz étaient allumées à pleine puissance, le soleil devait brillait haut et fort dans un magnifique ciel bleu à la surface, mais son cœur était à la pluie.

Une bûche craqua dans la cheminée, projetant une gerbe d’étincelles qu’elle se leva pour éteindre avant qu’elles n’abîment le tapis. Au même moment, un des cadres photos disposés sur le manteau de la cheminée tomba tout seul.

D’une main tremblante, la jeune gobeline le ramassa. Il s’agissait d’un portrait de Jehim, souriant de toutes ses dents. Fissuré de bas en haut.

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