Les Bois de l’Aurore, Zénith.
Vendredi 9 mars 2012
12 h 17.

— Bon sang, Lily ! Ça fait trois heures que je t’attends ! cracha une voix mystérieuse et pourtant familière.
L’intéressée regarda autour d’elle. Lily se trouvait dans cette fameuse forêt comme elle s’y était préparée. Elle portait bien sur l’épaule son sac à main. Une lumière intense et chaude perçait la canopée. L’Elfe était penché sur elle, la mâchoire contractée et ses fins sourcils froncés. Il paraissait furieux et soupçonneux. Lily craignit à chaque instant qu’il devinât ce qu’elle était, mais visiblement, il ne sembla pas vouloir la tuer. Elle en déduisit que son maquillage était réussi. Elle se releva et demanda l’heure.
— Midi passé, lui répondit-il sèchement.
Grâce à la lumière du jour, elle pouvait davantage distinguer les couleurs et l’apparence du jeune Elfe. Il était vêtu d’un pantalon et d’une chemise en lin beiges. Aucun poil ne venait gâcher la sublimité de sa peau hâlée. Son visage fin et harmonieux la surprit d’autant plus. Ses yeux d’un mauve pâle, la blancheur éclatante de ses cheveux soyeux et ses oreilles allongées l’interloquèrent.
— Excuse-moi d’être revenue à moi si tard, mais je ne peux pas m’endormir sur commande ni ici ni chez moi, se défendit-elle. Tu devras t’y habituer, car je vis sur Terre…
— Peu importe, coupa-t-il. On ferait mieux d’y aller, on nous attend.

Ils marchèrent durant de longues heures au cœur de la forêt, sous l’ombre réconfortante des arbres. Les rayons brûlants du soleil irritaient sa nouvelle peau. Au cours de leur trajet, Lily feignait à plusieurs reprises d’être épuisée de manière à cacher sa vraie nature. Ses gélules de Spiruline se montraient efficaces, sa faim s’était atténuée, même si elle se sentait nauséeuse.
— Au fait, tu ne m’as pas dit ton prénom !
— Je m’appelle Kaël.
Silence.
— Est-ce encore loin ? soupira-t-elle.
— Quelques kilomètres.
— Est-ce normal pour les Elfes de n’être jamais fatigués ?
Il sourit, fier et amusé.
— Nous sommes très endurants… contrairement aux Humains, précisa-t-il d’un ton narquois.
Lily plaçait un pied devant l’autre et tentait de bien choisir ses mots :
— Pourquoi voulez-vous éliminer les Ombres à tout prix ?
— Et bien… Nous n’irons jamais chez eux pour les tuer ou déclarer une quelconque guerre. En revanche, si nous croisons l’un d’eux sur notre territoire, c’est-à-dire à l’est des plaines, la Reine nous ordonne de les tuer.
— Mais pourquoi ? Qu’ont-ils fait ?
— Ce sont des créatures répugnantes à mes yeux, confia-t-il d’un ton amer. L’un d’eux a assassiné mes parents lorsque j’étais bébé, pendant que les Ombres attaquaient Aurora en avril 1991. Ces monstres sont aussi inertes qu’un cadavre. Le pouvoir les obsède. Ils ne ressentent aucune pitié. Je suis persuadé qu’ils sont dépourvus d’âme. Leur cœur est dur comme la pierre et leur sang froid comme la glace. Dès que je m’approche de l’un d’eux, je…
Il s’interrompit.
— J’espère ne plus jamais croiser une autre de ces créatures immondes, si ce n’est pour la punir d’exister.
Lily était anéantie. Plusieurs éléments de son jugement lui correspondaient. Avait-elle perdu son âme ? Cela la révulsait. La jeune femme eut l’envie soudaine de vomir, car cette idée la terrifiait. L’Elfe lui adressa un regard indéchiffrable, presque provocateur. Avait-il découvert sa nouvelle identité ?
— Je ne connais pas ton âge, remarqua-t-elle d’une voix fébrile de manière à changer de sujet.
— J’ai 20 ans.
— Combien de temps vivez-vous ?
— Éternellement.
Kaël esquissa un faible sourire face à la réaction de Lily, et expliqua :
— Les Elfes confectionnent les enfants de la même manière que vous, à la différence des Ombres qui ne peuvent pas reproduire la vie. Eux, ils se multiplient en infectant leurs victimes humaines pour leur transmettre leur virus…
Il rit avec sarcasmes. L’idée de ne pas pouvoir procréer mit un certain temps à atteindre sa conscience, mais elle chassa aussitôt cette pensée de son esprit, estimant que ce n’était pas le moment de mesurer l’envergure de son avenir désastreux.
— L’Elfe se forme durant vingt mois dans le ventre de la mère, poursuivit-il. Par conséquent, notre cerveau est bien plus développé que celui d’un Humain.
Quelle arrogance ! songea-t-elle.
— L’enfant nait de la même manière que vous et grandit aussi rapidement, en passant par l’adolescence jusqu’à devenir adulte : un âge où il achève sa croissance, entre 20 et 25 ans. Après quoi un Elfe ne vieillit plus. Son ADN reste intact, ne s’use pas avec le temps. Il peut vivre éternellement sauf si l’épée ou la maladie le touchent.
Kaël examina l’étrangère avec concision alors qu’ils marchaient côte à côte.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, méfiante. Pourquoi me fixes-tu ainsi ?
Silence.
— Tu leur ressembles, lâcha-t-il soudain, provoquant des soubresauts dans le ventre de Lily.
— Désolée, mais je ne vois pas de quoi tu parles, se défila-t-elle avec innocence.
Il plissa les yeux, la dévisagea d’un regard perçant, et remarqua :
— Tu es aussi blanche de peau qu’eux, et tu es dotée de cette même mâchoire, légèrement plus développée que celles des Humains. Toutefois, je ne vois pas comment cela serait possible, sauf si tu as déjà rencontré un Ombre, à l’Aurore, au Crépuscule, ou pendant la nuit. Leur venin et le virus deviennent inactifs en plein jour.
Il parut troublé.
— Je détiens mon teint pâle de mon père, expliqua-t-elle. Je suis rousse, j’ai la peau très claire, c’est pour cette raison que j’évite de trop m’exposer au soleil…
Soupçonneux, il fixait la jeune femme avec insistance. Elle ne cillait pas, demeurait impassible. Ses yeux semblaient pétiller de sincérité. Après de longues minutes de silence ponctuées par le bruit de leurs pas qui foulaient l’herbe, Kaël parut convaincu.
— Comment pourrais-je être une Ombre ? Je présume que si tu m’as prise pour l’un d’eux, c’est que tu me trouves monstrueuse.
La panique s’empara d’elle. Elle tenta de ne pas tressaillir sous le regard inquisiteur de l’Elfe. Il rit et ajouta d’un air très sérieux, l’ébauche d’un sourire au coin des lèvres :
— C’est exact, Face de Cadavre, tu es monstrueuse.
Ils poursuivaient leur route, évitant avec adresse les branches et les buissons, enjambant les racines et les rochers. Ils ne dirent plus rien. Pendant ce temps, Lily s’efforça de ne pas ressasser leur conversation dans sa tête.
— Aurora… est-ce une ville moderne ? demanda-t-elle, impatiente. Vous n’avez pas des maisons perchées dans les arbres, quand même ! Possédez-vous des lits, des douches ? Êtes-vous… comment dire… civilisés ?
Le visage de Lily se crispa, elle craignit de devoir vivre comme Robin des Bois. Kaël éluda ses questions, s’arrêta et sortit une boussole beaucoup plus sophistiquée que celles qu’elle connaissait. Il la regarda, vérifia un détail et continua sa route, l’air confiant. Agacée de s’adresser à un mur, elle resta muette durant tout le trajet. Elle se contentait de mettre un pied devant l’autre, feignait de trébucher à quelques endroits, et tripotait l’Anneau avec nervosité.

Plus tard, alors que le soleil déclinait peu à peu dans le ciel, les deux voyageurs s’arrêtèrent. Face à eux se trouvait une gigantesque arche creusée dans la roche. Un rideau de lianes et de fleurs blanches chutait du sommet jusqu’au sol verdoyant.
— C’est beau ! s’exclama Lily, ébahie.
— Ce n’est que le début. Mais avant, je préfère te prévenir : ton Anneau représente le seul signe qui peut te trahir. Des rumeurs courent depuis quelques jours dans la ville comme quoi tu serais apparue dans la forêt. Ma mission de te rechercher doit encore rester secrète. De ce fait, tu dois impérativement cacher ton bijou sous tes vêtements. La venue d’une étrangère à mes côtés risque de les intriguer… Ils ne doivent pas savoir que la dernière descendante Aurora tant attendue est arrivée, excepté quelques personnes. Compris ?
À la fois surexcitée et angoissée, la jeune femme suivit son guide jusqu’à l’arche. Kaël écarta le rideau naturel d’un geste gracieux et lui fit signe de passer. Après quelques secondes d’hésitation, elle emboîta le pas, avança de quelques mètres, et s’arrêta.
Un paysage spectaculaire comme elle n’en avait jamais vu s’offrit à elle. Ils se trouvaient dans une immense et luxuriante grotte dont tout un pan de roche était ouvert sur l’extérieur. Une bruyante cascade chutait devant elle, dans les profondeurs de la terre. De part et d’autre du cours d’eau serpentaient deux sinueuses passerelles en bois, leur permettant de gravir la pente jusqu’à l’ouverture. Lily s’avança vers l’une d’elles, ébahie par la beauté du lieu sacré. Des arbres colossaux s’étaient enracinés dans la grotte et avaient poussé de manière à s’épanouir à l’extérieur. Après avoir franchi la caverne féérique, ils poursuivirent leur chemin au milieu d’une forêt gigantesque.
Quelques temples aux sculptures romaines étaient dissimulés à quelques endroits dans la végétation. Ces grandes bâtisses rondes, dotées d’un toit bombé et de colonnes à l’architecture complexe, lui rappelaient le Temple de Sybille du parc des Buttes-Chaumont à Paris. Des parfums de violette, de miel et d’eucalyptus l’enivraient. L’air se révéla doux, frais et légèrement humide. Ses poumons se gonflèrent, ses muscles se détendirent et ses artères se dilatèrent. Elle se sentait apaisée. Cette ambiance un peu mystique l’émerveillait.
Plus loin, la vue se dégageait, et ils débouchèrent sur un lac émeraude et translucide. Derrière, un immense mur de roche bloquait la route. Une cascade chutait et s’écoulait dans l’eau, au-dessus de laquelle des lucioles brillaient comme des diamants. Kaël dépassa Lily et lui fit signe de le suivre.
Deux vastes escaliers en colimaçon étaient taillés dans la pierre, protégés par des petites colonnes romaines aux sculptures gracieuses. Des plantes grimpantes semblables au jasmin épousaient les murs par endroits.
En haut, ils arrivèrent à une bâtisse qui ressemblait à celles d’en bas, où la vue était splendide. Lily aperçut le lac, une trentaine de mètres plus bas, la grotte verdoyante et un océan de forêts.
— Retourne-toi, conseilla Kaël d’une voix cristalline.
Elle s’exécuta. Son souffle se coupa dès l’instant où son regard se posa sur Aurora. La ville était bâtie dans un cirque : une montagne l’encerclait et la protégeait de ses deux bras rocheux. Des tours majestueuses, graciles et légèrement incurvées étaient dotées de cette même pierre claire dont le temps l’avait usée. De la mousse verte et des plantes grimpantes la parsemaient. Lorsque l’Elfe remarqua l’air béat de Lily, cette dernière se ressaisit et redevint impassible. Son regard se posa sur une immense serre, une cinquantaine de mètres plus loin, à l’aplomb d’une tour plus haute et plus large que les autres.
Kaël l’entraîna vers cette bâtisse imposante en passant par des sentiers dallés. La capitale révélait ses charmes au fil de leurs pas. Bientôt, ils arrivèrent sur une grande place, au centre de laquelle une fontaine jaillissait. Une foule d’Elfes se croisaient, marchaient et conversaient gaiement. Certaines femmes portaient de belles robes en lin finement tissées, et d’autres avaient opté pour un pantalon. Elles paraissaient toutes aussi jeunes et radieuses les unes que les autres. Les hommes, quant à eux, dégageaient une grâce qu’aucun Humain sur Terre ne possédait. Sur la façade de la mystérieuse tour, une inscription y était gravée : Institut Elfique d’Héliogie.
— Quel est cet endroit ?
Kaël tourna la tête vers elle, étira un sourire plein de malice et déclara :
— C’est l’origine de la puissance des Elfes. C’est ici que nous nous entraînons à pratiquer l’Héliogie.
Confuse, elle appréhendait ce qui l’attendait.
— Es-tu prête ? s’assura-t-il comme s’il lisait ses pensées, l’air soucieux.
— Je ne suis pas certaine. Où va-t-on ?
— Nous allons voir mon père adoptif qui répondra à tes questions et qui te fera rencontrer la Reine des Elfes.
Ils traversèrent la grande place. Des regards curieux se dirigèrent vers Lily. Cette dernière avait bien pris soin de cacher l’Anneau sous son vêtement. Malgré cela, certains semblaient intrigués par l’arrivée d’une nouvelle Humaine à Aurora.
Soudain, elle eut le vague sentiment de ne pas être à sa place ici. De plus, les puissants rayons du soleil qui se reflétaient dans la pierre blanche l’oppressaient. Lily ne désirait qu’une seule chose : s’enfermer dans un lieu tranquille et obscur, car ce vif intérêt que ces Elfes lui adressaient la désarçonnait. Finalement, ils bifurquèrent dans une rue plus sombre et isolée.
— Nous y sommes, annonça-t-il.
— Tu dis que c’est ton père, est-ce bien ça ?
Kaël parut réticent à l’idée de s’étendre sur sa vie privée, mais, résigné, il céda :
— Oui… Après la mort de mes parents en avril 1991, Noah m’a adopté. Je n’étais qu’un bébé. C’est un Humain et un puissant Héliogicien qui a enseigné dans le passé à l’IEH — Institut Elfique d’Héliogie. Mais il a pris sa retraite. Désormais, il consacre son temps à la Tour Royale et appartient à la Guilde des Héliogiciens.
Les parents de Kaël étaient morts les mêmes mois et année que son père et son frère, remarqua Lily. Ce détail ne lui avait pas échappé.
— Quel âge a-t-il ?
Silence.
— 200 ans.
— Vraiment ?
— La Reine des Elfes, Éléna, lui a fait don de certains pouvoirs jadis, grâce auxquels il peut pratiquer l’Héliogie et vivre bien plus longtemps qu’un Humain ordinaire.
Lily parut à la fois sceptique et fascinée par ce monde incroyable. Ils arrivèrent au pied d’une petite tour : la demeure de Noah et de l’Elfe. Kaël poussa la grande porte ovale, sculptée de gravures complexes, puis invita Lily à entrer, le visage impassible.
— Noah ?
L’intérieur était une salle circulaire, lumineuse et spacieuse. Les meubles étaient simples et peu nombreux, faits de bois ou de pierre. Ils ressemblaient pour la plupart à ceux des Terriens, même si les formes et les modes différaient. Elle eut la vague impression de se trouver dans un beau jardin.
Le tiers du séjour était ouvert sur l’extérieur. Seules quelques colonnes taillées dans la roche et recouvertes de plantes grimpantes les encerclaient. La demeure se situait au bord d’une petite falaise, offrant une vue spectaculaire sur le reste de la ville ancestrale, et l’océan de forêts à l’horizon. La paix régnait en ces lieux. Elle n’avait jamais aperçu un tel endroit, même dans ses rêves les plus lointains.
Soudain, Lily entendit quelqu’un dévaler l’escalier en colimaçon incrusté dans le mur, à l’arrière de la pièce.
Un homme de grande taille et charismatique s’approcha de la jeune femme. Son visage fut empreint d’une joie contagieuse. Il se tenait droit et paraissait très mûr. Ses cheveux coupés courts viraient au blanc, et sa peau était à peine ridée. Ses yeux un peu enfoncés dans leurs orbites et gris électriques captèrent aussitôt son attention. L’homme sourit, témoignant d’une immense générosité. Lily ne put s’empêcher de le lui rendre, ressentant déjà à son égard un profond respect.
— Bonjour Lily. Je suis heureux de te rencontrer enfin. Je m’appelle Noah. Veux-tu boire quelque chose après cette longue marche ? proposa-t-il calmement. J’imagine que cela a dû être très fatigant…
Il essayait de contenir ses émotions, car malgré la régularité de sa voix, ses yeux flamboyaient. Par politesse, Lily devait accepter, mais elle se voyait incapable d’avaler autre chose qu’une solution ferreuse.
— Non merci, je n’ai pas soif, mentit-elle sans ciller, terrifiée à l’idée qu’il découvrît son secret.
Noah parut surpris qu’une Humaine ne ressentît pas le besoin de se désaltérer, Kaël aussi. Peut-être était-ce l’effet de l’Anneau ? Le jeune Elfe aux cheveux d’un blanc nacré se révélait de plus en plus méfiant à l’égard de la nouvelle recrue. Il épiait Lily de ses yeux plissés et scrutateurs.
— Pour ma part, je boirais bien quelque chose, décréta Noah d’un air enjoué. Installe-toi dans le salon. Nous avons beaucoup de choses à nous dire.
Tandis que Kaël s’adossait contre le mur le plus sombre de la pièce, à l’écart, et que Noah se servait à boire, la jeune femme s’assit avec fébrilité. Lorsque le sage s’installa en face de l’Élue clandestine, cette dernière plaqua ses mains sur ses genoux, le regard avide.
— Par où commencer ? s’exclama Noah d’un air jovial, considérant Lily avec ardeur.

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