Sidhàn est un pays bordé de falaises. Quand on ne connaît pas, manœuvrer près de ses cotes se révèle très dangereux. Je suis né ici, j’ai appris à naviguer ici. Ce pays n’a aucun secret pour moi. C’est donc facilement que nous sommes entrés dans une embouchure qui donne sur le port.

J’aime revenir ici. J’aime sentir l’odeur familière de ces lieux. C’est toujours un joyeux capharnaüm sur les quais. Je remarque qu’un bateau s’apprête à partir. Je reconnais l’emblème du capitaine Mallory. Un gosse de même pas vingt-cinq ans. J’ignore comment il a réussi à atteindre son grade. Il a payé son équipage pour être élu, ce n’est pas possible autrement. D’après les rumeurs, il ne se montre pas des plus brillants en mer. Il ramène peu de butin. Je souris en me demandant combien de temps la Matriarche tiendra avant de le renvoyer à la cale, celui-là. Car c’était ainsi que cela marchait à Sidhàn. Il fallait se montrer efficace en terme de rendements, sinon la famille dirigeante du clan le faisait amèrement payer. Je n’ai rien à craindre personnellement. Mes cales étaient pleines. Sans cette fichue épidémie, mon voyage se serait déroulé à la perfection.

Plusieurs de mes hommes en sont morts. Je me dois d’aller en informer leurs familles. Je déteste cette partie du métier. Certains capitaines s’en délestaient en laissant cette charge à leur second, mais je ne le ferai pas. Déjà parce que Mac Alistair n’avait aucun tact et n’était aucunement sympathique. Mais les Dieux savaient à quel point elle se montrait efficace en mer ! De plus, en tant que Mac Logan, je me dois de montrer l’exemple. Ma tante, Dame Kerredwyn est la Matriarche du clan. Ma mère n’est que sa sœur cadette, mais, depuis la mort de mon oncle, j’étais le seul homme de la famille et forcément le seul marin. Je n’ai pas hésité dès lors que j’ai eu l’âge d’avoir mon propre bateau à jurer allégeance à ma tante, devenant corsaire pour le clan. Après tout, c’était mon devoir. Tous me connaissaient au sein du clan, je ne devais jamais faillir.

Il n’est pas le temps des souvenirs. Il faut organiser le déchargement du bateau, la répartition du butin, rencontrer les familles des défunts et leur donner la part de leurs fils. Enfin, j’ai mon compte-rendu à faire auprès de Dame Kerredwyn. La journée – et celle du lendemain de même – sera longue. Et je suis encore fatigué. Quand reprendrai-je enfin mes forces ?

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan
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Chapitre XVII : Pour la Survie et non la Gloire

Les yourtes avaient été plié en dernier. Le campement était envahi de malles. Une à une, elles furent harnachées sur des traîneaux eux-même reliés aux rennes. Quelques femmes, à l’aide de bâtons et des chiens, rassemblaient les chèvres et les moutons. On était sur l’heure du départ. Les chasseurs qui restaient se séparèrent en trois groupes. L’un partit en éclaireur, le second resta avec la tribu et le dernier couvrait leurs arrières. Baatar avait insisté pour passer devant. Balram et Lorcas se retrouvaient au milieu des Starkhars sans personne avec qui communiquer. Le clan se déplaçait pour fuir les Wendigos. Le Akhar avait préféré privilégier les hauteurs. Ils se sentiraient moins piégés qu’entre deux falaises et pourraient voir tout être qui s’approcherait de loin.

Chargés comme ils étaient, la montée ne fut guère évidente. On devait pousser les rennes dont les sabots glissaient et empêcher les traîneaux de se retourner. Et toujours cette angoisse qui flottaient dans les rangs, ces coups d’œil qui tentaient de percer la barrière de pins pour voir au-delà. Jusqu’à présent, les chiens étaient restés calmes et on priait pour que cela continue.

Ils atteignirent de justesse le nouveau campement avant la tombée de la nuit. Baatar avait certainement calculé la distance pour qu’ils se déplacent uniquement à la lumière du jour. On alluma des feux et on commença l’installation. En premier, les Starkhars montèrent les enclos et y enfermèrent leurs animaux. Ce ne fut qu’ensuite qu’ils s’occupèrent des yourtes. Ne sachant pas comment les monter, Lorcas se tenait au milieu, les bras ballants ne sachant que faire. Il se sentait mal à rester immobile tandis que tous s’agitaient autour de lui. Comme il pouvait détester se sentir inutile. Mais les nomades semblaient bien organisés et tout le monde avait déjà son rôle bien défini. En moins de deux heures, chacun était installé. Il ne restait qu’à vider les caisses pour les affaires d’intérieur. Les discrètes cheminées de métal des yourtes fumaient déjà toutes.

Lorcas jeta un coup d’œil à Balram. Le pirate n’avait pas fait mine de s’enfuir durant la nuit ni aujourd’hui. Pourtant, cela aurait été facile dans l’agitation du départ de leur fausser compagnie. Mais, visiblement, il avait réfléchi et comprit qu’il prenait plus de risques en partant qu’en restant. Le garçon se plaisait à croire que ses arguments et son coup d’éclat de la veille avaient fait mouche dans l’esprit du pirate. Même si à peine avait-il parlé, il ignorait s’il aurait été capable d’abandonner son compagnon à son sort en le sachant condamné. Jusqu’à présent, il s’était beaucoup trop inquiété pour lui pour ne pas le suivre. Et le voilà qu’il culpabilisait pour de simples paroles qui étaient pourtant tout à fait justifiées.

Autour de lui, malgré l’agitation de l’installation, les Starkhars ne desserraient pas mes dents. La tension semblait à son comble et Lorcas sentait la lourdeur de la peur envahir l’atmosphère. Le garçon n’aimait pas ça. Quand son père l’emmenait chasser, il lui disait toujours de ne pas avoir peur. Les bêtes sentaient la peur. Elle attirait les prédateurs et affolait les proies. Comme lorsqu’on montait sur un cheval. S’il sentait la peur de son cavalier, il paniquait aussi. Le coerlège était certain que l’angoisse des nomades emplissait l’air et que ses effluves hantaient les environs. Rien de tel pour attirer des chasseurs affamés tels que les Wendigos. Mais comment dire à des gens qui vivaient leur pire cauchemar de se calmer et d’ignorer la menace qui planait au dessus de leur tête ? Au fond, c’était peut-être cela la pire arme des Wendigos : cette capacité à distiller la peur continue dans le cœur de leurs proies. Cette ambiance lourde et angoissante fit frissonner Lorcas qui ne put s’empêcher de craindre ces créatures qui rôdaient dans la forêt. Instinctivement, il se rapprocha de Balram. Le pirate s’était assis sur une pierre et restait immobile, le regard dans le vide. Lorcas s’installa près de lui, mais ne sut que dire. Leur dispute de la veille restait encore bien amère et vive dans l’esprit de l’adolescent.

« Ils se sentent condamnés, lâcha soudain le pirate à mi-voix. Il n’y a eu qu’une attaque et pourtant ils se croient tous prêts à le rejoindre.

– Ils ont peur, voulut justifier timidement Lorcas.

– Ils empirent les choses. »

Comme s’il sentait que cette déclaration pouvait paraître déplacée ou insensible, il se hâta d’ajouter :

« C’est normal, mais comment pourraient-ils se battre s’ils se terrent dans un coin en attendant la mort ? Ils se laissent trop envahir par leurs sentiments. Face à un Wendigo – ou qu’importe ce que c’est – ils sont suffisamment nombreux et armés pour s’en débarrasser. Mais ils ne pourront jamais se battre efficacement avec cet état d’esprit.

– Un groupe entier de chasseurs armés a été décimé. Ils ont dû faire face à plusieurs bêtes.

– Ou alors, ils ont été pris par surprise. Peut-être pendant qu’ils dormaient. On ne sait pas. Ils pourraient au moins faire un effort !

– Facile à dire pour vous ! répliqua sèchement Lorcas. Vous n’avez pas grandi dans la peur de voir surgir des Wendigos et vous voyez tout d’un œil extérieur.

– Je sais ce qu’est la peur, gamin. Là, j’ai peur. »

Cet aveu fit sursauter Lorcas. Il se tourna vivement vers son compagnon. Son visage ne montrait en rien le sentiment qui l’agitait. Cependant, il fallait avouer qu’il semblait un peu plus tendu que d’ordinaire et ses yeux suivaient le moindre mouvement autour de lui.

« À ton avis, qu’est-ce qu’on va devenir ? » questionna Balram dans un souffle.

Lorcas ne savait que répondre à cela. Il aurait été simple de dire que les Starkhars pourraient les rapprocher d’une ville ou qu’ils n’avaient qu’à attendre la fin de l’hiver pour poursuivre leur route. Mais il craignait que ce ne soit que mensonges et illusions. Rien n’allait comme prévu et leur objectif semblait tout aussi inatteignable qu’au début. Y avait-il seulement une épave d’ébène qui les attendait quelque part ?

Toutes ces histoires parfois horrifiques, parfois fascinantes sur l’Épine Pourpre, Lorcas les avait entendues. Elles avaient bercé son enfance, enflammaient son adolescence. Le terrible Capitaine Robinson et son équipage de démons avaient laissé de profondes marques sur les rivages de Coerleg. Les insulaires avaient toujours craint les pirates. Les tensions qui existaient depuis des siècles entre Sidhàn et Coerleg attisaient ces peurs. Sidhàn était un état qui vivait en partie grâce à la piraterie. L’archipel étant voisine, elle avait subi nombres d’attaques sur ses côtes. Alors, évidemment, les récits des grands pirates – même lorsqu’ils n’étaient pas sidhanéens – se racontaient partout sur les îles. On effrayait les enfants et les femmes avec, on attisait la colère et la frustration des hommes aussi. Coincés sur leurs îles, que pouvaient-ils faire face à des ennemis tels que les corsaires des clans ou le Capitaine Robinson ? Lorcas avait appris à haïr autant qu’à craindre les pirates. Pourtant, il voyageait aux côtés de l’un d’eux à présent et courrait même à la poursuite de l’Épine Pourpre, l’un des cauchemars de Valenc. Et il ne s’était jamais senti aussi vivant et aussi excité de toute son existence. Pourquoi courir après des cauchemars étaient-ils donc si euphorisant pour lui et aussi paralysant pour d’autres ? Les Starkhars ne semblaient pas prêts à aller affronter les Wendigos. Ils préféraient les fuir, la peur au ventre.

Lorcas se demanda ce qui l’avait poussé à suivre avec autant de ferveur Balram. Ne représentait-il pas tout ce qu’il détestait et ce qu’il craignait ? Pourquoi risquer sa vie et traverser un continent inconnu et inhospitalier pour un trésor qui pouvait ne même pas exister ? L’or ne l’intéressait aucunement, seule l’aventure comptait. Il voulait dépasser ses limites et échapper aux carcans dans lesquels on l’avait enfermé depuis son enfance. Briser les limites même que s’imposait Coerleg. Jamais il ne se serait cru, lui le gamin de Gaëlig, le gosse curieux et fouineur, capable de faire cela. Mais une autre question prit place dans son esprit. Pourquoi Balram, lui, faisait-il cela ? Était-ce seulement une trop forte avidité qui le poussait à risquer sa vie pour quelques pièces d’or légendaires ? Il existait des moyens tellement plus simples de devenir riches, surtout en se montrant sans foi ni loi. Jamais le pirate ne semblait avoir douté de la véracité de l’Épine Pourpre. Ni avoir eu sa détermination en baisse. Il y avait autre chose, quelque chose de plus profond et dévorant que l’avidité ou l’ambition chez Balram. C’était presque du désespoir. Mais d’où cela venait ? Comment s’était-il mis en tête d’accomplir une telle odyssée ? Pourquoi donnait-il si peu d’importance à sa vie, mais tant à la recherche de ce navire ? Son compagnon cachait ses véritables raisons, c’était évident. Mais Lorcas le connaissait suffisamment pour savoir qu’il ne les cracherait pas de son plein grès. Cet homme était plus fermé qu’une huître et plus têtu qu’une mule. Lorcas sourit à ces comparaisons.

Ses pensées furent interrompues par des aboiements et des gémissements. Il releva brusquement la tête. Les chiens tremblaient, grognaient et jappaient en direction de la forêt en contre-bas. Les Starkhars s’étaient figés dans leurs activités et tendirent le cou vers les bois sombres. Quelques murmures affolés s’élèvent et Lorcas reconnut à plusieurs reprises le mot « Wendigos ». Sans s’en rendre compte, il se leva et se mit en position de défense. Il sentit Balram faire de même à côté de lui. Quelques hommes s’agitaient, armes à la main et parlaient forts, Koshi parmi eux. Baatar les rejoignit très vite et un dialogue tendu se créa entre le groupe et le Akhar. Visiblement, leur chef refusait quelque chose et les chasseurs insistaient. Lorcas repensa aux réflexions de Balram sur le fait que les nomades fuyaient plutôt que de combattre. Ces hommes avaient-ils dans l’idée de le contredire ? Ses pas le guidèrent lentement vers le groupe. Toute l’attention du camp reposait sur eux. La dispute ne dura que quelques minutes avant que Baatar ne baisse la tête, cédant au projet des chasseurs. Hésitant, Lorcas osa quand même aller voir le Akhar.

« Qu’est-ce qui se passe ? »

Baatar lui jeta un regard fatigué. En un jour, il paraissait avoir pris presque dix ans. Visiblement la pression subie par son peuple le vidait de ses forces.

« Wendigos pas loin, murmura t-il comme à bout de force. Koshi et autrrres parrtent chasser. Pas rreester ici à attendrrre mourrirrr. »

En un sens, Lorcas les comprenait aisément. Il ne devait rien avoir de pire que d’attendre en se sachant condamné. En tant que chasseurs, il devait leur apparaître comme un devoir de protéger le camp contre les bêtes sauvages et les dangers. Il saisissait aussi pourquoi Baatar n’était pas emballé. Les derniers qui avaient croisé la route du Wendigo étaient tous morts. Il ne voulait pas risquer de perdre encore des hommes ni de se séparer d’armes pour protéger le campement.

« Je veux aller avec eux. »

Les mots avaient quitté sa bouche avant qu’il n’ait eu le temps de les penser. Il en fut aussi surpris que Baatar. Cette phrase sortit Balram de son isolement. À grands pas, il rejoignit les deux hommes.

« Trrrop dangerreux. » trancha le Akhar.

La main du pirate s’abattit violemment sur l’épaule du coerlège. Il l’obligea à se retourner. Bien que Balram soit plus petit que lui, Lorcas se sentit soudain minuscule sous le regard sombre du boucanier.

« Je peux savoir ce qui te passe par la tête ? »

Lorcas déglutit face au ton de son compagnon. La voix était plus grave, menaçante, le ton sifflant et froid.

« Je sais me défendre. » riposta Lorcas à Baatar. Il ignora volontairement l’exclamation de mépris dans son dos. « Je sais manier le sabre et le pistolet. 

– Trrrop dangerreux, répéta Baatar.

– Tu n’as même plus d’arme, idiot ! reprit Balram, méprisant.

– Il me reste mon couteau et si vous y tenez tant, filez-moi votre arc !

– Tu sais pas t’en servir ! »

Le Akhar semblait hésiter. Il ne voulait pas qu’une personne de plus meure, mais en même temps une arme supplémentaire ne se refusait pas. Sans compter que Lorcas ne faisait même pas parti de son clan. Balram ne décollait pas et continuait de le traiter de tous les noms d’oiseaux imaginables. De toute évidence, il possédait un riche vocabulaire dans ce domaine.

« Laissez-moi y aller, je veux être utile et je peux l’être. » insista Lorcas, sentant le Starkhar sur le point de céder.

Il culpabilisa en voyant de nouvelles rides se dessiner sur le front de l’homme. Balram s’était tu et fulminait en silence. Avait-il épuisé ses réserves d’insultes ?

« Je t’ai prrrevenou. » s’inclina Baatar avant de s’éloigner.

Il fit une brève pause près de Kushi et lui parla rapidement à voix basse. Le chasseur, les sourcils froncés, jeta un coup d’œil à Lorcas avant de hausser les épaules. Le garçon faisait officiellement parti du groupe de chasseurs. Derrière lui, Balram était pâle, les dents serrées.

« Au moins, tu as eu le décence de ne pas m’entraîner dans ton suicide collectif. » grogna t-il avant de s’éloigner à grands pas.

Les chasseurs finirent de rassembler leurs armes. Lorcas sortit son couteau de secours et eut une mine dubitative devant. Il était vraiment ridicule, surtout à côté des lances des Starkhars. Il l’attacha à sa ceinture ; plus facile d’accès que sa poche intérieure. Il se dit qu’il pourrait toujours l’attacher à une solide branche pour en faire une lance. Il fit un pas vers les chasseurs et trébucha presque aussitôt. Il rougit en se disant que c’était mal parti pour la chasse au Wendigo. Il baissa les yeux et sursauta. Il s’était pris les pieds dans le carquois de Balram. En plus de sa réserve de flèches et de son arc, il y remarqua aussi un saï. Il releva la tête et chercha le pirate des yeux, en vain. Quand avait-il déposé son attirail à ses pieds ? Il attacha le carquois dans son dos et le poignard à sa hanche. À présent, il faisait plus crédible. Il restait à espérer qu’il parvienne à décocher correctement au moins une flèche. Il se mêla au groupe, minuscule et chétif entouré de ses forces de la nature. Les chasseurs n’eurent aucune réaction. Koshi termina un discours. Sûrement parlait-il stratégie ou lançait-il des encouragements. Lorcas n’en savait rien, mais la voix puissante et grave du chasseur lui donna du courage. Car à présent que son dos sentait le poids des armes, sa proposition devenait plus réelle et il sentait la peur s’infiltrer lentement en lui. Il inspira pour la calmer. Le groupe se mit en mouvement, Lorcas sur leurs talons.

« Morveux, tu vas juste te faire tuer. » lança la voix de Balram dans son dos.

Il l’ignora superbement. Il ne laissait pas les gens mourir sans rien faire, lui. Il refusait de rester les mains dans les poches comme si tout cela ne le concernait pas. Il vivait avec les Starkhars, donc les Wendigos le touchaient aussi. Il se refusait de rester en arrière. Protéger les populations, voilà pourquoi il s’était engagé dans l’Armada. Et il avait l’occasion d’accomplir son devoir.

« Gamin ! »

Six hommes plus le coerlège quittaient le campement. Les regards lourds et inquiets des Starkhars les accompagnèrent jusqu’à ce qu’ils commencent à descendre la pente qu’ils avaient eu tant de mal à monter quelques heures auparavant.

« Lorcas ! »

Le concerné serra les dents, ignorant Balram. Il jeta néanmoins un discret coup d’œil par dessus son épaule. Comme il s’y attendait, le pirate ne l’avait pas suivi. Il accéléra un peu le pas pour ne pas perdre les autres qui avançaient plus vite que lui. Cependant, il se figea soudain en se rendant compte que pour la première fois depuis leur rencontre, Balram l’avait appelé par son nom. Il secoua la tête et se remit en marche.

**

Ce devait faire près de deux heures qu’ils marchaient. Les chasseurs semblaient errer au hasard dans la forêt, mais Lorcas savait qu’ils connaissaient parfaitement les lieux. Il suivit le groupe en évitant comme il pouvait de faire du bruit. Autour la nuit était noire, le ciel encombré de nuages. La neige épaisse sur le sol faisait craquer leurs pas et ils s’y enfonçaient jusqu’aux genoux. Mais il n’y avait ni vent ni intempérie. Il faisait moins froid que le jour où il avait rencontré Koshi. Quant au Wendigo, il était demeuré silencieux depuis le début de la chasse. L’un des chasseurs avait remarqué quelques temps avant des traces fraîches. Allongé comme un pied humain, mais plus grand, la patte semblait finir par de longues griffes. Jamais Lorcas n’avait vu telle trace auparavant. Il n’avait pu s’empêcher de déglutir à cette inquiétante vue.

Ils firent une pause. Alors qu’ils partageaient ce qui ressemblait à du vin chaud, Koshi fit un bref tour dans la carrière où ils s’étaient installés. Certainement à la recherche d’autres indices du passage de la bête. Il revint bredouille, la mine sombre. Lorcas ne parvenait à comprendre vraiment les avancées de la chasse qu’il avait entrepris. Aucun ne parlait sa langue. Et ils ne perdaient pas de temps à tenter de communiquer par signes. Il toussa, les joues rosies autant par la honte que les vapeurs d’alcool, quand il prit une gorgée de leur breuvage. Il était plus fort que ce à quoi il s’attendait. Il s’attira quelques rires parmi les chasseurs. Mais très vite l’atmosphère se retendit. Tous avaient parfaitement conscience qu’ils pouvaient mourir à tout instant. Sur un geste de Koshi, on se leva et on reprit la route.

De nouvelles empreintes furent découvertes derrière un bosquet. Deux chasseurs les examinèrent. Lorcas se pencha légèrement pour mieux les voir. Encore une fois, elles étaient récentes. Il sentit son cœur s’emballer. Il s’agissait des mêmes que tout à l’heure. La bête rôdait dans le coin. Dans un réflexe, il secoua la tête à droite et à gauche comme si la créature pouvait se cacher dans un arbre. Le groupe suivit les empreintes qui disparurent aussi vite qu’elles étaient apparues. Cette chose pouvait-elle voler ? Ou tout simplement la neige était-elle repassée dessus. Un Wendigo était un homme à l’origine, gardait-il son intelligence ? Car si c’était le cas pourrait-il alors effacer ses traces ? Il aurait bien fait part de ses pensées à ses compagnons, mais ils ne saisiraient pas le moindre mot. Alors, il préféra se taire. Il fallait faire silence durant une chasse. Les animaux avaient l’ouïe si fine.

Alors qu’ils traversaient un bosquet de pins particulièrement touffu, Lorcas sentit sa nuque le démanger. Il n’aimait pas cette sensation. Celle qu’on l’observait. Il se retourna, mais personne ne le suivait. Il accéléra le pas pour rattraper les chasseurs qui avançaient sans lâcher le sol du regard. Le garçon avait l’impression de faire un vacarme de tous les diables en marchant. Il tenta d’avoir le pas plus léger – ce qui n’était pas évident dans la neige. Les Starkhars plus grands et plus lourds, eux, ne faisaient presque aucun bruit. Leurs mains restaient fermement autour de leurs lances. Prudemment, Lorcas tira son arc et positionna une flèche. Mais même armé, il se sentait bien inutile. Parviendrait-il seulement à bander son arme ? Il baissa instinctivement la tête quand la sensation lui revint brusquement. À nouveau, il se retourna sans rien voir. Il serra les dents. Il le sentait. Ils n’étaient pas seuls. Il restait à espérer qu’il s’agisse d’un banal animal. Il hâta de rejoindre le chasseur le plus proche. Doucement, il lui posa la main sur le bras pour attirer son attention. À voix basse, il souffla : « Y a quelque chose qui nous suit. » L’homme ne comprit pas ses paroles, mais sentit l’inquiétude dans la voix du garçon. Il fronça les sourcils et observa intensément les alentours. Tout comme Lorcas, il ne vit rien. Il secoua la tête et poussa doucement Lorcas devant lui. Voulait-il le rassurer ou simplement garder un œil sur lui ?

Autour d’eux, la Taïga regorgeait de conifères plus hauts les uns que les autres, rendant l’endroit plus sombre que la nuit et oppressant. Lorcas ne parvenait même pas à voir le ciel. N’importe quoi pouvait se cacher derrière les troncs. Même à découvert à quelques mètres d’eux. Il faisait si sombre qu’ils ne le verraient peut-être même pas. Certains trouvaient les forêts de Coerleg engoncées au creux des hautes falaises angoissantes, ils n’avaient jamais vu celles de Birenze. Elles rappelaient à Lorcas celles des contes de fées où se terraient les loups et les ogres guettant les enfants, le sourire aux lèvres. Ses mains tremblaient sur l’arc. Il raffermit sa prise, regrettant presque d’avoir mis ses moufles. Il ne sentait pas aussi bien qu’il aurait souhaité la flèche. Autour de lui, tout n’était qu’ombres et neige. Le peu de vision qu’il avait était régulièrement gâchée par sa propre haleine blanche et vaporeuse.

Un grognement emplit la nuit. Les Starkhars se figèrent et levèrent leur lance. Lorcas sentit tout son corps se tendre. Son cœur s’accéléra. Il encocha plus fermement la flèche en espérant qu’elle ne lui échapperait pas. On regarda autour de soi sans qu’aucune silhouette ne trancha dans les ombres. Où était cette bête ? Un second grognement semblable à un rire retentit. Une horrible sensation envahit Lorcas, doublé d’un doute. Lentement, il ploya la nuque vers la cime des arbres. Juste au dessus d’eux, un monstre d’environ deux mètres guettait.

« Là-haut! » s’écria t-il en coerlège sans penser que les autres ne parlaient pas plus cette langue que celle de la Fédération.

Mais le fait de pointer du doigt la bête fut suffisamment explicite. Les pointes des lances se tendirent au dessus de leurs têtes. La bête hurla, ses yeux rougeoyèrent. Lourdement, elle se laissa choir en plein milieu du groupe. Les hommes s’écartèrent vivement dans des cris de surprise. Lorcas sentit ses doigts se glacer sur la corde de l’arc. Un tel monstre ne devrait pas exister. La légende des Wendigos était donc vraie.

La créature se tenait sur ses pattes arrières comme un homme ou un ours. Une fourrure grisâtre recouvrait partiellement son corps maigre et pâle. Les os saillaient sous sa peau ridée et sèche. Son museau était tordu, ses gencives pourpres comme si elles saignaient en permanence. Ses dents se montraient déformées. Certaines semblaient sorties de la gueule d’un loup et d’autres restaient parfaitement humaines. Mais toutes étaient jaunâtres et de travers ; se chevauchant mutuellement. Ses bras étaient horriblement allongés et pendaient sur ses flans. Ses mains trop grandes finissaient en griffes acérées comme ses pieds. Des bois poussaient au dessus de son crâne comme un cerf le déformant davantage encore. Mais le pire demeurait ces yeux entièrement habités par la faim et l’avidité, rouges, infectés de sang ; cette folie palpable. Cet être était un mélange grossier de l’ours, du loup et de l’homme avec une touche de cervidé.

Des cris autour de lui firent sortir Lorcas de sa morbide contemplation. Les Starkhars n’avaient pas perdu de temps et attaquaient déjà le Wendigo. La lance de Koshi atteignit le flan creux de la créature. Elle rugit et donna un violent coup de patte. La lance se brisa sèchement. Le chef des chasseurs recula rapidement autant pour vous éviter un second coup que pour laisser sa place aux autres. Lorcas se décida enfin à agir. Il tendit son arc, visa le Wendigo et lâcha sa flèche. Celle-ci décrit un cercle et passa au dessus de la tête de la bête. Le garçon serra les dents de frustration et encocha une seconde flèche. Sa première n’avait pas été aussi catastrophique qu’il ne l’aurait cru.

L’un des chasseurs s’était rapproché du monstre. Sa lance perça l’une de ses jambes, mais la revanche fut terrible. La gueule du Wendigo se referma sur sa tête et le crâne se broya sous la pression. Le bruit des os se brisant donna envie de vomir à Lorcas qui détourna les yeux avec horreur. Des cris de rage animèrent les Starkhars. L’un d’entre eux était archer et il visa la créature. Il se montra plus efficace que Lorcas car il lui creva un œil. Le monstre hurla sa douleur et secoua la tête dans tous les sens ; lâchant sa proie. Ses bois frappèrent un arbre et des écharpes volèrent. Les hommes durent lever le bras pour se protéger les yeux. Le Wendigo se saisit de la flèche qui l’avait éborgné et l’arracha dans un cri tellement proche de celui d’un humain qu’il fit frissonner d’horreur les chasseurs. Le cadavre de leur camarade gisait à terre, teintant la neige de sang et de cervelle. Il était méconnaissable. Il y eut un mouvement de recul dans les rangs de Starkhars. Lorcas profita que le monstre se tenait plus tranquille pour viser à nouveau. À nouveau, il rata sa cible. La flèche finit sa course dans un arbre à moins d’un mètre de la bête. Celle-ci ne sembla même pas s’être rendu de la pitoyable tentative d’attaque.

Deux chasseurs agitèrent leurs lances comme pour faire reculer l’animal. Koshi se faufila derrière leur proie pendant que l’attention de celle-ci était canalisée par ses deux compagnons. Il sortit son long couteau de chasse. D’un bond, il fut sur la bête, prêt à la frapper mortellement. Mais le Wendigo fit volte face et ses griffes s’enfoncèrent dans la poitrine du chasseur. Le souffle coupé, Koshi ne parvenait même plus à crier tandis que la bête lui défonçait la cage thoracique. Négligemment, le monstre secoua sa patte et le chasseur fut expédié contre un tronc. Il s’effondra face dans la neige et ne bougea plus. Plus enragés que jamais, les Starkhars bondissent en avant. Mais leurs lances furent stoppées à quelques centimètres du ventre de leur ennemi. Il avait saisi leurs hampes. D’un mouvement sec du poignet, il les brisa comme celle de Koshi. Les deux hommes reculèrent, l’effroi gravé sur leurs visages. Mais pas assez vite. D’un coup de griffe, l’un d’entre eux fut touché, la moitié de sa mâchoire arrachée.

Cette fois, ce fut trop pour Lorcas. Le garçon se sentit tomber à genoux. Les membres tremblants, il lâcha ses armes et vomit. Il crut même un instant s’étouffer dans sa propre bile. Un goût âcre et amer envahit sa bouche. Des larmes brûlèrent ses joues. Paralysé, il ne savait plus quoi faire. Il ne parvenait même pas à détourner les yeux du massacre qui se perpétuait devant lui. Le blessé fut achevé médiocrement quand la bête lui marcha dessus, lui brisant la nuque. Il ne supportait plus le bris des os ! Ses mains tremblantes enveloppèrent son visage. Ses ongles creusèrent sa peau malgré ses moufles. Il n’arrivait pas à s’empêcher de pleurer. Plus à bouger. Encore moins fuir ou se battre !

Un javelot fut lancé. Bien qu’il s’enfonça dans le poitrail du monstre, il l’ignora superbement. De sa gueule, il saisit un nouveau Starkhar et l’égorgea. Lorcas était certain qu’il en profitait pour boire son sang à même la source. Le Wendigo dut rejeter sa proie quand deux autres chasseurs l’attaquèrent sur les côtés. D’un bond, il se mit hors de leur portée. Si l’un des hommes parvint à freiner, ce ne fut pas le cas de l’autre dont la lance frappa son compagnon à la gorge. Un gargouillis répugnant accompagna sa mort. Horrifié par cet accident, l’autre lâcha son arme et enfouit son visage dans ses mains en reculant. Le monstre en profita pour le décapiter avec ses griffes. Sa tête roula dans la neige et s’arrêta à quelques centimètres de Lorcas qui fut parcouru d’un nouveau frisson.

Il ne restait plus que l’archer parmi les Starkhars et lui, pauvre chose inutile et tremblotante. Pâle et pleurant à moitié – attristé du sort de ses amis et effrayé du sien – l’homme parvint quand même à décocher une nouvelle flèche. Elle se planta dans l’épaule de la bête qui poussa un nouveau rugissement. Elle s’élança, gueule ouverte vers l’homme. Elle était rapide. Elle finit même à quatre pattes. Elle sauta et atterrit sur la poitrine du chasseur qui tomba à la renverse. Ses côtes gémirent sous le poids du Wendigo. Il bégaya ce qui ressemblait à une prière rapide ou une supplique. Mais la bête n’en eut cure et son museau plongea sur lui. Elle lui arracha la gorge avant de faire subir le même sort à une partie de son flan. L’homme vivait encore et était agité soubresauts. Il poussa son dernier soupir quand l’animal lui arracha un bras. Enfin, lentement, le regard nullement apaisé par son carnage, il s’avança vers Lorcas.

L’adolescent observait les événements comme s’il ne faisait pas parti de la scène. Ses tremblements avaient cessé au profit d’une lourde apathie. D’un coup de patte qui entailla son épaule, le Wendigo le fit basculer sur le dos. Les deux mains difformes du monstre encadrèrent Lorcas pour l’empêcher de fuir. Le coerlège sentait l’haleine de la bête. De la viande pourrie. Il crut qu’il allait à nouveau vomir. L’animal se pencha sur lui. À présent, son champ de vision se résumait aux dents jaunâtres et tordues recouvertes de sang. Son souffle l’étouffait. Des points blancs piquetèrent sa vue. Ses doigts s’agitèrent vaguement, frappant la neige comme s’il cherchait à se saisir de son arc. Il n’arrivait pas à croire qu’il allait mourir comme ça. Dévorer par un monstre de légende si loin de chez lui. C’était une bonne chose que son père ne sache jamais ce qu’il lui était arrivé. Valait mieux qu’il le pense sournoisement assassiné par Balram. La truffe gercée du Wendigo inspira longuement son odeur comme pour se délecter des effluves de sa peur. Lorcas voulut parler, mes dents claquèrent et il ne parvint à sortir qu’un borborygme incompréhensible. La bête se redressa. Il prend son élan pour mieux me mordre, songea le garçon, pétrifié. Il ne sentait même pas le froid de la neige imprégner son dos. Mais, à son grand étonnement, le monstre se releva complètement et lui tourna le dos. Il eut une vision floue du Wendigo s’éloigner de lui et reporter son attention sur un cadavre avant de sombrer dans l’inconscience.

**

Une main rude l’empoigna et le secoua. Gelé de toutes parts, il ouvrit douloureusement les yeux. Le visage flou de Balram lui apparut. Il ne parvenait pas à distinguer clairement ses traits et donc son expression. Le pirate s’éloigna et quelqu’un le souleva. Il se sentait tellement fatigué. Les émotions, le froid l’avaient engourdi. Il referma les yeux et sentait qu’on se déplaçait. La chaleur de l’homme qui le portait l’aidait à reprendre contact avec la réalité. Ce qui ne l’empêcha de se rendormir au bout de quelques minutes. Mais d’un sommeil sans rêves. Il n’avait plus à revoir les chasseurs mourir, ni à sentir le souffle pestilentiel du Wendigo.

Quand il se réveilla à nouveau, il se trouvait dans une yourte. Il reconnut celle de Baatar. Il avait mal partout et il remarqua que son angine était revenue aussi. Il avait réussi à prendre froid. Il enfouit son visage dans les couvertures. Balram avait raison. Baatar avait raison. Il n’aurait jamais dû se proposer pour cette chasse. Il s’était montré inutile. C’était un miracle que la bête ne l’ait pas tué. Pourquoi avait-il été épargné alors que tous les autres étaient morts ? Il était certainement le moins méritant à vivre. Il se sentait tellement honteux. S’il avait su utiliser correctement l’arc de Balram, il aurait pu plus blesser le monstre et peut-être auraient-ils pu fuir. S’il n’était pas venu, cela aurait fait un poids en moins pour les chasseurs et peut-être cela aurait-il changé la donne. Il n’avait été qu’un idiot de croire qu’il aurait pu affronter le Wendigo. Pourquoi était-il incapable d’écouter les adultes ? Il s’essuya le visage et remarqua qu’il pleurait.

En silence, Balram entra dans la yourte. Il vit Lorcas recroquevillé sur lui-même. Il était prêt à parier que le gosse pleurait. Au moins, il avait quitté cet état catatonique dans lequel il était plongé depuis qu’ils l’avaient ramassé dans la forêt. Ne voyant pas le groupe de chasseurs revenir, Baatar avait attendu que le jour se lève pour partir à leur recherche avec trois autres hommes. Balram les avait accompagnés. Bien qu’il ne l’avouerait jamais – même sous la torture – il s’inquiétait pour Lorcas. Il avait réussi à persuader un Starkhar de lui prêter une lance. Il ne se voyait pas courir sur le territoire d’une bête anthropophage avec seulement un saï. Son arc, il l’avait laissé à Lorcas. Ils avaient suivi sans problème la piste des chasseurs puisqu’il n’avait pas neigé entre temps. Ils étaient arrivés après un peu plus d’une heure de marche sur le lieu du massacre. Balram n’avait pu trouver d’autres mots pour qualifier ce qu’ils avaient trouvé. Les corps des Starkhars étaient en parti dévorés et ils présentaient d’horribles mutilations et lacérations. Il manquait des membres à la plupart d’entre eux. Au milieu, Lorcas gisait. Il ne semblait pas blessé. Balram fut le premier auprès du jeune coerlège. Le garçon avait rouvert brièvement les yeux avant de perdre à nouveau conscience. On avait ramené le garçon ainsi que les cadavres. Les familles avaient récupéré leurs défunts. Tsetseg avait examiné Lorcas et il ne comportait en effet aucune blessure ; outre quelques bleus et égratignures. Il était seulement en état de choc. Le pirate s’était demandé pourquoi le garçon avait été le seul à avoir été épargné. Selon Baatar, la malédiction des Wendigos obligeait le monstre à dévorer les membres de son propre peuple. Lorcas n’était pas Starkhar.

En douceur, il s’assit à côté de l’adolescent qui ne semblait pas avoir remarqué sa présence. Il attendit un petit peu, ne sachant trop que dire.

« Ça va ? Tu te remets ? » fit-il, maladroitement.

Lorcas sursauta. Il redressa doucement la tête pour regarder le pirate. Il avait les yeux rouges et les traits bouffis. Ainsi, son visage n’en était que plus enfantin. Comme par pudeur, Balram détourna le regard.

« C’était ta première bataille ? »

Le pirate n’attendit pas que le garçon réponde pour poursuivre. La réponse aurait été forcément affirmative. Il était le seul criminel qu’il ait croisé.

« C’était pas beau à voir. Si ça peut te rassurer, les dégâts lors d’un abordage sont pas mieux. Les boulets de canon sont terribles. Surtout les petits reliés par une chaîne. Une vraie boucherie. Enfin… au bout d’un moment, ça te fera plus rien.

– Vous aviez quel âge la première fois où… ? » commença Lorcas sans finir.

Il ne s’attendait pas à ce que le gamin réagisse, Balram sursauta au son de sa voix. Il se tourna doucement pour lui jeter un bref coup d’œil.

« Neuf ans. Mais c’était un contexte complètement différent. » s’empressa t-il d’ajouter quand il vit le coerlège écarquiller des yeux.

Avec précaution, Lorcas se redressa jusqu’à s’asseoir. Parler avec Balram lui faisait du bien. Il s’occupait l’esprit et les images de la chasse désastreuse ne le hantaient plus.

« Qu’est-ce qui s’était passé ? Vous étiez déjà pirate ?

– Mousse sur le rafiot de mon père, fit Balram avec une certaine amertume dans la voix. Et oui, c’était un bateau pirate. On avait attaqué un navire marchand. Sauf que mon père, lui, levait le drapeau rouge.

– C’est à dire ?

– Pas de quartier. Tout le monde est tué, on ramasse ce qui est intéressant et on coule bateau. Alors que le drapeau noir – celui qu’on voit le plus – on ne tue que si il y a de la résistance.

– Vous étiez très jeune. » remarqua Lorcas avec un mince sourire vide.

Que faisait-il à neuf ans, lui ? Il aidait un peu ses parents à la ferme et allait à l’école. Balram, lui, risquait déjà sa vie sur les eaux et son avenir avait été tracé par ce père qu’il semblait tant haïr.

« Vos parents, ils avaient pas peur qu’il vous arrive malheur en vivant sur un bateau pirate ?

– Non. » répondit sèchement Balram.

Le boucanier n’avait décidément pas une bonne image de sa famille. Mais ce genre de réponse était terriblement franc ; tranché et sans hésitation. Malgré sa curiosité naturelle, Lorcas se sentait comme un voyeur dans ces moments-là. Il décida de ne pas insister pour ne pas braquer son compagnon davantage.

« Au bout de combien de temps s’y fit-on ? changea t-il de sujet.

– De quoi ?

– À la mort.

– Ça dépend des gens. »

Lorcas hocha la tête, se disant qu’il devait être parmi les gens qui ne s’y feront jamais.

Balram se leva et se dirigea vers le brasero.

« Tu as faim ? Tsetseg t’a laissé une part de côté. »

Lorcas grimaça et sentit son estomac se soulever à l’idée de nourriture. Le pirate comprit le message et reposa le bol à côté du feu. Il y eut un instant de flottement sans qu’aucun des deux ne sache que dire. Finalement, Balram indiqua qu’il sortait et lui dit de l’appeler en cas de problème. Déçu qu’il parte, mais n’osant pas le retenir, Lorcas s’enfouit à nouveau dans les couvertures. Luttant contre le sommeil, il fixa la toile de tente.

Dehors, Balram frissonna et resserra les pans de sa cape. Décidément, il ne se ferait jamais au climat d’ici. La nuit était déjà tombée. Seul le feu au centre du camp offrait un peu de lumière. Il chercha des yeux Baatar et le trouva en train de parler à voix basse à un groupe de femmes. Le pirate attendit sagement à l’écart. Le Akhar finit par se détacher de son auditoire et rejoignit.

« Comment va garrçon aux cheveux dorrrés ?

– Il s’en remettra, répondit laconiquement le pirate en enfouissant ses mains dans ses poches. Qu’est-ce qui va se passer maintenant ?

– Wendigo rreviendrrra, annonça sombrement le chef Starkhar.

– Ça, je l’avais deviné.

– Koshi rrraison. Faut pas attendrrre que Wendigo rrrevient. Faut attaquer.

– Cette bestiole a tué une quinzaine de vos hommes depuis la première attaque. Dont Koshi.

– Légende dit que Wendigo meurrre parrr feu. Faut le brrrouler.

– Et comment ? On met le feu à toute la forêt ? proposa cyniquement le pirate.

– Rrrefléchirr à plan. » décida fermement Baatar avant de s’éloigner soudainement.

Balram soupira.

« Nous voilà bien avancés ! »

Il donna un coup de pied dans une motte de neige. Le Wendigo mourrait par le feu. Si cette légende était vraie, cela expliquait comment le monstre vivait encore après avoir affronté quinze chasseurs Starkhars armés jusqu’aux dents. Les lances ne pouvaient l’abattre. Ils pouvaient le blesser autant qu’ils voulaient, la bête ne mourrait pas tant qu’elle n’aurait pas brûlé. Ses pas le guidèrent au hasard à travers le camp de nomades. Les chiens restaient clames. Malgré cela, les moutons et les chèvres semblaient agités, stressés. Ils devaient ressentir la peur des hommes déteindre sur eux. Le camp était silencieux. Les familles restaient enfermées dans leur yourte avec leurs peines et leurs terreurs. Depuis le déménagement, personne ne s’éloignait de sa yourte et des siens. Sans doute craignaient-ils de mourir à tout instant.

Balram s’arrêta dans son errance. Le Wendigo n’avait jamais attaqué le campement. Il avait toujours attendu que des chasseurs s’éloignent pour s’en prendre à eux. Il se tourna et son regard tomba sur le foyer immense au centre du cercle de tentes. Sentait-il la présence du feu et restait-il en retrait à cause de ça ? Il suffirait d’en faire aux quatre coins du campement alors pour être certain qu’il ne s’approche pas des familles. Il doutait par contre que Baatar se contente de le tenir à l’écart. Le monstre avait fait trop de dégâts. Mais protéger correctement son peuple serait un bon départ. Quant à la bête…

Le Akhar voulait penser à un plan pour l’abattre. Il faudrait pouvoir l’attirer dans un lieu aisé pour une embuscade et où ils ne seraient pas idiotement surpris. La gorge où ils campaient avant pourrait être bien. Il faudrait immobiliser la créature. Elle devait être très forte pour avoir tué autant de chasseurs émérite. Surtout des Starkhars qui étaient loin d’être chétifs. Et comment l’enflammer suffisamment rapidement pour que le Wendigo ne puisse éteindre le feu en se roulant dans la neige. L’idée d’un trou dissimulé plaisait au pirate. Il faudrait le gavait de matières inflammables. Et qu’il soit suffisamment profond pour que le monstre ne puisse en sortir facilement.

Il revint sur ses pas et repartit à la recherche de Baatar. Peut-être l’homme aurait-il aussi des idées. Le Akhar se montra emballé par sa stratégie et ensemble ils restèrent bien plus d’une heure à l’élaborer et à l’améliorer. Cela pouvait se montrer risqué. Entre autre si le Wendigo ne tombait pas dans le trou ou en ressortait. Mais cela valait la peine d’essayer. Même si la bête ne s’approchait pas du clan, il fallait bien sortir chasser, pêcher et ramasser du bois. Ils ne pouvaient rester terrer ici tout l’hiver sans mourir de faim. Six feux furent allumés autour du village et on garda la surveillance avec les chiens et les chasseurs restants. Pour cette nuit, les Starkhars dormiraient sans risque. Bien que des hurlements leur parviennent durant la nuit, le Wendigo ne montra pas le bout de sa truffe. Comme l’avait deviné Balram, il se refusait à approcher de la moindre flamme.

**

Le trou devait facilement atteindre les quatre mètres de profondeur. Autour du chantier, trois feux avaient été allumé. Les hommes du village, quelques femmes ainsi que Balram et Lorcas s’activaient dans la gorge. Ils devaient se hâter de finir le piège avant la tombée du jour, sinon ils ne verraient plus assez. Par prudence, Baatar exigea que le trou soit encore plus profond. En son intérieur, Lorcas approuva. Il ne se souvenait que trop bien des griffes longues et acérées du Wendigo. De plus, il savait grimper dans les arbres, donc l’escalade ne lui était pas inconnue. Le garçon avait fini son tour et se reposait tout en guettant les alentours. Il trouvait le plan de Balram et de Baatar à la fois simple et ingénieux. Il restait à prier pour qu’il fonctionne. Au fond de son trou, Balram creusait avec trois Starkhars, le dos en miette. Il leva les yeux au ciel. Il lui semblait impossible de s’échapper d’un tel piège. La terre, bien que gelée en surface, était humide et meuble en profondeur. Cependant, ils n’auraient pas de seconde chance et valait mieux en faire trop que pas assez. Pour mettre le feu, des branchages et du foin que les nomades stockaient pour l’hiver seraient utilisés ainsi que de l’huile de pétrole. Normalement, le brasier devrait être rapide et impressionnant.

La nuit arriva. Baatar décida d’arrêter là. Le trou devait approcher des six mètres de profondeur. On fit basculer le foin et le bois à l’intérieur et on couvrit le tout. Ils tendraient le piège demain. L’huile serait ajoutée au dernier moment. Si la bête pouvait en être aspergée aussi, cela n’en serait que plus efficace. On s’arma de torches pour remonter. Les feux furent en parti éteint et on laissa le dernier mourir sur place.

Pour le lendemain, il était décidé que deux chasseurs serviraient d’appâts tandis que les autres seraient cachés sur les hauteurs. Il faudrait alors réussir à pousser le Wendigo dans le trou. Pour cela, en plus de leurs armes habituelles, ils n’hésiteront pas à se servir de pierres. Si l’animal réagissait normalement, il devrait essayer de les éviter. Évidemment, chaque personne – en dehors des appâts – allumerait une torche. Si la créature craignait autant le feu que dans la légende, elle devrait les fuir. La théorie en était là. Les risques demeuraient bien présents et nombreux, mais il fallait agir. Balram regrettait que les Starkhars n’eurent point d’artillerie lourde. Avec des canons, tout serait simplifié et moins dangereux.

Ce soir, ce fut l’esprit bien préoccupé par les événements du lendemain que Lorcas et Balram se couchèrent. Malgré ses peurs et ce qui s’était passé deux jours auparavant, Lorcas tenait à participer à l’embuscade. Encore une fois, Balram avait voulu le raisonner, en vain. Peut-être le garçon voulait-il affronter ce qu’il craignait tant pour s’en débarrasser ou se rattraper du désastre de la dernière chasse.

Baatar réveilla tout le monde en silence tôt le matin. Bien entendu le soleil n’était pas levé. Il n’apparaissait plus que deux heures par jour maintenant. Balram était certain que d’ici quelques semaines voir moins, le soleil disparaisse complètement. Autour du brasero, l’atmosphère était tendue et silencieuse. Dans quelques heures, ils risqueraient leur vie. Il leur faudrait encore attendre le levé du soleil. Ils se refusaient d’attaquer la bête de nuit. S’ils ne la voyaient pas arriver, le plan tombait à l’eau. Le Akhar réunit ses hommes et ils revirent une dernière fois le plan. Les lances furent acérées, on prépara les torches, on sortit l’huile et les flèches furent taillées. Absolument rien ne devait reposer sur le hasard. Les hommes qui devaient servir d’appâts étaient pâles. Hier, ils paraissaient plus fiers. Mais personne n’en fit la réflexion. Peu avant l’aube, tout le monde se rassembla et les chasseurs descendirent vers la gorge ; Balram et Lorcas parmi eux. L’adolescent s’était étonné grandement de la présence du pirate. Quand il lui en avait fait part, Balram avait répondu :

« Le Wendigo ne s’en prend pas aux étrangers. La preuve, tu es encore vivant. Et qui te ramènera si tout le monde meure et tu trouves encore le moyen de t’évanouir. »

Lorcas ne répondit pas à la pique. Cela lui faisait plaisir que son compagnon s’inquiète pour lui et qu’il s’investisse dans la survie de ces gens qu’il était prêt à abandonner quelques jours auparavant. C’était étonnant et gratifiant de voir le pirate s’investir dans autre chose que sa quête insensée. Même s’il avait gardé ses armes cette fois.

La descente, comme le réveil, fut silencieuse. Le groupe s’arrêta à moins d’un kilomètre de leur piège. Ils se séparèrent en plusieurs groupes. Les guetteurs restèrent en hauteur. Balram et Lorcas se postèrent juste au dessus, vue sur la forêt avec Baatar. Sur un geste du Akhar, les appâts descendirent près du trou. Balram et Lorcas pouvaient voir leurs silhouettes sombres rapetisser. Au milieu de la gorge, on ne voyait qu’eux, lances et torches éteintes en mains. Il ne restait qu’à attendre. Ce genre de moment était insupportable. Balram espérait que le Wendigo se hâte à venir. Ils n’avaient que peu de temps de lumière.

Le soleil était découvert et le paysage se couvrait d’une étrange couleur, un doré tirant sur le verdâtre. Se devait être un mélange entre les lumières de l’aube et du crépuscule, le tout s’harmonisant avec le ciel polaire de Birenze. Les ombres s’étiraient. Balram grinça des dents. Le soleil allait disparaître sous la ligne de l’horizon avant que cette satané bestiole ait daigné montrer la truffe. Les appâts tournaient en rond, leur tension palpable. Comment leur peur pouvait ne pas attirer tous les prédateurs du continent ?

Un sifflement fit sursauter tout le monde. L’un des guetteurs avait repéré quelque chose. Balram secoua la tête pour se réveiller et observa attentivement les alentours. Quelque chose bougeait dans le sous-bois. Les deux hommes dans la gorge l’avait repéré aussi et levaient leurs lances vers cette masse sombre. Elle sembla hésiter et tourner un moment avant de bondir hors de sa cachette.

Balram étouffa une exclamation de surprise mêlée d’horreur. Ce Wendigo – car que pouvait être d’autre cette chose – ne ressemblait en rien à ce qu’il avait déjà vu et était particulièrement monstrueux. À côté de lui, Lorcas pâlit et trembla. Aucun doute, il s’agissait de la même créature qu’il avait déjà affrontée. Les lèvres de Baatar s’agitèrent en silence alors que s’écarquillaient ses yeux. Il mit un peu de temps à se remettre de cette terrible vision. Il cria enfin un mot, ordonnant l’attaque.

Les appâts se hâtèrent d’allumer leurs torches. À la vue des flammes, la bête grogna et fit un pas en arrière. Ainsi, la légende disait vraie. Le doute quittait enfin leurs esprits. Une partie des guetteurs profitèrent de leur place en hauteur pour jeter des pierres à la bête. Balram et Lorcas restèrent en haut, le pirate armant son arc. Baatar et d’autres Starkhars descendirent dans la gorge pour couper toutes issues au monstre. Des feux s’allumèrent de toutes parts. Les brasiers de la veille furent rallumés rapidement grâce à l’huile et les torches dansaient. Un hurlement furieux et grinçant quitta la gueule du Wendigo. Le piège s’était refermé, il ne restait qu’à le faire basculer. C’était maintenant que le vrai combat commençait.

Une flèche de Balram lui creva son dernier œil. Le cri du Wendigo devait être entendu jusqu’au campement. D’un large coup de pattes, il écarta les lances qui s’approchaient trop près. Les narines dilatées, il sentait et entendait les mouvements des Starkhars. Il poussa un nouveau grognement comme pour les dissuader d’attaquer. Il tendit la patte et saisit une lance. Il la tira vers lui. Le chasseur à son bout, surpris, n’eut pas l’esprit de la lâcher. La bête le décapita d’un coup de crocs. Une vague de terreur envahit les Starkhars. Ils eurent un mouvement de recul. Baatar cria, les encouragea à maintenir les rangs serrés. Il ne fallait pas ouvrir de faille où le monstre pourrait fuir.

Le Akhar en personne se jeta dans la bataille. Il enflamma la pointe de sa lance – sans doute l’avait-il plongée dans l’huile préalablement. Il parvint à blesser la créature au torse, les torches derrière l’ayant empêché de l’éviter. Agaillardis, les chasseurs l’imitèrent à coups de torches et de lances. De son perchoir, Balram continuait de cribler la bête de flèches. Il ne rata pas une seule fois sa cible. Peu à peu, il ne restait que lui et un autre archer en hauteur, avec Lorcas comme spectateur.

Mais le Wendigo, bien qu’aveugle, refusait de se laisser faire. D’un coup de griffes, il éventra un chasseur qui s’était trop approché. Baatar lui-même manqua de perdre un bras. Le sol devenait glissant. La neige fondait sous leurs pas et le sang l’embourbait. Leur proie profitait de la moindre erreur pour blesser ou tuer quelqu’un. Mais, irrémédiablement, à force d’éviter les coups de ses ennemis, elle reculait vers le trou. À un moment, elle attrapa de ses mains griffues un chasseur. Elle lui brisa la colonne vertébrale en lui pliant le dos à outrance. Profitant qu’elle était occupée à tuer l’un d’entre eux, trois chasseurs lui brûlèrent le poil avec leurs torches. Avec un rugissement de rage, le Wendigo fit un nouveau pas en arrière et tomba dans la fosse. Il atterrit lourdement sur le dos. Les Starkhars durent s’éloigner précipitamment pour ne pas être entraînés dans sa chute. Une fois qu’ils furent certains que la bête était bien au fond, ils revinrent au bord. L’animal se débattait dans les branchages et le foin de forte mauvaise humeur. Elle se releva rapidement. Elle planta ses griffes dans la terre et voulut remonter. Mais la terre était trop humide et s’effritait sous ses pattes. Elle retomba avant d’avoir atteint la moitié du trou. Baatar, le visage dur, sortit l’huile de sa poche et vida toute la flasque sur le Wendigo. Agacé par l’odeur entêtante du liquide, il grogna et se secoua. Puis, chacun des Starkhars lâcha sa torche dans la fosse.

L’incendie se déclara excessivement vite. L’odeur de chair cramée emplit l’atmosphère dans ses relents écœurants. La fumée les prit à la gorge. Dans la fournaise, le Wendigo se débattait en hurlant. Ses cris sauvages perdirent de leur intensité et devinrent plus humains. Comme si son humanité remontait à la surface au moment de l’agonie. Lorcas jurait avoir distinguer des mots dans ses hurlements de douleur. Plusieurs chasseurs durent se détourner du spectacle. Le feu grimpa en intensité et éclaira comme en plein jour la gorge et les falaises autour. La bête eut beau se rouler sur le sol, se débattre, tenter de remonter à la surface, ses efforts furent vains. Sa mort mit du temps à arriver et jusqu’au bout, le monstre cria. À la fin, seul Baatar était resté près du trou, le visage noirci de cendres et les yeux rougis. La créature se tut enfin, devenue amas de chair brûlée.

**

Ils furent acclamés comme des héros une fois de retour au camp. Ce qu’ils étaient puisqu’ils avaient terrassé la bête. Les morts furent rendus à leurs familles. Malgré le deuil, un immense repas fut installé pour célébré la fin de la terreur et du Wendigo. Pour l’occasion, on tua un mouton et on le passa à la broche. Dans cette explosion de joie, Lorcas ne se sentait pas à sa place. Après tout, il n’avait rien fait. L’esprit ailleurs, il lança un morceau de sa part aux deux chiens qui lui tournaient autour. À croire qu’ils savaient qui était prêt à lâcher sa nourriture pour eux. Balram aussi ne profitait pas trop de la fête. Mais cela n’étonna personne, son caractère renfrogné et solitaire était largement connu parmi les Starkhars. D’après ce qu’ils comprirent à travers les gestes, Baatar félicita les chasseurs et rendit hommage aux morts. À la fin du festin, quand Lorcas se leva, il pouvait encore voir dans la nuit la fumée noire qui s’échappait du trou. Le piège brûlerait certainement encore quelques heures, vu toute l’huile que le Akhar avait jeté. Les deux voyageurs étaient les premiers à aller se coucher. Bien qu’il n’ait rien accompli durant cette embuscade, Lorcas se sentait épuisé. Sûrement le poids des émotions de la journée couplée à celles des derniers jours. Balram avait profité qu’il se lève pour le suivre et se retirer aussi. Il n’était pas à l’aise au milieu des gens. À peine enfoui dans ses couvertures, Lorcas s’endormit comme une pierre. Balram resta un moment à regarder le plafond avant de le suivre.

Il fut réveillé quelques heures plus tard par le son de la pluie. Elle tombait en abondance et rebondissait sur la toile de la yourte. Empâté de sommeil, le pirate se retourna et tenta de se rendormir. En un sens, cela lui faisait plaisir qu’il pleuve car cela signifiait qu’ils étaient au dessus de zéro degrés. C’était la première que les températures se réchauffaient depuis qu’il était à Birenze. Demain, elles devraient être supportables et il pourrait se promener dans le camp sans trembler de froid. Cependant, l’humidité pouvait se montrer pire que le froid sec. Il remonta la couverture au dessus de sa tête et se rendormit. Il verrait demain matin.

Quand il ouvrit les yeux, il remarqua Lorcas assis sur sa couche qui semblait l’attendre. Dehors, il faisait encore noir. Il s’y était habitué depuis ces dernière semaines.

« Bien dormi, gamin ? demanda t-il, la voix ensommeillée.

– Ça peut aller. »

Comme un chat, Balram s’étira. Prenant son courage à deux mains, il quitta son cocon de fourrures. Il s’empressa de rajouter des couches de vêtements. Dehors, il entendait encore le bruit assourdissant de la pluie.

« C’est pas un temps à mettre le nez dehors, déclara t-il en montrant l’entrée du menton.

– Ça me rappelle mon île, fit Lorcas, pensif. Il pleut souvent là-bas.

– J’avais remarqué. » se souvint Balram.

Au bout d’un moment, ils se décidèrent tout de même à sortir un peu. La neige s’était transformée en gadoue immonde et formait des flaques. Il tombait vraiment des trombes d’eau. Le temps devait être plus doux, mais l’humidité enveloppait tout et Balram se retrouva gelé et trempé après quelques pas. On ne voyait rien à plus d’un mètre de soi entre la nuit et le rideau de pluie. Balram remarqua que les feux étaient tous éteints. Forcément, cela faisait plusieurs heures qu’ils étaient arrosés. Un feu de forêt aurait plié l’échine devant un tel déluge. Malgré le temps désastreux, les Starkhars gardaient le sourire et vaquaient à leurs activités quotidiennes. La mort du Wendigo les euphorisait encore. Baatar les salua de loin. Balram et Lorcas lui rendirent son salut avant de retourner à l’abri. Ils allaient finir noyés s’ils restaient dehors.

Ils passèrent une bonne partie de la matinée à jouer aux cartes. Lorcas qui ne connaissait que deux ou trois jeux en apprit facilement six avec le pirate. Après s’être fait laminer pour la troisième fois au poker, il se leva pour faire quelques pas. Il commençait à avoir faim. Avec la pluie, il était impossible de dire quelle heure il était. Le soleil ne montrerait pas son nez de toute la journée. Mais Tsetseg n’était jamais en retard pour le repas. Il imaginait qu’elle ne tarderait pas à arriver pour le préparer. L’adolescent se rassit et Balram lui demanda s’il voulait changer de jeu. Lorcas ignorait s’il parviendrait à se souvenir des règles d’un seul demain. Ils se décidèrent pour une simple crapette quand les chiens se mirent à aboyer. Au début, Balram se plaignit seulement du bruit en se demandant ce qui arrivait aux animaux. Puis il entendit de l’agitation dehors. Lorcas et lui échangèrent un regard inquiet. Malgré leur réticence, ils quittèrent la yourte.

Les femmes courraient dans les sens et ramassaient les enfants. Ils se réfugièrent dans leurs yourtes. Les hommes s’empressaient de ramasser leurs armes ou ce qui pouvaient servir comme tel. Les chiens hurlaient à la mort.

« Qu’est-ce qui se passe ? » demanda Balram, mais personne ne lui répondit.

Un hurlement horriblement reconnaissable retentit. Une sueur glacée glissa dans le dos de Lorcas.

« C’est pas possible… Il est mort. » bredouilla t-il.

Ils avaient brûlé le Wendigo hier. La créature était morte. Ils l’avaient tous vu. Comment pouvait-elle hurler si près du camp aujourd’hui ? Comme pour le narguer, un deuxième cri résonna. Il se rapprochait.

« C’est pas le même, murmura Balram. Sa voix est plus grave à celui-là.

– Balram, tous les feux sont éteints à cause la pluie. »

Oui, le camp n’avait plus de protection. La bête se rapprochait. Ce nouveau Wendigo allait attaquer directement le clan en entier. Les deux voyageurs pâlirent devant cette déduction. Autour d’eux, on s’activait. Le pirate retourna dans la yourte et ressortit avec ses armes. Elles paraissaient bien dérisoires. Avec la pluie, impossible d’allumer le moindre feu. Ils ne pourraient combattre le monstre. La fuite serait leur unique chance de survie – même si certains mourront car plus lents. Mais comment fuir en laissant tout derrière. Sans les yourtes et les braseros, ils mourront tous de froid. Valait-il mieux geler ou finir dévorés ?

Le Akhar hurlait des ordres et tentait d’organiser une riposte. Il paraissait évident que les Starkhars ne fuiraient pas. Ils ne le pouvaient pas. Cela voulait dire tout laisser derrière eux, mais aussi leurs familles, les plus faibles, leur bétail. Fuir les condamnait à mort.

La créature apparut. Elle sortit des bois, sur ses deux pattes arrières. Les yeux s’écarquillèrent et les souffles se coupèrent. Ce Wendigo était plus gros que l’autre. Un mélange macabre entre l’ours et le cerf. Ses bois étaient immenses et devaient dépasser le mètre. Une aura de puissance et de danger émanait de lui. Des enfants se mirent à pleurer de l’autre côté du camp.

« On va tous crever. » déclara Balram d’une voix blanche.

L’autre avait été si difficile à tuer et avait fait tant de dégâts. Comment pourraient-ils espérer vaincre celui-ci, plus imposant, sans feu ? Ils avaient perdu d’avance. Mollement, comme par automatisme, Balram encocha une flèche, mais l’arc restait pointé vers le sol. Lorcas sentit la même terreur qui l’avait envahi lors de la première chasse revenir peu à peu.

Le Wendigo marchait tranquillement vers les chasseurs qui levaient courageusement – désespérément ? – leurs armes vers lui. La bête ne semblait ne rien craindre et presque se moquer d’eux. D’un large coup de patte, il balaya le maigre rang de son passage. Baatar fut le premier à se relever. Il jeta son arme directement dans le poitrail de la bête. Un mugissement qui tenait plus de la rage que de la douleur jaillit de la gueule du Wendigo. Il ne prit même pas la peine d’enlever la lance. Il attrapa le Akhar de sa patte aux griffes démesurées. Avec la rage du désespoir, Baatar se débattait. Il frappait, se tordait, mordait. Mais cela n’eut pas plus d’effet que s’il s’était laissé faire. De sa seconde main, le Wendigo saisit sa tête et l’arracha d’un bref mouvement de poignet. Si certains chasseurs semblèrent perdre de leur combativité en assistant à la mort de leur chef, d’autres s’enragèrent davantage. Très vite, la bête fut criblée de lances et de flèches. Mais elle n’en avait cure. À coups de griffes et de crocs, elle tua très vite trois nouveaux Starkhars.

Une douleur soudaine informa Lorcas qu’il venait de tomber à genoux. Balram ne bougeait pas à côté de lui. Sa flèche toujours encochée, il ne prenait pourtant pas la peine de viser et encore moins de tirer. Ils semblaient hypnotisés par ce terrible spectacle. Que pouvaient-ils faire ? Rien de plus que ces pauvres chasseurs qui se faisaient décimer. Leurs cris firent sortir quelques femmes et vieillards de leurs yourtes. Certains s’effondrèrent en pleurs et tombèrent à genoux. D’autres retournèrent dans leur tente comme si elle pouvait les abriter efficacement. Quelques uns tentèrent de s’enfuir. Mais le Wendigo était rapide. Il les rattrapa, ignorant les chasseurs encore debout qui le poursuivaient. C’était un massacre. Le sang et la peur pourrissaient dans l’air qui devenait difficile à respirer. Balram pouvait en sentir le goût sur sa langue. La fourrure du monstre était rouge de sang. Les cadavres déchiquetés traînaient sur le sol. Tous allaient périr. Le pirate déglutit. Il ne voulait pas mourir. Pas après tout ce chemin. C’était trop bête.

Balram observa les alentours. Le Wendigo s’acharnait sur une yourte pour en déloger un groupe d’enfants. Il ignorait totalement les deux étrangers et les animaux. D’ailleurs, personne ne faisait attention à eux. Trop occupés à survivre et à se battre. Ils allaient tous y passer. Même s’ils parvenaient à quitter le camp, la bête les poursuivrait. Sa malédiction la poussant à tuer les Starkhars. Mais ni Balram ni Lorcas n’étaient des Starkhars. L’idée qui germait depuis plusieurs jours dans son esprit explosa.

« Tu vas m’en vouloir, gamin. » murmura t-il avant de s’élancer.

Lorcas, prisonnier de sa peur, ne se rendit pas compte de son départ. Le pirate traversa le camp dévasté. Il contourna les combattants et les fuyards. Il s’arrêta soudain. Pour atteindre ce qu’il voulait, il lui faudrait passer près du Wendigo. Il déglutit et eut un mouvement de recul. Il se recroquevilla quand la bête poussa un cri de rage alors qu’un chasseur enfonçait son arme dans son flan. Chasseur qui mourut dans l’instant suivant. Balram se secoua. Il était temps de voir jusqu’où la légende était vraie. Il prit ses jambes à son cou. Il passa près du monstre, le frôlant presque. Il fut totalement ignoré. Il dépassa les dernières yourtes. Dans leur enclos, les animaux s’agitaient, les yeux révulsés de peur. À côté, des traîneaux, certains déjà chargés de fourrures, attendaient. Il fut satisfait de cette vue. Il n’aurait qu’à atteler un rêne ou deux. Pour cela, il aurait besoin de l’aide de Lorcas ; surtout vue l’affolement des bêtes. Avec réticence, il retourna sur ses pas. Le Wendigo s’était éloigné, attiré par des chasseurs récalcitrants à se laisser dévorer. Le chemin pour revenir auprès du coerlège était libre. Le gamin était toujours à genoux, tremblant, le regard figé.

« Lorcas ! Lorcas ! » appela Balram.

Il le secoua, le gifla. Enfin, il parvint à obtenir une réaction. Le gamin cligna des yeux, pleura. Ses mains tremblantes grippèrent les bras de Balram.

« Lève-toi ! ordonna le pirate en le soulevant. Faut pas rester ici ! »

Il le traîna à travers le camp. Les yeux de Lorcas, embrumés, regardaient avec horreur dans tous les coins. C’était pire que lors de la chasse. Les cris et les pleurs hantaient l’air et le sol était imprégné de sang et de morceaux de corps. Il trébucha plusieurs fois, mais Balram le releva et l’obligea à continuer à avancer.

« Ba… Balram, sanglota l’adolescent.

– J’suis là. T’arrête pas ! »

Il ne leur restait que quelques mètres pour atteindre l’enclos aux bestiaux. Cinq. Quatre. Trois. Balram portait plus qu’il ne guidait Lorcas. À bout de force, il le laissa choir contre la barrière. Il le gifla à nouveau pour le faire sortir de sa léthargie.

« Aide-moi à harnacher deux rênes à ce traîneau. » ordonna t-il en montrant celui qui était le plus chargé.

Dans un état second, Lorcas obéit. Les rênes se cambrèrent, tentèrent même de mordre pour s’échapper. Balram faillit y perdre une main. Mais, après plusieurs manipulations, ils réussirent à les attacher plus ou moins convenablement. Le pirate poussa le gamin dans le traîneau. Le souffle coupé, Lorcas s’écroula sur le tas de fourrure. Il secoua la tête, reprenant peu à peu contact avec la réalité. Balram saisit les rennes. Mais les bêtes n’avaient pas besoin de son autorisation pour s’élancer loin du campement et du Wendigo. Ils tournèrent le dos à la gorge et atteignirent très vite la lisière des bois. Balram parvint à les faire changer de direction pour ne pas rentrer dans un tronc d’arbre. La petite équipée longèrent la forêt de conifères et avala les mètres plus vite qu’ils n’auraient jamais imaginé.

Derrière eux, les cris résonnèrent longtemps encore. Mais d’ici deux petites heures, ils se tairaient définitivement.

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