Octobre 2011, 17 ans

Je m’arrête en bas d’une descente pentue, courue de pierres et de feuilles mortes mouillées. L’endroit est splendide: une petite rivière coupe les lieux boisées en plein milieu. Un large chemin de terre boueux bordé d’un grand talus accessible aux engins agricoles se dégage sur sa gauche, tandis que plus haut s’étendent de longs bouleaux et de grands chênes, parfois écroulés sur le sol moelleux. A droite du cours d’eau, sur la voie que j’emprunte en vélo, se trouve un fin sentier recouvert d’herbes et sur ses cotés une procession de plantes vertes entremêlées, dont certaines sont urticantes.
Ryan, mon cousin, a le genre de bouille qu’on croise pas tous les jours. Il a le crâne rasé, un piercing dans le nez, et une tête parfaitement ronde. Il est plus jeune que moi de deux ans, mais plus lourd de dix kilos, et contrairement à moi, il a déjà la barbe. Mon cousin s’habille essentiellement de sweat noirs et porte des casquettes aux motifs de tribals, de têtes de mort, ou d’autres logos de teufeurs qui me sont inconnus. Je l’aperçois enfin en bas du chemin, marchant à coté de son VTT.

« Raah, c’est pas possible ! La chaîne a encore sauté ! C’est quoi ce vélo merdique ?!
-C’est pas au vélo qu’il faut en vouloir, c’est pas de sa faute si tu sais pas t’en servir, je réponds en inspectant sa chaîne que je remet sans difficulté sur le pignon.
-Ouais ouais c’est bon j’ai capté ! Je sais pas comment tu arrives à te motiver pour rouler tous les week-ends, moi j’aurais trop la flemme. Je préfère largement aller chez un pote prendre une bière !
-Disons que, ça me fait du bien d’être seul un instant, loin de tout le monde.
-Loin d’Arthur ?
-Non c’est surtout mes parents en fait, ils m’énervent ! Tout le temps fourrés dans leur bureau à faire je sais pas quoi et quand tu leur demande uns truc c’est « j’suis occupé » ou « pas maintenant ». Ils étaient pas comme ça avant.
-M’en parle pas, les miens sont pas mieux. En plus ma belle-mère, je peux pas la saquer ! C’est peut-être un gène de famille, va savoir !
-Et puis on est tellement bien dans la forêt, avec toutes ces plantes, tous ces animaux, tu trouves pas ?
-Euh…
-Ça respire la joie de vivre !
-Mouais ça sent surtout le purin dans le champ d’à coté. D’ailleurs, on est presque arrivé ?
-Tu rigoles ? On n’est même pas à la moitié mon pote !
-Oh non… je te préviens mes fesses vont pas tenir longtemps sur cette selle, elle est trop raide ! Je crois bien que j’ai des bleus en plus !
-Oh la la, arrête de te plaindre et pédale.
-Attends deux secondes, c’est quoi là-bas ?
-Ah ça ? C’est une fontaine. Enfin elle est abandonnée depuis un bail, mais c’en était une avant.
-Qu’est-ce que ça fait au milieu d’un bois ?
-Qu’est-ce que j’en sais moi, je l’ai pas construite !
-Vas-y je vais jeter un coup d’œil vite fait, avec un peu de chance il y aura des pièces dans le fond.
-Alors ça, ça m’étonnerait ! Et puis même s’il y en a encore, ce seront des francs alors t’as rien à gagner !
-Oh aller ça fait une petite pause ! Et puis au moins je pourrai enlever la gadoue sur mes chaussures.
-T’es chiant Ryan, moi je t’attends pas, on se rejoint chez moi !
-T’es pas cool ! »

Je remonte donc en selle et emprunte le pont en bois glissant qui rejoint l’autre berge. Je préfère continuer sur un rythme lent et attendre que Ryan me rejoigne quand il aura compris qu’il n’y a rien à voir. Je m’arrête même après quelques minutes.
Mais il ne vient pas. Une sensation inexplicable d’angoisse monte alors en moi. Un épais nuage éclipse tout à coup le soleil et un frisson désagréable me parcourt le corps. Ni une ni deux, je pivote à 180 et m’apprête à m’élancer quand une flopée de glands s’abat sur mon casque. Je relève la tête vers le ciel mais seules les branches squelettiques remuent. Je me mets en danseuse et fuse comme jamais entre les arbres fades, je m’envole à la moindre bosse et ma roue arrière dérape en folie dans les virages serrés et détrempés.
Puis je braque tout à coup. Un cri familier, un cri de stupeur, fait écho dans toute la vallée et me cloue sur place. Des corbeaux piaillent fort et s’envolent brusquement au-dessus de la forêt, à environs cent mètres devant moi. Là où doit se trouver Ryan.
Je réemprunte le pont et arrive enfin au niveau de la fontaine. Il n’y a personne. Je laisse mon vélo juste à coté du petit édifice et inspecte rapidement les lieux, complètement paniqué.
« RYAN ! »
Des traces de pas, apparemment de deux paires de chaussures différentes, marquent la terre sur plusieurs mètres. Mais ce n’est pas la seule chose: d’autres pas, qui proviennent d’une autre direction, se mêlent au décor. Mais ceux-ci sont plus inquiétants: il ne s’agit pas d’empreintes de semelles de chaussure, mais plus les pas d’un animal. Quelque chose de gros.
Tout à coup j’entends du bruit plus à l’Est, vers là où s’écoule gentiment le ruisseau. J’ai beau chercher du mouvement, la barrière florale noie mes yeux dans ce bazar de nature. Mais quelques branches cassent au loin, et je distingue clairement un clapotis effréné dans la rivière. Je m’engage à pied sans plus attendre dans ce dédale de conifères tordus et de variété de fougères envahissantes, glissant sur les pierres mouillées qui bordent le ruisseau et salissant mes mains de la mousse qui s’accroche aux troncs des chênes. Je manque de peu de me prendre une branche en pleine figure et au même instant de légères secousses terrestres m’interpellent sur le coté gauche, derrière la frondaison épaisse et sombre qui masque une haute butte. J’ai l’impression de côtoyer des fantômes. Je débouche finalement sur un tertre où la terre est plus légère. Une trouée dans le feuillage me permet de voir à l’ouest les carrières et mines abandonnées de notre village. Mais je reprend immédiatement ma course folle et commence à scander le nom de Ryan entre deux souffles.
L’angoisse pointe le bout de son nez et je commence sérieusement à perdre patience. Deux fils de barbelés tendus entre deux hêtres sur le haut d’un talus viennent brutalement stopper ma course. J’examine les fils, qui en toute logique, semblent entourer une parcelle de la forêt. J’ai beau sondé les alentours, rien de significatif s’en dégage. Jusqu’à cette hutte rectangulaire au toit de chaume, plantée à cinquante mètres sur ma droite au milieu d’une prairie en forme de croissant. Des poteaux en bois forment les murs tandis que de l’acajou, ou du cèdre, dessinent la porte et les cadres des fenêtres. Je m’en souviens à peine. Cet endroit m’interpelle. J’ai l’impression de le connaître. D’être déjà venu ici. Pourtant je ne viens jamais dans ce secteur. Mes parents m’ont toujours mis en garde de m’en approcher. Apparemment la personne qui vit ici est dangereuse. L’homme des bois qu’ils l’appellent.
Les traces de pas conduisent pile dans cette direction. A contrecœur, j’enjambe les deux fils et m’approche le plus discrètement possible de la construction peu banale. Une odeur de terre humide mêlée à celui de la sève des arbres emplit peu à peu mes narines.
« Je la sens pas cette affaire, mais alors pas du tout, me murmurai-je à moi-même. »
J’avance d’abord d’arbres en arbres, puis de buissons en grosses pierres, avant de fouler inexorablement le haut tapis de brin d’herbes qui me dissimule presque en totalité lorsque je courbe le dos. J’avance à tâtons vers l’entrée de la bâtisse et m’adosse à la cabane.
Je fixe la forêt devant moi tout en réfléchissant, lorsque j’ai l’étrange sensation d’apercevoir une ombre fondre d’un arbre à un autre, juste en face de moi, à un endroit où la nature et les plantes sont encore plus sauvages qu’ailleurs et où la lumière perce avec difficulté le feuillage des grands sapins.
« C’est juste une branche qui bouge avec le vent, je me rassure, pas très convaincu de mon explication. »
J’essaye de ne pas tenir trop longtemps compte de cet événement pour le moins troublant et me concentre plutôt sur la bâtisse.
Deux voix s’élèvent clairement à l’intérieur, je crois reconnaître le timbre de mon cousin. J’essaie de voir quelque chose à travers la vitre sale de poussière. Il y a du mouvement. L’un des deux semble faire les cent pas, le plus grand. L’homme des bois, c’est lui. C’est comme ça que l’appelait mes parents, sûrement pour lui donner un coté « méchant ogre ». Je n’ose pas rester espionner trop longtemps de peur d’être vu.
Fiouuuu. Une ombre fluette et furtive m’apparaît un court instant dans le reflet de la vitre.
Je fais immédiatement volte-face, le cœur battant, les yeux écarquillés, mon poing levé et prêt à frapper. Pas âme qui vive dans mon dos. Seules les hautes herbes vertes se font tendrement ballottées au gré de la brise. Je veux bien considérer le fait que ce fut une illusion la première fois. Mais pas la deuxième.
Je suis désormais littéralement perdu : je ne sais pas si je dois me méfier du danger qui me fais face. Ou celui qui me tourne le dos.
Je décide de faire le tour de la maison pour trouver un endroit plus sûr par où vérifier qu’il s’agit bel et bien de Ryan à l’intérieur. Je tombe alors sur un bosquet juxtaposant une façade de la hutte, coupé par l’intrépide rivière. Un hamac oscille au gré du vent entre deux vieux bouleaux, et un foyer fumant, cerclé de cailloux et rempli de cendres laisse présumer que l’homme y a fait du feu récemment. Une frêle chaise en bois vient s’appuyer contre un arbuste à proximité du feu, accompagné d’une grosse pile de livres pas très stable. Je continue à longer la structure quand j’atteins une fenêtre entrebâillée par laquelle les mots des deux interlocuteurs s’échappent à ravir. C’est avec un mélange de soulagement et d’inquiétude que je constate la présence effective de Ryan :
« Qu’est-ce qui nous pourchassait, là tout de suite ?!
-Je ne te le dirai pas tant que tu ne m’aura pas révélé ton identité, révèle une voix plus rauque mais moins effrayante que je ne l’aurais imaginé.
-Mais qu’est-ce que ça peut vous faire de savoir qui je suis ? On se connaît même pas et vous me retenez ici, vous n’avez pas le droit ! »
Vous me retenez ici ?
« Donne-moi ton nom et j’aviserai ensuite  ! »
J’approche un peu plus mon oreille de la vitre sans prêter attention au récipient en inox sur lequel je marche bruyamment, manifestant sans nul doute ma présence. La conversation à l’intérieur cesse illico presto, et puisque je me suis fait repéré, je décide d’entrer.

« Jérémy ! Tu vas bien ?! Dépêches-toi, ferme la porte !
-Quelqu’un peut m’expliquer ce qu’il se passe ici, je réclame en exécutant le conseil de mon cousin.
-Tu n’as rien vu dehors ? Poursuit-il. »
Je repense tout de suite à l’ombre que j’ai cru apercevoir à l’instant.
« Non. Du moins je ne crois pas. Enfin si peut-être.»
Assailli de questions par mon cousin, je remarque seulement maintenant le décor délirant de la pièce. Je ne sais où donner de la tête tant il y a de choses et d’inscriptions placardées aux murs. Au centre de la pièce un grand foyer alimente une marmite et réchauffe toute la hutte. En face de moi se trouve une grande table autour de laquelle sont prostrés l’homme des bois et Ryan. De nombreux papiers et documents divers enflent la bosse qui y repose. Un vieux journal vétuste, apparemment régulièrement consulté par son propriétaire, se dégage du souk incommensurable. C’est un journal dont je me souviens très bien. La page de couverture montre une soixantaine de vaches baignant dans un bain de sang accompagné du titre : Deux collégiens libèrent des vaches dans une ferme et sèment la panique. Un lourd bilan financier pour les éleveurs.
Des gribouillis de toutes formes, de toutes tailles et couleurs tapissent les murs, sans laisser aucun espace vierge. Parfois ce sont des mots français, d’autres fois des inscriptions dans un alphabet qui m’est étranger ou des symboles incompréhensibles. Quelques noms de dieux apparaissent parfois, mais tout ça reste très confus. Des dessins se détachent néanmoins du saccage mural, comme celui d’un cycle à cinq cercles entouré par d’interminables analyses. Un plan d’un village attire aussi mon attention juste à coté de moi. Un plan de mon village. Là encore, beaucoup de notes mais que du charabia pour moi. Un peu plus loin en hauteur est dessiné à l’encre noire un dessin circulaire avec en son centre la tête d’un serpent.
Le même dessin que celui du médaillon de Blacktear. Je me retourne farouchement vers l’homme et m’apprête à lui demander d’où il détient ce symbole lorsque deux mots à l’arrière plan, écris en gras, comme gravés dans le bois, me secouent les entrailles : LARME NOIRE.
« Est-ce toi qui a engendré ceci ? Commence l’homme d’une voix à la fois inquisitrice et menaçante. »

Le bonhomme est assez charismatique : il a la peau mat et son teint traduit des origines orientales. L’homme n’est pas exceptionnellement grand mais son visage carré et sa carrure trapue et robuste dissuade l’envie d’une altercation physique. Il porte des petites lunettes elliptiques turquoises par-dessus des yeux bruns ceins de lourds cernes. Son nez plutôt proéminent surplombe une moustache et une jeune barbe très mal taillée. Un chapeau d’aventurier muni d’une belle plume repose sur des cheveux frisés et noirs comme la nuit. A noter qu’une grosse boucle d’oreille pend à son lobe droit tandis que ses mains arborent de nombreuses bagues colorées. D’ailleurs, ses doigts sont assez meurtris au vu des nombreuses coupures écarlates que revêt sa peau. L’homme est vêtu d’un chemisier blanc, très sale, que recouvre un gilet vert kaki sans manches. Un lourd pantalon sombre s’enfonce dans des grosses chaussures de randonnée en toile.
Lui aussi, me rappelle quelqu’un. Comme si je le rattachais à un de mes souvenirs les plus anciens. C’est étrange.
« Engendré quoi ?
-Ce qui vient de se passer voyons ! Est-ce grâce à toi ?! S’exclame-t-il avec de gros yeux épileptiques. Ses pupilles brillantes traduisent un semblant de folie chez ce personnage détonnant. Ou alors un semblant de lucidité.
-Comment ça ce qui vient de se passer ?
-Quelque chose nous pourchassait, je voulais m’arrêter, voir ce que c’était, mais l’autre là n’a pas voulu, reprend Ryan.
-C’était quoi au juste, ce quelque chose ?
-Chut, taisez-vous! Ordonne l’homme à voix basse, qui déjà détale vers une fenêtre comme un enfant tout excité. J’en entends un tout proche, explique-t-il en passant uniquement le haut de sa tête par-dessus le cadre de la vitre.
J’observe un instant l’homme dans son manège loufoque alors que Ryan s’approche lentement de moi.
« Ce mec est vraiment pas net, me chuchote-t-il. » Pendant ce temps, l’homme des bois se murmure frénétiquement des paroles incompréhensibles tout en sondant énergiquement les alentours.
« T’avais raison, j’aurais jamais dû m’arrêter à cette saleté de fontaine ! Il n’y avait même pas de pièces en plus, trop déçu ! »
-T’as vraiment fait ça ?
-Quoi ?
-Fouiller l’eau pour trouver de l’argent ?
-Bah ouais, et alors ? Tu veux qu’il en fasse quoi dieu, de toutes ces pièces ? Il a pas fait d’emprunt à la banque pour créer la Terre hein !
-Vu comme ça, c’est sûr.
-Ah si je suis bête, j’ai trouvé un truc! Bon c’est pas de l’or mais, c’est sympa, me confie-t-il en dégageant de sa poche une sorte de médaillon noir. Le même que Blacktear.
-C’est pas vrai !
-Quoi ?
-Mon chien, il a le même !
-Ah bon ? Merde ! Moi qui pensais le mettre autour de mon cou ! C’est fait pour les chiens ? Me demande-t-il perplexe.
-C’est-à-dire que… Mais il s’est passé quoi au juste pendant mon absence ?
-Oh, c’est pas une longue histoire…

*

De ce décor floral humide ressort une majestueuse fontaine faite de vieilles pierres, qui est malheureusement laissée à l’abandon et dont l’eau stagnante ne laisse pas percevoir le fond pourtant peu profond. Étrangement, de magnifiques fleurs de toutes les couleurs s’épanouissent sur ses rebords, alors que la terre parait très peu fertile à la vie végétale, profitant sûrement de la lumière généreuse du Soleil qui peut filtrer le plafond de feuilles à cette unique place.
« Bon alors, voyons un peu ce que tu nous réserves. »
J’attrape un petit bâton à mes pieds et remue l’eau pour enlever les saletés en surface qui masquent le fond de l’eau. J’ai beau examiné chaque recoin du petit édifice, tout ce que j’arrive à faire c’est décrotter le fond du bassin couvert d’une terre noire infâme et d’autres pousses vertes aquatiques. Après cinq bonnes minutes j’abandonne les recherches et aussi l’idée de nettoyer mes chaussures au vu de la couleur de l’eau. Je jette, déçu, mon bout de bois dans la flotte et m’apprête à repartir quand un petit objet posé sur une grosse pierre en marge du bassin m’intrigue. Je m’en approche laborieusement en enjambant le rebord du bassin, et découvre un petit disque en métal noir au logo étrange. Une sorte de montre sans cadran, un médaillon un peu louche. Pensant que mon cousin en saura certainement plus que moi, je le conserve avec moi en attendant de le lui montrer. Je commence à faire demi-tour lorsque j’entends un bruit suspect sur ma gauche, un peu en contrebas, comme si un animal se hissait en haut de la pente ardue. Je m’approche du rebord descendant et heurte de plein fouet un homme en haleine qui surgit d’un maquis touffu.
Je lâche un petit cri de surprise et m’effondre au sol sous le poids de l’homme. Ce dernier ne prend même pas le temps de s’excuser, il ramasse son chapeau tombé dans l’herbe et jette simplement un regard terrorisé dans son dos. Puis il me dévisage quelques secondes en fronçant les sourcils, et fait un rapide allé-retour visuel entre moi et ce qui a l’air de le poursuivre, comme si on avait quelque chose en commun :
« Faut pas rester là ! Suis-moi !
-Ah ouais, et pourquoi je… »
Ma question est très vite interrompu par un grognement guttural dans mon dos, là d’où vient l’homme des bois. On entend déjà le claquement effréné de deux paires de sabots sur les feuilles.
L’homme écarquille les yeux et reste béat un instant avant de me rappeler à l’ordre :
« Il faut se dépêcher jeune garnement ! Allons, remue-toi ou nous allons nous faire croquer comme deux sots !
Je me relève précipitamment et le suit sans discuter. L’homme coure comme un dandy avec sa canne en bois ridicule. Néanmoins il progresse vite au vu de la distance qui le sépare de moi après seulement une minute. J’entends de mieux en mieux le tumulte des pas hargneux qui nous pourchassent et étrangement mes jambes accélère volontiers leur course.
« Le rondouillard ferait bien de se hâter davantage s’il tient à son bide grassouillet ! Rouspète l’étrange gaillard. Le… rondouillard ? Attends un peu que… je te colle ma… grosse main sur… ta tête de… farceur grotesque…
Nous parvenons enfin à son refuge, une sorte de cabane du moyen-âge, un abri digne des trois petits cochons. Il me conduit dans l’antre de sa masure et j’ai juste le temps de refermer la porte qu’une terrible secousse la fait vibrer, au point de faire évacuer les grains de poussière qui avaient pris pour domicile les sillons de la porte.
« C’est quoi ça ?! J’interroge à moitié affolé. »
Le bougre ne me répond pas, et pendant plusieurs minutes, il tente en vain d’obtenir mon nom que je ne le lui fournit pas non plus.

*

« Voilà comment ça s’est passé ! Sacré merdier hein ?!
-Eh vous ! Oui vous là-bas, les deux chenapans ! Chut ! Plus un bruit! On ne parle plus, OK ? Fini ! Basta ! C’est exaspérant ce boucan, je ne supporte plus de…»
Ryan me porte un air renfrogné et stupéfait en réponse à la réaction déroutante de notre hôte.
« Ce gars est carrément flippant. »
-Qu’est-ce qu’on fait ? Je chuchote.
-J’ai une idée. On s’approche tout doucement de la porte, discrètement tu vois. Et après on détale direct.
-Ouais mais, si on tombe sur ce machin qui vous poursuivait, c’est pas un peu risqué ?
-Tu préfères rester avec ce timbré ? Me demande-t-il en le désignant dédaigneusement de la tête.
-Bon comme tu voudra. »
On commence dès lors à marcher en crabe vers l’issue de sortie, sans vraisemblablement se faire repérer à un seul instant, l’homme étant bien trop occupé à ses réflexions. Ryan saisit la poignée. La tourne.
« Je réfléchirai à deux fois avant de sortir à votre place, lâche brusquement notre hôte turbulent. A moins que vous ne teniez à mettre vos vies en péril, déclare-t-il en nous fixant par-dessus ses grosses lunettes hideuses.
-Ouais mais en fait on aimerait bien rentrer chez nous, vous comprenez… enchaîne Ryan qui tire de quelques centimètres la porte.
-Plus un geste ! Somme le type à voix basse. Il y en a un dehors.
-Vous avez déjà dit ça tout à l’heu…»
Un trémoussement. Quelque chose marche doucement sur les feuilles mortes.
On ne sait pas vraiment d’où vient ce son. On a beau jeter un œil à chaque fenêtre, on ne voit rien. Pourtant c’est bel et bien là. Les bruits sont clairs comme de l’eau de roche. Si proches qu’on a l’impression que ça marche à nos côtés, à même dans la pièce.
Tout à coup un reniflement nous parvient de l’autre coté de la porte. Je distingue clairement couler une ombre sur le seuil de la hutte. Puis elle s’arrête. La main de Ryan qui tient la poignée se met à trembler et quelques crissements s’en échappent. Je serre les dents et ferme les yeux. J’attends. J’attends. Encore. Je soulève une paupière. L’ombre n’est plus là. Son souffle non plus.
Nous restons tous les deux complètement statiques, nos membres paralysés, tandis qu’au fond de la salle l’homme des bois semble ouvrir une bouche béante. Dans ma direction.
La forêt entre doucement dans une lourde pénombre asphyxiante d’insécurité, lorsqu’on discerne une nuée d’oiseaux s’envoler au loin. Un bruit extrêmement léger me caresse alors les tympans. Une sorte de gargouillement perdu dans les bois qui trottine parmi les fougères.
Ça s’en est allé.
« Mon dieu… formule le briscard excentrique en posant ses gros yeux ronds sur mon visage. » Comment est-il arrivé aussi vite à ma hauteur ? Il s’approche très près de moi et me sonde de haut en bas, par-dessus ses lunettes saugrenues.
« Ça alors, je m’attendais à quelqu’un de plus… »
Je recule ma tête de son haleine tonitruante en levant mes sourcils et grimaçant à souhait.
« Fringant, termine-t-il en hochant un peu sa tête. Mais bon ! On fait avec ce qu’on a ! C’est déjà bien que tu sois là n’est-ce pas ?!
-Elles vous servent à quoi vos montures si vous regardez tout le temps par-dessus ? Questionne promptement Ryan.
-Il te sert à quoi ton abominable anneau si tu l’enfonces dans ton trou de nez ?
-C’est esthétique.
-Tu connais ce mot là Ryan ? Je demande, surpris.
-Ouais mais je sais plus trop ce qu’il veut dire…
-Mes lunettes, vois-tu, ne sont pas des lunettes or-di-naires. Elles ne me servent pas à mieux voir, mais à voir différemment.
-Donc quand vous les mettez, vous vous voyez moins moche dans le miroir ? Enchaîne mon cousin au sacré tempérament.
-Ta dégaine est vulgaire et tu oses me traiter de moche ?
-Bon on se calme là ! Qui êtes-vous d’abord ? Je demande pour calmer le jeu.
-Ah ça, c’est une sacré question à laquelle je ne peux pas te répondre ! Pas tout de suite en tout cas ! Sache que je suis enchanté de faire ta connaissance Jérémy… un peu moins toi en revanche, adresse-t-il à Ryan qui le fixe, agacé. Malheureusement vous ne pouvez pas rester ici.
-On en avait pas l’intention non plus, renvoie furieusement mon cousin, marchant déjà sur le seuil de la porte.
-Allez, zou les deux galapiats ! Partez, partez je vous dis ! Nous commande-t-il en nous balayant de sa main qui sonne à chaque fois que deux de ses bagues s’entrechoquent.
-Attendez une seconde, je rétorque en me retournant vers lui. Pourquoi avoir écrit larme noire sur le mur ? »
L’homme, prit au dépourvu, sonde la pièce derrière lui pour vérifier d’où je détiens cette info, puis il sourit en regardant parterre. Je n’étais pas censé voir ça apparemment. Comme si de rien était, il referme lentement la porte sur lui et me dit :
« On se reverra. »
Frustré, je me résous à faire demi-tour, trop exténué pour relever la situation.
Alors que nous sortons à peine de la prairie, je jette un dernier coup d’œil derrière moi et je l’aperçois, debout devant sa fenêtre. Il sourit. Un sourire à mi-chemin entre la mesquinerie et la bienveillance. Un sourire qui ne veut rien dire. On dirait que ses lunettes sont fluorescentes. A moins que ce ne soient ses yeux qui brillent ? Non c’est impossible. Il m’adresse un curieux clin d’œil et tire brusquement les rideaux.
Qui est cet étrange personnage ?

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