Notes d’auteur : Celui-ci s’est beaucoup moins attendre. Voici donc les aventures de Balram en prison et le retour d’un personnage. Je vous souhaite une bonne lecture !
*****************************

Beaucoup pensent qu’au sein d’un équipage pirate, c’est l’anarchie qui prime et la loi du plus fort. Quelle erreur ! Une organisation extrêmement précise régit tout navire voyageant sous pavillon noir. Il y a évidemment une hiérarchie à respecter. La vie à bord est orchestrée par le quartier-maître qui est élu par l’équipage. Il sert aussi de porte-parole auprès du capitaine. Chaque spécificité (voile, charpente…) a un maître. Le capitaine mène ses troupes au combat et prend certaines décisions importantes sur l’avenir du navire et de ses occupants. Lui aussi est élu en général, mais il peut aussi être le propriétaire du bateau et recruter.

À bord, chaque homme a droit à la parole. Et qu’importe son rang, il a une voix comme tout le monde. Le butin est également réparti de manière égale entre tous. Cette façon de procéder plaît et attire les marins de la marine marchande vers la piraterie. Ils touchent plus, se sentent plus libres et souvent le travail est moindre sur un navire pirate, plus petit ou plus peuplé. Mais, en échange, ils risquent davantage leur vie et se retrouvent hors-la-loi.

Tout homme élu peut se retrouver, suite à un nouveau vote, destitué s’il n’est pas à la hauteur de sa tâche ou perd la confiance de l’équipage. Certes, il existe aussi de nombreuses mutineries. Généralement, elles arrivent dans des situations extrêmes. Le capitaine et ceux qui lui sont restés fidèles sont abandonnés par les autres qui repartent avec le navire.

En tant que capitaine corsaire, j’ai eu ce poste par décret de la Matriarche avec le navire et j’ai recruté mes marins. On ne peut pas me destituer de mon poste. Mais cela n’empêche pas les mutineries. Si moi, je n’en ai jamais eu, j’ai connu de nombreux corsaires assassinés ou abandonnés par leur équipage. Les mutins deviennent alors simples pirates et sont souvent poursuivis par leur clan d’origine pour trahison ; sauf si l’ordre de mutinerie venait de la Matriarche ou qu’ils avaient une bonne raison aux yeux de celle-ci d’agir ainsi.

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan
***********************************************
Chapitre XXV : Le Prix d’une Vendetta

Balram ouvrit l’œil. Il faisait encore sombre dans la cellule. La respiration lente et profonde de son codétenu lui apprit qu’il dormait encore. Sous son dos, le matelas était dur et rêche. Mais, au moins, il en avait un. Il se redressa avec raideur. Oubliant qu’il s’était vu attribué le lit du bas, il se cogna le front sur le sommier de Charon. Il pesta à voix basse, frottant le point douloureux. Il remit en place son cache-œil qui s’était déplacé durant la nuit. Il savait qu’il devrait laisser sa plaie prendre l’air de temps à autre – surtout qu’elle n’était pas encore tout à fait guérie – mais il se refusait à ce qui quiconque voit son orbite vite et ses cicatrices. Il se tourna légèrement vers la porte. La minuscule lucarne grillagée ne permettait pas, surtout à cette distance, de savoir ce qui se passait dehors. Quant à la meurtrière qui donnait sur le dehors, elle restait sombre. Le soleil n’était même pas levé. Quelle heure pouvait-il bien être ? Qu’importait, Balram ne pourrait pas se rendormir. La vue de si petites ouvertures et de cette pièce étroite lui comprimait déjà la poitrine. Il respira profondément pour se calmer et ferma l’œil pour ne plus rien voir.

Il ignorait combien de temps il était resté à attendre, immobile. L’air marin lui manquait déjà. Enfin, Charon bougea au-dessus de lui. Le sommier grinça quand il s’assit et s’étira.

« Déjà réveillé, Elkano ? T’inquiète, c’est toujours comme ça au début. Puis on fait des grasses matinées, puis des siestes dans la journée. À part dormir et rêver, il ne reste pas grand-chose à faire ici. »

Au son de sa voix, Balram ouvrit doucement l’œil et vérifia en tâtonnant si son bandeau était bien fixé. Les rayons du soleil illuminaient sa meurtrière à présent. Ils étaient orientés plein est. Une fois le midi passé, ils ne devraient plus voir le soleil.

L’astre était à son zénith quand la porte s’ouvrit enfin pour la première fois. Deux gardes leur posèrent rapidement un plateau avec deux assiettes et de l’eau. Le repas était sommaire. Des pommes de terre et des haricots. Pas de viande. Mais au moins ils n’étaient pas réduits au pain sec et à l’eau.

Balram remarqua vite dans les jours qui suivirent qu’on ne laissait jamais sortir les prisonniers. Ils avaient droit à deux repas par jour. Sinon, ils ne voyaient personne. Il comprenait pourquoi Charon lui avait dit qu’en dehors de dormir il n’y avait pas grand-chose à faire. Le temps s’étirait et chaque jour paraissait plus long que le précédent. Balram n’avait pas d’autre distraction que d’observer le ciel à travers les grillages. L’enfermement lui devenait encore plus insupportable. Les autres prisonniers n’émettaient presque pas de bruit, rendant l’atmosphère d’autant plus lourde et asphyxiante. Charon ne parlait presque pas, l’observait parfois. Il dormait, lisait, taillait des bouts de bois avec sa cuillère. Il paraissait tellement serein alors que Balram tournait en rond comme un fauve en cage.

Un soir, entre deux gorgées de potage, le pirate parvint à échanger quelques phrases avec lui, posant des questions sur la vie à Comminatie. Il apprit que les prisonniers ne quittaient leur cellule qu’une seule fois par semaine pour aller se laver par groupe de dix. En dehors, ils restaient enfermés. Sauf pour les jugements, interrogatoires et mises à mort. Même en cas de blessure ou de maladie, le médecin allait dans la cellule. Entre ces mesures drastiques et la situation géographique de la prison, Balram comprenait aisément pourquoi personne ne s’échappait de Comminatie.

Le pirate finit par comprendre la passion soudaine de Charon pour la menuiserie. Le contrebandier avait maladroitement taillé des dés et des pions. Les deux hommes passaient principalement leurs journées à enchaîner les parties. Mais à deux ça tournait souvent en rond et la pauvreté de leur matériel ne leur permettait pas beaucoup de variétés dans les jeux. Jeter les dés devenait plus un réflexe qu’une véritable distraction.

Balram se rendait compte qu’au fur et à mesure des jours, bien qu’il ne faisait rien, il était de plus en plus épuisé. Les prédictions de Charon se réalisèrent et il finit, lui aussi, par faire des siestes. Vivre dans ces conditions ne l’intéressait pas et il espérait être condamné à mort. Il attendait son procès avec impatience. Il avait l’impression d’être coincé ici depuis des semaines. Et pourtant, cela faisait moins d’une semaine qu’il était arrivé puisqu’il n’avait pas encore été emmené à la toilette. Il allait devenir fou avant l’heure de son jugement.

Le lendemain, les deux prisonniers furent réveillés par des coups sur leur porte. Deux gardes entrèrent tandis qu’un autre restait devant. Évidemment, tous étaient armés.

« Debout ! s’écria l’un d’eux. C’est l’heure d’aller se décrasser. »

Avec paresse, Charon s’étira et descendit de lit. Balram réagit un peu plus vite. Il se leva, enfila sa chemise et mit ses chaussures. On les guida dans le couloir, un fusil entre les omoplates. D’autres prisonniers s’alignaient, l’œil endormi, le visage blasé. La seule sortie hebdomadaire. Quelques-uns dévisagèrent Balram avec un semblant de curiosité. Comme Charon l’avait raconté, ils étaient une dizaine. Le double de gardiens les guidaient. Ils ne prenaient vraiment aucun risque. Plus nombreux et armés.
La salle d’eau était sommaire. Un broc d’eau et un pain de savon par personne. Pas de rasoir. On ne laissait aucune lame à portée. De par ce fait, Balram pouvait deviner quels étaient les prisonniers les plus anciens à la longueur de leur barbe. Il n’y avait pas de place pour la pudeur. Avec les gardiens dans leur dos, rien pour se cacher dans uns des autres, ils devaient se déshabiller et se débarbouiller à la vue de tous. Ils frissonnaient. L’eau était froide et la pièce pleine de courants d’air. Entre deux claquages de dents, Balram aperçut du coin de l’œil un vieil homme. Il portait un uniforme passé et caressait un chat qui ronronnait sur ses genoux calleux. Il fixait le mur d’un œil éteint. Un vieux trousseau de clés pendait à sa ceinture. Les gardes comme les prisonniers l’ignoraient. Remarquant où se portait son attention, Charon lui donna un bref coup de coude.

« Dépêche-toi de finir avant qu’ils te ramènent trempé et à poil dans la cellule. »

Comprenant que le temps de la toilette était limité, Balram se hâta de rincer le savon qui le recouvrait. Il n’avait pas tout à fait terminé de s’essuyer avec le torchon mis à sa disposition que les gardiens interpellèrent le groupe.

« Allez, messieurs, on enfile son froc et on dégage ! C’est au tour des autres. » 

À la hâte, Balram se rhabilla. Charon était déjà prêt, en grand habitué du rituel de la semaine. Le nouveau n’eut pas le temps de mettre ses chaussures ni de refermer sa chemise. Ses bottines en main, il fut bousculé par un gardien pour rentrer dans le rang. Avant de quitter la salle, il jeta un dernier coup d’œil au vieil homme qui lui rendit brièvement son regard.

De retour en cellule, Balram finit de s’habiller en tremblant et s’attacha sommairement les cheveux. Il s’emmitoufla sans son manteau de cuir qu’il avait laissé sur son lit. Tranquillement, Charon était remonté dans son lit et avait sorti un nouveau livre. Son colocataire y jeta un œil intrigué. D’où sortaient ces bouquins ?

« On se fait des échanges discrètement pendant la toilette, expliqua le contrebandier. On se les glisse dans les tas de fringues. Par contre, j’ignore d’où ils viennent à l’origine. Certains doivent avoir des accords avec les gardiens, j’imagine. »

Malgré la surveillance étroite, de nombreuses combines semblaient exister entre les prisonniers. Balram se demanda si d’autres échanges moins futiles ; comme des armes, de la nourriture ou de la drogue, se faisaient. Après, en dehors d’un complice chez les gardiens, il ne devait pas avoir de moyens de faire renter des objets à Comminatie.

« C’était qui le vieux avec son chat ? demanda Balram.

– Le gardien des clés, répondit distraitement Charon pris dans son livre. Une sorte de concierge. Un garde trop vieux qui a pas voulu prendre sa retraite. On lui a confié les clés du bâtiment et il fait le ménage et des menus travaux. Le chat, je ne sais pas d’où il sort. C’est un peu la mascotte. Il se promène partout. Il arrive même à rentrer dans les cellules en passant par les fenêtres. »

Balram imaginait bien tous ces pirates ravis d’avoir la visite d’un chat miteux venu tromper leur ennui en échange de caresses. Sur les bateaux, il y avait souvent des chats. Ils servaient à chasser les rats des cales et ainsi à préserver les provisions. Habitués à ces félins, les prisonniers devaient savoir y faire pour attirer la mascotte dans leur cellule et passer un peu de temps avec lui. Balram se souvenait du siamois qui rôdait sur l’Épine Pourpre quand il était gosse. Une vraie teigne. Personne ne pouvait l’approcher sans se prendre un coup de griffe. Il était aussi voleur comme pas possible. Pendant longtemps, il avait détesté ces bestioles. À bord du Tandem, il avait côtoyé un autre chat, beaucoup plus doux et affectueux. Il ne comptait plus le nombre de fois où il s’était réveillé avec l’animal contre lui ou entre Richard et lui. À croire que les chats prenaient le tempérament du capitaine du navire. Quant au matou de Comminatie, il allait vite pouvoir tester son caractère. 

Une nuit, il fut réveillé par des miaulements plaintifs. Encore embrouillé de sommeil, il se redressa mollement sur sa couche. Au-dessus de sa tête, Charon ronflait profondément. La lune éclairait faiblement la meurtrière. Le chat du gardien était à moitié rentré et semblait ne pas oser sauter. Ne pouvant pas se rendormir, Balram se leva et alla à sa rencontre. Il comprit rapidement ce qui n’allait pas. L’animal marchait sur trois pattes. Celle avant gauche était levée et pleine de sang. Balram ne saurait sire s’il s’agissait d’une morsure ou s’il s’était pris dans un piège à oiseaux. Doucement, il attrapa le chat qui se laissa faire. Rassis sur son lit, il examina la blessure. Elle n’avait pas l’air profonde ; après il n’avait pas de connaissance en médecine. Avec le reste de l’eau du dîner, il lava la patte malgré les protestations du félin. Sa chemise était déjà sale et déchirée, alors ce ne fut pas difficile d’en arracher un bout pour bander la blessure. Une fois le pansement fait, le chat secoua la patte, tenta de l’enlever avec les dents, mais Balram, prévoyant, avait bien serré. La bête finit par abandonner et s’installa sur ses genoux. Le pirate passa quelque temps à le caresser avant de se rendormir.

Ce fut le ricanement de Charon qui le réveilla le lendemain.

« Tu t’es fait un nouveau copain durant la nuit », remarqua-t-il en désignant la boule de poil qui dormait sur son torse.

Balram l’ignora et referma l’œil, prêt à se rendormir.

« La prochaine fois, il te piquera l’oreiller », le prévint le trafiquant.

Quelques jours plus tard, alors qu’il se dévêtait dans la salle d’eau pour la toilette hebdomadaire, le vieux gardien entra dans la salle et observa d’un œil averti les prisonniers ; ou plutôt leurs chemises débraillées. Il s’arrêta au niveau de Balram. Le prisonnier détourna le regard, se demandant l’origine de cette attention.

« C’est toi qui as soigné Mistie ? demanda-t-il de sa voix faible et éraillée.

– Conrad, éloigne-toi des prisonniers ! » ordonna l’un des gardes.

Mais le vieux l’ignora, interrogeant Balram du regard. Ce dernier hocha brièvement la tête.

« Merci, mon garçon. Ça aurait pu s’infecter et elle aurait perdu sa patte. »

Il lui serra affectueusement l’épaule avant de s’éloigner et de quitter la pièce en boitillant.
Cette fois, Balram avait saisi le rythme et eut le temps de s’habiller avant de repartir en cellule. Durant leur absence, on avait déposé leur plateau repas. Les deux hommes mangèrent leurs lentilles en silence. Mais Balram n’eut pas le temps de finir son assiette. Quatre gardes frappèrent soudain à leur porte et sommèrent au pirate de venir. Le jeune homme échangea un regard étonné avec Charon qui haussa les épaules. Les gardiens s’impatientèrent. Balram s’avança. On ouvrit la porte et aussitôt des menottes s’abattirent sur ses poignets. On le fit sortir sans douceur. Bien encerclé, il fut conduit vers les escaliers et commença de descendre les étages.

Balram fut emmené vers les sous-sols. Il n’avait jamais pensé qu’il puisse avoir encore des salles sous terre. Comminatie lui paraissait déjà tellement immense et surpeuplé. Il comprit rapidement qu’il n’y avait aucune cellule en bas. D’ailleurs, il n’avait jamais vu de pièce réservée aux gardes. Leurs quartiers devaient être au sous-sol ou à l’extérieur. Les escaliers dans lesquels les quatre hommes armés le tiraient étaient étroits et sombres. Ils devaient descendre un par un à la file ; Balram coincé au milieu. Le garde en tête alluma une lanterne avec une allumette. Elle n’éclairait pas grand-chose, mais elle suffisait aux soldats qui connaissaient très bien les lieux. Tendu, Balram tentait de percer les ténèbres du regard. Il distinguait vaguement des portes ; toutes fermées. Le couloir était bas de plafond. Le pirate se força à ne pas y penser. Il était déjà assez angoissé. Pourquoi étaient-ils venus le chercher ? Où l’emmenaient-ils ? Qu’allaient-ils lui faire ? Et les gardes ne desserraient toujours pas les dents. Maintenant, il ne pouvait plus que deviner que leurs silhouettes découpées dans la lumière de la lanterne. Impossible de voir leur expression. Dès qu’il ralentissait, une main bourrue le poussait. Il n’avait que des menottes aux poignets, mais ses liens lui paraissaient peser une tonne. Un mauvais pressentiment le rongeait peu à peu.
Enfin, ils s’arrêtèrent devant une épaisse porte de bois sans ouverture. Une pointe de soulagement habita le pirate. Il allait enfin savoir. Elle fut vite remplacée par une angoisse dévorante. L’homme de tête toqua de sa main libre. On ouvrit. Balram se tendit et eut un mouvement de recul. C’était un officier de l’Armada. Haut gradé à en croire ses décorations.

« Voici le prisonnier que vous avez mandé, Commandant Kerias, annonça le garde en saluant raidement.

– Faites-le entrer et attachez-le », ordonna le dénommé Kerias.

Les deux gardes qui le suivaient lui saisirent les bras et l’entraînèrent dans la pièce. Celle-ci était bien éclairée, mais petite. À peu près la même taille que la cellule de Balram. Pour seul mobilier, il y avait une table et quelques chaises. Deux autres officiers, un inférieur au commandant et l’autre supérieur, attendaient. Un cartable de cuir était posé sur la table, fermé. Que pouvaient bien lui vouloir trois officiers supérieurs de l’Armada ? On le fit asseoir sur une chaise et on lui défit les menottes pour mieux l’enchaîner aux bras de son siège. Le plus haut gradé gardait un visage neutre et restait appuyé au mur face au pirate, à côté de la porte. Il ne le lâchait pas du regard et cette insistance le mettait mal à l’aise. Le commandant renvoya les gardes, referma la porte et vint s’asseoir en face de Balram. Le dernier était assis à l’écart et semblait prêt à prendre des notes. Kerias rompit le silence.

« 26 mars 1816, Dispater, prison de Comminatie, dictait-il au troisième officier. Interrogatoire du pirate Balram Elkano, en attente de procès. »

Un interrogatoire. Que pouvaient-ils bien avoir à lui demander ? Outre ses meurtres, il restait un criminel de seconde zone, très discret. Ses victimes avaient-elles des choses à cacher et le pensait-on au courant ? Il ne voyait pas d’autres explications.

« Mené par le Vice-Amiral Beaujoie et le Commandant Kerias. Greffier, le Capitaine Lesmard » poursuivait Kerias.

Il se tut, la présentation administrative étant terminée. Nul doute qu’il était l’heure des questions. Le Commandant se tourna vers son supérieur. Beaujoie lui fit signe de commencer, gardant le silence. Ses yeux pâles ne quittaient toujours pas Balram. Le jeune homme baissa le regard sous cette insistance.
De son manteau, Kerias tira un dossier. Il n’était pas bien épais, mais il suffit à angoisser davantage le pirate. Il avait affaire à l’élite de l’Armada, deux pour l’interroger et un pour noter le moindre de ses mots et gestes. Que pouvaient-ils bien lui vouloir ? Pourquoi tant de cérémonie et d’importance ? Il n’était rien à leurs yeux. Intimidé et terrifié, il regarda le Commandant sortir une feuille. Son texte était écrit trop petit pour qu’il puisse le déchiffrer à cette distance. L’officier dut même chausser des lunettes pour lire. Il parcourra vivement des yeux le document avant de reporter son attention sur Balram.

« Il y a environ un an, plusieurs ports de Damra ont subi des attaques.

– Je ne suis jamais allé dans l’Océan Cadarshi, le coupa faiblement Balram.

– J’ai pas fini, claqua sèchement le militaire. Selon les témoignages rassemblés, on aurait identifié le pirate responsable de ces attaques. »

Pourquoi l’Armada se mêlait de cette affaire ? Damra ne faisait pas partie de la Fédération d’Urian. Il n’était même pas question du Golfe. Certes, il s’agissait d’un partenaire commercial important ; notamment sur le marché des épices et des esclaves ou encore de certaines pierres précieuses et tissus rares. Mais Damra avait toujours réglé seul ses problèmes et refusait que la Fédération approche ses terres. Les immenses déserts d’Ædan qui le séparaient du littoral de la Mer Naweline l’arrangeaient bien en cela. Et quel rapport avec Balram ?

« Il s’agissait du Capitaine Robinson » acheva enfin Kerias.

Le cœur de Balram chuta dans sa poitrine et son souffle se figea.

« Impossible, décréta-t-il d’une voix blanche.

– Tu sembles bien sûr de toi, nota insidieusement le Commandant.

– Il est mort depuis de nombreuses années. Tout le monde le sait », poursuivit le pirate.

Au moins, maintenant, il comprenait l’intérêt que l’Armada portait à l’affaire. S’il y avait la moindre petite chance que Robinson soit en vie, il devenait leur cible prioritaire. Cela n’expliquait en rien sa présence. Nul ne connaissait sa filiation avec Robinson. Peut-être était-ce dû à son arrestation près de la carcasse de l’Épine Pourpre.

« Dans ce cas, pourquoi atteste-t-on de sa présence sur les côtes damriques ?

– Je n’en sais rien. C’est sûrement un imposteur. Il n’y a pas d’autre explication.

– Robinson a disparu en mer il y a quinze ans. On a jamais retrouvé son corps et personne ne l’a vu mourir.

– Il est mort, s’obstina Balram en secouant la tête et serrant les dents.

– Qu’est-ce que te rend si sûr de toi ?

– Son bateau est échoué sur une île de Coerleg ! avoua le pirate. Jamais il n’aurait pu reprendre la mer sans l’Épine Pourpre. Il y a des cadavres dans les cales. Le reste a dû être emporté par des charognards ou des pilleurs. J’ai été arrêté juste à côté de l’épave. Il est mort. »

Il ne pouvait qu’être mort. L’idée qu’il puisse vivre encore lui était insupportable. Le navire était éventré, envahi pat la végétation. Robinson était mort que ce soit dans sa frégate ou en mer. Il était mort. Mort et loin de lui à jamais. Ses cicatrices dans le dos le tiraillaient comme à chaque fois qu’il pensait trop à ce monstre.

Kerias ordonna à Lesmard de noter consciencieusement le lieu de l’arrestation de Balram afin que cela soit vérifié plus tard.

« Nous avons mené une enquête approfondie sur ces attaques. Les descriptions correspondent à Robinson. Seul le navire a changé.

– Un imposteur qui lui ressemble, la belle affaire !

– Il y a deux mois, poursuivait le Commandant sans lui prêter attention, plusieurs navires marchands ont été attaqués, pillés et coulés. Il n’y a eu aucun survivant. Mais les épaves ont été retrouvées. Le gouvernement de Damra a accepté de laisser certains de nos officiers les examiner. La procédure d’abordage semble être la même utilisée par Robinson, quinze ans auparavant. De plus, chacune d’entre elles portait, gravée sur sa proue, le Jolly Roger de Robinson. »

La vision du pavillon rouge de son père revint dans son esprit. Ce squelette noir tenant dans sa main le cœur ensanglanté de son ennemi et une lance dans la gauche. Robinson était doué pour lancer et attaquer à distance que ce soit pour tuer des animaux marins ou des hommes. Son drapeau rouge comme le sang indiquait qu’il ne laissait aucun survivant lors d’un abordage. Balram avait assisté plus d’une fois à ces massacres. Il s’était promis de servir uniquement sous pavillon noir.

« Tour le monde connaissait son Jolly Roger, s’entêta Balram.

– Et qui donc connaissait sa méthode d’abordage ?

– Qu’est-ce que j’en sais, moi ? protesta le pirate sur les nerfs. Pourquoi vous me parlez de ça ? J’ai rien à voir avec…

– Alvaro Elkano », le coupa une voix grave et calme.

Balram se mordit la lèvre et leva l’œil lentement vers le Vice-Amiral Beaujoie. C’était bien lui qui avait parlé. Ses yeux morts observaient toujours le prisonnier sans ciller.

« Dans les hautes sphères de l’Armada, nous connaissons le véritable nom de Robinson. Nous savons aussi de source sûre qu’il n’avait plus de famille depuis le décès de son père, Diego Elkano. Il était enfant unique. Alors, quel est ton lien avec lui ? Nous en avons déduit que tu étais son fils.

– Ou un simple homonyme, tenta Balram sans y croire.

– Non, plusieurs fois un enfant métissé a été vu à bord de sa frégate. C’était toi, n’est-ce pas ? »

Balram ne répondit pas. Nier n’aurait servi à rien. Il était démasqué. Il sentait presque la corde du bourreau se resserrer autour de son cou. Il paierait à la place de son père. Il baissa la tête, ses cheveux recouvrant son visage. Il ne voulait plus croiser leurs regards. Sa honte, ses secrets et ses faiblesses exposés.
Le Vice-Amiral s’avança, dominant la silhouette prostrée du pirate.

« Tu le connaissais personnellement. Tu as voyagé avec lui, tu l’as vu procéder à plusieurs attaques et tu portes le même sang. Tu dis n’être jamais allé dans l’Océan Cadarshi. Permets-moi d’en douter.

– Je n’ai jamais quitté le Golfe d’Urian ! protesta vivement Balram qui refusait qu’on l’accuse de ces attaques. Il y a deux mois, j’étais déjà prisonnier à Valenc. Ou alors encore à Birenze. J’ai perdu la notion du temps.

– Tu étais à Valenc, précisa Beaujoie. Certes. Mais l’année dernière, on ignore où tu étais exactement. Tu es resté discret depuis ta petite série de meurtres en vérité. On sait vaguement que tu aurais provisoirement servi à bord du Tandem et du Goéland Noir. Puis plus rien. On peut comprendre que tu es passé dans l’Océan Cadarshi, que tu as réuni un équipage et qu’avec tu t’es fait passer pour ton père.

– Jamais je n’aurais fait un truc pareil ! Je ne lui ressemble même pas. Il était roux, blanc et beaucoup plus grand que moi.

– Des grands rouquins pour jouer le rôle, ça se trouve.

– Je n’étais pas seul sur l’Épine Pourpre. Peut-être qu’il y a eu des survivants et qu’ils ont monté ce stratagème pour semer le doute, la terreur ou en hommage. Que sais-je ! Mais ce n’est pas moi. » Sa voix se brisa sur ces derniers mots.

En silence, le Vice-Amiral fit plusieurs fois le tour de la pièce. Il ressemblait à un fauve guettant sa proie. Balram sentait bien qu’il était loin d’en avoir fini avec lui. Ça ne faisait que commencer.

« Tu sais quoi, Elkano ? reprit-il, soudain. Je vais te croire sur un point. Ce n’est pas toi qui as orchestré ces attaques. Si ça avait été le cas, tu aurais plus intérêt à vouloir nous faire croire que Robinson est toujours vivant plutôt que de nous mettre tout de suite sur la piste d’un imposteur. »

Balram aurait voulu que ces paroles le rassurent. Mais cela lui semblait trop facile. Il resta sur ses gardes, sous son rideau de cheveux.

« Mais il existe une autre situation pour laquelle il serait avantageux de nous parler d’un simple imitateur. »

Les mains lourdes et calleuses du haut officier s’abattirent sur les épaules du prisonnier, le clouant sur sa chaise sans espoir de lui échapper. Le fauve avait sorti les griffes. Sa phrase, il la souffla directement dans l’oreille de sa proie. Insidieux, menaçant.

« Ton père est toujours en vie et tu le protèges. »
Vivement, Balram se dégagea de son contact. Son mouvement brusque et soudain fit sortir son revolver à Kerias. Beaujoie émit un ricanement satisfait et alla tirer une chaise pour être mieux installé.

« On dirait que j’ai touché un point sensible, remarqua-t-il.

– Mon père est mort et je prie chaque jour pour qu’il le reste. Sinon, j’irai l’achever moi-même. »

Balram préférait subir milles morts plutôt que de laisser un souffle de vie au souvenir de Robinson.

« Tu n’as pas l’air de vouloir coopérer, nota le Vice-Amiral. C’est dommage. Tu vas nous obliger à user de nouveaux arguments. »

La peur enserra la gorge de Balram. Le militaire fit un signe au Commandant. Dans son coin, Lesmard avait cessé de prendre des notes. Kerias se leva et ouvrit le cartable de cuir. Il enfila des gants noirs et retira son long manteau bleu d’officier. Quant aux manches de sa chemise, il les retroussa. Balram se recroquevilla sur son siège, souhaitant y disparaître. Il le sentait vraiment mal. Il ne voulait pas savoir ce qui se cachait dans cette mallette.

« On dirait que tu as compris, fit Beaujoie qui le fixait toujours. N’aie crainte, on commencera doucement. J’espère que tu parleras vite. J’ai une journée chargée. »

Kerias ignora le cartable ouvert et vint se placer devant Balram. Il donna un violent coup de poing dans la mâchoire, manquant de faire basculer la chaise. Le pirate n’avait rien de cassé, mais il était bien sonné. La douleur battait au rythme de son cœur sur son visage et vibrait dans ses dents. Il sentait sa lèvre, explosée, saigner. Il n’essaya pas de s’essuyer. De toute façon, ses bras étaient attachés.

« Où se cache Robinson ? questionna Beaujoie sans se départir de son ton calme.

– Il est mort. »

Un deuxième coup de l’autre côté. Quelques points blancs s’invitèrent dans son champ de vision. Son menton retomba sur sa poitrine comme si sa nuque ne pouvait plus soutenir sa tête.

« Même question, Elkano. 

– Je ne mens pas. Il est mort. »

Il reçut cette fois un coup de genou dans le sternum. Ses poumons comprimés l’empêchèrent de crier. Il mit presque une minute à retrouver sa respiration. Une larme de douleur perlait à son œil. Il ne prit même pas la peine de répondre. Le Vice-Amiral ne réitéra même pas sa question. De nouveaux coups tombaient. Balram persistait, malgré ses cris de douleur. Son père était mort. Il ne savait rien de plus.

« Je crois qu’il est temps de passer à la vitesse supérieure », décréta Beaujoie.

Il claqua des doigts et Kerias plongea la main dans le sac. Dans un réflexe, Balram se débattit, tenta de dégager ses bras. Une pince et un couteau fin furent sortis. Le pirate en voulait pas savoir à quoi ils devaient servir.

« Non ! Je sais rien. J’vous jure. Je sais rien du tout ! Pitié !

– C’est ce que t’ont dit les hommes que tu as tués ? » demanda Beaujoie.

Balram secoua la tête, l’œil écarquillé. Chaque partie de son corps lui faisait mal. Il avait été roué de coups. N’avaient-ils toujours pas compris qu’il n’avait rien à voir avec ce qu’il se passait à Damra ? Fallait-il qu’il leur raconte en large et en travers ce que Robinson lui avait fait subir pour qu’ils saisissent que jamais il ne l’aiderait ? Devait-il exposer les cicatrices qui imprimaient son dos ? Celles que son père lui avait faites à coups de fouet quand il était enfant ?

« Pour la vingt-deuxième fois, Elkano, tonna le Vice-Amiral pour se faire entendre, où est Robinson ?

– Je sais pas, je sais pas », sanglotait Balram en tentant de reculer alors que Kerias s’approchait.

L’officier lui saisit violemment les cheveux et tira sa tête en arrière, exposant sa gorge. La lame fine du petit couteau s’appuya sur sa joue. Le sang apparut alors qu’une coupure se formait. La lame était glacée et sa peau brûlante.

« Réponds si tu ne veux pas perdre le dernier œil qu’il te reste, menaça Beaujoie, toujours sur sa chaise.

– J’en sais rien, j’en sais rien », répétait Balram dans une litanie désespérée.

Il sentit la lame bouger. Il ferma l’œil. Il ne pouvait pas reculer la tête davantage.

« C’est quoi ce bordel ? »

La porte venait de s’ouvrir dans un grand éclat. Une voix inconnue avait claqué comme un fouet.

« J’essaie d’interroger Charon à côté et pas moyen d’entendre quoique ce soit », poursuivait l’inconnu de mauvaise humeur.

Kerias lâcha Balram et dissimula son arme dans sa manche, quelques cheveux arrachés collés à son gant. À travers sa vue brouillée, le pirate vit un officier inconnu à l’épaisse chevelure grise. Ses yeux mordorés tombèrent sur Balram en bien mauvais état avant de revenir sur ses collègues, ses traits durs davantage marqués.

« Beaujoie, je peux savoir ce que tu fous ? reprit le nouveau venu d’un ton plus bas.

– Heldegarde, grinça l’interpellé en se levant. Parle-moi autrement, je te rappelle que je reste ton supérieur hiérarchique.

– Il n’empêche que la torture sur les prisonniers est interdite.

– Occupe-toi de ton petit contrebandier et laisse-moi faire les choses à ma manière.

– Sinon, quoi ? C’est toi qui es en tord.

– En tord ? répéta le Vice-Amiral avec un rire dans la voix. Rappelle-moi qui est convoqué demain pour un conseil de discipline. Si j’étais toi, je me ferais discret.

– Tu ne fais pas partie du Haut Conseil. Épargne-moi tes menaces.

– Je ne fais peut-être partie du Haut Conseil, mais j’y ai des oreilles attentives.

– Dégagez, siffla Heldegarde. Toi et tes chiens, vous dégagez d’ici. Sinon, le Haut Conseil apprendra ce que vous fabriquez dans les sous-sols. »

Beaujoie grinça des dents avant de céder. Il fit un signe sec de la tête aux deux autres et tous quittèrent la pièce, fulminants. Ils ne prirent même pas la peine de refermer derrière eux.

Heldegarde se rapprocha de Balram et l’examina brièvement. Il détacha ses poignets de la chaise. Le pirate avait tant tiré sur ses liens qu’il s’était écorché les avants-bras. En prenant garde à ne pas lui faire mal, le Commandant lui remit les menottes. Il le fit lever et vérifia s’il tenait debout sans aide. Balram avait la tête qui tournait et l’esprit embrouillé par les coups, mais il parvint à garder son équilibre.

« Je vais te ramener dans ta cellule, déclara l’officier. C’est laquelle ?

– La 365, répondit faiblement Balram.

– C’est la même que Charon. Je vais gagner du temps comme ça. »

Toujours sans brusquer, mais pas en douceur non plus – fermement et professionnellement – il guida Balram hors de la pièce d’interrogatoire. Il s’arrêta devant la suivante et l’ouvrit. Par prudence, il l’avait fermée à clé. Attaché aussi à sa chaise, Charon attendait, l’esprit tranquille, observant le plafond. Quand il vit Heldegarde revenir, il lui adressa un sourire goguenard.

« Alors, qui se faisait tabasser à côté ? » demanda-t-il avec amusement.

Il vit alors Balram, le visage ensanglanté. Le contrebandier eut la décence d’effacer son sourire.

« Ah, c’était toi, Elkano. T’as pris cher, mon gars. »

Comme avec Balram, Heldegarde délia son prisonnier et le menotta. Juste il mit beaucoup moins de précautions dans ses gestes. Charon n’avait pas pris le moindre coup ; malgré la tentation. Il avait seulement subi un étalement de son épais dossier, éparpillé sur la table, et une discussion âpre et épuisante – surtout pour le Commandant – entrecoupée par les cris de la pièce voisine. Au début, le criminel avait craint de subir le même sort que son homologue. Mais, voyant rapidement que Heldegarde ne cautionnait pas ces méthodes, il avait retrouvé sa morne habituelle et n’avait rien lâché sur son trafic.
Le Commandant le fit passer devant, sa main fermement posée sur sa nuque le dissuadant de tenter quoique ce soit. Il mit Balram à sa gauche, prêt à le rattraper si ses jambes cédaient. La petite troupe fit le chemin inverse et sortit des entrailles de Comminatie. Balram eut besoin du soutien de Heldegarde pour monter les escaliers. Pour cela, le militaire dût lâcher Charon qui, étonnamment, resta sagement près d’eux. Il jetait de temps à autre des coups d’œil à son codétenu, un pli au front. Était-ce de la compassion ? De la pitié ? Charon serait donc capable d’empathie envers quelqu’un d’autre ? Les trois hommes mirent du temps à monter les deux étages. Le trafiquant rentra docilement dans sa cellule. Heldegarde aida Balram à s’allonger sur son lit et lui enleva ses menottes.

« Je vais voir si on peut t’envoyer un médecin, dit-il en se redressant. Il faut soigner tout ça. »

Il détacha Charon et s’en alla. Alors qu’il allait fermer la porte, le contrebandier lança joyeusement :

« Bonne journée, Commandant. Et à bientôt ! 

– C’est ça », marmonna ce dernier en claquant la porte.

Il y eut un long moment de silence qui suivit pendant lequel Charon observait, adossé au lit superposé, Balram qui respirait avec difficultés en position fœtale. Il avait pris plusieurs coups dans le thorax et, même si aucune côte ne lui semblait cassée, ses poumons restaient douloureux.

« Ne t’inquiète pas, garçon, fit soudain le plus âgé. Heldegarde va t’envoyer un toubib. Il l’a dit, il le fera. C’est un gars réglo ; bien qu’il fasse partie de l’Armada. »

Son regard perçant ne lâchait pas Balram qui étalait du sang sur son oreiller. Pourquoi l’avait-on passé à tabac ? Pour le simple plaisir de se défouler ou détenait-il des informations qui avaient poussé ses bourreaux à enfreindre leurs propres règles ? Normalement, on ne perdait pas de temps à interroger les simples pirates. Ils passaient directement au tribunal. Qui était vraiment Balram Elkano pour qu’on lui accorde tellement d’attention ? Finalement, ce nouvel arrivant se montrait plus intriguant qu’il ne l’aurait cru.

Le docteur exigé par Heldegarde arriva plusieurs heures plus tard. Comminatie n’était pas du genre à se presser pour prendre soin de ses pensionnaires. Le Commandant avait dû négocier plus de quarante-cinq minutes pour que le directeur de la prison cède à envoyer quelqu’un. Le médecin se contenta de désinfecter et de bander les plaies ; deux gardes armés à côté. Il n’avait pas les même prévenances que Della’ch et Balram serra les dents à chaque manipulation. Les trois hommes quittèrent la cellule aussi vite qu’ils étaient arrivés, sans cracher un mot. Charon, qui était resté sur son lit à feuilleter un livre, descendit de son perchoir et brisa le silence.

« Bien aimable leur infirmière. Je comprends pourquoi personne ne tombe jamais malade dans cette prison. Tu tiens le choc, Elkano ? »

Balram ouvrit l’œil et fronça les sourcils. Depuis quand Charon s’inquiétait-il pour lui ?

« J’ai connu pire, répondit-il laconiquement.

– Je me sens soudainement bien heureux d’avoir ma vie et non la tienne ! »

Le contrebandier s’assit tranquillement sur le lit à côté du pirate qui recula en grimaçant.

« Squatte pas mon lit », grogna-t-il faiblement.

Comme il aurait voulu dormir ! Ne plus ressentir la douleur et oublier les soupçons de l’Armada. Son père ne pouvait pas être en vie. C’était un imposteur qui semait la terreur sur l’Océan Cadarshi. Il n’y avait pas d’autre explication possible. Il s’y refusait. Et ce maudit dos qui le brûlait, alors que tout le reste de son corps gémissait déjà bien assez.

Charon ignora l’injonction de son colocataire. Il se mit à son aise et croisa les jambes. Penché en arrière, il fixait son sommier, l’air pensif.

« Tu es quelqu’un d’intéressant, Elkano, fit-il doucement sans regarder son interlocuteur. Je vais finalement revoir mon jugement sur toi. Tu n’es peut-être pas un parasite.

– Trop aimable, marmonna Balram, le visage enfoncé dans son oreiller.

– Je ne voyais pas ton arrivée d’un très bon œil, je l’avoue. Mais, finalement, je pense que nous pouvons être utiles l’un à l’autre.

– T’essaies de m’arnaquer ?

– Tout dépend ta façon de voir les choses. Moi, je te propose une chance de quitter cet endroit. »

Le pirate se crispa. Il était impossible de sortir de Comminatie ; si ce n’était pas les pieds devant. Doucement, il se retourna pour dévisager Charon. Lui aussi s’était enfin décidé à le regarder. Il semblait sérieux, mais avec cet homme, on ne pouvait jamais deviner ce qu’il pensait vraiment.

« Je ne compte pas pourrir ici pour le restant de mes jours, Elkano. Et ce ne doit pas être le cas pour toi non plus. À nous deux, et surtout grâce à mes plans de génie, nous devrions pouvoir nous évader de Comminatie et fuir Dispater. Tu sais bien naviguer ?

– Bien sûr ! s’offusqua Balram. Je suis même pilote à la base.

– Parfait ! Je n’entends guère de choses en navigation. »

Charon se pencha sur le pirate et ajouta :

« Dès que tu seras à nouveau sur pieds, on en reparlera plus profondément et on mettra tout ça en place. » 

**

À l’opposé de Comminatie se dressait l’ancien château du royaume de Dispater. Bien que durant la guerre civile qui avait anéanti sa civilisation le bâtiment fut en partie détruit, deux tours et une aile subsistaient. La Fédération avait rénové et cédé l’une des tours à l’Armada qui y avait implanté son siège. Quelques casernes avaient été bâtis autour pour loger les soldats. Le reste du château servait à la Fédération.
C’était au dernier étage de ce lugubre donjon que se réunissait le Haut Conseil de l’Armada. Il était composé des dix amiraux de l’armée. La Fédération voulant garder un œil sur sa flotte y avait imposé cinq de leurs représentants. Selon les disponibilités et l’importance de la réunion, il s’agissait de simples diplomates ou de membres de gouvernements. Le Conseil se réunissait pour les décisions importantes, pour juger des affaires internes à l’Armada, mais aussi pour rendre des comptes et des bilans à la Fédération. Il était là pour diriger et représenter le bras armé du Golfe d’Urian. Il était directement sous les ordres de la Fédération dans certains cas extrêmes. Autrement, il gardait une certaine indépendance.

La salle était éclairée par de nombreuses fenêtres qui offraient une lumière blanche et froide ; chirurgicale au lieu. Une immense table ronde en chêne trônait au centre de la pièce circulaire. Autour de celle-ci, l’ensemble du conseil siégeaient en silence. Roman Heldegarde fut introduit dans la pièce. Il resta debout devant l’assemblée et offrit un salut militaire exemplaire. Immobile, il attendit. Enfin, l’amiral élu porte-parole et président du Conseil pour l’occasion lui dit « Repos ». L’officier se détendit, mais resta debout.

« Commandant Roman Heldegarde, vous comparaissez aujourd’hui devant le Haut Conseil pour abus de pouvoir et utilisation à des fins personnelles des biens de l’Armada. Avez-vous quelque chose à ajouter avant que nous ne commencions ?

– Non, Amiral », répondit Heldegarde.

Il tenait à savoir exactement ce qu’on lui reprochait avant de tenter de se défendre. Ce n’était pas le moment de gaspiller son énergie. Et se précipiter à se justifier lui ferait perdre toute crédibilité et renforcerait sa culpabilité aux yeux du Haut Conseil. Il risquait aussi de s’ajouter lui-même de nouveaux chefs d’inculpation ; ne sachant pas ce qu’on avait contre lui.
Chaque personne avait le même dossier posé devant lui. Certainement les faits qu’on lui reprochait. Ils les ouvrirent. L’Amiral qui dirigeait le Conseil chaussa ses lunettes avant de commencer sa lecture. Heldegarde se souvint enfin de son nom : Jonas Krütcher. Cela devait faire quinze ans qu’il ne l’avait pas vu. Un moment, il l’avait même cru mort ou à la retraite. Comment un vieux débris comme lui pouvait encore diriger des troupes ? Il tenta de croiser le regard de son ami, l’Amiral von Wisterheim. Mais celui-ci l’évitait, la tête baissée. Amer, il reporta son attention sur Krütcher. Il avait raté le début, mais ce n’était pas important.

« Deux navires ont été coulés pour poursuivre un seul bateau pirate. Vous avez dépassé votre ordre de mission pour des criminels de seconde zone.

– Sauf votre respect, messieurs les Amiraux, interrompit Roman, il s’agissait de Bonnie Mac Alistair. Cela fait plusieurs années qu’elle écume le Golfe, sa tête est mise à prix et elle est considérée comme une menace. De plus, on la soupçonne d’avoir des contacts avec d’autres criminels influents. Des corsaires sidhànéens entre autre.

– Elle n’était pas notre priorité ! » clama l’un des représentants de l’Armada.

Le Commandant ignorait de qui il s’agissait. D’après sa mise et son accent, il en déduit que c’était un ambassadeur de Chalice.

« L’Amarante a été bloqué dans le seul but de démanteler les trafics illégaux, poursuivait l’homme d’un ton énervé. L’économie d’un continent entier a été immobilisé pour cette opération. Vous n’aviez pas à quitter votre poste qui était aux abords du fleuve et de perdre deux navires pour une vulgaire bande de pirates.

– J’ai arrêté Charon, le principal organisateur de la contrebande chalicéenne. D’ailleurs, il semblerait qu’il ait été en affaire avec Mac Alistair. Ils se sont mutuellement dissimulés et protégés.

– Charon a-t-il parlé depuis son arrestation ? questionna un autre amiral, Wenceslas Gregov.

– Non », dut admettre Heldegarde.

Malgré la situation, le contrebandier continuait de le mener en bateau et de se foutre de lui. Il ne desserrait pas les dents sur ses réseaux.

« Alors, vous avez seulement eu la tête du trafic. Mais le reste continue d’agir et, à cette allure, ils auront bientôt un nouveau chef. Le blocus aura été inutile », conclut froidement Gregov.

De ce point de vue, il avait raison. L’arrestation de Charon n’aurait fait que ralentir pour quelques semaines les trafics et rien d’autre. La Fédération avait perdu beaucoup d’argent dans cette opération stérile. Malheureusement, c’était lui et von Wisterheim qui avaient organisé et mené cette mission. Ils devaient en répondre. Cela expliquait la discrétion et le malaise de son vieil ami. Il était sûrement le suivant sur la liste du Conseil. À moins que son frère, roi de Hasgard, ne le protège et que la responsabilité n’en incombe uniquement qu’à Heldegarde. Donc, il culpabilisait. Le Commandant le saurait bien vite.

« Je remarque dans votre dossier que l’initiative du blocus de l’Amarante vient de vous, remarqua l’ambassadeur. C’est sous votre conseil que l’Amiral von Wisterheim a soutenu et lancé cette action. »

Heldegarde eut un sourire amer. C’était à lui seul de supporter cet échec. Il n’en voulait pas à von Wisterheim. C’était le système qui était ainsi.

« Ce n’est pas la première fois que nous avons à déplorer un écart de conduite de votre part, reprit Krütcher. Vous aviez déjà comparu devant ce Conseil pour insubordination alors que vous étiez lieutenant.

– Vous pourrez voir que le Haut Conseil avait conclu que les circonstances avaient été en ma faveur et que j’avais agi dans l’intérêt de mes hommes et de l’Armada.

– C’est exact, intervint enfin von Wisterheim. Le capitaine qui avait porté plainte a d’ailleurs été mis à pied et arrêté pour blanchiment d’argent et complicité de contrebande. Et cela avait été mis en lumière par le Commandant Heldegarde, alors simple lieutenant à cette époque. Il a été monté en grade et a reçu une médaille pour cet acte.

– Certes, mais, de cela, il n’en est pas question aujourd’hui » Krütcher ferma cette parenthèse qu’il avait pourtant lui-même ouverte.

Il y eut un moment de silence durant lequel on feuilleta l’épais dossier du Commandant. Heldegarde restait debout à attendre, parfaitement calme.

« Ces deux clippers qui ont été coulé sous votre commandement ne sont pas les premiers à subir ce sort, reprit le président du Conseil.

– C’est vrai, répondit platement Heldegarde. Cela fait partie des risques encourus lors de batailles navales. »

Même si cela doit faire bien longtemps que tu n’en as pas vu, ajouta-t-il en pensée. Mais le dire à voix haute, même s’il s’agissait de la pure vérité, reviendrait à de l’insubordination. Alors, il retint sa langue.

« Cependant, nous remarquons qu’un nom revient souvent dans vos missions ou déplacements. »
Heldegarde se crispa.

« Celui d’un assassin birenzien, Andrashad Bersky.

– D’après nos informations, il serait aujourd’hui le bras-droit de Mac Alistair, souffla Gregov. Or, en menant l’enquête, nous avons aussi remarqué que sa présence avait été signalé en Hasgard il y a sept ans. Cela correspond à la date de décès de votre fille, Commandant. Ce qui nous amène à conclure, vous en conviendrez, que vous usez de votre grade et de vos prérogatives pour mener une vendetta personnelle, vous détournant ainsi de vos missions. Comme ce fut le cas avec l’affaire Mac Alistair durant le blocus. »

Cette fois, ce fut au tour de Heldegarde d’éviter le regard de von Wisterheim. Ce fait était difficilement réfutable. Il ignorait que le Haut Conseil possédait de telles informations. Ni que Bersky était déjà connu de l’Armada et surveillé à l’époque de la disparition de Maja. Il ne voyait pas comment justifier tout cela. Alors, il préféra garder le silence, même s’il plaidait indirectement coupable ainsi.

« Avez-vous quelque chose à ajouter, Commandant ? »
Heldegarde haussa les épaules, vaincu.

« En ce cas, veuillez quitter la pièce le temps que le Conseil délibère de votre cas. »

Il s’exécuta, après les avoir salués comme l’exigeait le protocole. Une fois seul dans le couloir, il s’appuya sur le mur, les yeux fermés, le front entre les mains. Cela s’annonçait mal pour lui. Il pourrait être mis à pied et rétrogradé. Au moins. Une chose était certaine : il serait reconnu coupable.

Il attendit presque une heure qu’on le rappelle. Une heure à tourner en rond à s’imaginer les pires scénarios. Tout son corps était crispé alors qu’il pénétrait dans la salle du Conseil. Leurs visages restaient neutres. Celui de von Wisterheim, abattu, ne lui annonçait pas de bonnes nouvelles. Krütcher se leva pour annoncer le verdict.

« Commandant Roman Heldegarde, pour utilisation abusive de biens de l’Armada à des fins personnelles et pour les conséquences d’une opération surdimensionnée et stérile, vous êtes priés de rendre vos armes, vos uniformes et vos décorations. »

Le cœur de Heldegarde rata un battement. Voir deux. Il savait ce que cela signifiait.

« Vous quittez l’Armada sur le champ avec impossibilité de resservir dans nos rangs. Vous prendrez le premier navire pour Hasgard. »

Le verdict était tombé.
*************************************

Pour ceux que ça intéresse, j’essaierai de mettre ce soir la liste des grades de l’Armada et les noms de tous les amiraux sur Facebook. Le prochain chapitre s’appellera L’Armée de l’Ombre. Je ne peux toujours pas vous donner des dates. Désolée. Comme d’habitude, n’hésitez à me laisser un petit mot, c’est gratuit et ça fait plaisir. Ou à me prévenir si j’ai laissé quelques fautes. À bientôt !

17