Tom grelottait.

A la tombée du jour, les pieds enfoncés dans la neige épaisse immaculée et le dos courbé, Tom, emmitouflé dans son blouson à capuche, souffla sur ses mains gelées pour les réchauffer. Malgré toutes ces années passées dans les hivers rudes du Montana, il ne s’y faisait toujours pas et avait hâte de rentrer.
Il leva les yeux devant l’immense portail en fer forgé de couleur cuivre, dont la grandeur démesurée impressionnait toujours autant, et jeta un regard instinctif alentour sur les environs déserts et blancs.
Puis il se décida à sonner à l’interphone incrusté dans la muraille. Un cliquetis subit indiqua que quelqu’un avait décroché et Tom baragouina son habituel numéro d’identification, un code Imago indispensable et propre à chacun des pensionnaires du lieu pour pouvoir passer l’imposante ferraille.
Le portail se referma aussitôt derrière le garçon qui se dirigea en trottinant dans l’allée centrale. Bordée d’arbres ancestraux aux troncs épais et aux branches totalement dépouillées, le sentier semblait toujours interminable et Tom pressa son pas sous la brise hivernale.
Il arriva enfin devant un antique et imposant manoir Victorien en briques rouges et grimpa hâtivement les marches du seuil pour s’engouffrer à l’intérieur. Si l’environnement extérieur montagneux avait été précisément choisi pour ne pas attirer l’attention des curieux, le bâtiment, lui, était d’un prestige somptueux et n’aurait pu passer inaperçu dans aucun lieu.
Tom repoussa la grosse porte en chêne massif et avança sur le tapis rouge de l’entrée qui menait tout droit aux escaliers centraux. Le manoir était calme, figé dans sa vétuste beauté, et assombrie par la nuit qui doucement s’imposait. Tom jeta un coup d’œil à la conciergerie où un mince filet de lumière filtrait sous la porte et s’invita discrétement dans la pièce.
Un vieil homme bossu, assis à son secrétaire, dans sa robe de nuit rayée blanche et bleue et le bonnet pendouillant, tapotait, sur sa vieille Underwood, à la lueur d’une chandelle, en cherchant attentivement les lettres avant d’appuyer lentement dessus et de se mettre en quête de la prochaine. Edgar Cross, le veilleur, faisait partie de ces personnes de la vieille génération qui essayaient en vain de se mettre à la page, mais qui éprouvaient la plus grande difficulté à le faire.

_ Salut Ed ! l’interrompit Tom. Il fait un froid de canard, dehors !

_ Chuuuuuuuuuuut ! siffla le vieil homme, concentré.

_ Tu irais plus vite encore avec un papier, un stylo et dix vaches sur le dos, s’esclaffa Tom.

_ Petit impertinent ! Tu te mouchais dans les pantalons de ta mère que je savais déjà utiliser cette machine là !

_ Tu traînes, Papi. Ton fossile, il ne prend même pas les disquettes et on est à l’ère de l’ordinateur, chambra Tom.

_ Voilà, tu m’as perdu dans mon fil ! râla le vieux, énervé, son doigt encore suspendu à l’affut de la lettre qu’il cherchait.

_ Bah, tu le retrouveras l’année prochaine, s’amusa Tom.

_ Tu vas te faire enguirlander par la Vieille Peau, Petit, chuchota Edgar pour toute réponse en se tournant enfin vers le visiteur.

_ Pas si elle ignore que j’ai dépassé le couvre-feu.

_ J’aurais dû te laisser te momifier dans la neige, chambra Edgar à son tour.

Le vieil homme avoisinait bien les quatre vingt dix-ans. Les rides sillonaient chaque parcelle de sa peau halée, mais ses yeux bleu ciel avait toutefois gardé leur étonnante clarté. Il se leva et Tom ne put s’empêcher d’esquisser un sourire à la vue de ses pieds. L’ancêtre portait des chaussons médiévaux dépareillés, un vrai supplice pour les yeux et une parfaite injure à l’harmonie pour n’importe quel individu normalement constitué. Mais pas pour ce cher Edgar qui arpentait les couloirs en exhibant fièrement ces monstruosités.

_ Fais-moi penser à t’offrir une paire de chaussons pour noël, grimaça Tom.

_ Allez ! Dégage de là, Petit. Tu me cours sur le haricot, s’exaspéra Edgar en faisant de grands gestes de la main pour chasser le visiteur encombrant.

_ Ton langage laisse à désirer, Ed, taquina Tom en quittant la conciergerie.

La porte claqua derrière lui et il haussa les épaules avec un sourire ravi. Tom adorait enquiquiner le vieillard, et Edgar le lui rendait bien, même si ces nombreuses années à tenter de lui tirer les vers du nez s’étaient soldées jusqu’à aujourd’hui par un cuisant échec.
Edgar Cross était le plus vieux pensionnaire de la PictCross Academy et Tom ne savait toujours pas ce qu’il faisait, ici.

A suivre – Chapitre 2

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