Acte I : Par Avidité et non par Gloire

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Qu’est-ce qui pousse les hommes à prendre la mer ? L’espoir. Un espoir insensé. Celui d’échapper à leur vie de misère. De connaître la richesse et l’aventure. De donner un sens, un souffle à leur existence.

J’étais ainsi jadis. J’avais dix-neuf ans. Je me suis laissé bercer par des récits et légendes de grands pirates et navigateurs. Des trésors cachés, des contrées féeriques et inconnues, des cités englouties. J’ai donc pris la mer, des rêves plein la tête.

Certaines légendes sont plus vivaces que d’autres. Celle du capitaine Robinson est de celles-là. Bien que récente d’une quinzaine d’années, ce fut celle qui précipita mon entrée dans la piraterie.

C’était un célèbre boucanier. Cruel et dévastateur. On disait qu’il ne laissait aucun survivant. Il s’était fait une spécialité d’attaquer les navires même de l’Armada. Il pillait et massacrait sans vergogne. Il n’y avait pas un jour où son nom ne fut pas sur les lèvres. Il n’inspirait qu’horreur. Du moins jusqu’à sa soudaine disparition. Il s’évapora en mer et ne donna plus jamais signe de vie. Les rumeurs les plus folles circulèrent sur sa mort. Mais surtout sur son butin qu’on disait phénoménal. Où était-il ? Avait-il sombré avec Robinson ? Non, des murmures disaient qu’il l’avait caché quelque part. Les moindres recoins d’Anabella, l’île des pirates, furent bien sûr fouillés ; sans qu’on ne retrouve de trace ou d’indice sur le trésor de Robinson. Beaucoup de pirates et marins le recherchent encore aujourd’hui.

Mais il faut se faire une raison : il n’a jamais existé. Moi, je m’en suis fait une. Les rêves sont pour les enfants. Pas pour les pirates.

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan

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Chapitre I : Le Feu du Léviathan

Le Golfe d’Urian était une mer très prospère, mais surtout enclavée. Coincée entre trois continents, il n’y avait que peu de sorties possibles. La première se situait au nord-est par la Mer d’Orient. Mais celle-ci se trouvait au sud de Birenze. Le froid polaire qui régnait dans ces régions avait eu raison de l’eau. Elle n’était plus que banquise et icebergs. Complètement au sud se réunissaient Chalice et les Terres d’Ædan par le Delta Méphistari. Mais celui-ci était très étroit et n’apparaissait qu’à la marée haute. Enfin, il restait le Détroit de Mim au nord-ouest, formant la frontière entre Chalice et Birenze. Les courants y étaient réputés très forts, mêlant air chaud et air froid. Ces deux courants alimentaient le Golfe d’Urian et réglementaient le climat. De plus, il était à moitié gelé. Les marins l’évitaient comme la peste le disant impossible à traverser.

Mais les populations au sein du Golfe s’étaient organisées. Le commerce prospérait et les échanges entre les pays à travers la mer se montraient réguliers et fructueux. Mais toute cette richesse attirait les convoitises et la piraterie devint de plus en plus fréquente et surtout dévastatrice. Pour la combattre, les principaux pays décidèrent de s’unir et formèrent la Fédération d’Urian. Ensembles, ils créèrent une armée internationale et entièrement maritime : l’Armada. Afin d’éviter des conflits personnels, cette armée fut décrétée indépendante de toute nation. Elle était dirigée par une assemblée désignée régulièrement par les membres et chaque élu représentait son pays.

L’Armada se consacra à la lutte contre les pirates. Mais fut aussi souvent utilisée pour éviter et régler les conflits entre les pays membres. Parfois, elle intervenait aussi contre les criminels internationaux et disposait de son propre tribunal dans le but de donner un jugement qui convienne à tous. Pour que la Fédération fonctionne, l’entente entre les pays devait demeurer intacte. Depuis presque cent ans, les routes commerciales étaient soigneusement protégées et les échanges se poursuivaient. La piraterie demeurait évidemment. Cependant, elle faiblissait et l’Armada la tenait en respect. L’ère des brigands des mers déclinait. Malgré la menace, des fous prenaient encore la mer dans l’espoir de faire fortune en hissant le pavillon noir. Comme ceux qui vivaient sur ce bateau naviguant quelque par au sud du Golfe.

Bonnie Mac Alistair sentait son sang palpiter douloureusement dans son crâne. Ça tanguait sous elle. Non pas à cause du coup qu’elle avait reçu à la tête, mais parce qu’elle était dans la cale d’un bateau. Elle sentait l’odeur du bois et du sel emplir ses narines de manière agressive. La bouche pâteuse, elle émit un gémissement. Elle ravala avec difficulté sa bile, s’empêchant de vomir. Elle grimaça, toussa. Elle entrouvrit avec prudence ses paupières. Malgré la pénombre ambiante, un éclair de douleur lui transperça le front. Elle referma aussitôt les yeux. Le sol continuait inlassablement de balancer. La mer devait être agitée. Son coup à la tête s’ajoutant, elle eut du mal à trouver un semblant d’équilibre. Elle se mit à quatre pattes afin de se stabiliser. Elle ne comptait pas rester indéfiniment allongée à même le plancher. Elle se força à ouvrir enfin les yeux. D’abord, elle ne distingua que ses mèches rousses lui occultant la vue. Elle redressa la tête et les repoussa d’un geste mou. Bonnie s’assit, les fesses sur les talons. Elle se trouvait dans la soute à provision. Les tonneaux, les caisses et sacs autour d’elle et l’absence totale de hublot le confirmaient. Elle entendait clairement l’eau clapoter contre la paroi.

Une fois ses esprits retrouvés, son premier réflexe fut de chercher ses armes. Mais la ceinture qu’elle portait en bandoulière lui avait été confisqué. Son sabre et son pistolet envolés ainsi que sa dague. Elle eut beau fouiller son long manteau sombre et humide, elle n’avait plus rien. C’était presque un miracle qu’on lui eut laissé ses vêtements. Elle parvint enfin à se remettre sur ses pieds. En passant devant les réserves et cargaison, elle repéra la poudre – inutile comme elle n’avait pas de feu ou d’arme – et les marchandises. Un grand nombre d’épices plus ou moins rares côtoyait des objets en céramique et porcelaine. Un butin intéressant. Bonnie était certaine que Victor trouverait cela très intéressant. Elle le voyait déjà sortir son matériel de comptabilité et ses balances. La jeune femme finit par repérer une porte. Elle devait donner sur le pont principal ou celui intermédiaire. Elle s’avança doucement, veillant à ne pas faire grincer le plancher. Elle poussa prudemment, puis plus franchement, le panneau qui ne céda pas. Il était bloquée. L’évidence de cette probabilité lui avait sauté à l’esprit, mais elle avait tenu à tenter sa chance. Bonnie colla son œil dans le trou de la serrure. La pièce d’à côté était presque aussi sombre que celle où elle se trouvait. Il devait s’agir du faux pont car elle semblait nettement plus longue qu’une soute. De plus, elle apercevait des hamacs et coffres dans la pénombre. L’équipage dormait ici. Quelques hommes déambulaient et parlaient à voix basse. Elle fit la moue. Ce n’était pas bon. Mais rapidement plusieurs disparurent de sa vue. Elle entendit leurs pas lourds passer près d’elle à travers le mur, des grincements de marches. Ils étaient remontés sur le pont principal.

Bonnie ne saurait dire combien de temps, elle passa à espionner les derniers marins restants. Mais le dortoir sembla s’éclaircir peu à peu. Les derniers pirates s’en allèrent, n’en laissant qu’un seul en bas, épluchant grossièrement une pomme. Il devait certainement être en charge de veiller à ce qu’elle ne tente pas de s’échapper. Comme si elle le pouvait. Oh, certes, elle pouvait tenter de défoncer la porte. Elle ne semblait pas du genre à offrir beaucoup de résistance. Mais pourquoi ? Se retrouver seule sur un navire ennemi entourée d’hommes armés. Contradictoirement, elle était plus à l’abri enfermée. Son gardien dut se sentir observé car elle le vit se lever soudain de sa chaise et se tourner vers la porte. Si la serrure n’était pas si petite, elle aurait juré qu’il la regardait dans les yeux. Il abandonna sa pomme, mais garda bien en main son couteau. À pas lourds, il s’approcha. Bonnie n’hésita pas et recula précipitamment. Le plancher grinça. Il avait sûrement entendu. Elle ne put s’éloigner beaucoup. La porte s’ouvrit violemment. Le pirate pointa son couteau collant de jus vers elle.

« Tu vas t’tenir tranquille, oui ? » la menaça t-il.

Bonnie ne répondit pas. Elle fit mine de faire un nouveau pas en arrière en se mordillant la lèvre inférieure. Une sale manie qui avait desséché et gercé sa bouche. Sa salive attisa d’ailleurs une craquelure encore à vif. Mais l’autre sembla s’énerver quand même. Peut-être espérait-il qu’elle réagisse plus. Comme toutes les jeunes filles de vingt ans enlevées par des pirates. Supplier, pleurer, trembler, très peu pour elle. Elle n’était et n’avait jamais été comme les autres filles. L’homme s’avança encore. De sa main gauche, il referma sèchement le panneau. Mais ne le verrouilla pas. Bonnie évita de regarder la porte, ne voulant pas qu’il y reporte aussi son attention. Il demeurait armé et entre elle et la sortie.

« Oui, tu vas t’tenir tranquille, poursuivit-il d’un ton plus bas. Si le cap’taine avait pas ordonné qu’on t’laisse tranquille, t’aurais déjà passé un sale quart d’heure. Tu peux me croire.

– C’est tout à fait normal, rétorqua la jeune femme. Bien que je sois prisonnière, il me doit le respect et me traite en égal – ce que je suis. Ce qui n’est pas ton cas.

– Comme si j’allais traiter une bonne femme en égal, cracha le pirate entre ses dents pourries.

– Ce que je veux dire, c’est que je te suis supérieure. »

La réponse ne plut pas. Le marin grimaça et franchit les quelques pas qui les séparaient. Elle n’eut pas le temps de l’éviter que la lame était déjà sur sa gorge. L’haleine puante de l’homme lui agressa le nez. Il la bloqua sans difficultés contre un tonneau. Elle semblait être minuscule et frêle face à lui.

« Tu parles trop pour une gonzesse, rouquine, murmura t-il. J’vais t’apprendre à la fermer. Faut dire que ça fait un bail qu’on a pas mis les pieds dans une vraie ville. Alors quand on a de quoi tripoter sous la main… Même si pour ton cas, on va vite fait le tour, ricana t-il en regardant les petits seins qui peinaient à pointer sous la large chemise, et que tu portes des pantalons, tu restes une bonne femme. »

Sa main libre s’agita sur la ceinture de Bonnie avec avidité. Profitant de la promiscuité des corps, la rousse leva le genoux et donna un grand coup dans l’entrejambe du matelot. Ce dernier poussa un cri étouffé et se plia en deux. Bonnie n’attendit pas et lui arracha le couteau des mains. Elle le lui planta sous le menton. Il rentra comme dans du beurre. Elle l’enleva avec un peu plus de difficultés. L’homme s’étouffa dans son sang quelques instants. Il vacilla, tomba à genoux et s’effondra enfin. La prisonnière enjamba sans état d’âme le cadavre et se dirigea vers la porte. Elle s’ouvrit sans effort. Une fois dans le dortoir, elle repéra vite l’escalier. Elle l’emprunta lentement, arme en avant. Une trappe entrouverte le finissait. Elle la souleva avec délicatesse.

Sur le pont principal, le reste de l’équipage lui tournait le dos. Ils regardaient en l’air, vers le pont supérieur. Là-haut, un homme blond avec un large chapeau leur parlait. Le capitaine Sam White. L’homme qui l’avait faite prisonnière. Personne ne semblait avoir entendu la lutte qui s’était orchestrée sous leurs pieds. Aucun regard ne se tourna vers la trappe. Saisissant sa chance, Bonnie se glissa à pas de velours sur le pont. Jouant de sa petite taille et sa frêle corpulence, elle se faufila entre les marins. Elle ne prêta aucune attention au paroles du capitaine ennemi. Mais elle ne le quittait pas des yeux. Autour d’elle, on acclamait soudain. Elle leva la main, les doigts autour du manche du couteau encore rouge. Elle visa et lança.

La lame toucha sans tuer. Elle atteignit White à l’épaule. Bien qu’il chuta, Bonnie était certaine que la blessure n’était pas mortelle. Mais elle avait d’autres chats à fouetter. Puisque l’équipage entier se retourna vers elle, l’encerclant déjà sans s’en rendre compte. Il eut un instant de flottement. La plupart des hommes semblaient ivres et donc longs à réagir. Un finit par tendre la main pour saisir Bonnie. Elle se laissa tomber au sol. D’un large mouvement de jambe, elle fit chuter plusieurs pirates. Mais ils étaient une quarantaine. Les autres sortirent leurs armes. Épées et pistolets à silex étincelèrent devant les yeux de la jeune fille. Elle se figea. Des cliquettements dans son dos l’informèrent qu’il en était de même derrière elle. Et elle n’avait pas pu tuer White. Étrangement, on ne fit pas feu. On attendait certainement les ordres. L’homme en bas avait dit que le capitaine avait ordonné qu’on ne la touche pas. Un équipage bien obéissant, semblable à des soldats.

Petit à petit, les hommes s’écartèrent. Une silhouette voûtée apparut à contre-jour devant Bonnie. Lentement, elle se leva et épousseta ouvertement son manteau. Sam White tenait un foulard imbibé de sang sur sa blessure. Une affreuse grimace déformait ses traits durs.

« Je peux savoir ce que tu comptais faire une fois m’avoir tué ? demanda t-il en regardant Bonnie droit dans les yeux.

– Je n’avais pas vraiment réfléchi à cette partie du plan, avoua t-elle. Mais j’aurais gagner du temps en attendant mon équipage. »

White éclata de rire.

« Tu ne manques pas d’air, gamine ! »

Il se tourna vers ses hommes.

« Attachez notre petite invitée. Elle se promène trop à mon goût. »

Deux pirates saisirent Bonnie et la tinrent solidement. Elle ne tenta pas de se débattre sachant que cela ne servirait à rien. Rapidement, trois autres revinrent avec des chaînes. Tandis qu’on lui enferrait pieds et poings, un matelot murmura brièvement à l’oreille de son capitaine. La physionomie de Sam se renfrogna à nouveau. Il appuya plus fort son foulard sur la plaie. Le regard qu’il jeta à sa prisonnière valait toutes les menaces du monde. On venait à coup sûr de le prévenir de la présence d’un cadavre à bord. Il répondit sèchement et toujours à voix basse au matelot. Celui-ci disparut presque aussitôt. Les menottes écorchaient les poignets et les chevilles de Bonnie. Leur poids et la courte chaînes qui les liaient empêchaient de nombreux mouvements. Elle les observa. C’était du bon travail et elles étaient bien entretenues. De pareil chaînes devaient provenir d’une cargaison d’esclaves. White avait-il récemment pillé un navire de commerce humain ? À moins qu’il n’en ait pris possession et gardé quelque matériel d’origine.

Sur un signe de leur capitaine, deux hommes la poussèrent en avant et l’obligèrent à suivre la marche de White. Heureusement, à cause de sa blessure, ce dernier n’avançait pas vite. Ils montèrent sur le pont supérieur. Difficilement avec les pieds enchaînés. Elle fut emmenée dans la cabine du capitaine. Sans délicatesse, les pirates la jetèrent à même le sol. Ils quittèrent aussitôt la pièce. White se laissa choir dans un fauteuil. Il enleva avec précaution son bandage improvisé. Il eut une grimace en observant la plaie. Elle n’était pas large, mais semblait profonde. S’il ne se soignait pas, il risquait gros. Entre la perte de sang et l’infection, son avenir ne se trouverait guère glorieux et long. La jeune Bonnie profita qu’il ne lui prêtait pas attention pour se relever. Elle gigota sans grâce, faisant tinter les chaînes. Elle parvint enfin à se redresser sur les genoux. Après deux chutes successives, elle renonça à la position debout. Elle toisa donc White en contre-plongée. Celui-ci lui jeta un regard noir. Mais on frappa à la porte, rompant l’échange. Le capitaine autorisa l’entrée. Un homme, chargé d’une petite valise en bois, se glissa dans la pièce. Il s’agissait probablement du chirurgien. Bonnie en eut la confirmation quand il se pencha sur l’épaule de White.

Il l’examina rapidement. Il sortit une bouteille au liquide transparent et un tissus blanc. Il fit pencher en arrière son capitaine et enlever sa chemise. White n’en était pas à sa première blessure puisque cinq autres cicatrices recouvraient son torse long aux muscles secs et marqués. Le médecin versa abondamment le désinfectant sur la blessure. Sam laissa échapper une plainte qu’il parvint à bloquer en serrant les dents. Alors que la plaie se remit à saigner de plus belle, le chirurgien appliqua sans douceur le tissus qui devint presque immédiatement rouge. White inspira une grande bouffée d’air. Quand il reprit la parole, sa voix était ferme, mais sa respiration lourde et hachée.

« Tu m’as raté, Mac Alistair, cracha t-il, satisfait.

– C’est ce que je vois, sinon tu ne te serais pas relevé.

– Qu’espérais-tu au juste ? Faire un maximum de dégâts avant de passer l’arme à gauche ?

– Et toi ? Pourquoi m’avoir gardée en vie et me protéger de tes hommes ?

– J’avais du respect pour ton père, annonça Sam avant de faire une pause en grimaçant. Et puis, les temps sont durs. Tu es encore jeune et les cheveux roux dans certaines régions sont rares. Tu aurais valu un joli pactole en esclave. J’avais pensé au marché de Pèves.

– Heureusement que tu respectais mon père, sinon je n’ose imaginer.

– Simple. J’aurais laissé mes hommes s’amuser. Cependant, tu aurais rapporté moins avec des traces de coups et de viols.

– Il n’y a pas de petits profits.

– C’est le métier qui veut ça. Tu sais ce que c’est. »

Le chirurgien les interrompit en tapotant le bras de White. Celui-ci était pris de soubresauts depuis que la blessure avait été lavé. À voix basse, l’homme l’informa qu’il fallait recoudre. White hocha la tête et enfourna son foulard souillé dans la bouche. Le médecin sortit son matériel et le désinfecta rapidement. En le voyant ainsi agir, Bonnie se rappela qu’elle ne possédait pas de chirurgien, elle. Il allait enfoncer l’aiguille dans la peau quand White l’en empêcha d’un geste. Il enleva son bâillon et leva le menton vers Bonnie.

« Qu’est-ce que tu sous-entendait quand tu disais vouloir gagner du temps sur le pont ?

– Ce que ça voulait dire, répondit tranquillement Bonnie.

– Ton équipage ?

– Me cherche.

– Il ne peut te trouver. »

Bonnie se contenta de sourire énigmatiquement. Ce qui ne parut pas plaire à White qui fronça les sourcils. Elle était trop calme et trop confiante. Lorsqu’il l’avait vue dans un village côtier près du Delta Méphistari, il avait saisi sa chance. Il se débarrassait non seulement d’une rivale encombrante, mais aussi gagnait le moyen de remplir les poches de son équipage. Les navires marchands étaient de mieux en mieux protégés. Soit par l’Armada, soit leurs propriétaires les équipaient lourdement en armes et en hommes. Les temps étaient durs et ses hommes s’agitaient. Ils n’avaient pas toucher de butin intéressant depuis des mois et la mutinerie grondait. Il devait leur donner de quoi patienter et se réjouir. Certes, le bateau rempli d’esclaves avait calmé les esprits pour quelques jours. Mais ses cales n’étaient pas aussi remplies que White ne l’avait espéré. La vingtaine d’esclaves libérés s’étaient engagés et il se retrouvait avec le double de bouches à nourrir. Les hommes s’en étaient vite rendu compte et les richesses dont ils s’étaient emparés fondaient comme neige au soleil. Avec l’aide d’hommes de confiance, il avait piégé et capturé la pirate adverse. L’équipage de Mac Alistair n’était pas en vue. Certainement en train de dépenser leurs derniers butins dans les bars et bordels environnants. Ça avait été trop aisé. En vérité, maintenant qu’il y repensait, ça empestait le coup fourré.

La jeune fille gardait le regard fixe au dessus de sa tête. La respiration de White s’alourdit d’avantage. C’était un coup fourré. Il se tourna lentement à son tour. Les grandes vitres qui formaient la poupe donnait un point de vue sur la mer impressionnant. En prenant ses quartiers ici, White l’avait aussi apprécié. Mais la vision qu’elles lui donnaient à présent lui jetait un grand froid. Un élégant brigantin les suivait et même les rattrapait. Il ne pouvait distinguer encore les voiles, ses couleurs et encore moins son nom, mais il ne se donnait pas de faux espoirs. Le sourire moqueur de Mac Alistair lui confirmait ses craintes.

Au même instant, un des hommes criait dehors qu’un bateau était en vue. White détacha son regard avec mal des fenêtres. Il repoussa le chirurgien en déclarant « Pas le temps ! ». Malgré les mises en garde de son médecin sur son état, le capitaine Sam se leva et quitta d’un pas chancelant sa cabine. Il donna toute la force de sa voix pour jeter ses ordres.

« LEVEZ L’ANCRE ET TOUTES VOILES DEHORS ! »

Le quartier-maître lui jeta un regard surpris. Mais le visage figé et les yeux écarquillés de son capitaine le poussèrent à l’action.

« Vous avez entendu ? On se bouge ! »

Enfin, les hommes bougèrent et cinq d’entre eux allèrent lever la lourde ancre. Une dizaine montaient les mâts pour délivrer les voiles. Le vent soufflait fort. S’ils se montraient suffisamment rapides, peut-être pourraient-ils fuir le navire. Bien que l’équipage de White était plus nombreux, la plupart de ses hommes se trouvaient ivres à l’heure actuelle. De plus, la moitié n’avaient jamais encore combattu en mer. Il connaissait suffisamment les pirates de Bonnie Mac Alistair pour savoir qu’un combat les donnerait vite perdants. Quant à les fuir en eaux profondes… Il ne pouvait compter que sur le vent et la chance. Le fin brigantin était par nature plus rapide que sa petite flûte. Il s’avança vers le quartier-maître. Sans un mot, il lui arracha sa longue-vue et la porta à son œil. Le navire ennemi levait son pavillon. Un pavillon noir avec un sablier ailé. La vigie en haut s’époumonait.

« Pirates ! »

Le maître d’équipage reprit sa longue-vue et regarda à son tour.

« C’est le Léviathan ! souffla t-il.

– Je le savais déjà, idiot, répliqua sèchement White. Sinon, pourquoi aurais-je ordonné de fuir à toute vitesse ? »

Bonnie Mac Alistair leur avait tendu un piège. Alors qu’il la pensait sa prisonnière, elle n’avait fait que servir d’appât pour attaquer son navire quand il serait le plus vulnérable. Ils étaient amarrés en eaux peu profondes, voiles relevées. Ayant un navire plus lent, ils n’avaient aucune chance de leur échapper statistiquement. White serait prêt à parier que l’attaque avait été imaginé par Victor Druet. Il avait fait parti de son équipage, mais l’avait délaissé au profit de Mac Alistair. Il était certain que le sexe de cette dernière n’y était pas pour rien. Druet aimait trop les femmes. Accouplé à son amour de l’or, à ses yeux cette peste possédait toutes les armes pour le faire changer de bord sa pseudo fidélité. Le plan d’attaque marchait. Trop bien même. Les voiles venaient à peine d’être libérées qu’un fracas annonça que les canons du Léviathan faisaient feu. Un boulet frôla leur navire et tomba à l’eau, éclaboussant le pont. Un second frappa le foc qui s’effondra. La bataille commençait et en leur désavantage.

Trop doucement au goût de son capitaine, la flûte se mit en mouvement. White ordonna que les hommes qui n’étaient pas aux manœuvres prennent leurs armes. On remonta les boulets et on arma les canons. Mais ceux-ci n’étaient pas tournés vers le Léviathan. Sam avait repris la longue-vue. Même si le brigantin était suffisamment proche pour ne plus en avoir l’usage. Il voyait les ombres armer à nouveau les canons avant. Ils n’allaient pas tarder à refaire feu. Cette fois, ils se prendraient l’attaque de plein fouet. La distance ne cessait de s’amenuiser. La proue aux reflets rougeâtres ornée d’un serpent semblait le narguer au fur et à mesure qu’elle gagnait du terrain. Son pavillon battait sur le grand mât. Il était pathétique pour des pirates de fuir poursuivis par leurs pairs. Mais cela arrivait de plus en plus fréquemment. En manque de navires marchands, les brigands s’en prenaient aux seuls bateaux que l’Armada ne protégeait pas. Et Mac Alistair avait bien joué son tour.

Dans la cabine du capitaine, la prisonnière n’avait pas perdu son temps. Elle avait profité de l’absence de White et de son chirurgien pour fouiller la pièce. Elle avait trouvé un couteau lui permettant de forcer ses menottes. Elle manqua de se trancher un doigt quand le bateau tangua brusquement après avoir perdu son foc face aux canons du Léviathan. Mais elle n’avait pu s’empêcher de sourire avec fierté à leur son. Qu’il était bon d’entendre les armes caverneuses et familières de son bâtiment ! White allait amèrement regretté de ne pas l’avoir tuée. Débarrassée de ses chaînes, elle poursuivit la fouille de la cabine. Elle espérait vivement que son ennemi avait conservé ses armes près de lui. Elle retrouva sa ceinture dans le coffre, mais son pistolet et son sabre demeuraient absents. Elle se reporta donc sur ceux de White. Était-il seulement armé quand il avait quitté sa cabine ? Elle ne le saurait le dire. Elle l’était et c’était le principal. Bonnie sentait le navire se mouvoir avec difficultés. Le temps qu’il prenne le vent et s’élance pouvait souvent paraître long. Mais plus encore quand on subissait une attaque. Elle entendit le Léviathan cracher ses boulets à nouveau. Cette fois, il fit mouche. Le bateau trembla dans son entièreté. Il avait vraisemblablement été touché sous le pont. Peut-être même avait-il une voie d’eau. Les voix paniquées des matelots répondirent aux dégâts. Ils ne pourraient pas leur échapper.

Plus que satisfaite, la capitaine pirate Bonnie Mac Alistair s’avança légèrement vers les vitres afin de mieux voir avancer son brigantin. Elle reconnut sans mal la silhouette élancée de Nightingal au gouvernail. Plus avant, celle grande et charpentée de son bras-droit commandait l’attaque. Ils n’avaient même pas eu à sortir les rames pour rattraper la flûte de White. Elle vérifia les armes qu’elle avait prélevées. Le pistolet était un vieux modèle. Il fonctionnait au silex. Elle n’aurait droit qu’à un seul coup. C’était suffisant pour abattre Sam White en profitant de l’effet de surprise. Sans leur capitaine, beaucoup jetteront déjà sûrement l’éponge. Les autres seront bien désordonnés face à la mort de leur chef et le quartier-maître mettrait du temps avant de pouvoir réorganiser ses hommes. Ce serait suffisant pour que l’équipage ennemi aborde le bateau et mette fin rapidement à cette bataille jouée d’avance. Quant à Bonnie, elle serait débarrassé de White.

« Il faut se rendre. »

La déclaration, bien que prononcée à voix basse, du quartier-maître glaça le capitaine Sam. Il ne savait que trop bien qu’ils étaient perdus. Mais se rendre ? L’équipage d’en face leur laisserait-il la vie sauve ? Si c’était le cas, la perte de leur maigre butin et la défaite amère mèneraient les hommes à la mutinerie. Lui finirait sur une île déserte si on l’épargnerait pour mieux mourir de faim. Mais s’ils résistaient, on les tuerait. Il n’était même pas certain que Mac Alistair ne coulerait pas tout bonnement et proprement le navire. Certes, ils avaient levé le pavillon noir, mais cela ne les empêchaient pas de tuer. Dans tous les cas, il perdrait tout. Il leva la tête. Les voiles étaient gonflées à bloc. Mais il leur fallait encore du temps pour atteindre leur vitesse maximale. Or, il n’en avait pas. Il pouvait voir les pirates du Léviathan se préparer à l’abordage. C’était bien entendu Andrashad Bersky, l’âme damnée de Bonnie, qui menait l’attaque. Il avait déjà sorti son épée et ses yeux clairs parcouraient le navire afin de déceler la faille. Ou cherchait-il tout simplement sa capitaine. White frissonna. Il avait laissé Mac Alistair seule et sans surveillance dans sa cabine. Quand il était sorti, son médecin l’avait suivi afin d’essayer de le persuader de se laisser soigner. Cette sale peste ne l’avait certainement pas attendu sagement. Ignorant les appels du quartier-maître, il tourna les talons et remonta vers sa cabine. Il sortit un pistolet et le vérifia. Il était armé et prêt à faire feu. Quitte à finir au fond de la mer, il ne partirait pas seul.

Il ouvrit brutalement la porte, canon en avant. Ses yeux s’écarquillèrent de surprise. Bonnie n’était pas là. Il vit ses fers abandonnés au sol. Un pied apparut soudain dans son champ de vision et frappa sa main. Son bras se releva brusquement et le coup partit tout seul. Son pistolet se révéla soudain bien inutile. Mac Alistair ne lui laisserait jamais le temps de recharger. De plus, le violent mouvement du bras avait provoqué une forte douleur à sa plaie et celle-ci se remit à saigner. Il eut à peine le temps de crier que Bonnie se saisit de son bras et le lui tordit. Un sinistre craquement retentit dans son épaule. Sa blessure le lançait de plus en plus. Il voyait des points blancs devant ses yeux. Malgré sa petite taille, la femme le projeta au sol avec force. Il s’écroula. Étrangement, il n’avait pas lâché son pistolet. Ses doigts trop crispés n’avaient pu se desserrer et libérer la crosse. Le pied de Bonnie s’abattit sur sa main, lui brisant les doigts. Sa seconde botte rencontra sans douceur le visage de White. L’homme était au sol, blessé, saignant, étourdi. Elle ne lui avait laissé aucune chance. Il se battit pour ne pas perdre conscience et voulut retirer son bras de sous la capitaine ennemie. Peut-être parviendrait-il à la faire tomber. En levant les yeux, il la vit brandir un pistolet – l’un de ceux de sa collection. Il eut un sursaut pour une ultime tentative de se relever. Elle fut vaine. La balle l’atteignit entre les deux yeux. Il put juste entendre les cris de son équipage alors que le Léviathan le frappait au flan bâbord. L’abordage débutait et l’un des deux bateaux venait de perdre son capitaine.

À peine White avait-il disparu dans sa cabine que l’équipage s’était figé. Chacun échangeait des regard avec son voisin. Les yeux, anxieux, ne cessaient de vriller vers l’arrière où l’ombre menaçante du Léviathan ne cessait de grandir. Le quartier-maître se rendit compte très vite de ce flottement interminable.

« Qu’est-ce que vous fabriquez ? Vous ne voyez pas que l’ennemi nous rattrape ?

– C’est le cap’taine qu’a eu l’idée de capturer la fille Alistair, rétorqua un matelot près des écoutilles. Pourquoi à nous de crever ? Ferait mieux de se rendre.

– Ouais, le soutint son camarade au pied du grand mât. Vous-même l’avez dit à White.

– Croyez-vous vraiment qu’ils nous épargneront si nous nous rendons ? s’écria le supérieur en tentant de sauver les meubles et surtout le navire d’une mutinerie mal venue.

– Z’ont pas levé le drapeau rouge, reprit le premier pirate. On les laisse prendre le butin et la fille et y se tireront. »

Le maître d’équipage baissa la tête, s’échappant aux regards hostile de ses hommes. Ils n’avaient pas tord. Le seul qui serait certainement exécuté serait Sam White. Ils avaient une voile en moins, le flan percé. Il était descendu à la va vite vérifier. Les cales prenaient l’eau. Des hommes y avaient été envoyé pour tenter d’endiguer l’inondation. Mais le bateau s’en trouvait nettement ralenti de ces dégâts. Et ce maudit Léviathan ne cessait de gagner du terrain. Avec la plupart des matelots ivres et inexpérimentés, ils courraient à la catastrophe. S’ils jetaient leurs armes, ils pourraient regagner la rive près du delta et réparer la coque une fois le navire en cale sèche. Mais il fallait vite se décider avant l’arrivée de l’ennemi et le naufrage éminent. Ils allaient déjà perdre leur butin, pas le bateau aussi. Les pirates avaient raison. Cela ne servait à rien de résister.

« Ceux qui sont pour se rendre qu’ils lèvent la main. » lança un matelot.

Ils n’avaient même pas attendu l’avis de leur chef. Il les laissa faire. Ils étaient libres de choisir pour qui ou quoi ils mourraient. Et ils ne voulaient pas mourir. Toutes les mains montèrent au ciel. Le quartier-maître soupira avant de les imiter.

Un choc percuta la bateau, leur faisant perdre l’équilibre. Ils crièrent de surprise. Un coup de feu retentit sur le pont supérieur. Le Léviathan était arrivé à leur hauteur et les avait frappés à bâbord. Des grappins furent aussitôt lancés, attachant les deux navires ensembles. Les courants rendirent la situation instable et périlleuse. L’équipage d’en face dut s’y prendre à plusieurs fois avant que les premiers hommes purent mettre pied sur le pont adverse. Sans hésitation, les pirates de White jetèrent leurs armes. Certains se mirent même à genoux. Au nom de ses camarades, le quartier-maître leva les mains en l’air et fit quelques pas en avant.

« On se rend. » déclara t-il d’une voix forte et audible.

Un homme grand et solidement charpenté sauta sur le pont depuis le Léviathan. Il avait déjà sorti son épée. Un katzbalger courant à Birenze . Andrashad Bersky. D’un pas lourd, l’homme du Nord avança, conquérant. Il s’arrêta devant le quartier-maître. Ses yeux pâles scrutèrent les pirates et leurs armes abandonnées au sol. Il soupira.

« Moi qui espérait qu’on pourrait s’amuser, lâcha t-il d’un ton déçu. C’était vite fait. »

Derrière lui, d’autres pirates abordaient calmement le pont, l’arme au poing. À part trois hommes restés sur le Léviathan, tous possédaient des armes blanches. Les armes à feu ce n’étaient pas ce qu’il y avait de mieux pour combattre en mer. Le quartier-maître reconnut Victor Druet parmi les trois tireurs. Il ravala son amertume. Bien que cela faisait deux ans que Druet avait quitté leur équipage, il se sentait encore trahi. Bersky reprit la parole.

« Vous allez remonter sur le pont toute votre cargaison et pas de coup fourré. Et je sous-entendais maintenant ! » précisa t-il quand il vit que personne n’avait réagi à ses ordres.

Six pirates se précipitèrent, le cœur lourd, dans les cales. Renoncer par les mots à ses biens était une chose. Le livrer de ses propres mains à l’ennemi en était une autre. Bersky reporta son attention sur le quartier-maître.

« Où est Sam White ? Et notre capitaine ?

– Ici. » répondit une voix féminine au dessus de leur tête.

Ils levèrent les yeux. Bonnie était sortie de la cabine. Elle tirait à bout de bras le corps de White. Plusieurs de ses hommes détournèrent le regard. Mac Alistair abandonna son fardeau une fois qu’elle fut sûre que tous l’aient vu. Elle descendit jusqu’au pont principal et se rangea aux côtés de ses hommes. Elle semblait ridiculement petit à la droite de Bersky. Ce dernier baissa les yeux vers elle avec un sourire.

« Ça a l’air de s’être bien passé, conclut-il quand il ne vit pas d’hématome ou de plaie sur la jeune femme.

– On m’a pris mes armes, se plaignit-elle.

– On va te les retrouver. » la rassura son bras-droit.

Il interrompit le dialogue quand les pirates remontèrent. Son sourire satisfait et ses yeux avides montraient l’intérêt qu’il portait aux tonneaux. D’un pas léger, Victor quitta le Léviathan. Il atterrit sans bruit sur le navire de White. Il rangea son fusil dans son dos sans prêter attention aux regards haineux de son ancien quartier-maître. Il s’accroupit devant les tonneaux. Une dague lui servit de levier pour les ouvrir. Un sourire éclaira son visage ombragé par ses boucles brunes. Il plongea la main devant, sortit l’épice. Il la fit courir entre ses doigts et la sentit.

« Du safran, déclara t-il.

– Belle pioche, commenta Bersky. Je pense qu’on peut tout embarquer. »

Comme un seul homme, ses pirates s’emparèrent des tonneaux et les firent rouler vers le Léviathan ; non sans s’assurer qu’ils étaient bien fermés. Druet referma soigneusement celui qu’il avait exploré et mit aussi la main à la pâte pour le transport. En tout, l’équipage de White avait huit tonneaux de marchandises volées. Tous leurs efforts des dernières semaines s’envolaient sous leur nez. On leur prit aussi leur alcool et une bonne moitié de leurs vivres. Il ne leur restait que de quoi survivre quelques jours. Du riz, deux kilos de viande séchée et un tonneau d’eau douce. Ils n’avaient même plus de poudre pour leurs canons et armes à feu. Heureusement pour eux qu’ils ne s’étaient pas beaucoup éloignés des terres. En moins d’une journée, si le bateau tenait le coup, ils devraient être revenus aux abords du Delta Méphistari.

On fouilla encore le navire. Des pirates s’approprièrent des habits suffisamment neufs et propres pour leur convenir et des armes. Si les autres les avaient jetés à terre ou laissés dans leur coffre c’était qu’ils n’en avaient plus l’usage. L’un d’eux retrouva le sabre d’abordage de Bonnie qui le prit en main avec plaisir. Cependant, sa dague et son pistolet demeurèrent introuvables. Elle conserva celui de White qui était de meilleure facture. Pour le reste, elle trouverait bien assez tôt.

Visiblement satisfaits, les pirates quittèrent le navire. On remonta l’ancre du Léviathan et on enleva les grappins. L’attaque s’était arrêtée aussi soudainement qu’elle avait commencé. Mac Alistair était retournée sur son bateau et White mouillait le plancher de son sang. L’eau continuait d’envahir progressivement les cales. Une fois le Léviathan hors de portée, le navire perdant fit demi-tour avec précautions. L’équipage n’avait plus qu’à prier pour qu’ils puissent atteindre une rive avant que l’embarcation ne coule. Ah ça, ils s’en souviendraient des idées du Capitaine Sam White !

************
Les choppes s’élevaient dans les airs, aspergeant d’alcool les personnes les plus proches. Mais tout le monde s’en fichait. On buvait, riait et mangeait sur le pont du Léviathan ce soir-là. Les lampes à pétrole éclairaient faiblement la scène dans un halo jaunâtre. La fête était déjà bien avancée et l’équipage tanguait sur ses pieds alors que la mer était affreusement calme. Une eau peu profonde près d’un ensemble de récifs avait paru idéale pour jeter l’ancre et festoyer. Le coq avait sorti les restes d’un porc entier pour nourrir les ventres. Heureusement, la viande s’était bien conservée et il n’y avait pas eu besoin de la saler, préservant son goût. Le plancher puait le mauvais rhum et le vomi. Demain, le quartier-maître allait certainement leur faire briquer le pont à fond. Mais ce n’était pas l’heure pour penser au lendemain.

Jamais les pirates n’avaient vu d’abordage si rapide et efficace. On attendait avec impatience les résultats de l’estimation de Victor. Il avait dit qu’un tonneau minimum contenait du safran. Une épice rare et chère. La prise s’annonçait fructueuse. Ils avaient dépensé tous leurs anciens butins au dernier port près de Thalopolis. Ils espéraient bien se refaire les poches avec celui de White.

L’air était chaud et pesant dans le sud du Golfe d’Urian. Très vite, les hommes avaient quitté vestes et chemises. On dansait et on se désaltérait au rhum de canne pour avoir encore plus soif après. À part le cuistot qui était encore à suer à son fourneau et Victor qui s’était réfugié dans les cales pour travailler autant au calme que possible. Seul Nightingal avait suivi leur exemple et s’était proposé de monter la garde dans le nid-de-pie. Même Andrashad s’était avachi contre le bastingage pour boire et souriait. Bonnie avait depuis longtemps abandonné son lourd manteau de capitaine pour s’asseoir à même le plancher au milieu de ses hommes. Deux matelots se saisirent de la jeune femme et la montèrent sur leurs épaules. La pirate rousse lâcha un cri de surprise et fit de son mieux pour ne pas perdre l’équilibre précaire qu’on lui offrait.

« Pour la capitaine ! » s’écrièrent les hommes en levant leurs verres.

Le jeune Stern tendit une choppe de bière à Bonnie pour qu’elle puisse trinquer avec les autres. L’équipage avait certainement vidé le stock de rhum. À moins que le maître coq ne soit intervenu pour sauver les réserves qu’il restait. Elle ne saurait le dire. Sa tête tournait. Fallait qu’elle arrête de picoler. Elle ne souhaitait pas une gueule de bois en guise de réveil le lendemain. Elle parvint à retrouver le plancher des vaches et à s’extirper des mains de ses hommes. Elle vida cul sec sa bière et abandonna la choppe. Elle connaissait suffisamment ses hommes pour savoir qu’elle ne resterait pas vide à terre longtemps. Elle se faufila parmi les fêtards et s’accouda en soufflant à côté d’Andrashad.

« Alors, on tient pas l’alcool ? se moqua t-il.

– Facile à dire pour toi, répliqua la capitaine. Tu as trois fois plus de capacité de stockage que moi.

– Ça n’a rien à voir, contra t-il en se resservant une bonne rasade.

– Où est Victor ? Toujours en bas ?

– Pas vu r’monter en tous cas. 

– Surveille qu’ils fassent pas de connerie, ordonna t-elle. Et qu’ils soient en état de naviguer demain.

– Oui, m’dame ! »

Bonnie se redressa et reprit sa marche. Pour dompter les hommes, elle pouvait compter sur son quartier-maître et second. Andrashad était autant admiré de l’équipage que craint. Il possédait une autorité naturelle et une force brute qui ne laissaient personne indifférent. Quand il était en première ligne lors d’une attaque, la moitié des adversaires perdait leur courage.

La jeune femme quitta le pont pour les profondeurs des soutes. Elle repéra vite Victor. Il n’y avait qu’une seule lumière, dans un coin éloigné des réserves de poudre. Il avait commencé l’inventaire une heure après l’abordage et il y était toujours. Ses cheveux plus désordonnés que jamais et affublé de son pince-nez, il semblait extrêmement concentré sur la vaisselle que Bonnie avait déjà remarqué quand elle était prisonnière. Cette dernière se glissa sans bruit derrière lui. Elle enveloppa ses bras autour de son cou le faisant sursauter. Il manqua d’en lâcher une assiette aux dessins floraux.

« Ça te dirait pas de faire une pause ? proposa t-elle, taquine. Ça fait des heures que tu es enfermé dans le noir.

– Plus vite ce sera fait, mieux ce sera. » décréta Victor sur un ton de reproche.

Il enleva les bras de Bonnie de ses épaules et reposa délicatement l’assiette. En faisant la moue, la jeune femme se décala pour pouvoir s’asseoir à ses côtés. L’air était étouffant dans les cales. La sueur dégoulinait du visage de Victor. Bonnie se demanda comment son pince-nez avait tenu. Elle l’avait toujours trouvé ridicule avec ces verres sur le visage. Mais, étant myope, il en avait besoin pour voir correctement de près. Même s’il ne les portait que pour lire ou examiner des marchandises.

« Qu’est-ce qu’elle est moche, commenta t-elle à propos de l’assiette.

– C’est de la porcelaine d’Ushên. C’est très recherché en Chalice et chez certains collectionneurs vers la Mer Naweline.

– Ils ont des goûts de merde.

– Elle est très fine et les dessins traditionnels inspirés de la nature ou de la mythologie lui donne un cachet exotique.

– Il n’empêche qu’elle est moche. »

Victor soupira. Il ne pourrait jamais faire apprécier une forme d’art à Bonnie. Sauf s’il ne faisait allusion qu’à sa valeur pécuniaire.

« Alors, comme ça aux îles Ushên, ils savent faire autre chose que pêcher, reprit Bonnie d’un ton songeur. Qui l’aurait cru ?

– Ils ont leur art propre. Ne serait-ce que la porcelaine. Des tissus comme la soie et certaines épices viennent de là-bas aussi. Eux aussi ont un commerce qui rapporte. En tous cas, certaines de leurs îles sont plus riches que les autres. »

Tandis qu’il parlait, Bonnie avait perdu le fil de la conversation. Elle n’était pas venue pour parlementer de toute façon. L’atmosphère lourde et renfermée lui donnait une bonne excuse pour enlever sa chemise. Elle était déjà en sueur. Elle qui n’aimait pas la chaleur. Mais il y avait beaucoup de passages au sud dans cette période de l’année. Cela voulait dire plus de bateaux à piller. Les ports et marchés affluaient aussi et se montraient de tentantes victimes.

Victor se retourna pour découvrir sa capitaine à moitié nue. Il soupira, sans détourner les yeux. Se plaignit qu’il n’avait pas fini. Mais ses maigres protestations furent parfaitement ignorées par Bonnie qui le renversa au sol et le chevaucha.

« C’est l’heure de la pause, matelot, décréta t-elle fermement en lui défaisant sa ceinture. Ordre du capitaine.

– Il a bon dos le capitaine. » grommela Victor.

Mais il se laissa enlever son pantalon sans résistance. Il apprécia savoureusement quand les lèvres de Bonnie forcèrent les siennes.

*********************
Il n’y en avait que pour six cents à huit cents Couronnes selon les estimations de Victor. Après tout dépendait du receleur et des négociations. Les parts pour chaque homme seront maigres. Le résultat était tombé le lendemain en début d’après-midi.

« Il y avait surtout du papier pour protéger que de porcelaine d’Ushên. Le safran compose la moitié des recettes. Quant au reste, il ne vaut pas grand chose. » résuma le pirate brun en soupirant.

Lui et Andrashad s’étaient réunis avec Bonnie dans la cabine de la capitaine pour faire le point sur le butin. Et ce n’était pas fameux. Moitié moins bon que le précédent.

« White et ses hommes savaient que ce butin était maigre, intervint Andrashad de sa voix rauque. Ils se sont rendus très vite. Ils ne voulaient pas se battre pour rien. S’ils ont aussi facilement lâché White, c’est qu’ils étaient déjà au bord de la mutinerie.

– Heureusement qu’on a pu récupérer des vivres et des munitions. Ce sera déjà ça de frais en moins, déclara Bonnie.

– Pour sûr ! souffla Victor. On a doublé nos stocks ainsi.

– C’est l’équipage qui va faire la gueule.

– La prise était facile. Nous ne nous sommes pas battus, rappela le quartier-maître. Seuls quatre cinq boulets ont été usé. Nous venons à peine de reprendre la mer. Ce n’est pas une catastrophe. Nous pourrons nous rattraper au prochain.

– D’ailleurs, une idée de notre prochaine direction ? » questionna Victor en se tournant vers sa capitaine.

Celle-ci secoua la tête. Les temps étaient durs. Les navires marchands devenaient trop risqués à attaquer. Les ports de mieux en mieux surveillés. Seuls quelques villages côtiers demeuraient des cibles faciles. Et ils ne pouvaient indéfiniment s’en prendre à d’autres pirates. Eux aussi n’avaient plus grand chose dans les cales. Comme celles de White le leur avaient prouver. Et dire que Sam White fut un capitaine pirate redouté quelques années auparavant. Ils s’attendaient à beaucoup mieux en s’attaquant à cette légende. Visiblement, il ne lui restait que sa réputation et ses vieux faits d’armes. Bonnie pouvait presque dire qu’elle avait fait preuve de miséricorde en l’achevant. Elle peinait à croire que l’homme qu’elle avait abattu était le même qui deux ans plus tôt avait pillé, brûlé et coulé son premier navire. Elle lui devait de sales cicatrices dans le dos. Comme remboursement, elle n’obtenait donc que huit cents Couronnes tout au plus. Malheureusement, elle devrait sûrement compter sur six cents, voir cinq cents. Vendre de la marchandise volée aussi devenait un véritable parcours du combattant. L’Armada était un fléau dévastateur pour la piraterie.

On approchait de l’hiver à grands pas. La grande saison des échanges commerciaux dans le sud. L’Armada était bien sûr sur le qui-vive. Les marchands dépensaient des fortunes pour leur protection. Bonnie devrait compter sur la chance. En parcourant les mers sur les routes secondaires, le Léviathan pourrait croiser quelques contrebandiers. Drogues, esclaves, alcool, or volé et autres produits du marché noir débordaient de leurs soutes sans autre protection que l’équipage. Une proie rêvée. Mais eux aussi se faisaient rares et discrets à cause de cette maudite Armada.

Bonnie se leva. Au fond de sa cabine trônait un vieux bureau dont les pieds étaient cloués au sol. Elle ouvrit un de ses tiroirs et en sortit une carte qu’elle déplia. Victor et Andrashad la rejoignirent. Le Golfe d’Urian et ses trois continents se déployèrent sous leurs yeux. Des lignes rouges les reliaient. Les routes marchandes. Bonnie ignora celles du nord pour se concentrer uniquement sur le sud. Les itinéraires partaient tous des Terres d’Ædan. Principalement de Thalopolis, Corosis, Porolis et La Mesrie. C’étaient les principaux pays maritimes. Pour la plupart des produits, ils ne constituaient que la dernière étape avant la grande traversée vers Chalice. Quant au nord des Terres d’Ædan et de Birenze, ils devraient attendre la fin de l’hiver pour recevoir les produits. La mer était trop agitée et incertaine pour que beaucoup de marchands s’y risquent. Les ports de la Mer Naweline étaient parmi les plus grands du Golfe d’Urian. Chalice possédait quelques pépites du genre aussi, mais elle ne pouvait égaler la richesse marchande, culturelle et ethnique de ses rivales. Les marchandises venaient de ses pays, mais aussi, principalement pour les épices et soieries, de Damra au delà des centaines de kilomètres de sable. Certains marchands parvenaient à faire des affaires avec les peuples nomades des déserts leur permettant de faire de bons profits par cette originalité.

Le doigt de la capitaine quitta les routes et les contourna. Les contrebandiers et peut-être d’autres bateaux pirates naviguaient peut-être par là.

« Tu renonces aux bateaux marchands ? remarqua Andrashad.

– Ils se déplacent avec l’Armada ou en groupe pour la plupart, lui répondit vaguement Bonnie en cherchant une voie. C’est trop risqué.

– À force d’éviter le risque, on se retrouve qu’avec de petits butins et un jour l’équipage s’en lassera.

– Si on amène les hommes directement dans la gueule du loup, répliqua sèchement Victor, ceux qui en réchapperont ne nous le pardonneront pas.

– Que ce soit les pirates ou les contrebandiers, leurs cales sont quasiment vides. À quoi sert de naviguer dans le sud au milieu de galions ædanais si nous n’en profitons pas ?

– À éviter les tempêtes hivernales birenziennes pour commencer, cracha Bonnie en relevant brusquement la tête. Les auras-tu déjà oubliées ? Tu as pourtant bien vécu vingt-cinq ans parmi elles. »

Andrashad croisa les bras et fit les cent pas.

« Il faut quand même qu’on vive, reprit-il un ton plus bas.

– On a refait les stocks de vivres la semaine dernière en quittant le delta, rappela Victor. De plus, nous avons aussi les réserves de White. Il y a de quoi tenir presque deux mois en mer.

– Mais les hommes veulent de l’or.

– Ils en auront, promit fermement la capitaine, les mains appuyée sur son bureau. Nous ferons plus d’attaques. Certes, les butions seront maigres. Mais, mis ensembles, ils auront de quoi se satisfaire largement. Et le tout sans s’attirer les foudres de l’Armada. Mon choix est fait. » conclut-elle en se relevant.

Elle s’écarta du meuble et se mit au centre de la pièce. Victor était resté derrière elle ; signe qu’il approuvait sa décision d’avance. Bonnie se planta donc face à Andrashad, la tête levée pour le regarder autant que possible dans les yeux. Ils avaient plus de quarante centimètres d’écarts. Mais à côté du quartier-maître, tout le monde semblait minuscule.

« Cap ouest-ouest-nord. Nous quittons les routes commerciales. Les contrebandiers doivent pulluler au delà de Dispater. Nous les suivrons jusqu’à Chalice. Je pense que si l’on reste au niveau de La Mesrie et prenons la direction de la frontière entre la Giroudie et Soul nous pourrions en cueillir un bon paquet. Les navires marchands vont aux ports d’Auderie et de Port-Saint-Pierre. En passant entre ces grandes routes, les contrebandiers peuvent passer inaperçus sans perdre les grands ports et clients potentiels et le tout sans trop dévier de cap. Logiquement, ils sont dans ce coin. Où trouver de bons moutons ? Dans la bergerie. Cela tombe bien, nous sommes des loups. »

Andrashad hocha la tête. Il décroisa les bras.

« Je vais prévenir les hommes du cap à suivre. » déclara t-il en quittant la cabine.

Une fois sur le pont, il cligna des yeux. Le soleil était agressif. Malgré les années de navigation, il avait encore du mal à s’habituer à ce type de climat. Là d’où il venait la grisaille et la neige dominaient. Birenze possédait un hiver interminable. Il durait en moyenne six mois, dont deux plongés dans la nuit totale. Les étés étaient humides et brefs. Quelques hommes nettoyaient leurs armes et les canons. Le bateau étant amarré il n’y avait guère plus de choses à faire. Les autres devaient être restés au faux pont pour éviter la brûlure du soleil. Sans un mot, malgré leurs regards interrogateurs, le quartier-maître leur passa devant et descendit au niveau inférieur. Les matelots y étaient en effet, jouant au backgammon, aux cartes, d’autres dormant encore.

« Tout le monde sur le pont, les nouvelles sont arrivées. » annonça t-il avant de remonter prestement.

Ce fut un peu mollement qu’on se réveilla et rangea les jeux. Visiblement, certains n’avaient pas tout à fait digéré la fête de la veille. Ceux qui étaient sur le pont avaient d’ors et déjà cessé leurs activités. Tous attendaient avec fébrilité le rapport de l’attaque d’hier. Trois d’entre eux avaient même remarqué l’arrivée de Victor chez la capitaine suivie par celle d’Andrashad et guettaient depuis. Hier, ils avaient entendu parler de safran. Quel était le résultat ? Leur supérieur s’était placé contre le grand mât. Il n’avait pas besoin de se mettre en hauteur vu sa stature. Il prit la parole dès que tous se furent rassemblés.

« J’ai deux choses à vous dire, commença t-il d’une vois forte. Déjà pour la prise d’hier. Vous allez être déçu, mais ce n’était que de la poudre aux yeux. En tout, il n’y en a pas pour plus de huit cent Couronnes. Et il va falloir rogner sur les prix pour le vendre.

– On a entendu Victor dire qu’il y avait un tonneau de safran, s’étonna Devon, le canonnier.

– Le safran vaut plus de la moitié de la cargaison. Cependant, les vivres et munitions volées, on les garde. Ça double, voir triple nos stocks. Ça fera déjà ça de moins à dépenser. Il y a de quoi tenir deux mois en mer avec. Concernant la bouffe, t’es d’accord avec l’estimation de Victor, Spinolli ?

– Ouais, grommela le maître coq. Pet’être même plus si on se rationne un peu.

– Bien, reprit Andrashad. Nous avons de quoi vivre et nous défendre, ainsi qu’une base de marchandises. Nous n’allons pas nous arrêter là. Nous allons quitter les routes commerciales. Il y a trop de risques de croiser l’Armada. Pour remplir la cale, nous allons chasser du contrebandier. Ça veut dire or, drogues, pierres, ivoire et autres saloperies du genre qui valent très cher. Même si chaque prise ressemble à celle qu’on a eu avec White, si on en fait un bon petit nombre, on aura de quoi être fier.

– Ça, c’est bien vrai, renchérit un matelot. Les contrebandiers, en plus, les plus gros rafiots qui z’ont c’est des sloops. Y z’ont quasi personne à bord pour être discrets. Ça va être du gâteau !

– La capitaine nous a comparés à des loups dans une bergerie. Qu’en pensez-vous, les gars ?

– Que ça va être un massacre ! clamèrent plusieurs d’une seule voix.

– Barre à ouest-ouest-nord. Il faut qu’on se retrouve la proue vers Soul. Allons jouer sur leur territoire et nous faire les poches aux dépends des leurs. » termina Andrashad.

Les clameurs des pirates l’accompagnèrent alors qu’il remontait en direction du gouvernail. À la porte de sa cabine, Bonnie observait la scène, satisfaite. Victor demeurait à ses côtés.

« Y a pas à dire, commenta t-il. Il sait leur parler.

– C’est un meneur d’hommes. C’est pour ça que je l’ai pris à bord il y a trois ans. Je me souviens, sourit Bonnie, je n’avais que dix-sept ans quand nous nous sommes rencontrés. Et je n’avais rien. Avec lui, j’ai réussi à me dégotter une dizaine de pirates plus ou moins bons et nous avons volé un petit sloop. L’Aventureuse que je l’avais appelé. Moins d’un an plus tard, White l’a coulé. Shad est le seul qui soit resté avec moi. Il n’empêche que trois mois plus tard, j’avais le Léviathan et cet équipage. On a bien rebondi.

– Et moi.

– Ouais, ricana t-elle. Un ancien homme de White. J’ai adoré l’ironie. »

Le Léviathan était un brigantin à deux mâts. Entièrement fait de chêne pour la coque et sapin pour les mâts, il possédait un vernis rouge sombre en grande majorité sur le corps du navire. Les mâts demeuraient couleur bois. Quand à la balustrade, elle avait été repeinte en noir. Son allure fine et ses teintes originales avaient attiré l’œil de Bonnie. Sa vitesse et sa capacité l’avaient persuadée de le voler. Il était plus grand que le fut l’Aventureuse. En plus du pont, il avait deux soutes, avant et arrière, un faux pont où dormait l’équipage – sa cabine était juchée au dessus de la soute arrière. Elle l’aimait son navire. Suite au tragique destin de son précédent, celui-là, elle le défendait bec et ongles et s’était pour cela entourée d’un équipage plus aguerri que l’ancien.

La plupart étaient de vieux loups de mer. Spinolli, le cuisinier originaire de Porolis, avait servi trois navires pirates après avoir été renvoyé de son emploi de matelot dans la marine marchande. Suite à une blessure lors d’un abordage, il boitait terriblement et devait se servir d’une canne pur marcher. Mais il conservait une largeur d’épaules impressionnante, malgré la bedaine qui se développait avec l’âge. Autant il adorait raconter aux jeunes ses nombreuses – et douteuses – aventures en mer, autant il refusait de dire son prénom. De ce fait, on l’appelait par son nom de famille.

Devon Frégar faisait parti des premiers recrutés pour peupler le Léviathan. Canonnier de son état, il avait eu du mal à accepter une femme comme capitaine. Mais une fois que Bonnie l’eut mis au tapis, quatre fois de suite devant une bonne centaine de pirates, il s’y était résolu. Depuis, il ne s’était plus jamais plaint et se montrait loyal envers l’équipage et sa capitaine. Il avait emmené dans son sillage un ami maître voilier, Aleph Knarem. Ancien esclave à Damra, il s’était libéré de ses chaînes après la capture du navire marchand qui devait le mener au Delta de Méphistari. Pour échapper à ses anciens maîtres, il avait embarqué sur le premier bateau pirate venu et rencontré Devon.

Deux charpentiers composaient aussi l’équipage. Oleg et Youri Sergovitch, venus de Draslendra. Frères jumeaux, ils avaient grandi dans une famille de charpentiers et bûcherons. Fascinés par l’océan et surtout désireux de fuir les sols gelés de Birenze, ils avaient mis à profit leurs connaissances et savoir-faire au service de la piraterie.

En tout, vingt-huit pirates formaient le Léviathan. Sept officiers et vingt matelots, plus un mousse. Victor, malgré ses connaissances, appartenait au second groupe. Même si ses estimations et ses dons en comptabilité le plaçait naturellement au dessus de cette catégorie. Le jeune Stern Mortimer était fils de pirate. Après la mort de son père, il avait dû se débrouiller seul sur Anabella. C’était Spinolli qui l’avait repéré. Malgré son inexpérience, l’adolescent de quinze ans s’était vite intégré et montré utile. Il apprenait vite et il avait de quoi faire un bon pirate. Même son physique maigre et disgracieux pourrait joué à son avantage une fois devenu un homme fait.

En vérité, une seule personne avait du mal à se faire vraiment accepter par ses confrères. Ou du moins ne faisait aucun effort d’intégration. Cyaxare Nightingal. Un grand jeune homme d’une vingtaine d’années aux cheveux noirs et à la mine patibulaire.Qui était-il ? D’où venait-il ? Nul ne le savait. Et dès qu’un homme tentait de se renseigner en lui posant des questions, il se retrouvait face à un mur de mutisme. À vrai dire, il ne parlait guère le Nightingal. Il faisait un travail propre, il ne se plaignait jamais, ne discutait pas les ordres, il était discipliné – trop pour un pirate – et se portait souvent volontaire pour les quarts. Un matelot rêvé s’il ne semblait aussi vide, associable et froid.

Tel était l’équipage pirate du Léviathan. Mené à travers le Golfe d’Urian par sa capitaine Bonnie Mac Alistair et son quartier-maître et lieutenant Andrashad Bersky. Ils commençaient à se faire une solide réputation, principalement dans le sud. Autant cela forçait le respect sur Anabella, autant ils devaient à présent craindre d’être pourchassé par l’Armada. Tuer des pirates renommés étaient efficaces pour des exemples marquant les esprits et instaurer un climat de terreur parmi les boucaniers. C’était pour cela que l’Armada privilégiait certains équipages à exterminer que d’autres. Telle était la rançon de la gloire.

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