Je me sens encore bien faible. J’ai beaucoup maigri en peu de temps. L’impression d’avoir fondu. Je ne reconnais même pas mes doigts. Ils ressemblent à de longs bâtons malingres et déformés. Fort heureusement, je reprends rapidement des forces. J’ai toujours eu une excellente constitution.

J’ai très peu de souvenirs de ma période de maladie. Je me souviens des montées de fièvre du début, des vomissements et de mes vertiges. Ensuite, tout est flou et lointain. Comme si cela m’était arrivé dans une vie antérieure et non quelques jours auparavant. Mac Alistair me soutient même que j’aurais déliré durant des jours. J’avais aussi refusé de m’alimenter. Ceci explique la faim qui me dévore et le fait que mon ventre soit rempli si facilement. Comme s’il avait perdu l’habitude d’engloutir plus de deux ou trois cuillères. Je suppose qu’il me faudra quelques temps pour que je récupère toutes mes facultés physiques et mon poids perdu. Prudent, j’ai évité l’alcool ces derniers temps. Je crains qu’une gorgée ne me rende ivre. Je mange surtout de la soupe, ayant du mal à supporter encore les repas copieux. Au moins, j’ai à l’intérieur tout ce qu’il me faut.

Les autres hommes qui ont été frappé par le typhus ne sont guère en meilleur état que moi en cet instant. Quant au Déraisonné, il demeure la coque au sec et il est resté au même endroit beaucoup trop longtemps. Après les ravages dont nous avons accablé cette ville de La Mesrie, l’Armada a dû en être informée maintenant. Elle doit être à nos trousses et nous n’avons pas pu nous éloigner suffisamment de nos forfaits. Ils risquent de nous retrouver. Il faudrait que nous bougeons et quittons la Mer Naweline. Mais je n’ai pas assez d’hommes en état de manœuvrer.

Nos cales sont pleines de trésors. Suffisamment pour rentrer à Sidhàn. Là-bas, nous serions en sécurité et hors de portée de l’Armada. Il faut que les hommes récupèrent vite pour gréer vers le nord. Fichue épidémie qui est arrivée au mauvais moment !

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan
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Chapitre XIV : Le Carrefour des Choix

Aujourd’hui, les chariots avançaient plus rapidement, plus facilement. Balram se hasarda dehors. Malgré le froid, il s’obligeait toujours à marcher dans la journée. Il ne pouvait pas rester enfermé et immobile durant tout le voyage. Là où la caravane s’aventurait, il y avait moins de neige. Les tas et congères sur le côté prouvaient qu’on avait dégagé le chemin et formé ainsi une route. Le pirate sourit. Ils approchaient enfin de la civilisation. En effet, vers midi, ils croisèrent les premiers villages. Quelques maisons de bois comme ils en avaient vu sur la côte derrière des murs en rondins. Rustiques, mais il fallait bien se protéger des vents et des bêtes sauvages. Il ne doutait pas qu’il fasse bien meilleur dans le village que sur la route.

Un peu plus loin, ils croisèrent un homme guidant ce qui ressemblait à des cochons. Mais ils possédaient une épaisse fourrure sombre et deux dents dépassaient de leur groin. Les animaux marchaient difficilement sur la neige tassée. Quand il vit les carrioles arriver, le paysan fit un pas de côté et poussa son petit troupeau pour leur laisser le passage. Aslak le remercia en le dépassant. Balram ne put s’empêcher de dévisager les drôles de bêtes en passant. Vraiment cette contrée donnaient naissance à d’étranges créatures.

Durant leur avancée, ils virent plusieurs villages de tailles différentes. Ils traversèrent un lac gelé. Lorcas et Balram n’étaient pas rassurés, mais les birenziens n’y portèrent aucune attention. Ils avaient l’air de faire ce genre de chose tous les jours. La glace ne craqua ni ne gémit et ils atteignirent l’autre rive sans encombre. Le pirate se demanda comment les gens faisaient pour boire avec ces points d’eau qui se retrouvaient gelés à chaque hiver. Se contentaient-ils uniquement de neige fondue comme la caravane le faisait ? La réponse lui fut donnée un peu plus au nord où, près de fermes isolées, il aperçut des hommes creuser la neige. Au début, il n’y porta pas attention. Puis quand il les vit sortir des pioches et il se mit à les observer plus attentivement. Que cherchaient-ils à faire avec de tels outils ? Les paysans s’acharnèrent quelques minutes et de grands bruits résonnèrent jusqu’aux chariots. Aslak avait remarqué l’attention de Balram.

« Y a fleuve ici, l’informa t-il. Ils cassent glace pour eau. »

Effectivement, des morceaux plus ou moins gros d’eau gelée furent déblayés. L’un des hommes sortit une canne à pêche alors qu’un autre remplissait une gourde. Bien sûr, ils brisaient la glace. Ainsi, ils pouvaient recueillir directement l’eau qui n’était pas gelée et également pêcher. Si l’hiver se montrait long ou les récoltes mauvaises, ils ne pouvaient pas compter uniquement sur leurs réserves. Le pirate les soupçonnait d’avoir du blé et de la viande séchée de côté comme les marchands de la caravane. Mais ils économisaient en attrapant du poisson. Ils devaient avoir de l’eau à foison ne serait-ce qu’avec la neige, la glace et ce qu’il y avait en dessous. La nourriture se devait être plus problématique. Des réserves de l’été principalement. De la pêche. Peut-être pouvaient-ils aussi chasser les animaux – même s’il n’en avait pas vu depuis qu’il était ici. Il se demanda combien de personnes mourraient de faim en hiver sur ce continent. Quant au froid, il devait être meurtrier aussi ; même pour des habitués.

Toutes les bourgades qu’ils croisèrent étaient construites sur le même modèle. Tout était en bois. Ils ne craignaient visiblement pas les incendies. Mais vu l’humidité ambiant qui régnait dans ce pays, cela pouvait s’expliquer. Le bois devait être le meilleur isolant qu’ils avaient sous la main. Quand, Balram voyait les forêts interminables et les conifères immenses qu’ils avaient traversé ou croisé au cours de leur périple, il comprit aussi que les birenziens avaient largement de quoi construire des villes entièrement dans ce matériau. Les villages se montraient de plus en plus nombreux et de plus en plus grands. Ils semblaient aussi plus vivants. Parfois, la caravane s’arrêtait pour la nuit dans l’un d’eux et les marchands en profitaient pour faire quelques affaires.

Depuis la fois où Lorcas l’avait surpris à voler, le garçon l’évitait soigneusement. Même dans le chariot, il trouvait le moyen de regarder ailleurs. Balram ne pouvait s’empêcher de trouver sa moue boudeuse ridicule et enfantine. Même Aslak avait remarqué que ses passagers étaient en froid, mais n’avait pas tenté de s’insinuer dans leur relation. Mais, comme le pirate l’avait prévu, Lorcas n’avait rien dit à personne pour les vols commis.

La nuit était tombée depuis peu. Plus tôt qu’à l’accoutumée avait remarqué les deux étrangers. Les jours ne cessaient de se raccourcir. Mais Aslak avait quand même continué à faire avancer la caravane. Un peu plus loin, des lumières indiquaient la présence d’un autre village. Moins d’une heure plus tard, ils en atteignirent les portes. Aslak et deux marchants discutèrent brièvement avec un homme avant qu’on ouvre les portes et que les charrettes rentrent. Un espace vide près des murs de rondins de bois leur fut laissé pour s’installer. Visiblement, c’était une habitude. Il ne restait que quelques heures de voyage pour atteindre Propast. Beaucoup de voyageurs devaient s’arrêter ici dans les autres bourgades environnantes.

La routine employée par la caravane se répéta pour la dernière fois. On s’installa en cercle autour du feu pour partager les dernières victuailles. Quelques villageois se joignirent à eux et contre quelques fourrures distribuèrent des pommes de terre et de la viande. Balram fut soulagé de ne plus avoir à mâchonner ses feuilles de chou bouillies. Le repas englouti, une des femmes des voyageurs sortit une sorte de violon et commença à jouer tandis qu’une autre entonnait une ballade nostalgique. Le ventre plein, le pirate se laissa bercer par le chant. La langue rude du nord semblait soudain douce et élégante avec un brin d’exotisme quand elle était chantée. Petit à petit, les villageois quittèrent leurs isbas et de nouveaux instruments s’ajoutèrent. La musique devint dansante et les gens se levèrent pour l’accompagner de leurs pas. Balram demeura obstinément assis malgré l’invitation de Milena. Lorcas fut entraîné dans le cercle par une fillette du village aux épaisses tresses rousses. Le garçon tenta de suivre le rythme sans glisser sur la neige fondue. Balram resserra sa cape autour de lui et suivit d’un regard endormi les silhouettes sombres tourner et sautiller face à lui. Ils devaient se réchauffer en se trémoussant ainsi. Mais la danse ne tentait pas Balram qui n’avait jamais esquisser un pas de sa vie. Le pirate, fatigué et frigorifié, fila se coucher. Malgré la musique et les rires, il s’endormit facilement. Il ne remarqua même pas le bref passage de Lorcas venu vérifié qu’il était bien dans la bonne charrette.

Le lendemain, il faisait encore noir quand la caravane se réveilla. L’idée que c’était la dernière fois qu’il attelait les rennes donna un étrange sentiment de nostalgie à Lorcas. Il était de moins en moins pressé de rentrer chez lui. La vie à Valenc lui paraissait si fade et répétitive par rapport à ce voyage inattendu. Mais s’il voulait atteindre son rêve, son objectif, il devait retourner à Coerleg et réussir dans l’Armada. Mais avec l’armée aurait-il pu faire la rencontre de personnes telles qu’Aslak et sa tante ? Comme ces marchands ? Il en doutait. Il était étonnant de penser qu’un enlèvement se révélait une chance au final. Il vérifia les harnais des bêtes et fit un signe de tête à Aslak pour le prévenir qu’il avait fini. Peu rassuré par l’obscurité encore présente, il grimpa dans le chariot lestement.

Balram semblait dormir, recroquevillé dans un coin. Mais le garçon savait qu’il faisait semblant. Il avait appris au fils des semaines à distinguer ses différentes respirations quand il dormait ou pas. L’adolescent préféra jouer le jeu et s’installa de son côté sans prêter attention à son compagnon. Il avait encore ses vols au travers de la gorge.

Les dernières heures se montrèrent presque aussi monotones que le reste du voyage. Mais les changements opéraient quand même à vue d’œil. De véritables routes guidaient les voyageurs. Les villages isolés se transformèrent en faubourgs organisés et peuplés. D’autres caravanes de marchands croisèrent leur chemin. Visiblement, Aslak était connu dans le milieu puisque chaque guide se fit un point d’honneur à le saluer et à lui demander de ses nouvelles. Ils ne firent pas de pause pour manger le midi afin d’arriver plus vite à la capitale. Le ciel demeurait grisâtre et nuageux ; assez sombre. Les marchands gardèrent des lanternes allumées accrochées aux chariots. Mais au moins, il ne neigeait pas. Puis enfin les murs de Propast se levèrent devant eux. 

Mais pouvait-on appeler cela des murs ? Comme la plupart des bâtiments à Birenze, les fortifications – ou ce qui en tenaient lieu – étaient faites de bois. D’immenses rondins de bois plantés dans le sol dissimulaient Propast des regards extérieurs. Balram et Lorcas avaient remarqué qu’il poussait de nombreux arbres très hauts sur le continent et ils n’eurent pas à se demander d’où venait le bois utilisé pour monter les murs. Des tourelles étaient postées aux quatre points cardinaux. Si leur partie du haut avait été taillé dans le bois, celle du bas se révélait étonnamment en pierres. Mais du roc épais et gris et grossièrement taillé. Il respirait la force brute. Les édificateurs n’avaient nullement cherché l’esthétique, mais seulement la robustesse. Les portes suivaient les murs. Sans quelques barres de fer marquant leur diagonale, elles pourraient passer complètement inaperçues.

Nullement intimidées par l’austérité des murailles, les rennes avançaient sans ralentir et rapidement ils furent devant les portes. Encore une fois, Aslak sembla connu, tel le loup blanc. Les cinq hommes à l’entrée ne vérifièrent aucune identité ou contenu. Ils parlèrent brièvement et chaleureusement au guide et firent ouvrir les portes. Le mécanisme grinça légèrement et le bois gémit tandis que le passage s’élargissait. Balram trouvait vraiment cet endroit triste et sommaire. Son avis fut tout autre quand il vit l’intérieur. Des isbas de toutes tailles et de toutes couleurs s’alignaient le long des rues. D’autres maisons se présentèrent bâties dans une pierre lisse et chatoyante. On était loin des bâtiments identiques et carrés de Valenc. Les toits ronds se heurtaient aux chaumières dentelées. Les habitants marchaient dans les rues enneigées emmitouflés dans d’épais manteaux de fourrures de couleurs et de formes différentes. Ils parlaient fort et s’interpellaient à loisir. Des bonhommes de neige et autres sculptures hasardeuses habillaient les trottoirs et les seuils des maisons. Vraiment toute cette vie et cette chaleur tranchaient joyeusement et de manière surprenante avec les terres désolées qui les accueillaient.

Il ne semblait pas avoir véritablement de grande rue. La ville avait l’air d’avoir été construite au fur et à mesure du temps avec le rassemblement progressif des maisons à un même endroit. Lorcas écarquillait des yeux devant ce désordre artistique et vivant. Marquant d’avantage sa différence avec la Valenc géométrique et organisée à l’extrême avec ses lignes droites. À se demander comment les birenziens pouvaient se sentir à l’aise quand ils faisaient halte à Coerleg. La caravane s’avança groupée un peu plus profondément dans la capitale. Ils finirent par atteindre une place peu encombrée. Ils se mirent dans un coin et Aslak et les marchands parlementèrent ensemble. Peut-être était-il sujet du paiement, les deux voyageurs ne sauraient le dire puisqu’ils parlaient en birenzien. Ils restèrent à l’écart. Peu à peu, les autres s’éloignèrent. Certains leur firent signe, d’autres non. Enfin, ils demeurèrent les seuls avec Aslak. Dans un geste automatique, Lorcas grattouilla une renne sous l’oreille. La bête se laissait faire en fermant les yeux. De toute évidence, les animaux manqueront au garçon.

« Vous êtrrre arrrivés, débuta maladroitement Aslak un fois revenu auprès d’eux.

– Oui, merci beaucoup de nous avoir accueillis et emmenés ici. » ajouta chaleureusement Lorcas.

Il jeta un regard noir à Balram. Le pirate fronça les sourcils devant cette impertinence avant de marmonner un « merci » à son tour. Il s’inquiétait surtout si le guide s’apprêtait à réclamer de l’argent. Ils n’avaient pas un sou en poche – en dehors de quelques pièces qu’il avait subtilisé aux marchands. Il s’était surtout intéressé à de la nourriture et des objets facilement échangeables. De l’argent envolé était trop facilement repérable.

« Savez où aller et quoi fairrre ? Insista Aslak qui culpabilisait visiblement d’abandonner deux étrangers en plein hiver.

– Pas de problème. » répondit Balram.

Lorcas baissa les yeux, hésitant. Aslak avait fait beaucoup pour eux déjà. Lui devait juste retourner vers l’Armada. C’était Balram qui se mettait en danger, mais Aslak ne pourrait rien pour cette tête de mule. Essayer de retenir le pirate serait pure perte. Lorcas avait appris à le connaître.

« Bonne chance à vous et que dieu Ovienirrr veille sur vous. » salua Aslak.

Ovienir, le dieu guerrier, était le protecteur de Birenze. Les deux étrangers lui rendirent la pareille. Puis le guide s’en alla avec son chariot et ses rennes.

Il ne neigeait pas aujourd’hui, mais le vent se montrait sifflant et froid. Autant pour se réchauffer que pour se donner une contenance, les deux voyageurs quittèrent la place à leur tour et firent quelques pas dans Propast. Évitant soigneusement de parler à Balram, Lorcas observait avidement les bâtiments et paysages alentours. Le pirate dut même l’attendre alors qu’il admirait un immense temple aux tours arrondies et dorées. Ce genre de prestance était digne d’un palais. À Coerleg, les temples étaient construits en bois aux lisières des forêts ou près des points d’eau. Ils n’étaient même pas de véritables demeures et ressemblaient plus à des autels devant lesquels on priait et faisait des offrandes. Il avait du mal à imaginer qu’un peuple puisse autant dépenser pour les dieux. Peut-être leur foi était-elle plus forte ou plus importante que sur ses îles natales. Ou alors, cela n’avait aucun rapport. C’était une autre culture, une autre façon de faire. Comme ses villes ordonnées différemment. Il aurait voulu entrer, mais Balram grogna et le tira dans le sens inverse sous prétexte qu’ils n’auraient pas le temps. Pourtant, ils avaient tout le temps et faisaient plus qu’errer dans les rues inconnues qu’autre chose.

Les cloches des temples de Propast emplirent la ville, surpassant tous les autres sons. Il devait être quinze heures. Lorcas leva les yeux au ciel. Il était gris et sombre, comme si le soleil ne s’était levé. Les jours se montraient de plus en plus courts et les températures chutaient. Il avait tenté de mesurer la longueur des jours durant leur voyage à travers les déserts de glace. D’après ses estimations, ils avaient perdu cinq heures de jour ces dernières semaines. Et le solstice d’hiver n’était toujours pas passé. Cela n’annonçait pas du bon pour la suite.

Les panneaux étaient rédigés en birenzien. Mais ils parvinrent à reconnaître le mot Armada sur l’un d’eux. Ils suivirent les flèches et tombèrent enfin sur une caserne vers les fortins est de la ville. Lorcas qui s’avançait en dévisageant le sinistre bâtiment se figea en n’entendant plus les pas de Balram derrière lui. Il se retourna et vit que le pirate s’était arrêté à l’angle de la rue. Hors de la vue de la caserne. Évidemment en tant que criminel recherché, il devait éviter l’Armada. Avec hésitation, Lorcas fit quelques pas en arrière.

« J’ai tenu ma promesse, annonça le flibustier. Te voilà chez l’Armada et en un seul morceau.

– Et vous ? » demanda timidement le garçon en se dandinant sur place.

Un mouvement de foule le bouscula et il manqua de tomber. Balram l’observa brièvement avant de hausser les épaules et il profita du passage d’un groupe pour s’y faufiler et partir toujours invisible pour la caserne. Lorcas déglutit en le suivant des yeux. Même pas un au revoir. Il se sentait comme un chien abandonné dans une forêt. Sauf que la forêt prenait la forme d’un pays – d’un continent – inconnu. Il s’écarta à contre-cœur pour laisser passer des habitants vêtus de riches fourrures. Il eut un autre moment d’hésitation. Il regarda la caserne avant de se résigner à s’en rapprocher.

La caserne n’avait absolument rien à voir avec les bâtiments traditionnels de Drashlendra. Elle semblait avoir été taillé dans un seul bloc et se composait en tout et pour tout d’une teinte grisâtre sale. Les hautes portes grillagées se montraient massives et froides. À croire que l’Armada s’était donné pour but de rendre l’endroit aussi hostile que possible. Lorcas déglutit devant le bâtiment. Il se sentait nettement moins sûr de son choix soudain. Il secoua la tête en tous sens pour tenter de retrouver Balram dans la foule. Mais celui-ci avait déjà disparu. Il se sentait bien seul sans le pirate à ses côtés. Il voulut se ressaisir. Il avait été victime d’un enlèvement. À présent, il était à nouveau libre et il devait rentrer chez lui. Son père s’inquiétait certainement.

Il se demanda soudain comment ses supérieurs l’accueilleraient. Comment était-il vu par l’Armada de Valenc ? Mort ? traître ? Y avait-il un risque pour qu’il finisse aux fers pour complicité avec un pirate ? Pourrait-on aller jusqu’à l’exécuter ? La boule dans son ventre grandit et pesa davantage. Il voulait retrouver son père. Mais il craignait les conséquences de son absence auprès des officiers. Avait-il tant à craindre que cela en vérité ? Une bonne dizaine de soldats l’avaient vu se faire emmener de force par Balram.

Lorcas secoua la tête comme pour chasser ces sombres idées. Il s’était engagé dans l’armée. Il avait un but bien précis et des rêves à accomplir. Pourquoi hésitait-il ? Certes, comme lieu, il y avait plus accueillant, mais… S’inquiétait-il pour Balram ? Il doutait que le pirate survive longtemps dans l’hiver birenzien. Quant à sa quête, elle était folle et irréalisable. S’il existait véritablement un trésor caché que Robinson aurait laissé derrière lui, il aurait été retrouvé depuis longtemps ou définitivement perdu. D’où venait cet acharnement qui animait Balram ? Et surtout, avait-il si peu à perdre qu’il mettait aussi aisément sa vie en jeu ? Bien qu’il l’ait côtoyé durant plusieurs semaines, il ne savait presque rien de Balram. Il lui avait vaguement parlé de sa mère, ancienne esclave. Visiblement, il n’avait plus de famille. Jamais il n’avait lâché mot sur quelque ami ou connaissance. Ni comment il avait été amené à pratiquer la piraterie ni la navigation avec une telle précision. Un homme avec une telle habilité et un tel savoir sur les mers aurait pu faire une belle carrière au sein de l’Armada. Et pourtant, il était devenu un assassin et un hors-la-loi. Jamais Lorcas n’avait su ce qu’il s’était passé quand il avait tué ces hommes qui apparaissaient sur son avis de recherche.

Le coerlège ne comprenait même pas comment il avait pu s’attacher à cet homme si fermé et antipathique. Assurément, le pirate n’avait rien fait pour s’attirer la sympathie du garçon. Peut-être était-fce dû au fait que Lorcas demeurait persuadé que derrière son armure s’y cachait un homme seul et blessé. Il se rappelait amèrement la vision sombre et agressive de Balram envers la nature humaine. Encore une fois, il n’osait imaginer ce qu’il avait pu subir pour penser ainsi.

L’Armada ne l’avait visiblement pas cherché. Aucun bateau ne les avait poursuivi quand ils avaient mis les voiles. Était-ce un abandon ou une accusation ? Et dans cette caserne que se passerait-il quand il se présenterait ? Le croirait-on ? Le ramènerait-on à Valenc ?

Un autre souvenir resurgit. Les paroles de Balram sur les intentions de l’Armada. Elle préparait une guerre meurtrière contre Sidhàn. Et Coerleg servait de tampon entre les deux. Son peuple serait sacrifié. Depuis, le doute empoissonnait l’esprit de Lorcas. Si Balram avait raison, il ne pouvait pas poursuivre son soutien et son engagement envers l’armée. Mais il n’avait aucun pouvoir et ne pourrait jamais éviter cela. Le Grand Archiduc de Coerleg ne le croirait jamais. Comme s’il aurait seulement pu lui adresser la parole ! Il comprenait que tant que ces prédictions ne se seront pas réalisées, il demeurerait dans le doute.

De plus, il se sentait coupable de laisser Balram continuer seul. Comme s’il l’abandonnait à son sort. Il avait tellement voyagé avec lui ; plus que toute sa vie. Le pirate avait tenu sa parole – étonnamment – et ne lui avait fait aucun mal. Il avait l’impression de lui être redevable. Mais également – il ne pouvait se le cacher – l’aventure l’appelait. Il avait envie d’en découvrir plus et de voyager encore plus loin.

Il reporta son regard sur les portes austères de la caserne. Depuis combien de temps était-il planté là comme un idiot, les yeux dans le vide ? Il l’ignorait, mais il gelait sur place. Il n’avait pas envie de retrouver la vie pesante et trop ordonnée de l’Armada. Du moins, pas tout de suite. Il ne voulait pas non plus abandonner Balram à son sort. Après une profonde inspiration comme pour se donner du courage ou s’assurer de sa décision, il fit demi-tour sur les traces du pirate. Il était parti sur la gauche. Mais la ville était grande et pleine de petites rues. Il était facile de s’y cacher.

Lorcas savait que Balram voulait repartir vers le sud-est. Mais où exactement, comment et quand, il n’en savait rien. Il quitta définitivement la rue où trônait la caserne. Le pirate ne remettrait pas les pieds ici. Il fit plusieurs tours dans les environs et s’éloigna peu à peu pour rejoindre plus le centre de Propast. Les maisons y étaient plus anciennes, nombreuses et serrées. Les gens aussi y envahissaient les rues. Lorcas secoua la tête dans tous les sens. Bien qu’il fut grand, il dut se mettre sur la pointe des pieds pour voir au dessus de la tête des passants. Comme il s’en doutait pas de traces de Balram. Il ne serait pas étonné que le pirate se cache même de lui pour être certain de ne pas être suivi. S’il voulait le retrouver, Lorcas allait devoir user de méthode. Balram voulait quitter la ville. Mais il n’allait pas traverser Drashlendra à pieds. Y avait-il des routes, des villes qu’il pourrait suivre pour atteindre les côtes de la Mer d’Orient ? Avait-il des caravanes qui allaient par là ? Assurément, Lorcas aurait besoin d’une carte. Balram avait gardé la seule qu’ils avaient. Il avait aussi des renseignements à prendre. Où pourrait-il trouver des gens qui connaissaient les routes et qui parlaient la langue de la Fédération ? D’ailleurs, Balram devait avoir le même raisonnement à présent. S’il cherchait dans les bons endroits, il devrait pouvoir dénicher le pirate avant même qu’il ne quitte Propast.

**

La plupart des indications à Propast était rédigée en birenzien. Cependant, certains endroits possédaient une traduction dans la langue commune au Golfe. Balram se demanda s’il y avait tant d’étrangers que cela qui venaient ici pour qu’on daigne se donner cette peine. Malgré son scepticisme, il les utilisa pour dénicher les lieux où il pourrait se fournir en renseignements. Il avait certes une carte du pays, mais elle ne l’aidait en rien. Outre sur le bord de mer, il n’y avait aucune ville indiquait à l’est. Il allait encore devoir voyager au milieu de rien. Un voyage plus long que celui qu’il venait d’achever. Il aurait dû rester sur le littoral et le suivre, cela aurait été plus simple en définitive. Fichu gamin qui lui avait fait faire un détour monumental ! Il aurait mieux fait de le laisser partir avec la caravane tout seul.

En suivant comme il put les panneaux, il trouva une immense auberge qui annonçait recueillir les voyageurs. À l’intérieur, une immense cheminée dominait la salle. Les tables étaient positionnées dans un joyeux désordre. Une trentaine de personnes parlaient, mêlant le birenzien et la langue de la Fédération. La chaleur du feu monumental fit du bien à Balram qui avait l’impression de se congeler de l’intérieur. Il détailla les lieux du regard et observa les clients. Il grimaça quand il aperçut quelques vestes d’officiers de l’Armada dans un coin. Les trois hommes demeuraient, heureusement, concentrés sur leur jeu. La plupart des gens semblaient birenziens. Ils seraient les plus à mène à lui indiquer un chemin ou un moyen de traverser le pays. Mais parlaient-ils sa langue ? Il allait aussi devoir la jouer plus fine qu’à Valenc. Il était parmi d’honnêtes gens ici. Comment entrer en contact sans paraître suspect à leurs yeux ? Le pirate n’avait pas l’habitude de tels endroits. Et encore moins de côtoyer et d’interroger autre chose que de la racaille. De plus, la présence des officiers l’inquiétait. Finalement, il se décida à faire demi-tour. Il n’y reviendrait que s’il ne trouve rien d’autre.

Durant ses errance en ville, il avait remarqué un fleuve. S’il passait par Propast, il devait bien y avoir un port dans la capitale ou dans ses faubourgs. Il perdit au moins une heure en traversant au hasard un nombre incalculable de petites rues sinueuses. Étonnement, certaines finissaient même en cul-de-sac. Décidément, les birenziens avaient une idée de l’architecture urbaine bien à part. Balram avait juste la désagréable sensation de tourner en rond. Les bâtiments étaient tellement différents et colorés, trop pour qu’il parvienne à retenir des repères et il s’embrouillait. En fin de compte, tout devenait trop semblable et les rues se mélangeaient. Un joyeux labyrinthe. Il avait voulu retrouver des panneaux en langue commune d’Urian, mais le fleuve ou un quelconque port ne semblaient être indiqués sur aucun d’entre eux. Il n’était pas bon d’être étranger à Propast. Ce fut finalement avec sa boussole qu’il parvint à retrouver son chemin. Sur la carte de la tante d’Aslak, le fleuve semblait passer vers le nord de la ville. Elle montrait Drashlendra en entier et manquait donc de précision. Mais il s’en contenta. Bien lui en prit car il retrouva enfin le fleuve. Il décida de remonter vers l’ouest d’abord pour chercher le port.

À son grand étonnement, il y avait peu de maisons en bordure de l’eau. Quelques pauvres masures qui semblaient infestées d’humidité. À un moment, il rencontra un somptueux palais qui avait été érigé dans la même architecture que le temple qu’il avait vu avec Lorcas. Mais il était plus trapu dans sa construction, se révélant ainsi plus étendu. Si long qu’il enjambait majestueusement le fleuve en un pont supportant deux étages de grandes baies vitrées. Le soleil couchant – déjà – se reflétait dedans, éblouissant Balram quand il y leva les yeux. Vers l’aile sud du palais, une immense grille dorée était solidement gardée par une dizaine d’hommes armés. Le pirate ignorait quel régime gouvernait Drashlendra, mais le gouvernement et son chef devaient siéger ici. Cela ne faisait aucune doute. Il ne s’y attarda pas malgré la splendeur du bâtiment. La nuit tombait vite et il n’aimait pas la méfiance dans le regard des gardiens quand il avait ralenti le pas. Il suivit le trottoir qui passait sous le pont et poursuivit sa route. Au vu des mines patibulaires des soldats, cela ne donnait guère envie de leur demander quelque renseignement.

Il remonta encore, le fleuve devenant plus large et l’eau plus calme. De plus en plus de ponts ou de pontons fleurissaient sur les berges. Le jeune homme en sourit de satisfaction. Si l’activité montait tant c’était qu’il devait y avoir de quoi. Comme un port. Pour atteindre celui-ci, il dût quitter les murs de la ville au nord-ouest. À quelques pas des murailles de bois, un port grouillant de monde s’agitait. Quelques bateaux de différentes tailles dormaient sur l’eau. Plusieurs plaques de glace flottaient à la surface, mais cette vue ne semblait pas décourager les hommes qui chargaient un navire en vue d’un futur départ. L’œil affûté de Balram glissa sur la proue de l’embarcation. La coque était à l’avant renforcée par des plaques de métal acérées. C’était un brise-glace. Étant donné que le fleuve n’était pas gelé comme ceux à l’extérieur de la ville qu’il avait croisé avec Aslak, il était évident qu’il n’était pas le seul brise-glace et que ce n’était pas son premier voyage.

Il suivit des yeux les travailleurs en restant à l’écart. Il préférait, quand c’était possible, de jauger les gens avant de les interroger. Il ne mit pas longtemps avant de remarquer un bistrot misérable sur le côté. Certainement là que les marins dilapidaient leur journée de travail une fois leurs heures terminées. Se sentant enfin dans son environnement, il sourit en s’y engouffrant. Il s’installa à une table dans un coin. De là où il était, il pouvait surveiller les entrées et les sorties. Il demanda une bière légère au bar. Il tenait à garder la tête claire. Le barman comprit ce qu’il voulait. Pour travailler vers un port, il fallait être un minimum polyglotte. La commande lui donna un sourire en coin, mais il servit son client sans se faire prier. Contrairement à Valenc, le verre était parfaitement propre malgré la misère des lieux. La boisson se révéla fraîche et bonne. Après tout ce temps à errer dans les rues, il avait soif et se poser lui fit du bien. La fatigue du voyage pour atteindre Propast pesait sur ses épaules. Il aurait bien aimé se poser quelques jours, mais il ne tenait pas à perdre plus de temps. L’hiver tombait ici à vitesse grand V. Il espérait en vain pouvoir quitter le continent avant que le froid atteigne son paroxysme.

Il sirotait tranquillement quand quelques ouvriers et marins rentrèrent. C’étaient ceux qu’il avait observés. La plupart se mirent à la même table. Quelques uns se séparèrent du groupe. Un s’installa complètement seul. Un grand blond aux membres longs et noueux, il avait la figure grisâtre de fatigue et l’œil rouge. Une proie idéale pour le pirate. Il était en état de faiblesse et avait l’air byrenzien. Balram appela le barman et lui demanda d’offrir un verre de sa part à l’homme qui végétait sur sa table. Quand sa boisson lui fut posée sous son nez, le marin arrêta immédiatement le barman qui parla rapidement en birenzien, le doigt vers Balram. L’œil alerte soudain, il jeta un regard intrigué ou méfiant vers le pirate. Il finit par se lever. Il se pencha sur la table de Balram, s’appuya dessus, mais ne fit pas mine de s’asseoir.

« Désolé,mais j’suis pas intéressé par les mecs, informa t-il d’un ton sec. T’as gâché du fric dans ce verre. »

Balram eut un sourire en secouant la tête. Il le détrompa immédiatement sur ses intentions.

« En vérité, j’ai besoin de renseignements. Comme tu as l’air du coin… Autant te poser mes questions.

– Qu’est-ce que tu veux savoir ? » s’étonna l’homme en levant un sourcils fournis.

Il paraissait moins sur la défensive et sa posture se détendait. D’un geste, Balram l’invita à s’asseoir.

« Tout d’abord, je souhaiterais aller à l’est du pays, vers la Mer d’Orient.

– Pourquoi tu veux t’enterrer dans c’coin paumé ?

– Pourquoi pas ? »

Comprenant que cet étranger ne lui dirait rien de plus, le marin renonça à sa curiosité.

« Faut qu’t’y ailles en bateau. Tu vas crever en passant par les terres. Kyrosas va vers le sud-est.

– Kyro quoi ?

– C’est l’fleuve qu’est juste là, expliqua le marin en tendant le doigt vers le port.

– Ce serait parfait, admit Balram en reposant son menton sur ses main, pensif. Tu connais un bateau qui emmène des passagers là-bas ?

– L’Marioska. Un brise-glace. »

Le pirate imagina qu’il s’agissait de celui que les hommes chargeaient quand il était arrivé. Pour monter à bord de ce Marioska, il devrait certainement s’arranger avec le capitaine. Il décida de passer au second sujet. Le birenzien avait avalé la moitié de son verre d’alcool. Ses vapeurs et son odeur venaient jusqu’à irriter le nez de Balram alors qu’une table le séparait du verre. Ce type n’avait pas pris une bière légère. À la vitesse qu’il l’avait bu, il devait forcément avoir l’alcool qui devait commencer à lui monter à la tête. Sa méfiance avait beaucoup baissé et il devrait avoir la langue déliée.

« Au sud-est, commença t-il en guettant les réactions de son compagnon de table, il y a des attaques pirates ? »

L’ouvrier s’esclaffa.

« Des pirates ? Non ! Y z’ont trop peur de l’eau gelée. Beaucoup quittent le pays pour aller au sud et faire fortune. Y reviennent jamais. Pas d’pirates ici !

– Personne n’a tenté d’attaquer les côtes de Birenze ou de passer la Mer d’Orient ? s’étonna faussement Balram.

– Maint’nant que t’en parles, réfléchit l’homme blond. Y a plus de dix ans, un pirate a massacré des villages côtiers à l’est. Certains racontent que c’était le légendaire Robinson.

– C’était lui ?

– Chais pas. Mais l’armée l’a pas choppé. J’crois qu’il a tenté de s’en prendre à Lüpangrev avant de partir.

– Vers où ? » s’enquit avidement Balram.

Le birenzien haussa les épaules en signe d’ignorance, l’œil trouble. Balram siffla sa frustration entre ses dents. Un instant, il avait cru qu’il éviterait le voyage jusqu’à la Mer d’Orient. Il sortit sa carte et la colla sous le nez de son invité. Il lui ordonna plus qu’il ne lui demanda de montrer Lüpangrev dessus. Surpris par sa soudaine agressivité, le grand blond eut un moment de flottement avant de poser le doigt sur un point sur un cap au sud de Drashlendra au bord de la Mer d’Orient. Balram l’observa en fronçant les sourcils. Comme par miracle le fleuve de Propast se jetait dans la mer non loin de cette ville. Il pourrait faire presque toute la route à bord du Marioska. Il entoura le point et écrivit en phonétique son nom. Il ne devait ni l’oublier ni l’écorcher. Il lança un rictus amer à son informateur.

« Merci, l’ami et soûle-toi bien. » salua t-il en se levant de table.

Il lui donna une tape sur l’épaule en passant et traversa rapidement la salle pour quitter le bar. Le vent glacé et humide le frappa quand il fut dehors. À présent, le soleil avait disparu et la nuit s’annonçait neigeuse. Balram grinça des dents à cette perspective. Il enfouit ses mains dans sa cape et rentra le cou dans le col. Il se dirigea vers les berges et chercha des yeux le Marioska. Mais ce ne fut pas la silhouette d’un brise-glace qui attira son regard. Ce fut celle d’un adolescent blond et élancé qui lui adressait des signes. Le souffle coupé, le pirate sentit sa mâchoire choir.

« Sale morveux ! » lâcha t-il de façon parfaitement audible.

Son juron sembla encourager le gosse qui s’avança à pas vifs vers lui. À présent, il ne pouvait plus faire mine de ne pas l’avoir remarqué. Ni le fuir efficacement.

« Merde. » conclut-il, fataliste.

Que fichait donc ce gosse ici ? Ne devait-il pas rejoindre l’Armada, alias la confrérie des chevaliers blancs ? Les yeux de Balram parcoururent en long et en large le port. Apparemment, aucun soldat de l’Armada ne se cachait dans le coin. Le petit l’avait-il suivi ? Sinon, comment l’avait-il si facilement retrouvé ? Et surtout pourquoi ? S’il avait su que enlèvement se révélait être un synonyme d’adoption dans l’esprit tordu du jeune Kerdarec, il se serait abstenu.

« Qu’est-ce que tu fous ici, Boucle d’Or ? l’apostropha Balram dès qu’il fut à moins de deux mètres de lui.

– Je viens avec vous, répondit fermement Lorcas en bombant le torse.

– Alors là, tu rêves, morveux !

– J’ai décidé, je viens, insista le jeune soldat en fixant intensément le pirate droit dans les yeux.

– Non ! Toi, tu retournes sur ton île paumée avec ton père, corrigea Balram en haussant le ton.

– De toute façon, vous retournez vers le sud. C’est sur mon chemin.

– Mais pas… pas du tout ! bredouilla Balram, déconcerté par l’argument absurde du gamin. Je vais à l’est et toi à l’ouest. Et pourquoi tu tiens tant que ça à me coller ? »

Cette fois, Lorcas mit un peu plus de temps avant de répondre. Il paraissait nettement moins sûr de lui. Son torse bombé se dégonfla rapidement. Il baissa les yeux. Quand il répondit, ce fut à voix basse et hésitante.

« Je vais pas vous laisser tout seul. Vous allez y passer. Et puis…

– J’veux pas de ta pitié, gamin ! cracha Balram, l’œil noir.

– C’est pas ça !

– Permets-moi d’en douter.

– Aussi… » reprit Lorcas en se tournant vers le fleuve.

Les yeux du petit semblèrent se perdre au loin alors qu’il fixait les bateaux qui se balançaient mollement sur le port.

« J’ai jamais voyagé et j’en ai toujours rêvé, poursuivit-il enfin. Peut-être qu’avec l’Armada, je serai bloqué à la caserne jusqu’à la fin de ma carrière. Surtout que j’ai le mal de mer ! C’est peut-être ma seule chance de voir autre chose que Coerleg. Vous m’avez emmené jusqu’à Propast et j’ai vu plus de trucs que durant toute ma vie. Je vais vous filer un coup de main et voyager une dernière fois.

– T’essaies de m’attendrir ? l’interrogea sèchement Balram.

– Non ! s’offusqua Lorcas.

– Tant mieux car c’est une technique naze. »

Armé d’une moue boudeuse, Lorcas regarda Balram en ouvrant de grands yeux trop secs pour être convaincants. Le pirate haussa un sourcil, mêlant pitié et mépris.

« Ça non plus, déclara t-il d’un ton qui ne soufflait aucune réplique.

– Mais moi je veux venir !

– Je suppose que si tu m’as pisté jusqu’ici, tu ne t’arrêteras pas à ce petit exploit.

– Vous me demandez si je vous suivrai même si vous dites non ? décoda Lorcas. Carrément !

– Si j’accepte, au moins je n’aurai plus la désagréable surprise de te voir surgir de nulle part, marmonna Balram, pensif.

– Super ! s’exclama l’adolescent. On fait quoi maintenant ?

– J’ai pas dit oui ! »

Ce fut au tour de Lorcas de hausser un sourcil sceptique. Le pirate soupira, les épaules tombantes. Il était temps d’admettre la défaite. Ce gamin avait la tête plus dure que de la pierre et ne connaissait pas le refus. Il avait perdu la partie dès qu’il l’avait remarqué sur le quai. Il céda donc avec une grimace et l’impression d’un poids énorme sur le dos. Sa seule consolation fut que s’il mourrait perdu au milieu d’un désert de glace, il aurait la satisfaction de voir le gosse subir le même sort. Maigre consolation.

« On fait quoi ? Comment et où on va? » reprit Lorcas, excité comme une puce.

Balram poussa un profond soupir avant de lui répondre.

« Il y a un bateau qui descend jusqu’à la Mer d’Orient, l’informa t-il d’une voix lasse et fatiguée. Le Marioska. Il faut qu’on trouve son capitaine pour monter à bord. J’espère que ce ne sera pas cher.

– Vous savez où exactement il faudra aller une fois au sud ?

– Lüpangrev. Visiblement, l’Épine Pourpre y a fait des dégâts lors de son dernier voyage. »

Avec un air sérieux, Lorcas hocha la tête comme pour confirmer qu’il enregistrait les informations. Ses lèvres formèrent même approximativement le nom de Lüpangrev.

Balram tourna la tête dans tous les sens. Il devait bien y avoir une capitainerie sur ce port. Il finit par retrouver le brise-glace qu’il avait déjà remarqué en arrivant. En se rapprochant, il aperçut le nom de Marioska écaillé sur la coque.

« C’est celui-là notre bateau ? questionna Lorcas dans son dos.

– Mouais.

– Vous n’allez pas encore voler les autres voyageurs ? »

Balram soupira en levant ostensiblement les yeux au ciel.

« C’est pas toi qui fera de moi un honnête homme, morveux. En parlant de ça, reprit-il pris d’une soudaine inspiration. Tu es au courant que si ça se sait que tu as traîné volontairement avec moi, l’Armada t’épinglera comme traître ? »

Lorcas redressa la tête d’un seul coup. Visiblement, cela ne lui était pas venu à l’esprit.

« Mais personne ne le saura et puis suffit de dire que je suis toujours otage.

– Méfie-toi, Boucle d’Or, l’Armada a des yeux partout. »

Malgré cette mise en garde, le visage de l’adolescent était toujours aussi déterminé. Balram émit une brève grimace face à ce nouvel échec. À croire que ce gosse s’était bel et bien entiché de lui. Pourtant, il n’avait jamais rien fait pour lui paraître sympathique. Il décida de revenir sur le sujet du Marioska et de leur potentielle croisière à travers Drashlendra.

« Il faut qu’on déniche ce capitaine. Et je n’ai même pas son nom. J’aurais dû demander ! 

– Le Capitaine Heivelten, fit la voix de Lorcas derrière lui.

– Quoi ! »

Balram se retourna d’un seul coup. Son dos et sa nuque en craquèrent.

« Comment tu sais ça, toi ?

– Pendant que je fouillais le port pour vous trouver, expliqua posément Lorcas assez fier de lui, je l’ai entendu parler avec d’autres capitaine. Puis il est remonté sur le Marioska.

– Tu aurais pu le dire plus tôt. » grommela Balram qui se refusait de le complimenter.

Il parcourut d’un pas vif la distance qui les séparait du brise-glace. Il s’arrêta juste devant la planche qui reliait le bateau au port. Il mit ses deux mains de chaque côté de sa bouche comme porte-voix.

« Il y a quelqu’un ? S’il vous plaît ! Quoi ? ajouta t-il plus bas en se tournant vers Lorcas qui le regardait en se retenant de rire.

– C’est la première fois que je vous entends dire « s’il vous plaît ».

– Ta gueule. » souffla Balram comme réplique.

Ce gamin prenait décidément beaucoup trop ses aises avec lui.

De son côté, Lorcas était plus que soulagé de voir que Balram avait trouvé un moyen sûr pour rejoindre la Mer d’Orient. Passer à pieds ou en charrette aurait été du suicide. Il avait lui-même réfléchi à un moyen de se déplacer et vers qui se renseigner. Au début, il avait recherché les portes de la ville en pensant y attendre Balram. Puis il avait aperçu le fleuve. Il s’était renseigné auprès d’un homme – après trois tentatives infructueuses suite à la barrière de la langue – où il menait. Bien urbain, le birenzien lui avait parlé aussi du port ainsi que sa direction. Lorcas s’y était donc précipité en espérant que Balram aurait la même idée.

Pendant qu’il était dans ses pensées, un homme bedonnant à la face rubiconde avait descendu mollement la passerelle pour venir à leur rencontre. Lorcas reconnut le capitaine du Marioska.

« Vous êtes le Capitaine Heivelten ? demanda Balram.

– Oui, c’est bien moi. Vous me cherchez ?

– En effet, confirma le pirate. Nous avons besoin de rejoindre Lüpangrev rapidement. Aurait-il possibilité de voyager à bord de votre bateau ?

– Il y a toujours possibilité, répondit vaguement Heivelten en caressant son épaisse barbe grise. Par contre, ce sera pas du grand confort. Nos cabines sont petites et spartiates. Vous devrez en plus prendre la même, car j’ai pas beaucoup de place.

– Pas de soucis.

– On vous lâchera pas pile à Lüpangrev, prévint l’homme, honnête. Vous aurez quelques heures de voyage à pieds.

– Je suis déjà au courant.

– En ce cas, ça vous fera vingt Couronnes pour les deux. »

Balram grimaça. Il sortit d’une de ses poches une vieille bourse qu’il fouilla méticuleusement. Le prix n’était pas indécent ; loin de là. Mais il doutait posséder cette somme. En effet, il n’avait que seize Couronnes.

« Je n’ai pas assez, grinça Balram en évitant son regard. Mais je suis marin et j’ai été formé à la navigation. Le petit a quelques bases. On peut travailler sur le bateau pour payer le reste ?

– J’ai déjà mes marins, refusa doucement Heivelten. Cependant, vous pourriez aider en cuisine. Ou à la buanderie. On manque jamais de main d’œuvre là-bas.

– D’accord. » accepta Balram.

À contre-cœur, il abandonna les maigres pièces dans la main dodue du capitaine birenzien. En vérité, ce n’était guère payé pour traverser une telle distance. Il s’était attendu au double.

« Parfait, conclut le capitaine. Le Marioska lève l’ancre dans trois heures. Ne soyez pas en retard. »

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